(1768) Réflexions sur le théâtre, vol 7 « Réflexions sur le théâtre, vol 7 — RÉFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE SEPTIÈME. — CHAPITRE IV. Traité de la Danse de Cahusac. » pp. 76-104
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(1768) Réflexions sur le théâtre, vol 7 « Réflexions sur le théâtre, vol 7 — RÉFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE SEPTIÈME. — CHAPITRE IV. Traité de la Danse de Cahusac. » pp. 76-104

CHAPITRE IV.
Traité de la Danse de Cahusac.

Cet ouvrage, bien écrit & plein de recherches, est un éloge perpétuel de la danse, fait avec l’enthousiasme d’un Auteur qui en est épris. Il en fait l’histoire depuis la création du monde, & la suit chez tous les peuples. Il la voit par-tout, & où ne danse-t-on point ? A peine, dit-il, les hommes étoient sortis des mains du Créateur, qu’ils chantèrent & dansèrent, sans doute assez mal (pourquoi mal ? Adam & Eve étoient-ils des maladroits ?), pour exprimer leur gratitude envers Dieu. Ainsi la danse sacrée est la plus ancienne & la source des autres. Je ne sais de quels mémoires Cahusac a tiré cette anecdote. Il désireroit fort d’avoir été au premier bal qui fut tenu dans le paradis terrestre. La compagnie n’y étoit pas nombreuse, à la vérité, & il n’y avoit point de masque, Adam & Eve n’avoient pas même d’habits ; mais la beauté du lieu devoit rendre la salle fort agréable. Après qu’ils en furent chassés, le repentir de leur péché, la nécessité de travailler la terre, la foule des maux dont ils furent accablés, ne leur laisserent guère ni le loisir ni l’envie de donner le bal. Il y a bien de l’apparence qu’après le déluge les enfans de Noé danserent de joie d’être sortis de la prison de l’arche, car pendant le séjour qu’ils y firent, comment danser dans une salle de bal si étroite, si obscure, si incommode, au milieu de toute sorte d’animaux ? On ne peut guère douter qu’avant le déluge ces hommes si livrés au plaisir ne se soient accordés celui de la danse ; mais comme Cahusac n’a pas eu des mémoires de ces temps reculés, il n’en a point parlé.

En revanche il fait danser les Anges dans le ciel, ainsi que Milton dans son Paradis perdu leur fait tirer de bons coups de canon, & jeter des bombes, des grenades & des carcasses les uns contré les autres, quand S. Michel se battir avec Lucifer ; fondé sur l’autorité d’un Peintre qui représente les Anges au bal, & sur un passage de S. Basile (que je n’ai pu trouver) qui représente, dit Cahusac, les Anges toujours occupés dans le ciel à l’exercice de la da danse, & nous exhorte à les imiter : Quid beatius potest esse in terra quàm tripudium Angelorum imitari ? Il pouvoit ajouter Hermon. Hugon. pia Desideria, qui dit : Cœlestes animæ, solimæ, cœlestes alumnæ, qui tuitis niveo cœrula Templa pede. Mais comme ils n’ont ni bras ni jambes, leur danse doit être d’un genre singulier, car en vérité une danse éternelle & continuelle seroit à la longue bien fatigante ; & comment l’imiterions-nous, nous qui ne dansons qu’avec les bras & les jambes, & qui ne saurions danser toujours ? Il faut même convenir que le mot de S. Basile, tripudium Angelorum, annonce un bien mauvais goût dans la danse angélique. Tripudium signifie trépignement : qu’est-ce que des danseurs qui ne font que trépigner ? Il veut encore que les Vierges & les Moines dansent dans le ciel, chori Sanctarum Virginum, Monachorumque omnium, que les Vierges dansent en rond au-tour du céleste Epoux, septus choreis Virginum. Il fait encore un bal des Apôtres & des Martyrs, où sans doute S. Pierre, Prince des Apôtres, & S. Etienne, premier Martyr, sont les Rois, gloriosus Apostolorum chorus, chorus sacratus Martyrum. On juge bien que je ne garantis pas toutes ces explications. Les danses vives & légères des Vierges peignoient leurs chastes désirs, & leurs tendres regards demandoient le prix de leur amour. Cahusac croit être à l’opéra : ces Vierges seroient bien surprises de s’y voir. Il fait aussi danser les saints Innocens au-tour de leur berceau, qu’ils arrosent de leur sang. Ils savoient très-bien danser sans avoir jamais appris. Il n’y avoit pas dans la Judée de maître à danser, & il n’est pas apparent qu’avant deux ans on leur en eût donné des leçons.

