(1768) Réflexions sur le théâtre, vol 7 « Réflexions sur le théâtre, vol 7 — RÉFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE SEPTIÈME. — CHAPITRE III. Théatre de S. Foix. » pp. 52-75
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(1768) Réflexions sur le théâtre, vol 7 « Réflexions sur le théâtre, vol 7 — RÉFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE SEPTIÈME. — CHAPITRE III. Théatre de S. Foix. » pp. 52-75

CHAPITRE III.
Théatre de S. Foix.

Je ne connois pas M. de S. Foix, je sais seulement par ses ouvrages que c’est un Militaire, qu’il a été à Constantinople, que des sa jeunesse il s’est occupé du théatre & a composé des comédies, qu’il est répandu dans le grand monde, & lié avec des personnes du premier rang ; & sans avoir besoin de le dire, le ton de sa conversation & la légèreté de son style le disent assez. Il se donne des maîtresses, & leur dédie ses pieces, une entr’autres sous ce titre singulier, à Vous, comme si tous ses lecteurs, depuis les Pyrénées jusqu’en Flandres, devoient la connoître, & ne pas balancer un instant sur une personne unique en beauté & en graces, à qui dans toute la nature personne ne peut disputer la palme. Don Quichotte n’étoit pas plus enthousiasmé de Dulcinée. Ce doit être un homme caustique, tous ses ouvrages sont pleins de traits mordans, mais amusant dans la société, qui a cultivé son esprit, & en a beaucoup. A en juger par les traits qu’il lance fréquemment contre les choses saintes, on croiroit qu’il a fort peu de religion. Malgré la galanterie de toutes parts répandue à pleines mains, ce n’est pas un cœur tendre comme Racine, c’est une imagination licencieuse comme Bocace & la Fontaine dans ses Contes, qui s’égaie sur le corps humain dans l’état de pure nature, & en diversifie les jours & les attitudes, toujours avec agrément, un ton de politesse & un air de décence. C’est un Peintre de nudités, qui pour draperie répand une gaze légère, élégamment tissue. Les Journalistes paroissent le craindre, & n’ont pas tort. Il est très-délicat sur ses ouvrages ; il fit un procès au Châtelet à l’Abbé Dinouart, qui dans son Journal Ecclésiastique avoit dit, quoique très-modestement, quelques vérités peu flatteuses sur cet esprit d’irréligion. L’Abbé Dinouart courut au plus vîte au désaveu & aux excuses ; l’affaire n’eut point de suite. Aussi tout le loue à outrance ; c’est un génie supérieur, une fécondité inépuisable, une étendue immense de connoissances. Cela ne paroît pas dans ses productions ; on n’y trouve qu’une connoissance médiocre de l’histoire de France, & une idée très-superficielle de l’histoire de l’Eglise. Pour les poëmes, c’est par-tout le même fonds d’idées galantes, enchassées dans différens cadres sans aucun trait de génie. Mais je n’apprécie point son mérite littéraire, je n’envisage ses livres que du côté des mœurs & du théatre, & ces livres sont entre les mains de tout le monde. Si vous en doutez, prenez & lisez, tolle, lege. Qu’ai-je à craindre ? il n’y a pas même apparence qu’un ouvrage obscur enfanté dans le fond d’une province, parvienne à la Capitale, arrive jusqu’à M. de S. Foix, & que M. de S. Foix daigne lui faire l’honneur de s’en offenser. Une si petite égratignure d’une main si foible peut-elle allumer son courroux ?

Je lui connois trois ouvrages, sur la foi de son Libraire, qui en donne le catalogue ; 1.° Mémoires Turcs. Ils ont été sans doute composés à Constantinople, sur ce que l’Auteur pendant son séjour entendoit dire des serrails de cette grande ville. Ce sont les aventures galantes de quelques Turcs venus en France à la suite de l’Ambassadeur de la Porte, qui traitant les Parisiennes comme les Circassiennes qu’ils achettent, & s’en croyant traités de même, ne voient par-tout que des femmes de mauvaise vie. L’un d’eux y découvre un secret d’Etat, dont les innombrables avantures qu’il détaille, montre qu’il étoit bien instruit : Je ne fus pas long-temps à trouver des femmes qui volussent venir loger avec moi dans ma petite maison. Les coquettes se connoissent & font entr’elles une république, elles ont leurs émissaires. Ce petit état se conserve libre, & met la France à de fortes contributions. Les émissaires avertirent les filles qui se trouvoient vacantes, que je faisoit meubler un appartement pour quelqu’une d’entr’elles. Dès le même jour je reçus de tous les quartiers de Paris plusieurs lettres dans lesquelles on me donnoit des adresses où je trouverois des personnes dont je serois satisfait, & qui viendroient à tout prix, &c. Cette brochure, très-médiocre du côté littéraire, n’est qu’un amas de fadeurs & d’amplifications d’écolier ; mais elle est très-mauvaise dans l’ordre moral. Il est peu de livres plus licencieux, il est plein d’obscénités, d’impiétés, de sarcasmes, contre le Clergé & l’état Religieux, pour le rendre odieux & ridicule. L’impiété va jusqu’au blasphême : Sans vous, dit à son amant une Religieuse amoureuse, sans vous, Dieu, tout Dieu qu’il est, ne rendroit pas mon bonheur parfait. Les peintures les plus lascives se trouvent à chaque page. On a voulu imiter les Lettres Persanes : Quelle différence de goût, d’esprit, de finesse, d’agrément ! Cet ouvrage est tombé dans l’oubli qu’il mérite. Je ne daigne en parler que pour faire sentir l’étroite liaison de la licence & du théatre dans l’imagination des Poëtes dramatiques, même polis & gazés. Si chacun d’eux s’avisoit d’écrire un roman selon son goût, les peintures en seroient aussi libres. Il y a un aveu sur le danger des spectacles, que la vérité a arraché, malgré la dépravation, à un des débauchés qui y parlent. Au reste ces idées cent fois ressassées, de Mémoires & Lettres Persanes, Juives, Chinoises, Cabalistiques, Péruviennes, Espion Turc, &c. où sous le nom, les mœurs, les sentimens, les usages d’un étranger, on fait la satyre des nôtres, & on veut faire passer les folies, les horreurs de l’impiété & de la débauche, sous un masque qui la déguise, n’ont plus de sel aujourd’hui, & n’en imposent à personne. La plupart de ces fictions manquent de vrai-semblance, & à tout moment démentent le caractère étranger qu’on a pris, & laissent voir le François qui joue si mal-adroitement son rôle :

Tout a l’humeur Gasconne en un Auteur Gascon.
Calprenede & Iuba parlent du même ton.

