(1768) Réflexions sur le théâtre, vol 7 « Réflexions sur le théâtre, vol 7 — RÉFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE SEPTIÈME. — CHAPITRE I. De l’Amour. » pp. 4-29
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(1768) Réflexions sur le théâtre, vol 7 « Réflexions sur le théâtre, vol 7 — RÉFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE SEPTIÈME. — CHAPITRE I. De l’Amour. » pp. 4-29

CHAPITRE I.
De l’Amour.

Dans la piece d’Adam & d’Eve, au lieu de mettre après les noms des Acteurs, la scène est dans le Paradis terrestre, on auroit dû mettre, la scène est sur le Théatre. C’est là le Paradis terrestre de bien des gens. C’est le fruit de la science du bien & du mal (il y manque à la vérité le fruit de vie). C’est là que tous les jours Eve est séduite par le serpent, & Adam follement épris de sa femme reçoit le poison de sa main. Y entrât-on innocent, on en revient sûrement coupable. La corruption a élevé ces lieux enchantés, les cultive, les embellit, les peuple, elle en fait le rendez-vous des libertins & des femmes d’une vertu légère. En faudroit-il davantage pour en donner horreur à une femme Chrétienne ? l’empire de Vénus peut-il être celui de Jesus-Christ ? Non bene stant un à cruxque Venusque loco. Mais que servent ces réflexions ? Cette passion, d’intelligence avec le cœur humain, est trop dangereuse pour tout le monde, trop brillante pour les femmes, trop du goût de celles qui fréquentent la comédie, pour être jamais redoutée. En vain parlera-t-on contre un goût dominant, la raison qui devroit en éloigner est celle qui y attire ; la femme a commencé à perdre l’homme, elle continue à perdre sa postérité. Ces dangers firent trembler la célèbre Mademoiselle Bernard. Cette fille distinguée par sa vertu, aussi-bien que par ses poësies & plusieurs prix remportés en diverses Académies, avoit en la foiblesse de composer quelques pieces de théatre, de concert, dit-on, avec Fontenelle, dont elle avoit donné deux aux Comédiens. Madame la Chanceliere Pontchartrain, à qui elle étoit attachée, lui représenta combien la comédie étoit opposée à la religion. Mademoiselle Bernard y renonça de si bonne foi, qu’elle ne parut plus au théatre, retira aussi-tôt les deux pieces, & refusa constamment de donner les autres, ainsi que quelques poësies qu’elle trouvoit trop tendres, quoique les Comédiens & les Libraires lui en offrissent une somme considérable, & que sa pauvreté pût l’engager à profiter de sa bonne fortune.

Si les Dames ne veulent pas s’en rapporter à la morale & à l’exemple d’une Muse qui fait honneur à leur sexe, du moins ne récuseront-elles pas à titre de sévérité leur bon ami le tendre Ovide. C’est un Auteur grave pour elles, il est instruit & expérimenté. Je les invite à écouter les leçons qu’il leur donne & dans l’Art d’aimer & dans le Remède de l’Amour. Voici les oracles du fameux Casuiste de Cythère. Voulez-vous trouver aisément des objets à vos désirs, venez à la chasse, au théatre ; c’est là que le gibier est abondant & facile à prendre : Sed tu præcipuè curris venare theatris, hæc loca sunt votis fertiliora tuis. On ne peut exprimer le nombre de celles qui y viennent pour voir & se faire voir, & le nombre de leurs foiblesses : Spectatum venient, veniunt spectentur, & ipse locus arti damna pudoris habet. Telles que des fourmis qui vont en foule dans les guerets cherchant quelque grain de bled, ou tel qu’un essain d’abeilles qui voltigent de toutes parts dans la prairie, ainsi les femmes fourmillent au théatre, voltigent pour gagner les cœurs & donner le leur : Ut redit itque frequens longum fornica per agrum, &c. Artistement parées, elles y étalent toutes leurs graces, on est embarrassé sur le choix : Copia judicium sæpè morata me reum. Le premier fruit que Rome recueillit du théatre s’y recueille encore tous les jours ; Romulus en fit usage pour enlever les Sabines qu’il y avoit attirées, chacun y choisit la sienne, & s’en saisit aisément : Primus sollicitos fecisti, Romule, ludos, &c. Les pieges n’y sont pas moins tendus aujourd’hui, on n’y enlève pas moins de cœurs. Il est vrai qu’ils sont un peu moins chastes, & que les maîtresses qu’on y a enlevées, au lieu de ménager la paix entre deux nations, portent la division dans les familles : Ex illo solemnia more theatra nunc quoque formosis insidiosa. Ne négligez, ajoute-t-il, aucun des autres spectacles ; où ne trouve-t-on pas des femmes, quand elles peuvent s’y faire voir ? Le Cirque a mille occasions favorables, l’amour combat sur l’aréne avec les Athlètes, en voyant les blessures des autres, il s’est trouvé lui-même blessé, & le trait qu’il a vu voler a percé son sein : Sæpe puer Veneris pugnavit arenâ, & qui spectavit vulnera vulnus habet. Vous trouverez par-tout des conquêtes à faire, l’avantage du terrain, comme dans les batailles, vous garantit le succès & la facilité : Multa commoda circus habet, quis non invenit turbis quod amaret in illis, &c. Il s’excuse auprès d’Auguste (C. 2. Hist.), en rejetant toute la faute sur le théatre. Je suis coupable, dit-il, d’avoir écrit des vers licencieux ; mais ce n’est pas le plus grand mal, le théatre fait bien d’autres ravages. Abolissez tous les théatres, si vous voulez conserver les bonnes mœurs ; n’épargnez ni l’amphitéatre ni le Cirque, ce ne sont que des rendez-vous du crime : Semina prabent nequitiæ, tolli cuncta theutra jube. Enfin les leçons de ce grand maître pour guérir de l’amour, ne sont ni moins précises, ni moins sûres. Puisque le théatre est le moyen le plus efficace pour inspirer & satisfaire la passion, un des principaux moyens d’y remédier est de le fuir. Evitez-le donc avec soin, dit-il ; chansons, danses, décorations, instrumens de musique, tout y est rassemblé pour allumer ses feux, par-tout on y en voit des tableaux séduisans, on y enseigne avec art tout ce qui le favorise ou le traverse, l’assaisonne & le fait réussir. Je ne suis pas suspect, ajoute-t-il, je parle contre moi-même, j’interdis jusqu’aux poësies galantes, jusqu’à mes ouvrages : Non indulgere theatris, illic assiduè ficti cantantur amantes, &c. Submoveo dotes impius ipse meos. Properce, autre Docteur de Paphos, n’en parle pas moins avec connoissance & par expérience. Rien, dit-il, n’est plus capable de corrompre les mœurs que le théatre ; ô qu’il m’a été funeste ! que la danse, les chants, les gestes, les discours, les regards des Actrices m’ont fait des blessures ! O nimis exitio nata theatra meo, &c. Juvenal quoique moins galant, ne connoît pas moins le monde, & dût-on rabattre quelque chose de ses mordantes expressions, il ne reste que trop de vérités pour faire le procès à la comédie. Voyez-vous ces portiques, ces théatres, tout est plein de femmes qui s’offrent à vous, vous n’avez qu’à choisir, vous ne risquez point de refus. Comment seroient-elles cruelles ? le théatre les dispose & allume leurs feux : Porticibus tibi monstratur fœmina voto digna tuo en tuneis, en habent spectacula totis quod securus ames, inito mensuram Veneris languentis. Enfin Plaute dans sa Cistellaria (Scen. 1.) demandant à une Courtisanne comment elle avoit été déshonorée, lui fait répondre fort naturellement : C’est par le moyen du spectacle : ma mere m’y mena, un jeune homme s’y trouva près de moi, il me plut, me flatta, il m’eut bien-tôt séduite ; l’entrée de mon cœur étoit alors facile : Quo pacto insinuavit se ad te ? Per spectacula, mater me spectatum duxit. Tertullien rapporte un fait arrivé de son temps, qui est fort semblable : Une femme possedée du Démon ayant été exorcisée, on demanda au Démon où & de quel droit s’étoit-il emparé de cette femme : Je l’ai saisie chez moi, dit-il ; elle m’appartient, je l’ai trouvée à la comédie.