L’Auteur a manqué deux forts bons traits, l’un de Calot, qui dans la tentation de S. Antoine fait danser plusieurs diables, jouer de la flute, du violon, de la trompette à d’autres, d’une maniere très-savante & de très-bonne grace. L’autre trait du P. Drexellius, de Infern. C. 8. Ce Père prétend que tous ceux qui ont été au bal, & sont morts sans faire pénitence, dansent continuellement dans l’enfer en punition. Il a fait mettre à la tête du chapitre une estampe qui représente l’enfer ; on y voit une troupe de personnes des deux sexes, dont le feu a brûlé les habits : elles se tiennent par la main, & dansent & sautent en rond au milieu des flammes, ayant un diable à la tête qui mene la danse, & bat la mesure à grands coups de fouet sur les danseurs, tandis que deux autres diables jouent du violon. Au bas on lit cette inscription : Quales choreæ, tales & choraulæ. Ce tableau, ridicule au premier coup d’œil, n’est que trop juste dans son allégorie. Le théatre est un enfer, il le mérite, & y conduit ; les flammes de la passion, en brûlant les cœurs, allument celles de l’abyme. Les démons n’y président pas moins : selon le sentiment d’un saint Père, c’est leur fête ; ils y tournent pour dévorer quelqu’un : Circuit quærens quem devoret. C’est le chemin qui conduit à l’enfer ; ils y mènent les danseurs, ils marchent à leur tête : Illud iter diaboli, illud sequuntur tripudiantes, ibi diabolus insidians & assessor. Au reste, si S. Basile a parlé de la joie des Saints & des Anges sous la figure d’une danse, comme on le dit, il ne dissimule pas les dangers de la danse des hommes : J’ai vu, dit-il à Chilon son disciple (Epist. 1.), ces molles tragédies qui s’insinuent si agréablement dans les cœurs, qui in animos ut in sinuant mellici & pro omnibus modis ; ces danses faites pour énerver & amollir, choreas ad enervem mollitiem compositas ; ces instrumens de musique, ces bouffons qui font éclater de-rire, citharæ modulamina, vocem scurrarum qui risum cierent.

Je m’étonne que dans la multitude de recherches qu’a fait ce grand amateur de la danse, qui n’étoit pourtant pas grand danseur, il n’ait point parlé de la danse du sabbat ; il eût aisément trouvé dans les procès des Curés de Loudun & de Marseille, qu’on fit brûler, & dans tous les livres qui traitent des Sorciers & Magiciens, que dans le sabbat le diable donne le bal, que les sorciers & sorcieres dansent en rond, y font des pas de deux, de trois, des contredanses, des bourrées, des gigues ; que le diable est, comme de raison, le Roi du bal ; que malgré ses cornes & sa queue il se fait admirer par la légèreté de ses sauts, l’agilité de ses caprioles, la souplesse de ses membres, la finesse de ses pates, la justesse de son oreille, ainsi que les violons par la beauté de l’exécution ; que les plus malotrus sorciers & les plus vieilles sorciers, tout à coup changés par la vertu de sa baguette, s’y présentent de la meilleure grace, comme de vrais Adonis ; qu’on y sert des rafraîchissemens, & qu’on y prend toutes les libertés qu’on veut, sans que le diable s’en scandalise, comme l’on pense bien ; mais qu’aussi on en revient bien fatigué, lorsque le matin, à cheval sur un bâton, on retourne chez soi.