2.° Essais historiques sur Paris, en 5 petits vol. C’est un recueil d’anecdotes sur les rues de Paris. Il s’y proméne en homme qui les a souvent battues, & raconte les aventures scandaleuses qui s’y font passées. Chaque ville pourroit faire dans ce goût une jolie compilation bien édifiante. Il parcourt de même l’histoire des guerres entre la France & l’Angleterre, & ramasse avec soin tous les traits de ce genre. Il y en a plusieurs curieux & utiles ; mais la plûpart semblent n’avoir été déterrés que par l’irréligion & le libertinage contre les gens d’Eglise, les bonnes mœurs & le gouvernement, sur la foi de quelque libelle, souvent sans aucun garant, à peu près comme le Dictionnaire de Bayle, qui va fouiller tous les bouquins & en extrait toutes les ordures. Nous en rapporrerons quelques-uns, afin d’en donner une idée. Pour faire un parallèle des mœurs des François avec celles des autres peuples, il-ramasse les usages bizarres de toute la terre, souvent fabuleux & de son invention, & croit y trouver quelque trait de ressemblance. Mais ce qui n’est pas pardonnable, il cherche par préférence ce qu’il y a de plus obscène ; il roule continuellement sur des nudités, des grossieretés, des crimes réels ou inventés, marche de l’imagination la plus libertine, tout cela mêlé des folies, des débauches, des Prêtres idolâtres, appliqué aux Papes, aux Evêques, au Clergé séculier & régulier ; & afin qu’on ne se méprenne pas dans l’application, il substitue, contre la vérité & le costume, autant que contre la religion & la décence, aux noms du pays, Bonze, Derviche, Talapoin, &c. les noms de Moine, Ecclésiastique, Souverain Pontife. Les traits malins contre la religion, les mœurs, la levée des impôts, le despotisme des Rois, sont sans nombre. Si on supprimoit tout ce qu’un Catholique, un homme de bien, un bon François, ne se permettroit pas, ces cinq volumes n’en feroient pas un. Il va même jusqu’à imputer à l’Eglise des doctrines fausses qu’elle n’enseigna jamais.

3.° Les Œuvres Dramatiques, quatre petits volumes. Ce théatre, qui contient une vingtaine de pieces, la plupart en un acte, est proprement le théatre des femmes ; on auroit dû l’intituler, Théatre de Madame de S. Foix. C’est moins un homme qu’une femme qui parle à des femmes ; mais c’est une femme d’esprit, une femme agréable, qui conserve un vernis de modestie pour se rendre plus piquante, & par une parure d’une négligence affectée, donne à une imagination libertine la plus libre carriere. Si Sapho, si Phryné, si Laïs avoient chaussé le brodequin, c’est ainsi qu’elles auroient écrit. Ce ne sont point des ouvrages de génie ; point de grand dessein, d’intrigue bien nouée, d’heureux dénouement : ce sont des développemens voluptueux des passions, qui enseignent, graduent, sont savourer le vice. Socrate, disoit-on, étoit la sage-femme de la vertu ; c’est ici la sage-femme du crime. C’est un professeur qui analyse la science de l’amour, en donne des leçons, forme des élèves, en fait de grands maîtres. Il s’est tres-bien peint lui-même : Mon goût, dit-il, est de ne m’amuser qu’à des espèces de mignatures, à des développemens naïfs du cœur, des idées riantes, que je veux toujours traiter simplement, & jamais parées que de leurs propres beautés, qui souvent même se perdent sous la main. Cette finesse, cette légèreté seroit un mérite littéraire, s’il n’avoit que des objets innocens ; mais peut-on trop déplorer l’abus des talens, quand ils ne sont employés qu’à produire des mignatures de péché, des développemens de corruption, des idées riantes du vice, parées de beautés dont la naïveté fait la séduction, & qui ne semblent se perdre sous la main que pour se glisser imperceptiblement, mais trop efficacement dans le cœur ?

Le goût de l’Auteur s’annonce par le choix même des sujets. Ses pieces roulent presque toutes sur un serrail, sur la naissance des passions dans des statues qui s’animent, comme celle de Pymalion, ou dans les premiers hommes qui au commencement du monde revenoient dans l’état de pure nature. Encore même ne prend-il pas Adam & Eve dans l’état d’innocence ; l’idée de leur mariage & de leur sainteté, la présence de Dieu dans le Paradis terrestre auroit affadi l’assaisonnement du péché, qui fait le plaisir d’une passion criminelle. Il faut des Acteurs familiarisés avec le vice, qui puissent se livrer à toutes les passions. Cet état de pure nature est pour le vice ce qu’est dans la religion le systéme faux & chimérique des Philosophes qui font naître l’homme isolé comme une bête dans les forêts, & cherchent comment il a pu par degrés se civiliser. Dans la fable & dans l’histoire l’homme a toujours vécu dans une société toute formée, qui connoissoit la religion & la pudeur. Le premier homme fut instruit par Dieu même, ainsi que celle qu’il lui donna pour compagne ; ils instruisirent & gouvernèrent leur famille, comme on le fait aujourd’hui, & mieux encore : les parens ne perdoient pas leurs enfans par une mauvaise éducation & de mauvais exemples.