On trouve un tableau parfait du théatre dans celui que Salomon nous a tracé de son Palais & de sa Cour. J’ai rassemblé, dit l’Ecclésiaste, tout ce qui peut flatter les sens, je n’y ai trouvé que vanité & affliction d’esprit. On aime la douceur & l’harmonie du chant ; j’ai formé les plus délicieux concerts, les plus brillantes voix, les meilleurs instrumens, la plus parfaite musique ; le rendre Lulli le profond Rameau, la brillante Fel, le moëlleux Geliotte, ont agréablement flatté mon oreille : Feci mihi cantores & cantatrices. On se plaît dans les jardins émaillés de fleurs, dans la richesse des habits, la somptuosité des meubles, la magnificence des bâtimens, un coup de sifflet en fait dans un instant le pompeux étalage ; l’art & la nature me prodiguent à l’envi leurs chef-d’œuvres. Le seul coup d’œil de la salle du spectacle ravit & enchante ; fait & refait cent fois avec la plus grande, comme la plus inutile dépense, il vous transporte dans les plus riantes campagnes, dans les plus superbes palais, dans le pays des Fées, & semble réaliser tous les enchantemens dont on amuse, & qui ? des enfans, sans doute ; non, des hommes faits ; & quels hommes ? les personnes les plus distinguées, le plus beau monde. Les habits les plus brillans, la parure la mieux entendue & la plus lascive font adorer les Dieux & les Déesses qui habitent ces lieux enchantés : Feci mihi hortos, & pomaria ædificavi, &c. J’ai fait de grands repas, ma table fut toujours délicieusement servie, de magnifiques buffets étaloient la plus riche vaisselle ; je ne le cède qu’aux Comédiens, qui roulant de repas en repas, dans les maisons les plus opulentes, passent les jours & les nuits dans les plaisirs : Sciphos & servos ad vina fundenda. J’ai ramassé des sommes immenses, j’ai rançonné les Rois & les provinces ; le théatre est un gouffre qui engloutit, & les pensions des Princes, & les présens des Seigneurs, & les fortunes des particuliers, & les filouteries des enfans de famille. Un Acteur célèbre, une Actrice commode (eh ! qui ne l’est pas parmi elles ?), le dispute aux Princesses ; tout doit le tribut à ses charmes, elle éclipse tout : Coacervavi aurum & argentum, substantias Regum. Il faut sur-tout des femmes ; peut-on s’en passer ? Salomon en eut des centaines : le spectacle en manque-t-il ? Jamais serrail ne fut mieux pourvu, en voilà de tous côtés, toujours prêtes à payer l’encens de leurs adorateurs, & qui ne cherchent qu’à leur plaire. Il ne faut rien perdre de leurs graces. Des danses de toute espèce, vives, graves, enjouées, folles, grotesques, par une infinité de figures diversifiées, symétrisées, & artistement entrelassées, les mettront dans toutes les attitudes & tous les jours aux yeux des deux sexes entremêlés & enthousiasmés : Possedi servos & ancillas, delitias filiorum hominum.

Passons aux plaisirs de l’esprit, dont Salomon ne parle pas. L’harmonie des vers, la finesse du dialogue, la régularité du dessein, la finesse des plaisanteries, la délicatesse des sentimens, tout y est réuni ; Auteur & Acteur, tout s’épuise pour toucher, pour enflammer les cœurs : ils y distillent, pour ainsi dire, leur esprit & leur corps, leur adresse, leur force, leurs talens. Salomon n’avoit pas des Molieres, des Racines, des Barons, des Clairons. Veut-on du sel & de la malignité, que de bons mots, de médisances, de ridicules, de portraite satyriques ! je doute qu’on fût aussi fécond, qu’on les connût, qu’on les goûtât à Jérusalem autant qu’à Paris. Ce n’étoit pas le goût d’une nation aussi sérieuse. Aime-t-on la science légère qui éfleure tout, les Héros de tous les temps, sur-tout des temps fabuleux, remplissent la scène & les coulisses. Les maximes de la plus profonde politique coulent de la bouche des confidens & des Ministres de tous les Princes ; les Philosophes développent leurs systemes ; souvent les Théologiens y viennent débites leurs hérésies. C’est un elixir de tous les plaisirs. Salomon en goûtoit moins à la fois, il n’en goûtoit pas de si délicieux. Sa vie fut une sorte de spectacle perpétuel. A l’exception des premieres années de son règne, qu’il donna à la religion, ce Prince fut presque toujours dans l’ivresse des passions, parce qu’il fut dans l’enchantement du théatre. Le théatre n’est que l’imitation de la vie voluptueuse de Salomon, les Reines & ses concubines sont l’écueil de l’un & de l’autre, elles ont perdu la religion & les mœurs : Depravatum est cor ejus per mulieres.