Quid rides ? mutato nomine de te fabula narratur. Les visions des sorciers sont-elles si folles ? le délire de leur imagination, ou plutôt la corruption de leur cœur, a-t-elle si mal rencontré ? le bal & le théatre ne sont-ils pas un vrai sabbat ? n’y voit-on pas des Acteurs, des danseurs masqués en diables, en sorciers, en magiciens, de la maniere la plus bizarre, la plus affreuse, la plus ressemblante à de vrais démons ? combien de fois à l’opéra ne fait-on pas venir des diables, des furies, qui dansent & font un vrai sabbat ? Il est une ressemblance plus déplorable, le désordre qui y règne, les crimes qui s’y commettent, la liberté, ou plutôt la licence de faire sous le masque tout ce que la passion inspire. Les nudités, les parures, les charmes, les voix de tant de jolies magiciennes qui séduisent les cœurs, le prestige du spectacle, les rendez-vous qu’on s’y donne, le délire où l’on tombe, le temps même de la nuit toujours destiné au sabbat, surtout la perte de tant d’ames dont ces assemblées funestes préparent la réprobation, ne montrent que trop l’empire du Prince des ténèbres.

Plusieurs Pères l’ont appelé l’auteur, l’inventeur de la danse ; que c’est lui qui la réduite en art, que S. Augustin appelle lugondas delicias : In artem ludosque digessit, ut per hæc ad se traheres milites Christi, virtutisque eorum nervos faceret molliores, non enim dat Deus ludere, sed diabolus. S. Ephrem, S. Chrysostome, S. Clément, tiennent le même langage : Non intelligitis serpentis hæc esse consilia, ut vos libidinis, concupiscentiæ & totius dedecoris servos teneat & ministros. Il y en a deux sur-tout qui méritoient un tel père, celle des malheureuses qu’on initioit aux fêtes infames de Belphegor, & celles des filles Moabites qui par le conseil de Balaam, se répandirent en dansant & chantant dans le camp des Israélites, & y causerent les plus grands désordres : Non virtute militum, sed fœminarum mollitie & decore pugnandum electam congrega speciem puellarum, ludentes pedibus eant & manibus plaudentes. Origen. Homil. 20. in num. 15. Captivantur Israelitæ, non ferro sed luxu, non virtute sed libidine. Ils ajoutent tous que c’est un reste de l’idolâtrie, qui en faisoit par-tout une partie de ses fêtes. Je sais que la danse est un exercice naturel à l’homme, que sans que le démon s’en mêle, on a pu en faire un art, & la perfectionner, comme le chant, la peinture, les armes, &c. Mais il n’est pas douteux que les pieges qu’on y tend à la vertu avec tant d’adresse, sur-tout au bal & au théatre, ne soient un ouvrage du péché, inspiré par le démon. Cahusac n’a pas fait ces réflexions. La condamnation de la danse théatrale n’étoit pas de son rôle.