M. de S. Foix, dans sa Préface des Veuves Turques, fait beaucoup valoir que l’Ambassadeur de la Porte, alors à Paris, ayant vu représenter sa piece, la lui demanda & en accepta la dédicace, & que son fils, qui entendoit assez bien le François, la traduisit en Turc, honneur, dit-il, qui n’avoit jamais été fait à aucune piece de théatre, & qu’on la représentoit dans les serrails des Seigneurs de Constantinople, du Capitan Pacha, du grand Muphti, du grand Visir, & même dans celui du grand Seigneur, tant elle est dans le goût & l’esprit d’une nation si chaste par tempéramment & par religion, Ses deux pieces, Arlequin au Serrail, & le Derviche qui épouse six filles dans son isle déserte, méritent aussi-bien que les Veuves le double honneur, le seul qui leur convienne, de la traduction Turque & de la représentation au serrail. Il est vrai que la gloire d’être du goût & d’avoir servi aux plaisirs du serrail, flatteuse pour un Mahométan, ou pour un Comédien qui est ordinairement Mahométan d’inclination sur l’article, ne l’est guère pour un Chrétien, & que s’applaudir d’un succès qu’on devroit rougir d’avoir mérité, est bien contraire à l’esprit de l’Evangile. N’y a-t-il pas même de faux, du moins de bien peu vrai-semblable, dans ce récit ? Qui sait ce qui se passe au serrail ? d’où a-t-on tiré que cette piece y a été représentée ? Ce n’est pas sans doute la premiere qu’on y a jouée, ni par conséquent la seule qu’on a traduite en Turc. Les Turcs ne sont pas Poëtes dramatiques. S’il y a quelque théatre dans l’intérieur du serrail, car il n’y a certainement aucun théatre public dans l’Empire Ottoman, on n’y a pu jouer que des pieces traduites. Mais peu importe d’éclaircir ce mystere, il suffit de faire sentir le goût dominant du Théatre de S. Foix, ce qui n’en fait pas l’éloge. Au reste le dénouement d’Arlequin au serrail est plus ridicule par les déguisemens insensés, que le sac où Scapin s’enveloppe. Toute la piece n’est qu’un jeu perpétuel sur des obscénités, légèrement voilées, & très-dangereusement présentées.

La marche réfléchie qui file lentement & savoure graduellement l’objet de la volupté, en développant successivement tous ses charmes, est plus agréable & moins fatigante que l’impétuense brutalité & l’aveugle ivresse du transport qui s’y précipite, de même que dans les repas le rafinement de la gourmandise, qui mâche peu à peu, qui boit goutte à goutte, flatte plus délicieusement le palais que la volupté qui engloutit les alimens & les boissons. Cette idée favorite de notre Auteur, qui peint lui-même sous ces traits le caractère de ses productions, le développement naïf du plaisir qui règne par-tout, est la mollesse elle-même qui dédaigne les plaisirs bruyans, & s’endort voluptueusement dans les bras du vice. Tantôt c’est un prétendu Sylphe, qui d’intelligence avec la soubrette qu’il a gagnée, se déguise en fille de chambre, & rend indécemment toute sorte de services à sa maîtresse. On blâme avec raison Moliere d’avoir introduit dans son Avare un amant dans la maison de sa maîtresse sous le nom de valet de son père. N’est-il pas incomparablement plus indécent de donner l’amant pour fille de chambre ? Ce Sylphe abusant de la foiblesse d’une visionnaire qui croit aux esprits aëriens, lui parle pendant la nuit, la touche, l’ébranle par ses flatteries & ses promesses ; bien-tôt il se donne un corps sous une figure étrangere, paroît enfin sous sa propre figure, & séduit l’imbécille. Est-ce là respecter les bonnes mœurs ?

Tantôt c’est la nature renaissante après le déluge, dans son Prométhée, dans ses Deucalion & Pirrha, Pirrha & Deucalion, car il a été si content de sa piece qu’il l’a donnée deux fois. Après l’avoir fait jouer en prose, il l’a habillée en vers, & l’a fait imprimer. La seconde ne differe de la premiere qu’en ce qu’il y supprime la scène où sans rime ni raison deux personnes qui ne s’étoient jamais vues, & qui sont seules dans le monde, commencent par se dire des injures grossieres, & dans un moment, sans savoir pourquoi, se cherchent, se raccommodent, se marient. Les décorations même en sont ridicules. Au lieu de villes détruites, de forêts renversées, de l’univers bouleversé, suites qui doivent être répandues de toutes parts d’un déluge qui dure encore, dit-il, il fait voir les boccages du Mont Parnasse, des statues debout sur leur pied d’estal, & des Acteurs qui, comme la colombe sortant de l’arche, ne doivent savoir où mettre leur pied, se promenant, conversant tranquillement, & se disant tour-à-tour des fadeurs & des injures : Quid hoc si fractis enatat hospes navibus ? Mais ces affreuses ruines ne favorisent guère les jeux, les ris, les amours, dont une imagination galante est toujours occupée, & la passion à laquelle elle sacrifie tout. Ces pieces, ainsi que le Poëme de Madame du Boccage, sont prises du Paradis perdu de Milton, où le Poëte Anglois insére une épisode voluptueuse des premieres amours d’Adam & d’Eve, où la pudeur est peu respectée. Il est vrai qu’il ne la place qu’après le péché, & comme une suite du péché, ce qui y répand une sorte de contrepoison, & de sombres nuages sur le tableau ; au lieu que notre Auteur écarte avec soin toute idée de péché, pour tendre un piège plus dangereux sous un air d’innocence qui rassure & invite. Combien, sous le style le plus simple, est plus décent & plus sage le récit de l’Ecriture sainte ! Il ne présente que la vertu, ou le crime puni. Dieu crée la femme, la mène à l’homme, l’unit par le mariage. Y voit-on ces préliminaires romanesques, qui sement les fleurs sur les routes du vice, & ces fêtes voluptueuses où l’on boit à longs traits le poison ? La femme est séduite par le serpent, elle entraîne l’homme dans sa chûte ; ils en rougissent, sont déchirés de remords ; Dieu se montre, les condamne, les punit & toute leur postérité.