Le théatre lui ressemble par un autre endroit. Tout le bonheur n’est qu’un spectacle ; c’est la frivolité même, semblable aux repas en peinture d’Héliogabale, où les alimens & les fruits artificiels n’offrent que des ombres au convive affamé, ou, si l’on veut, comme Tantale, que les alimens & les eaux fuyoient à mesure qu’il vouloit y porter la main. Ainsi Salomon le disoit de lui-même : Je ne me suis rien refusé, & j’ai été en état de me procurer tous les plaisirs du monde, & je n’ai trouvé par-tout que vanité & affliction d’esprit. Qu’on passe derriere le théatre, qu’on aille après la piece voir ce Héros, ce Monarque, cette Reine, cette beauté ; qu’y verra-t-on ? un vil manant, une courtisanne, qui n’existent que par le vice. Combien s’écriera-t-on plus justement que Salomon : Tout n’est que vanité. Il n’y a rien de réel que les crimes sans nombre qui s’y commettent, & qui auront une existence éternelle dans leurs châtimens. Ces plaisirs, pour être si vains, furent-ils moins dangereux pour le plus sage des hommes qu’ils firent apostasier ? Que n’en ont pas à craindre des gens certainement moins sages que Salomon, qui ne sont point fils d’un David, qui n’ont pas bâti un Temple au vrai Dieu, que les Rois ne viennent point consulter, & de qui on ne dira jamais ; heureux qui est à portée d’entendre vos oracles ! Ils ont beau affecter la joie, la décence, la fierté ; ils n’en sentent pas moins le crime & le vuide ; leurs chagrins & leurs remords ne sont pas moins amers ; à leurs yeux même le ris est une folie, le plaisir un songe : Risum reputavi errorem, & gaudio dixi quid frustra decipis.

Pleine de ces idées, Madame la Marquise de Lambert, dans les Conseils qu’elle donne à sa fille, ouvrage plein d’esprit, de sagesse & de vertu, tâche de la détourner d’aller à la comédie, même aux pieces les plus châtiées. Les meilleures pieces, dit-elle, donnent des leçons de vertu, & laissent l’impression du vice. Qu’est-ce que l’impression du vice ? c’est l’idée, la connoissance du vice qu’elles donnent aux ames les plus innocentes ; la familiarité, le goût pour le vice, qu’elles inspirent aux ames les plus pures ; le penchant, le mouvement pour le vice, qu’elles inspirent dans les plus indifférentes ; la facilité, les occasions de le commettre, qu’elles présentent aux plus modestes, aux plus éloignées ; l’accroissement, le rafinement, l’ivresse aux ames déjà corrompues. Celles qui le fréquentent le sont déjà ; celles qui commencent à s’y montrer, le seront bien-tôt. Leur perte est certaine, si elles continuent.

La tentation a divers degrés. 1.° On y donne la connoissance du vice, & la premiere idée à ceux qui y apportent la simplicité de l’innocence. Heureuse ignorance, vous n’y rendrez plus étranger, & les rafinemens à ceux qui n’en avoient encore que l’ébauche. Heureuse inexpérience, vous n’y rendrez plus inhabile, & les retours de ces pensées lorsqu’elles commençoient à s’effacer ou à s’affoiblir. Heureux oubli, vous n’y rendrez plus indifférent ; quel funeste levain, & qu’il va fermenter ! quel germe fécond, & qu’il va porter des fruits, & quels fruits ! 2.° On en montre l’objet ; peintures, décorations, parures, nudités, personnes répandues sur le théatre & dans les loges, tout étale la volupté. Les deux sexes y paroissent toujours ensemble ; leur mélange, leurs allures, leurs discours, leurs gestes, quels tableaux ! qui les voit impunément ! Ut vidi ut perii, ut me malus abstulit error ! 3.° On en inspire le goût en présentant ces objets ornés de tous les agrémens dont ils sont susceptibles, louant, ou plutôt adorant leurs graces, faisant consister le souverain bonheur à les posséder. Les traits si perçans du vice ont-ils besoin d’être aiguisés ? une vertu rigide est à peine un bouclier qui les pare ; comment les repousser quand on s’y livre ? 4.° On enseigne le grand art d’y réussir ; ruses, fourberies, artifices, intrigues, intriguans & confidens de toute espèce, le théatre est un arsenal où l’on trouve toute sorte d’armes, une académie où on apprend tous les exercices ; qu’on en revient délié & aguerri ! que de victoires sur l’innocence on va remporter ! 5.° On y est enhardi à tout commettre ; on rassure par les exemples, on affermit par la doctrine, on encourage par le ridicule donné à la vertu & les éloges prodigués au vice, on invite par le succès tôt ou tard favorable à l’amour malgré les obstacles, & que les coulisses ne sont pas long-temps attendre ; quelle modestie tiendra contre tant de batteries ! 6.° On retient dans le désordre ; l’esprit rempli de ces idées, l’imagination pleine de ces images, le cœur pénétré de ces sentimens, on porte par tout le théatre, on y pense le jour, on y rêve la nuit, on en respire l’air, on en entend les chants, on en voit les danses : cette habitude se forme & se perpétue ; qui se corrige ? Tous les pieges réunis, tous les ennemis rassemblés, laissent-ils douter d’une défaite déjà toute faite, puisqu’elle plaît ? Tout combat dans le lieu des passions ; qui en obtiendra le prix, ou plutôt qui n’en sera pas la proie ? En croira-t-on Voltaire, dans son Epître à la le Couvreur ?

Ce petit Dieu, de son aîle légère,
Un arc en main, parcouroit l’autre jour
Tous les recoins de votre sanctuaire ;
Car le théatre appartient à l’amour,
Tous ses Héros sont enfans de Cythère.