Il appelle sacrées les danses du peuple les jours de fête, comme si elles étoient consacrées par la religion. Cela étoit vrai dans le Paganisme, chez les Egyptiens, les Indiens, les Grecs, &c. elles faisoient partie du culte de plusieurs faux Dieux, jamais dans la religion véritable. Aucun vestige dans les livres de la Genèse & de Job, les seuls monumens qui restent de la religion naturelle. La liturgie des Juifs, qui entre dans le plus petit détail, n’en fit jamais une cérémonie religieuse. La sœur de Moyse avec plusieurs femmes dansa après le passage de la mer Rouge, mais non Moyse, comme le dit l’Auteur (pour faire le bal complet). Les filles de Silo, & non les Prêtres, dansoient dans la campagne quand elles furent enlevées. David se joignit au peuple qui dansoit dans les rues, ce que sa femme n’eut pas trouvé mauvais, si c’eût été une cérémonie prescrite par la religion. Jamais assurément les rubriques chrétiennes, même dans l’immense foule des Breviaires, Missels, Rituels, de toute espèce que de tous côtés on enfante, n’ont imaginé de mettre la danse dans le cérémonial ecclésiastique. On a beaucoup dansé les jours de fête chez les Juifs & chez les Chrétiens. Sans doute, on le fait bien encore dans toutes les paroisses de campagne aux fêtes locales, comme dans toutes les occasions de joie publique, & autrefois jusque dans les Eglises la veille de S. Jean & aux fêtes de fous ; mais c’est se jouer du public de faire de la danse une partie du culte, & une chose sacrée. La religion est trop sérieuse pour s’occuper de ces frivoles agitations, & croire qu’on honore Dieu en sautant en cadence. Elle les a toujours condamnées ; encore plus, si prenant la danse pour l’art des gestes, on veut faire de nos mystères une scène de pantomimes. C’est s’en jouer encore de faire danser les Thérapeutes & les Anachorètes dans leur désert, de regarder le chœur des Eglises, parce qu’il est plus élevé que la nef, comme un théatre bâti exprès pour y danser, & dire que les Prêtres de la loi nouvelle y dansent pour honorer Dieu, & que l’Evêque est appelé Prélat à presiliendo, parce qu’il commençoit & menoit la danse de la fête. Toutes ces folies méritent-elles qu’on en parle ? Après ce dévot panégyrique, l’Auteur est forcé de dire (C. 11.) : Rien n’est plus prompt que les progrès de la licence ; les institutions les plus saintes dégénèrent en peu de temps en pratiques folles & nuisibles. L’Eglise voyant les désordres & les crimes de la danse sacrée, fut obligée, pour extirper le mal, d’oser avec outrage la défendre absolument. Les deux sexes qu’elle rassembloit, la nuit si propice à la séduction, le débordement intolérable qui la dégrada, les solemnités devenues des rendez-vous de libertinage, & le prétexte d’une infame dissolution, est un assemblage monstrueux de piété & de débauche. L’Eglise & l’Etat se réunirent pour les proscrire ; il n’y a plus que les danses que le peuple fait au-tour des feux de la S. Jean, qu’il veut à toute force traiter de cérémonie religieuse. Que disons-nous de plus ? ne sont-ce pas les bals, les danses de théatre, mélange de sexes, rendez-vous, dissolution de débauche, &c. Des danses profanes seront-elles plus exemptes de désordre que ne l’ont été les danses sacrées ? mériteront-elles moins les anathèmes de tous les gens de bien ?

Voici des traits intéressans que Cahusac a aussi oubliés ou cru devoir omettre.

Terpsichore, cinquieme Muse, étoit la Muse de la musique & de la danse, dont on la dit l’inventrice, ce qui est absolument faux, puisque les danses & les instrumens de musique des Juifs au passage de la mer Rouge, au-tour du veau d’or, sont antérieures de plusieurs siecles à toutes les Divinités de la Grèce. On représentoit celle-ci dansant & sautant avec une harpe à la main, comme les Bohémiennes avec leur tambour de basque. C’étoit une célèbre danseuse & chanteuse de son temps, & par conséquent une femme sans mœurs. L’Histoire Poëtique lui compte au moins trois amans dont elle a eu des enfans, entr’autres Archéloüs, dont on prétend que sont venues les Sirenes, qui ont hérité des goûts & des talens de leur mère. Ces monstres, demi-femme & demi-poisson ou demi-oiseau, si célèbres dans la mythologie par leurs chants & leurs attraits dangereux, dont il étoit si difficile de se sauver, & dont Ulisse n’échappa, dit Homère dans l’Odissée, qu’en se faisant attacher au mât du navire, & bouchant les oreilles de ses matelots, ces monstres prétendus, n’étoient dans la vérité qu’une mere & des filles prostituées, qui s’étoient établies sur le Promontoire de Sirenusse en Lucanie, d’où elles ont pris leur nom, dans un endroit où les vaisseaux venoient aborder pour prendre des provisions, & où elles se vendoient aux passagers & aux matelots. La Méditerranée étoit pleine de pareils repaires, tels que l’isle de Circe, de Calipso, Paphos, Cithère, Gnide, Amathonte, &c. célèbres par le crime. Ces filles étoient légères à la danse comme des oiseaux, & souvent impatientes d’avoir des acheteurs, elles alloient a la nage au-devant des vaisseaux pour y faire leur commerce. On leur a tantôt donné un corps d’oiseau, tantôt un corps de poisson ; leur mère Terpsichore, qui les avoit si bien formées, & qui étoit elle-même si habile danseuse, méritoit bien les honneurs du Parnasse.