Tantôt c’est une statue qui s’anime & développe des graces (Conte de Fées), des hommes qui à cet aspect se livrent à une passion insensée, des statues des deux sexes, embrasées du feu de Prométhée, qui courent l’une à l’autre, s’aiment, se font des caresses indécentes. Voilà la pure, la brutale nature au-dessous de l’amour des animaux. Et comment, si tout est détruit dans le monde, se trouve-t-il dans le même instant & le même endroit des statues si parfaites, lesquelles excitent les plus vives passions ? comment dans le Silphe cette métamorphose enchante-t-elle subitement un spectateur qui n’est pas imbécille, une fille bien élevée, & même philosophe ? Quelle philosophie ! Cette piece est une satyre des hommes dans tous les états ; mais le fond de lubricité sur lequel est semée cette broderie légère, hardie & piquante, est un écueil pour la vertu. Même idée de statue qui s’anime dans Pandore. On diroit que l’Auteur est un Pigmalion, qui aime les statues : J’étois fort jeune, dit-il, quand je la fis. Il faut bien l’être encore pour la donner au public. Il y a pourtant bien de jolies peintures de la coquetterie des femmes, &c. qui réclament contre la date, ou qui ont été retouchées par une main plus avancée en âge, mais aussi peu chaste que la premiere.

On y voit un trait fort joli, parce qu’il est vrai ; en parlant des filles enfermées dans les Couvens : L’ombre des autels, dit-il, & la retraite où elle a été élevée, la dérobent-elles aux mouvemens de son cœur ? Non : rempli de désirs, ce jeune cœur cherche par-tout des objets qui les lui expliquent, & jusqu’aux peintures qui ornent les temples, l’instruisent. La jeune Prêtresse médite, & commente amoureusement ce qu’elle voit, & ne pense guère aux hymnes qu’elle chante à l’honneur des Dieux. Que sera-ce à plus forte raison, si on lui étale des peintures licencieuses, fussent-elles de la Vierge & des Saints ? Mais si le cœur humain est si susceptible, si, jusque dans les Couvens, jusqu’aux pieds des Autels, il sent & se développe à lui-même un penchant vicieux, que sera-ce de cette jeune personne à la comédie, au milieu des décorations & des Actrices, écoutant, méditant, goûtant les développemens des pieces de M. de S. Foix ? y sera-t-elle plus en sûreté que dans un Couvent ? Elle n’y aura nul besoin de méditation & de commentaire, & ne pensera guère à quelque trait sententieux de morale qu’on y débitera. Quelle injustice ! on méprise, on fait haïr aux jeunes personnes les asyles de la vertu, où l’on en prend les principes, où bien des personnes la pratiquent sincèrement, où l’on est éloigné des dangers & des pièges ; sous prétexte qu’on y éprouve des tentations, & que quelques personnes y succombent ; & on loue, on fréquente, on fait fréquenter le théatre, où tout est piège, où les chûtes sont sans nombre, d’où presque personne ne revient innocent, où dans l’instant s’allument des feux criminels qu’on ne cesse d’attiser. C’est-à-dire que parce qu’on peut être malade dans le meilleur air & le lieu le plus sain, il faut l’abandonner pour aller dans une ville pestiférée, se mêler sans précaution, se lier, se familiariser avec tout ce qu’il y a de plus contagieux.

La Colonie parut trop licencieuse au public. Elle devoit bien l’être, le public n’est pas scrupuleux ; on en fit de grandes plaintes, elle mérita l’animadversion de la police, qui en défendit la représentation. Mais ayant lu la copie qui avoit été remise & approuvée par le Censeur, & l’ayant trouvée assez décente, dit-il, on leva la défense ; mais l’Auteur piqué la retira & l’a depuis fait imprimer. Il prétend, dans sa Préface, & Freron le dit après lui, que Poisson étoit le principal Acteur de la piece, que la mémoire lui manqua, & que pour remplir le vuide il ajouta de son chef des discours & des gestes obscènes. Cela peut être, Poisson en étoit très-capable ; c’étoit un vice héréditaire, sa famille lui en fournissoit bien des modèles. Le théatre de son père est un des plus obscènes, son père étoit un libertin reconnu ; son fils peut fort bien avoir hérité de ses belles qualités. Mais si c’est l’excuse de l’Auteur, ce n’est pas l’apologie du théatre. Est-il bien difficile dans les comédies les moins licencieuses, que des Acteurs & des Actrices, qui sont le libertinage même, ajoutent de leur chef des obscénités ? y a-t-il toujours des gens zélés qui se plaignent à la police ? le cahier de l’Auteur qu’on va consulter contient-il ce que l’Acteur y a mêlé ? Mais je veux qu’on n’y ait rien défiguré, que la piece, telle qu’elle est imprimée, ne soit pas grossierement indécente, que la police en ait toléré d’autres qui méritoient encore moins d’être tolérées, n’est-il pas vrai que la piece tient toujours, avec un grand danger, l’imagination remplie des plus mauvais objets ? est-il bien sûr de séjourner avec des serpens dans un autre qui en est rempli ?