Combien d’autres dangers pour la pureté, que la saine morale oblige de fuir avec le plus grand soin, sont ici rassemblés pour être l’appui du théatre ! 1.° L’oisiveté. Elle précipite dans les plus grands vices ; son danger a passé en proverbe. En est-il de plus dangereuse que de perdre quatre à cinq heures par jour, & presque la moitié de la vie, tout occupé de bagatelles & de galanteries ? Tout se ressent de cette oisiveté : famille, devoir, affaires, emploi, exercices de piété, tout en souffre. Il est vrai que bien des gens seroient également oisifs, quand il n’y auroit pas de spectacle. Le spectacle ne les corrige pas, & le nombre en est bien plus grand, en les habituant à une vie frivole. Il en rend une infinité qui ne le seroient pas, & en répand le goût dans le monde sur ceux-mêmes qui n’y vont pas. 2.° La compagnie. Elle est certainement mauvaise au spectacle. C’est pourtant le beau monde. A la bonne heure ; mais ce qu’on appelle beau monde n’est-ce pas aux yeux de la piété la plus mauvaise compagnie ? S’il s’y trouve quelquefois par hasard une personne vertueuse qui ne connoisse pas ce climat brûlant, elle s’en ressentira dès qu’elle l’aura connu. 3.° Les romans. La plûpart des pieces en sont tirées, & chaque piece en est un : sujet, récit, conversation, intrigue, dénouement, c’est un roman en action mille fois plus dangereux qu’un roman en récit. 4.° Les chansons, les discours licentieux. Toujours galans & passionnés, souvent très-libres, voix les plus efféminées, chant le plus tendre, tout retient, tout chante ces vaudevilles, ces ariettes, ces récits. Quelques Auteurs ont transformé ces chansons en cantiques par des paroles saintes. Mais des cantiques sur le théatre ! que dit-on ? quels sentimens débite-t-on ? quelles idées donne-t-on ? Pour un trait de morale froidement débité par quelque Acteur subalterne, souvent ridicule, quelle liberté de tout dire ! la piété connoît-elle le langage qu’on y tient ? 5.° Mauvais exemples. On n’y en voit point d’autres, indécence, dissipation, folle joie, ris immodéré, mollesse, amour du monde, médisance, mensonge, luxe, fourberie. Quelle vertu chrétienne ose s’y montrer ? quel acte de religion oseroit-on y faire ? Quelle facilité de les imiter, multipliés de tous côtés, étalés avec avantage, offerts avec empressement, loués à l’excès, goûtés avec transport, invitant, pressant avec une sorte de violence ! De là quelle chaîne de respect humain, quel poids de l’habitude, quel torrent de la mode ! Il n’en faut pas tant pour terrasser le plus intrépide ; un enfant, une fille, un mondain, se défendront-ils ? ils veulent être vaincus, ils le sont d’avance.

Il semble que Salomon dans ses Proverbes ait eu en vue les Actrices sous le nom de femmes étrangères, dont il recommande en divers endroits de fuir avec soin le commerce ; les fréquenter, les voir même, est un danger extrême. Rien de plus doux que ses discours & le son de sa voix : Blanda mollit sermones suos. Elle a abandonné ses parens & ses maîtres. La plûpart en effet sont des femmes sans aveu qui ont quitté leur famille. Sa maison est le chemin de la mort, & sa conduite la voie de l’enfer ; tous ceux qui s’y sont une fois engagés, n’en reviennent plus : Qui ingrediuntur ad eam non revertentur. Gardez-vous d’avoir du goût pour ces beautés séduisantes, & de vous laisser surprendre aux charmes séduisans de leurs attitudes & de leurs gestes : Ne capiaris nutibus ejus. 6. 24. Le plaisir que vous y goûterez, ne vaut pas un morceau de pain : Prætium vix unius panis. La voilà qui regarde par les coulisses : Per cancellos prospexi. 7. 5. J’ai vu ce jeune homme au spectacle, je vais au-devant de lui avec la parure d’une Actrice, occurrit ei ornatu meretricio, femme volage, babillarde, inquiette, qui ne peut se tenir sur ses pieds : Venez, je vous cherche, je vous prépare mille délices, je suis toute parfumée d’ambre & de bergamote, ma chambre est délicieusement meublée, mon lit est jonché de fleurs, je suis libre & seule chez moi : Intenui lectulum meum, sttravi tapedibus. Qu’arrivera-t-il ? vous verrez ces femmes, & votre cœur sera corrompu, vous serez comme un Pilote endormi qui en pleine mer a perdu le gouvernail : Amisso clavo in medio mari. Votre ivresse sera si profonde que vous ne sentirez ni la violence qu’on vous fera, ni les coups qu’on vous donnera : Verberabunt, & non senties. 23. 33.

Les Sages du monde, jusqu’aux Poëtes, tiennent le même langage : témoins ces fameux vers de Boileau que tout le monde sait, parce qu’ils disent exactement la vérité. Sat. 10.

Par toi-même bien-tôt conduite à l’opéra,
De quel œil penses-tu que ta Sainte verra
D’un spectacle enchanteur la pompe harmonieuse,
Ces danses, ces Héros à voix luxurieuse,
Entendra ces discours sur l’amour seuls roulans,
Ces doucereux Renauds, ces insensés Rolands,
Saura d’eux qu’à l’amour, comme à son Dieu suprême,
On doit immoler tout jusqu’à la vertu même ;
Qu’on ne sauroit trop tôt se laisser enflammer,
Qu’on n’a reçu du ciel un cœur que pour aimer,
Et tous ces lieux communs de morale lubrique
Que Lully réchauffa des sons de sa musique.
Mais de quels mouvemens dans son cœur excités
Sentira-t-elle alors tous ses sens agités ?
Je ne te réponds pas qu’au retour moins timide,
Digne écoliere enfin d’Angélique & d’Armide,
Elle n’aille à l’instant, pleine de ces doux sons,
Avec quelque Médor pratiquer ces leçons.