Toutes ces folies renferment de grandes leçons. La musique & la danse sont des attraits si puissans de la volupté qu’on ne peut s’en défendre qu’en se bouchant les oreilles & se faisant attacher, c’est-à-dire en fuyant l’occasion & s’éloignant du rivage. Les orages de la haute mer sont moins à craindre que la tranquillité d’un pareil port, & de tous les écueils la volupté est celui où l’on peut le moins éviter le naufrage. Les danseuses, les chanteuses sont de vraies Sirenes, qui s’emblent nager ou voler (on ne prétend pas que j’excepte celles de l’opera). La nudité des Sirenes peint l’immodestie des danseuses, les poursuites des unes après les voyageurs présentent la conduite, les facilités, les tentatives des autres auprès des spectateurs. Les Sirenes n’ont jamais été plus fameuses que les Actrices ; leurs noms sont passés en proverbe, Sirene & Actrice sont deux synonimes. L’Abbé Girard, avec toute sa sagacité, n’y trouveroit de différence, sinon que fille de théatre dit encore plus que Sirene. Ces femmes publiques étoient en petit nombre dans un endroit écarté, ne séduisoient que quelque voyageur ; nos Sirenes sont sans nombre dans les plus grandes villes, le théatre est par-tout, & par-tout il est plein de monstres demi-femme & demi-poisson, qui ont la Muse Terpsichore à leur tête, & bien loin de s’enchaîner comme Ulisse, de se boucher les oreilles comme ses matelots, on y court, on les appelle chez soi, on n’a ni assez d’oreilles pour les entendre, ni assez d’yeux pour les regarder, ni assez de langues pour les louer, ni assez de bien pour les payer.

Toute la liturgie Payenne est pleine de danses, & toutes les danses y sont licencieuses, le fruit du vice qui les a établies, des sources de vice qui les inspirent & entretiennent. Telles les danses des Jeux Floraux dont la Courtisanne Flora fut l’institutrice, où le bal duroit la nuit & le jour, & la plus habile danseuse recevoit une couronne de fleurs. Les Orgies des Bacchantes avec leurs thyrses, dont Bacchus & Silene furent les Auteurs. Les Aphrodisies en l’honneur de Vénus au-tour de ses Temples d’Amathonte, de Gnide, de Paphos, &c. C’étoit le culte le plus agréable de la Déesse. Les Lupercales, en l’honneur de Pan, où les hommes couroient les rues un fouet à la main, & frappoient les passans. Les Saturnales, où les maîtres étoient obligés de souffrir les insolences de leurs esclaves. Les danses des Corybantes, pour amuser Jupiter. Celles des Nymphes, des Faunes, des Satyres, &c. Tous les Dieux & Déesses étoient danseurs, & aimoient éperdument la danse ; toute l’idolâtrie n’est que le culte des passions sous le nom bizarre des Dieux & Déesses de la fable, qui n’ont été que des débauchés & des femmes de mauvaise vie, que l’on a eu la folie de diviniser. Il est naturel que les cérémonies qui les honorent. offrent ce qui leur étoit le plus agréable. Point d’erreurs qui plaisent plus au démon, père de l’idolâtrie, que ce qui favorise les passions & multiplie les péchés.