Je ne crois pas qu’on ait jamais mis sur la scène rien de plus extravagant que les Parfaits Amans. Tout ce qu’il y a de plus ridicule en rêve, en féerie, en métamorphose, &c. s’y trouve entassé ; l’Arioste, Cirano Bergerac, les Chevaliers de la table ronde, n’ont rien imaginé de moins vrai-semblable. C’est un vrai conte de vieille, fait pour amuser des enfans : Velut agni somnia vanæ fingentur species, ut nec pes nec caput uni reddatur formœ. Un homme transformé en buste, en mouton, en oiseau, en serpent, un homme qui mange & boit pour un autre, des morts qui reviennent du tombeau, des gens qui tout à coup deviennent hideux ou jolis, un coup de baguette qui transforme tout, des diables qui dansent, &c. M. de S. Foix, qui est homme d’esprit, & qui dans le cours de cette monstrueuse production a semé des traits ingénieux, étoit-il dans le délire quand il l’a faite ? l’étoit-il quand il l’a donnée au public ? les Comédiens n’étoient-ils pas, comme Poisson, dans l’ivresse, quand ils l’ont reçue & jouée ? Il en donne une excuse plaisante, il dit qu’ayant vu dans le magasin de la comédie Italienne des décorations qui lui parurent singulieres, on lui dit qu’elles avoient été faites pour une comédie qui n’avoit pas été jouée ; il imagina d’en faire une sur ces décorations, comme M. Duclos a composé son Acajou sur des estampes qui étoient dans les mains du Comte de Tessin. Le décorateur dans l’un, le graveur dans l’autre, sont donc les vrais Auteurs, ils ont fourni le dessein ; ces célèbres écrivains n’ont fait que répandre les couleurs & coudre des folies. Voilà une découverte, une mine féconde ! On n’a qu’à prendre au hasard quelques grotesques de Calot, imaginer une liaison, fût-elle aussi bizarre-que les morceaux, voilà une piece. Calot seul pourra faire un théatre complet, M. de S. Foix en tirera sans doute un bon parti.

L’aventure de l’amour dans les Graces, qui ne sait ce que c’est qu’une femme, dans Lucinde, dans l’Oracle, qui ne sait ce que c’est qu’un homme, celle de deux filles dans l’Isle sauvage, à qui leur mere fait accroire qu’on devient blanc ou noir selon qu’on aime ou n’aime pas ; qu’on l’examine bien, ce n’est qu’un thème mis en trois façons ; mais en toutes l’excès du bonheur d’un jeune cœur qui peu à peu goûte l’amour pour la premiere fois, n’annonce & ne forme qu’un voluptueux délicat, qui ne s’enivre pas tout d’un coup d’un plaisir extrême, mais qui savoure lentement, & boit à petits coups la douceur de la volupté, & se satisfait en caressant son idée, & exaltant par degrés la passion. Tout cela n’est que le conte des Oies de Frère Philippe, tourné & retourné. Ces descriptions du berger & de la bergère, du moineau & de sa femelle, des déguisemens de sexe, ne font que réaliser le mot de Virgile en répandant le poison dans les oreilles & allumant le feu dans le cœur : Est mollis flamma medullas. Ces statues de décoration qui s’animent, ce Silphe amoureux devenu fille de chambre, cette fille assez imbécille pour ne pas le deviner à son masque, à sa voix, à ses manieres, & l’attribuer à un corps aërien, cet amant statue qui s’émancipe aux pieds de sa maîtresse, & n’est repoussé que par grimace pour irriter ses désirs, ces services d’une femme de chambre amant, les libertés & désordres d’une femme qui se fait habiller & déshabiller par son amant travesti, &c. tout cela est sans doute sans vrai-semblance ; mais ce qui est bien plus condamnable, tout cela est sans décence & du plus pressant danger ; c’est le jeu d’une imagination libertine qui s’applique en détail & tient les heures entieres le spectateur appliqué à tout ce qu’il y a de plus séduisant. On a beau en écarter les termes grossiers, & n’employer que des expressions ingénieuses, ce n’est que le tissu plus délié de la gaze qui fait mieux appercevoir ce qu’elle semble couvrir, & par l’agréable mélange des couleurs variées & bien assorties de la soie dont il est composé, fait regarder plus curieusement & sentir plus vivement ses charmes empoisonnés.

On y trouve quelques traits d’une bonne morale ; mais tout y est plein de la morale la plus licentieuse. Qu’est-ce que cette Veuve à la mode, dont il a précieusement conservé un extrait, comme quelque chose de fort important ? C’est une déclamation contre le mariage légitime, & un éloge du célibat voluptueux, où l’on se livre à son goût sans contrainte, en voltigeant d’objet en objet. L’amant & la maîtresse pensent de même, malgré des parens qu’on trompe. C’est le goût du temps & celui de l’Auteur (comme il paroît dans ses Essais sur Paris). Jamais on n’a tant parlé contre le célibat des Religieux, en faveur de la population, on travaille même à détruire tout-à-fait ce saint état, & jamais il n’y a eu tant de célibataires. Le célibat de la débauche, plus contraire à la population que tout l’état Religieux, se multiplie à l’infini dans ceux mêmes qui frondent le plus cet état de sainteté, conseillé par l’Evangile. Dans le Deucalion & Pyrrha versifié, car il y en avoit un en prose, Deucalion, à la vue d’une belle femme, s’écrie : Que de charmes, grand Dieu ! puis-je m’en garantir ? Quelle seroit votre injustice de rendre dangereux ce qu’on ne sauroit fuir ? Que d’impiétés dans cette apologie du vice ? C’est la morale de tous les libertins. Dieu est-il injuste ? est-ce une injustice à lui de mettre un frein à une passion insensée, d’ordonner de fuit les occasions du péché & les objets séduisans ? Est-il vrai qu’on doive imputer à Dieu le danger auquel on s’expose & la chûte qui suit la témérité, & qu’on ne puisse l’éviter & y remédier, ou le prévenir ? Est-ce dans le fatalisme des Turcs que l’Auteur a puisé cette morale dans son séjour à Constantinople, & dans son goût pour la vie du serrail ?