L’Abbé de Villiers, Liv. 2. Ep. 2. dit : Ici tout se termine au criminel amour, à l’art de séduire une fille, & de tromper un père de famille. Moquons-nous de Boileau, laissons-le dire (S. Mard, sur l’opéra). Il est vrai qu’au spectacle les préceptes sont un peu gaillards, & que tout considéré, il vaudroit mieux n’y pas aller ; mais nous sommes des malades à la foiblesse desquels il faut se prêter sans raisonner. Que penser de cette morale & de cette raison de tolérance ! quelle idée du spectacle ! Une preuve évidente que le théatre & tout ce qui le compose, déclamation, danse, geste, chant, parure, &c. excitent les passions les plus vives, & plus même que la beauté, c’est qu’on voit entretenues avec profusion, aimées avec fureur, des Actrices, des danseuses, des chanteuses d’une beauté très-médiocre, d’un esprit très-mince, souvent laides & sottes, qu’on ne daigneroit pas regarder, à qui le théatre prête des charmes.

Dorat, Matiere théatrale, Chant 2. (c’est à peu près comme les Médecins qui font des traités de la matiere médicale), Portrait du bouffon Preville : Il reçut le grelot des mains de la folie. Pour justifier les folies de ce Tabarin, il ajoûte ce bel axiome : Qui fait rire son siecle en doit être adoré. Voici une leçon dictée par la chasteté & la fidélité : Instruisez-vous des soins, des égards que mérite la femme que l’on prend, & celle que l’on quitte. L’éloge de Baron, Acteur célèbre dans les rôles de Prince, porte : Il conservoit son rang aux pieds de ses Maîtresses, & se donnoit les airs de tromper les Duchesses. Est-ce faire aussi l’éloge des Duchesses ? Voici celui de l’ivrogne Bellecour : Soit que sortant de table, encor tout délabré, d’un essain de buveurs il revint entouré balbutier des leçons de sagesse. Tout l’ouvrage n’est que la peinture & l’éloge de l’amour, une suite de portraits des Actrices présentés dans le jour le plus séduisant, élevées jusqu’au ciel par leurs charmes, immortalisées parce qu’elles savent inspirer la passion ; c’est le sublime, la vraie gloire, le plus beau talent, le plus doux moment de la vie : Qui voit poindre le jour de l’immortalité. Les théatres de société multipliés à l’infini, les passions des Acteurs & des Actrices (c’est-à-dire des enfans de famille qui jouent) ; très-applaudies, satisfaites décemment, parce qu’elles sont couvertes du voile du rôle (jolie décence !), & la décence même applaudit à l’amour. Tout l’ouvrage est sur ce ton d’autant plus dangereux qu’il est rendu en vers coulans, ingénieux, variés, &c.

L’Histoire du Mogol du P. Catrou, parle en plusieurs endroits du théatre, établi en plusieurs endroits de ce grand Empire, sur-tout dans le serrail de l’Empereur. La comédie, dit-il, est très-ancienne aux Indes, elle brilloit dans le serrail du Mogol dès le commencement du seizieme siecle, long-temps avant les Corneilles & les Molieres. Les Princes les plus débauchés en faisoient leurs délices, & les femmes se servoient de ce moyen pour les amollir de plus en plus. La Sultane favorite de Jean Quir lui donnoit la comédie mêlée de danses où l’on représentoit des actions par des postures (des pantomimes). Part. 1. pag. 125. Les Indiens y excellent. Elle étoit suivie d’un bain dans l’eau rose, dont elle remplissoit un petit canal, autour duquel elle se promenoit avec le Prince. Elle épuisa toutes les roses du pays, où ces fleurs sont très-communes. Schajahan son successeur, aussi débauché que son pere, perdit son humeur guerriere, qui lui avoit acquis beaucoup de gloire, dans la musique, la danse, la comédie. Ces amusemens étoient devenus pour lui des affaires plus importantes que l’administration de la justice, & le gouvernement de l’Etat ; ils avoient leurs temps marqués, & remplissoient toutes les heures de la journée. Les farces les plus boussonnes étoient le plus de son goût. Personne n’eut plus de part à sa faveur qu’un Poëte dont l’imagination féconde en inventoit de nouvelles, & les varioit à l’infini. P. 159. Il fit bâtir pour une danseuse une galerie superbe, tapissée de diamans (ils sont fort communs aux Indes), où sur la muraille serpentoit une vigne dont le seps étoit composé d’agathes, les feuilles d’éméraudes, les raisins de rubis artistement arrangés. Lag. 161. On croit voir un palais de fées. L’opéra n’en est-il pas un ? n’y tâche-t-on pas d’en imiter l’enchantement ? Les Actrices, les Figurantes ne sont malheureusement que trop habiles magiciennes pour ensorceler les spectateurs.

Cependant, continue l’Auteur, on méprise infiniment aux Indes les Comédiens, Musiciens, Danseurs, quoiqu’on s’en amuse, ce sont des troupes d’esclaves vendus au public, on va chez eux, on les fait venir chez soi pour son argent, comme on méprise les femmes publiques dont on se sert : & que sont en effet toutes ces femmes, que des personnes publiques ? C’est une injure atroce d’appeler quelqu’un Musicien, Comédien. Le fils aîné du Mogol, son successeur désigné, fut privé de la couronne & de la vie par le secours d’un des plus grands Capitaines qu’il avoit par mépris traité de Musicien, & qui par vengeance se donna à son frère cadet.

Celui-ci, qui s’étoit monté sur le ton de la dévotion, ne crut pas pouvoir mieux la montrer qu’en se déclarant contre le théatre & ses appartenances (p. 2. pag. 56.). Les Musiciens & les Danseurs composoient des corps scandaleux, qui partagés par troupes menoient une vie licentieuse, peu conforme aux maximes austères d’Orangzeb. Il proscrivit la musique par un édit. Ses Officiers avoient ordre d’entrer par-tout où ils entendoient des concerts, de dissiper les Chantres, de brûler leurs instrumens. On ne peut croire quelle destruction il s’en fit dans tout l’Indostan. La passion que les Mahométans & les Chrétiens ont également pour la musique, avoit multiplié à l’infini les Musiciens. Les Danseuses étoient encore un objet de zèle & un sujet de réforme ; le dernier Empereur, qui les aimoit avec passion, en avoit rempli sa cour. Un édit d’Orangzeb les obligea de choisir le mariage ou l’exil. Ces filles libertines demeuroient par troupes en de grands palais qui furent bien-tôt détruits ; les unes se marierent, d’autres se répandirent dans les provinces, plusieurs continuerent en secret leur ancienne profession.