Ce n’est pas mon dessein de faire l’examen des ouvrages de M. de S. Foix du côté littéraire. Il est homme d’esprit, il écrit légèrement, il a de la finesse, de l’élégance ; c’est un homme aimable. Mais n’y a-t-il rien à rabattre des éloges pompeux qu’il s’est vrai-semblablement fait donner par les Journaux, puisqu’il se les donne lui-même dans ses Préfaces ? Est-ce un génie, un esprit créateur, un homme inépuisable, qui ne se copie jamais & ne copie personne ? Jaloux de ses productions, & ne voulant pas que le public ait le malheur d’en rien perdre, il a, comme Voltaire, conservé ses variantes & ses traductions, & jusqu’à cette derniere scène assez froide qui fait tout le dénouement de sa piece tant vantée des Graces, traduite en Italien par une Dame, car c’est une piece de femme, un joli pompon, à laquelle il a substitué une autre scène, un autre dénouement, ou plutôt, soyons sincère, où il a mis les mêmes paroles, les mêmes actions sous un autre nom. Il y a un trait à remarquer : Le premier dénouement, dit-il, me parut traînant, je le changeai (c’est pourtant le même) ; au lieu de l’hymen & de la fidélité, qui sont deux personnages toujours tristes (quelle invitation à la vertu !), je fis venir Vénus (celle-ci est plus gaie). Mercure disoit, allons chercher l’hymen & la fidélité ; je suis presque sûr que des que l’amour les verra, il abandonnera ces lieux. Il a raison : tout ce qui sent la vertu est si traînant & si triste ! Quoiqu’il se fasse au théatre une infinité de mariages, c’est là qu’on goûte le moins l’hymen & la fidélité, & tout cela pour l’intérêt des mœurs, & par goût de la saine morale. Aussi la Déesse de la volupté en est l’apôtre, le modèle, la protectrice.

Voilà l’air de famille de toutes ses pieces ; car parmi les éloges que l’Auteur se donne par-tout d’un air nonchalant, il fait beaucoup valoir que dans toutes ses pieces il n’y a pas une scène superflue, ni rien de superflu dans les scènes ; qu’au reste c’est un grand mérite, qu’il est plus difficile qu’on ne pense de traiter une action simple sans écart, sans remplissage, avec les seuls Acteurs absolument nécessaires, & ne faisant dire à chacun que ce qu’il doit précisément dire ; qu’il y a tant de variété & de fécondité dans son théatre, que les pieces n’ont pas même un air de famille. Il y a du vrai dans ces réflexions. Le verbiage, les écarts, le remplissage, les longues & ennuyeuses tirades sont communes au théatre, & assez ordinairement l’unique fonds de bien des Auteurs ; mais il faut convenir que dans des pieces aussi courtes, dont il faudroit deux ou trois pour faire un bon acte, il seroit surprenant qu’on mît des répétitions, des longueurs & du superflu, puisqu’à peine y a-t-il assez de place pour le nécessaire. Est-ce même une beauté de n’avoir que deux Acteurs ? quels sont les événemens de la vie, du moins qui puissent fournir une piece de théatre, où il n’y ait que deux personnes ? ce qui se passe tête à tête peut-il faire une intrigue, un dénouement ? Ce ne sont que des jeux d’esprit, comme les exercices de Collèges, les conversations de Madame de Maintenon qu’on débite à S. Cyr aux étrangers qui y font des visites, avec cette différence essentielle, que celles-ci, avec autant d’esprit que celles de M. de S. Foix, ne roulent que sur des sujets pieux, & sont utiles à former les mœurs ; au lieu que celles-la ne sont que des galanteries agréablement tournées, qui ne peuvent que les corrompre.

L’Auteur se caractérise parfaitement dans sa Préface de Zéloide. Une Dame lui demanda une tragédie en un acte. Il y rêva beaucoup sans succès : Je me rebutai, Madame s’impatientoit, se fâchoit, prétendoit que ce n’étoit de ma part que pure paresse. De huit jours qu’elle m’avoit donné, il y en avoit déjà six de passés ; je fis un dernier effort, & enfin j’achevai cet ouvrage. C’est donc ici un ouvrage de huit jours, ou plutôt de trois ou quatre ; car le reste s’étoit passé à se rebuter & se fâcher. C’est beaucoup moins de temps que le grand Moliere, pressé par l’ordre du Roi, n’en mit à la comédie qui lui en coûta quinze. Je suis persuadé que toutes ses autres pieces ne lui ont pas coûté, & n’ont pas dû lui coûter davantage. Le plan une fois fait, un homme d’esprit monté sur le ton du théatre, qu’il a fréquenté toute sa vie, doit écrire tout de suite, currente calamo. Les scènes ne sont que ses conversations ordinaires. Qu’un Secrétaire écrive ses entretiens avec les Dames de sa coterie, on n’aura qu’à les lier à un petit plan, comme il lia les décorations du magasin Italien, ce sera une de ses pieces ; que sa coterie monte sur le théatre, qu’elle ait une historiette convenue, & que chacun sans se gêner parle à l’ordinaire, voilà encore une de ses pieces ; & je m’étonne qu’avec sa facilité cet Ecrivain n’ait donné trente volumes de pieces. C’est l’in-promptu de l’ancien théatre Italien, infiniment diversifié, & où Dominique & quelques autres montroient beaucoup plus de fécondité & de génie que M. de S. Foix, mais, il est vrai, parloient un langage moins correct, moins élégant, moins noble & moins décent. C’est faire de lui une espèce d’éloge ; cette idée suppose un homme d’esprit qui parle naturellement fort bien ; mais ce n’est rien de plus. C’est l’effet de l’habitude & de l’exercice joint à quelque talent ; un Avocat exercé prend le fait de son procès, & plaide sur le champ ; un Prédicateur se fait un canevas, & prêche sans préparation ; un Poëte, comme disoit Horace, fait deux cent vers stans pede in uno.