Les Musiciennes se servirent d’un artifice. Un jour que l’Empereur alloit à la Mosquée, elles s’assemblerent sur son passage au nombre de plus de six mille ; elles marchoient à la file, suivant une biere, qu’elles accompagnoient de leurs larmes & de leurs cris. On auroit cru voir les obseques d’un grand Seigneur. Orangzeb fut témoin de la cérémonie, & entendit leurs cris. Il détacha un Officier pour en savoir la cause : On célèbre, lui dit-on, les funerailles de la musique, que vos ordres ont mise à mort ; & les cris que vous entendez, sont ceux de ses enfans, qui la pleurent. Le Prince eut bien de la peine à s’empêcher de rire ; J’approuve leur piété, dit-il avec un sérieux forcé, qu’ils enterrent si bien leur mère, qu’elle ne paroisse jamais plus. Je ne sais si les Ursulines de M… avoient lu ce trait d’histoire ; elles en firent un semblable. On devoit représenter dans leur Couvent la Zaïre de Voltaire, les rôles étoient appris, les Actrices exercées, les habits préparés, la ville invitée, lorsque l’Evêque, Prélat rempli de religion, & de la plus grande régularité, en fut instruit, & défendit de la représenter. Ce fut un coup de foudre. Toute la ville eut beau solliciter, il fut inflexible, Zaïre ne fut point représentée. Quelque temps après ce Prélat alla visiter les classes, selon sa coutume, pour examiner & récompenser les enfans ; il fut fort étonné de voir toutes les filles habillées de noir, il en demanda la raison : Monseigneur, lui dit-on, Zaïre est morte, nous en portons le deuil. On pense en Europe comme aux Indes : les mœurs des François ressemblent fort à celles des Mogols ; on voit chaque année dans toutes le villes, le jour des Cendres, un convoi grotesque qui va enterrer Carnaval.

Dans la description du Serrail du Mogol le P. Catrou (p. 1. pag. 245.) distingue divers ordres de femmes qui le composent. Les Musiciennes, les Danseuses font un ordre à part, elles sont divisées par bandes, chaque troupe a sa maîtresse pour le chant & pour la danse. La pension de ces Intendantes de musique est égale à celle des Dames du Palais. Leur emploi est de régler les concerts, d’apprendre à leurs élèves à jouer des instrumens, & fournir de nouveaux airs aux Reines & aux Princesses, car chacune à sa troupe. Tous ces chœurs se réunissent à certains jours pour chanter les louanges de l’Empereur. On ne lui épargne point les flatteries. Quand il marche, dit-on, les quatre éléphans qui soutiennent la terre (comme Atlas) sont affaissés (tant il est pesant). Le soleil lui sert de coussin pour reposer la tête (il doit avoir grand chaud). La lune est son étrier quand il monte à cheval (& comme il faut deux étriers, Saturne ou Jupiter est le second). Les prologues des opéras de Quinaut en faveur de Louis XIV sont dans ce goût ; ils ne sont que plus ridicules chez une nation chrétienne & philosophe. L’Empereur leur donne des noms brillans ou tendres pour exprimer leurs talens, sous lesquels elles sont connues (combien de nos Actrices en ont aussi !). Leur grand mérite est d’imaginer des divertissemens, des spectacles comiques, où elles excellent. L’Empereur en est si épris, qu’une piece bien jouée a souvent valu aux Actrices une place parmi les Reines. Si Arlequin étoit au Mogol, comme dans l’empire de la Lune, il diroit c’est tout comme ici.

Grigri, petit Roman de Cahusac., où parmi bien des indécences, on trouve de jolis portraits, des traits ingénieux, & des vérités, parlant de l’amour de théatre, prouve dans un chapitre exprès, qu’au spectacle il n’y a ni ne peut jamais y avoir un véritable amour, mais galanterie & débauche. 1.° On n’y cherche qu’à plaire, ce qui émousse le sentiment. 2.° On n’y étale que de la volupté, ce qui la partage, & l’effet de la volupté est plus rapide. 3.° On y offre le plaisir trop rapide, ce qui l’anéantit ; la pente naturelle y mène, & la passion satisfaite, le sentiment est éteint. 4.° On en éloigne le sentiment, en montrant le sexe méprisable par mille défauts & ridicules, on l’estime moins, comment aimeroit-on ? Le moyen usité de préserver le cœur des pieges de l’amour, c’est d’élever les filles dans la plus rafinée coquetterie. L’expérience apprend que la fureur de plaire absorbe le cœur, & le rend inaccessible au sentiment. Le succès étoit tel, qu’un grand nombre de femmes avoient traîné à leur char vingt amans, aussi emportés que s’ils avoient éprouvé une véritable passion, sans que jamais l’amour eût éfleuré leur ame. Elles s’étoient enivrées de ses plaisirs, le regardant comme leur Dieu, & elles n’avoient jamais aimé qu’elles mêmes. Les jeunes hommes élevés de même en petits-maîtres, ne connoissent, ne cherchent que l’écorce du plaisir : aucun engagement solide formé par le rapport d’humeur & l’estime mutuelle, la vie se passe à lorgner, médire, se brouiller, se raccommoder, jouer le bonheur, &c. C’est l’opinion commune que l’amour ne doit jamais avoir des chaînes ; on n’en voit que les fleurs. Le goût de la liberté séduit tout : l’obligation de s’aimer toute la vie est un esclavage effrayant. Si par hasard on découvre quelqu’une de ces unions tendres, elle est l’objet de la plaisanterie, on en fait un spectacle comme d’un ridicule dangereux. La Cour goûta extrêmement une de ces comédies où un mari & une sotte épouse, qui s’aimoient de bonne foi, sans prendre les précautions décentes pour cacher cette foiblesse, avoient été joués ainsi qu’il est convenable. C’est le Préjugé à la mode de la Chaussée.