Sur-tout quand on ne veut faire que de petits riens d’un acte même assez court, & dont une bonne partie ne sont que des liaisons monosyllabiques, nécessaires pour soutenir la charpente, & qui ne coûtent rien, ce n’est point là du génie. Ce n’est point ce que disoit Boileau : J’ai rendu service à Racine, je lui ai appris à faire difficilement des vers. Ces petits fleurons d’une couronne poëtique, quoique restés au théatre, ne conduiroient point à l’immortalité ; ce n’est qu’un amusement d’un moment. La frivolité & la paresse, esprit dominant du siecle, ont multiplié à l’infini ces colifichets dramatiques. Combien de pieces de tiroir, où on ne fait que coudre des scènes ! combien de pieces à fragment, où l’on prend des morceaux de côté & d’autre ! une ariette, une scène, une danse, une fête, un spectacle, c’est un habit d’Arlequin. Le théatre Italien, celui de la Foire, de Poisson, de Dancourt, de Vadé, &c. ne sont que des ramassis, de petits divertissemens, des farces, des drames d’un acte ; c’est une boutique de bijoutier. On a voulu depuis peu leur donner un air de nouveauté, & presque de découverte d’un nouveau genre, en leur donnant le nom de Proverbes dramatiques, dont on vient d’imprimer un recueil en deux tomes, & bien-tôt en cinquante ; car il n’y a qu’à ouvrir ces innombrables Recueils de Contes, bons Mots, Facéties, Passetemps, Ana, Adajes, qu’on trouve par-tout, & faire jaser des interlocuteurs, & on aura des proverbes, de bons mots, des contes, &c. dramatiques. Ces petits soi-disans drames de trois ou quatre scènes, qui dans une action d’un quart d’heure forment un croquis d’intrigue, se rapportent, dit-on, à une sentence ou proverbe (& pourroit se rapporter à trente), qui est l’ame, dit-on, le fonds, le mot de l’énigme ; comme presque toutes les fables d’Esope, de Phedre, de la Fontaine, qu’on commence ou termine par quelque trait de morale, elles forment chacune un petit drame, qu’il ne faudroit qu’étendre pour en faire des Proverbes dramatiques. Un recueil de toutes ces bagatelles pourroit être appelé le Théatre des Enfans. Tout cela peut être bon, donner des leçons utiles, être aisément saisi & joliment exécuté, pourvu qu’on n’y glisse pas de la galanterie & de la licence ; mais le théatre peut-il s’en passer ? Ce premier recueil de proverbes en est déjà farci.

M. de S. Foix n’a pas la gloire de l’invention, même dans ces petits riens dont il fait avec goût des découpures. Ces déguisemens d’une maîtresse pour éprouver son amant ; cette préférence donnée à la fortune sur sa personne, qui font toute sa Julie ; cette allégorie des Graces & des Fées, qui donnent chacune une belle qualité à Madame la Dauphine & à l’enfant qui vient de naître ; cette discorde, cette réconciliation de l’amour & de l’hymen ; ces entrées familieres & bourgeoises de ses pieces, bon jour, un tel, d’où viens-tu, où vas-tu, que fais-tu, qu’il appelle naturelles, &c. & presque toutes ses pieces bien analysées, sont usées & triviales sur la scène. La maniere de le dire peut y mettre quelque différence ; c’est un même air rendu par différentes voix ou différens instrumens, c’est toujours la même chanson ; on sent par-tout la même main, par-tout on trouve le même style, non-seulement dans les pieces, mais dans les personnages, les Turcs, les Sauvages, les bourgeois, les gentilshommes, les femmes, &c. tout est M. de S. Foix. C’est comme si le même Auteur changeoit d’habit, jouoit tous les rôles ; il porteroit à tous la même voix, les mêmes traits, la même taille, les mêmes allures ; on le reconnoîtroit par-tout. On disoit de Cyrus, de Clelie, de tous les anciens romans, que c’étoient les conversations de l’hôtel de Rambouillet ; toutes les romances dialoguées de S. Foix ne sont que les conversations de la coterie de… tout est passé à la même filiere, c’est par-tout un libertinage gazé, élégant, ingénieux. Telles sont les épîtres dédicatoires à ses maîtresses : il importe beaucoup au public de savoir qu’il lui donne ce soir un rendez-vous, & qu’il a à se plaindre d’une tante incommode qui traverse ses amours avec Julie !

Mais cette élégance ne sauve pas les défauts, & le libertinage ne peut plaire qu’à des cœurs dépravés. Qui peut soutenir, malgré tous ses agrémens, la puérilité de son Isle sauvage, où pour réprimer la passion naissante de deux jeunes filles, leur mère les menace qu’elles deviendront noires comme des Sauvages (d’abord il se trompe, les Sauvages ne sont pas noirs, ce sont les Negres d’Afrique), & ces filles sont assez sotes pour le croire ? Ainsi la Nourrice dit à la petite Margoton : Si vous n’êtes sage, vous deviendrez laide & noire comme la cheminée. Mais ce qui fait peur à un enfant de quatre ans, fait rire des filles de dix-huit, & fait pitié au spectateur. Freron lui-même, admirateur décidé, & trop admirateur pour n’avoir pas été payé, convient que ce stratagème, trop froid pour plaire, avoit fait tomber la piece. On ne l’a pas moins donnée au public. C’est une illusion de l’amour propre, une fadeur de ses flatteurs, que cette fécondité, cette variété, ce génie qui diversifie si fort ses pieces, qu’elles n’ont pas même un air de famille ; on ne sauroit s’y méprendre, c’est par-tout de la finesse, de la légèreté, de l’élégance ; mais c’est le même goût, la même gaze, le même libertinage, les mêmes allures, la même marché ; ce sont des sœurs habillées de différentes couleurs, mais tout décelle la famille, & rend en différens termes la même pensée, le même esprit, le même cœur. Corneille, Moliere, Voltaire, ont bien plus de variété, de vrai génie, quoique infiniment moins que ne l’avancent d’un ton d’oracle leurs enthousiastes, qui veulont trouver une nouvelle merveille à chaque monosyllabe.

Un autre trait qui caractérise cet Auteur, & qu’il nous fournit lui-même, c’est ce qu’il dit des obscénités imputées à la Colonie, & dont il l’excuse : Je n’ai jamais eu garde de penser qu’on pût hasarder aujourd’hui certaines plaisanteries ; jamais les oreilles ne sont si délicates que quand la dépravation des cœurs est montée à son comble. Voilà le caractère du siecle, & la prétendue décence des Comédiens de nos jours, une décence factice, une délicatesse de mots, qui voile les horreurs du vice, & assaisonne l’aliment de la corruption par un petit sel de modestie qui le rend plus piquant. Autre coup de pinceau de sa main : la réflexion de l’Amour, qu’on ne veut recevoir parmi les Graces qu’en lui liant les pieds & les mains avec des guirlandes de fleurs : Cette proposition n’est qu’une petite simagrée de vertu, & une timidité de jeune fille, qui, à la faveur de la précaution qu’elle exige, cherche à se faire illusion sur la démarche qu’elle hasarde. Elles me délieront bien-tôt, je puis m’en reposer sur leur cœur ; le principal est de m’introduire. Cette morale est assurément très-bonne, & l’Abbé prétendu que l’Auteur dans sa préface accuse d’avoir dit qu’on ne pouvoit extraire la moindre morale de la piece des Graces, cet Abbé avoit assurément tort, & en avoit encore plus, si comme M. de S. Foix le lui reproche, il alloit à l’opéra trois la semaine très-régulierement, où sa délicatesse devoit être encore plus blessée. Je n’ai garde de justifier ni l’opéra, ni l’Abbé qui le fréquente ; mais cette bonne morale que l’Auteur avoue ne s’être glissée que par hasard dans ses pieces, où il ne l’avoit pas en vue, n’est-elle absolument pas gâtée par la morale pratique de l’action même ? Il faut enchaîner ler passions sans doute, mais est-ce avec des fleurs qu’on les enchaîne ? idée qu’il a répétée dans la comédie des Hommes. Et après avoir lié l’amour avec des chaînes qui sont elles-mêmes de nouvelles armes pour lui, est-ce bien le maîtriser de lui donner sa main à baiser & lui faire toutes sortes d’agaceries, de l’enfermer chez soi au milieu d’une troupe de filles, comme dans un serrail ? idée familiere à l’Auteur, répétée cent fois dans ses ouvrages. Cette maniere de maîtriser l’amour doit-elle rassurer ? mérite-t-elle la couronne de l’immortalité ? Oui sans doute il la donne, car voici le systême théologique de l’Historien Poëte. (pag. 211. tom. 5.) L’amour seul auroit suffi pour établir l’immortalité de l’ame parmi le peuple le plus sauvage. C’est sans doute l’amour de Dieu ? Non : ce sera l’amour du prochain : J’aimois, j’étois aimé ; l’amour m’a enlevé l’objet qui m’étoit si cher : non, je ne saurois me persuader que je ne le reverrai plus. N’est-ce pas une démonstration bien convaincante ! est-on bien persuadé de l’immortalité de l’ame quand on la croit sur de si fortes preuves ? (pag. 177. ibid.) L’Eglise a toujours regardé les secondes noces comme une fornication tolérée. Ces deux termes, si peu faits l’un pour l’autre, ont été réunis par le mensonge & le libertinage. Jamais l’Eglise n’a toléré la fornication ; elle l’a toujours condamnée comme un péché mortel qui exclud du royaume des cieux. Jamais les secondes noces n’ont été traitées de péché mortel, mais seulement regardées comme une marque d’un grand penchant a l’incontinence.

Voici sa religion & sa morale. (Essais, tom. 4. p. 120 & 121.) Adorer l’Etre suprême, travailler à peupler le monde, secourir ses voisins, planter un arbre fruitier, défricher une terre inculte, ne tuer que des animaux nuisibles ; voilà la belle & sage morale des Payens (& des Déistes). Après un mûr examen, tout homme qui ne sera pas Chrétien adoptera la croyance de la métempsicose, universellement répandue dans l’Asie, l’Afrique, l’Amérique (il se trompe). C’étoit l’ancienne religion des Gaulois & de tout le Nord de l’Europe (il se trompe encore). Ses dogmes sont simples, naturels & raisonnables (la métempsicose est extravagante). Les biens & les maux de la vie présente sont la récompense ou la punition d’une vie antérieure. Et cette vie antérieure, qu’étoit-elle ? Il faut de vie en vie remonter à l’infini, sans parler de la dégradation de l’humanité de faire passer l’ame dans le corps des plus vils animaux. Est-il rien de plus absurde ? Et s’il y a une premiere vie, la difficulté de l’origine du mal reste toujours la même, Cette folie ne satisfait à rien. En la donnant pour raisonnable, le Philosophe ne montre qu’un esprit faux & superficiel.

Convenons que toute cette morale de théatre, toute la prétendue décence de ces babioles galantes, ne sont, selon l’expression de leur père, que de petites simagrées de vertu, une timidité de jeune fille qui cherche à se faire illusion. L’amour sera bien-tôt délié, on peut s’en reposer sur le cœur des filles ; le principal est de l’introduire, tout le reste va de lui-même. Reste à décider si l’Auteur n’est qu’un enfant timide qui veut se faire illusion, ou un libertin artificieux qui veut faire illusion aux autres. Cette question n’est pas de mon ressort, j’en laisse le jugemeat à Dieu. Mais j’ose dire que l’air de pruderie & de décence dont on veut faire honneur au théatre, n’est qu’un piege pour surprendre les simples, & un libertinage qui se joue effrontément de la vertu, & en emprunte les apparences, pour lui porter les plus funestes coups.