Nous avons parlé de l’oisiveté, comme d’un des plus grands dangers du théatre pour les bonnes mœurs ; il est un autre point de vue qui mérite beaucoup d’attention. C’est un état. L’oisiveté est sans doute un vice dans tous les lieux, tous les temps, toutes les professions ; mais en France & dans ce siecle le théatre en a fair un état. Ce n’est ni la robe, ni l’épée, ni le commerce, ni la littérature, ni un art mécanique ; ce n’est ni mariage, ni domesticité, ni autorité, ni dépendance ; cet état, inconnu à tous les peuples & à tous les siecles, consiste à n’avoir aucun état, à ne servir de rien, à n’être rien dans la société. Un amateur du spectacle est un homme sans caractère, sans fonction, sans objet, sans occupation, qui circule dans une ville, ne sachant que faire, ne prenant aucun emploi, les dédaignant tous, ne pensant point à ceux dont il peut être chargé, n’existant que pour voir des spectacles, en parler, y figurer, y mettant l’unique, le souverain bien. C’est un composé d’activité & de léthargie, de désœuvrement & d’embarras, auquel on attache un air d’importance & de noblesse, de satisfaction & d’aisance, un titre d’esprit & de bon goût, & de mépris pour tout le reste. Il en fourmille de tous côtés de ces êtres aussi inutiles que présomptueux, uniquement pleins de leur individu, qui pourtant parleront patriotisme, population, gouvernement, & ne sont que le terme, le centre d’eux-mêmes. L’établissement fixe du théatre est l’époque de la création de ce nouveau genre de citoyens. En répandant par-tout le goût de la friuolité, fournissant un continuel amusement, érigeant la volupté en art, livrant les objets des passions & les enflammant, rendant la jouissance commune & facile par des invitations régulieres & un cercle journalier d’occupations variées & agréables, une matiere inépuisable de conversations, une source intarissable d’images, de lectures, de pensées, il donne un corps à l’oisiveté, un état à la frivolité, une consistance à la mollesse. Les plaisirs dispersé çà & là ne sont que des matériaux épars, que le hasard fait goûter un moment, qui n’ont ni enchaînement ni durée ; le théatre les ramasse, les lie, les assortit, en fait un bâtiment régulier, ouvert à tous, invite tout le monde à s’y établir, & y en entraîne un grand nombre.

Quels noms brillans & tendres n’auroit pas obtenu du Mogol l’Actrice Italienne Camille, si on s’en rapporte à l’éloge qu’en fait l’Auteur du Mercure (septembre 1768), qui assurément devoit en être amoureux ! Dès l’âge de neuf ans elle fut par les graces & son expression adoptée du public, qui n’a cessé de la chérir (sans doute pour sa vertu) & ne cessera de la regreter. Ses talens ne firent qu’augmenter avec son âge. Le burin transmit ses graces a la postérité ; elle attira tout Paris au théatre Italien par son jeu vif & spirituel. Un volume suffiroit à peine pour recueillir tous les jolis vers qui furent inspirés par la jeune Camille, qu’ils firent connoître d’une maniere supérieure (Camille ne fut pourtant jamais une Muse ; mais Paphos vaut bien le Parnasse). Elle faisoit verser des larmes ; c’étoit le cri de la nature, l’expression des sentimens. Rappeler tous les rôles & toutes les pieces où elle faisoit les délices du public, ce seroit multiplier ses regrets. Modeste, sans ambition, sans jalousie, son caractère se peignoit sur la figure, où l’on voyoit la noblesse, la franchise, l’efprit, la gaieté, l’ame bienfaisante, le cœur tendre, &c. Quelle héroïne ! quel prodige ! quelle oraison funebre ! Voici le comble de ses vertus. Si la sensibilité lui permit quelque foiblesse (on sent ce que c’est dans une Actrice qu’une sensibilité qui permet des foiblesses ; mais quel jargon ! la sensibilité fait excuser, mais ne permet pas), elle fut les faire pardonner par la constance de son attachement (quelle morale ! la constance rend pardonnable, la prostitution seule est répréhensible) : qualité rare dans les Actrices (on le sait bien, quel éloge), où la multitude des goûts n’énerve que trop souvent la force du sentiment, en détruisant le charme de la délicatesse. Cer abandon si commun au théatre, à toute sorte de goûts, pourquoi est-il blâmable ? est-ce parce que ce sont des crimes ? Bon, des crimes ! on s’embarrasse bien du crime ; c’est au contraire parce qu’il énerve la force du sentiment & détruit le charme de la délicatesse. C’est à dire parce que le plaisir est moins piquant ; car si l’on pouvoit conserver la même vivacité avec l’habitude de la débauche, la prostitution seroit sans prix. Voilà donc les vertus du théatre, voilà les sermons du Mercure. Feront-ils bien des conversions ? Les Académies se sont mises sur le pied de faire l’éloge de chacun de leurs membres, à leur réception & à leur mort ; ce qui nous a valu l’immense recueil d’Eloges de Fontenelle, tous remplis d’esprit & de graces, quoique plusieurs assez peu mérités. Le théatre s’est avisé d’imiter l’Académie. Il n’y a point d’Acteur & d’Actrice à qui on ne paye ce double tribut à son début & à sa mort. Le Mercure est son Secrétaire, à la vérité moins spirituel que Fontenelle, mais bien plus prodigue d’encens. Il loue tout, à chaque représentation, avec la même fadeur. On peut compter sur douze fois l’année, & souvent plusieurs fois chaque mois, ce qui dans vingt ans d’exercice fait deux cents quarante recueils d’adulation bien comptés. Au reste il suffit d’en lire un pour les savoir tous. C’est un quadre où il enchasse un nom, mais où il n’enchasse jamais la vertu.

L’amour est dans le dramatique la matiere d’un grand différent ; faut-il le mêler dans toutes les pieces ? faut-il l’en bannir ? Toutes les troupes sont si persuadées de sa nécessité, qu’elles ont toutes des Acteurs & des Actrices expressément chargés des rôles d’amoureux & d’amoureuses ; ce sont les plus importans, les plus fréquemment remplis. Toute la jeunesse des deux sexes qui vole au spectacle, en est la plus curieuse, la plus touchée. Tous les Poëtes se conforment à ce goût ; il n’y a guère que les vieux amateurs, ou quelques critiques de mauvaise humeur, ou quelques beaux esprits à paradoxes, qui osent, dit-on, prendre les armes contre l’enfant de Paphos, & le combattre jusque dans ses terres, jusque sur son trône. Je n’ai ni intérêt, ni envie, ni droit de prononcer sur ce grand procès ; je ne parle qu’en historien.

Voltaire, dont les pieces, la plûpart décentes, sont l’ornement du théatre, dans la lettre au P. Porée Jesuite, qui avoit été son Professeur, & qui s’applaudissoit & gémissoit d’avoir formé un tel élève, dit en parlant de l’amour dans la tragédie d’Œdipe : Il n’y a presque pas d’amour dans ma piece, & par cette raison j’eus beaucoup de peine à la faire recevoir des Comédiens, & sur-tout des Actrices ; elles se moquerent de moi quand elles n’y virent point de rôle d’amoureuse. Les Acteurs, qui étoient grands Seigneurs & petits maîtres, refuserent de la représenter. Je gâtai ma piece pour leur plaire, en l’affadissant par des sentimens de tendresse. Quand on vit un peu d’amour, on fut moins mécontent. A force de protection j’obtins qu’on la jouât. Il a gâté plusieurs de ses pieces par un si fade assaisonnement, & d’autres où il a su se mettre au-dessus des petits maîtres & des petites maîtresses, ne lui ont pas moins réussi. Ce trait ne prouve pas moins la corruption des mœurs que celle du goût du siecle & du théatre. Je suis fâché de trouver là le P. Porée, grand homme de bien, peu fait pour être consulté par Voltaire sur la nécessité des scènes amoureuses. Mais le théatre étoit le goût décidé, le foible des Jésuites (le P. Porée a composé & fait représenter bien des pieces, il est vrai, sans amour). M. Nicole, Pascal, Dugué, n’auroient eu, ni mérité la confiance de Voltaire. Arnaud moins sévère, quoique plus ardent Janséniste, se mêloit de tout, même des pieces de Racine, qu’il protégea, & réconcilia l’Auteur avec Port-Royal. Il n’approuvoit pourtant point le spectacle ; mais il étoit plus traitable sur la partie littéraire.

Le théatre François est le seul qui mette partout de l’amour. Les poëmes de Sophocle, Eschile, Euripide, n’en ont point ; on en voit peu dans les tragédies de Sénèque. Aristophane, Plaute, Térence, quoique comiques, n’en ont presque pas ; on n’y voit que des esclaves ou des femmes publiques, objets des poursuites d’un libertin. C’est moins amour que débauche. En ce sens les farces du théatre Italien, plusieurs de celles de Moliere, les parades, &c. n’en ont point ; ce n’est par-tout que libertinage. Les Anglois & les Allemands n’en font que rire. L’Espagnol avec ses langueurs & ses serénades, fait bâiller & dormir. En France, où on ne se contente pas de prendre & de dire les choses comme elles sont, mais où l’on canonise ses goûts pour s’en faire un mérite, on a imaginé un systême d’amour, qui, dit on, n’est point un libertinage, qu’on érige presque en vertu, & dont on veut que la scène ne puisse se passer. Cette double chimère de la nature & du besoin de l’amour a été combattue par divers Auteurs. L’introduction de la galanterie dans les tragédies, dit Rousseau dans ses Lettres, en ôte toute la majesté. J’appelle galanterie cette passion comique & libertine qu’on baptise du nom d’amour (cette expression triviale est ici bien indécente, le baptême de la galanterie). Le Franc, des Fontaines, les Journaux littéraires s’en sont plaints, & ont fait des réflexions judicieuses sur ce mauvais usage. Racine dans Esther & Athalie, Voltaire dans Brutus, se sont passés d’amour, & n’en sont pas moins estimés. Mais la mode & le goût ont prévalu, l’amour n’en exerce pas moins son empire.

La loi gênante de loger un si mauvais hôte, dont on devroit secouer le joug, dégénère en fadeur & platitude. Rien de plus ennuyeux que des discours galans sans obscénité ; l’esprit ni la passion ne peuvent s’y satisfaire ; toujours mêmes images, mêmes sentimens, mêmes mots, feux, flammes, chaînes, soupirs, adorations, lys & roses, &c. Cent volumes de galanterie ne feroient pas un livre médiocre ; les mêmes choses y sont ressassés, ce n’est qu’un jeu de dames, de des ou de cartes, qu’on ne fait que mêler & démêler, toujours mêmes figures, même marche à droit ou à gauche. Le principe d’un goût si général & si mauvais, n’est que le vice, les appuis, la coutume & la facilité. La facilité invite le Poëte, la coutume enchaîne le public, le vice entraîne l’Acteur & le spectateur. La corruption du cœur égare & aveugle tous les trois ; chacun s’y satisfait en se repaissant de ce qui le flatte. On est monté sur ce ton en France, on se pique de galanterie, c’est-à-dire on aime les femmes, on veut les séduire & se vanter de ses bonnes fortunes. Tout s’en occupe, on les met par-tout. Elles n’aiment pas moins les hommes, ne leur tendent pas moins de pièges, triomphent des passions qu’elles inspirent, veulent être de tout. Au reste c’est le sujet le plus facile à traiter, où le succès est le plus sûr & le plus agréable. Les applaudissemens & les faveurs flattent à la fois la sensualité & la vanité. On n’y exige ni fécondité, ni variété, ni force ; on n’y a pas besoin de génie, l’impureté suffit, & vaut un Apollon. Une infinité de romans, de poësies, d’historiettes de toute espèce, sont une mine inépuisable. Ce jargon est d’abord appris, tout le monde le sait, il ne faut que savoir répéter, la passion est si féconde, le cœur fait si volontiers tous les frais, il est si fort d’intelligence pour applaudir, il a si peu besoin de l’esprit, & s’il le faut, il en donne. Le berger, l’artisan, la soubrette ne tarissent point. Ce talent, s’il peut être appelé talent, est un bien mince mérite ; mais il plaît, que faut-il de plus ?

Le Dictionnaire des Arrêts (v. récusation, n. 11.) rapporte une grande affaire entre un Abbé Commandataire & le Prieur de ses Religieux. On accusoit le Prieur, à qui on avoit donné une grande somme pour réparer les bâtimens, & qui n’en avoit rien fait, d’être dissipateur & peu régulier. En voici, disoit l’Avocat, une preuve que je voudrois pouvoir dissimuler ; sa bibliothèque est composée des Œuvres de Corneille, Moliere, Racine, du Théatre Italien ; le Théatre y est complet, &c. L’Avocat du Prieur ne contestoit pas la force de cette preuve, il se retranchoit à dire qu’un Religieux ennemi du Prieur, & gagné par sa Partie, l’avoit trahi, & furtivement mis tous ces mauvais livres dans son cabinet. Tant il étoit reconnu de part & d’autre que l’amour du théatre supposoit la plus grande dissipation.