Cet Auteur ne traite pas mieux la danse profane, publique & particuliere, que les danses sacrées. Au milieu de la description de celles de tous les peuples, semées d’aventures galantes dont en amateur il a rempli son livre, la vérité lui arrache bien des aveus. Soit qu’on ait porté la danse sacrée des Payens dans la société, comme il le croit, ou, ce qui est plus vrai-semblable, que la danse profane, plus ancienne que le paganisme, ait été introduite dans le culte des faux Dieux, il est certain que la danse & ce culte obscène ont les plus grands rapports. La danse est une image des mystères infames qu’on y célèbre ; ce qui suffiroit pour en dégoûter les Chrétiens, qui doivent avoir en horreur tout ce qui appartient au culte & ramène aux infamies de ces fausses Divinités : Depuis la dépravation des mœurs, dit Cahusac, les danses ne tiennent plus qu’au plaisir ; les charmes qui en résultent pour les exécuteurs & pour les spectateurs, en redoublent la passion. La jeunesse Grecque formoit des pas mesurés, & ne respiroit dans ses chants, ses mouvemens, ses attitudes, que la liberté, la joie, le plaisir, les transports de Bacchus. On les attribue à Terpsichore ou à Comus. Ces fêtes, commencées dès l’aurore, continuées dans le jour, poussées bien avant dans la nuit, dégénererent bien-tôt en images plus libres, & de ce premier pas vers la corruption elles se précipitèrent avec rapidité dans la plus affreuse licence. Rome & toute l’Italie furent plongées dans la plus honteuse dissolution. Les danses particulieres ne se sauvèrent pas mieux du naufrage. On en imagina pour peindre la volupté ; on ne fut pas long-temps sans les confondre avec la licence. On les appela lascives, nom qui désigne assez leur emploi, leurs airs, leurs figures. Je tire le rideau sur ces objets : l’honnête est inséparable de l’utile. L’ivresse, la fureur, les convulsions furent l’essence primitive (& très-fatigante) des danses de Bacchus ; on les métamorphosa en expressions de volupté. Les danses de Bacchus devinrent des danses de l’amour ; celles-ci furent le tableau de la plus effrénée licence. Les danses nuptiales furent aussi les peintures les plus licentieuses : les danseurs joignoient à la licence du sujet la grossiereté de l’exécution ; on vit des Sénateurs s’avilir par cet indigne exercice. Ils furent exclus du Sénat, & eurent la bassesse de se consoler de cette flétrissure, parce qu’elle leur acquéroit le droit de continuer impunément de la mériter.

Agamemnon, partant pour Troye, laissa auprès de sa femme un célebre danseur qui la formoit en l’occupant de danses nobles & décentes. C’étoit un homme sage, si un danseur peut l’être. Un amant de la Reine tua le danseur, & la séduisit. Quel changement dans les mœurs, dit Cahusac, quelle sauve-garde de la sagesse que la danse ? Il faudroit dire aujourd’hui : Maris, qui partez, emmenez avec vous le danseur. Il fait le plus grand éloge des danses continuelles des Lacédémoniens, qu’il prétend que Lycurgue ordonna par une sage politique, pour leur faire acquérir de la vigueur & du courage. A-t-il pu ne pas rougir du comble de leur indécence, puisqu’il la rapporte lui-même ? L’éloge de la danse en général. C. 10. tit. 2. a quelque chose de comique. Qu’à la bonne heure il l’appelle un amusement agréable, un exercice du corps, utile à la santé, qui donne de l’agilité & des graces, pourvu qu’il soit renfermé dans de justes bornes. Mais il ajoute : La danse est un préservatif contre les maladies de l’ame, comme elle chasse le venin de la tarentule. Elle porte dans le cœur une confiance fiere qui le ranime, dans l’esprit une vivacité aimable qui l’éclaire. C’est une huile salutaire qui adoucit les ressorts. Les Dieux, pour ajuster les hommes à leurs desseins par le plaisir, nous attirent doucement comme l’attraction de Newton. (c’est un nouveau genre de congruisme que Suarès & Molina n’avoient pas imaginé). La danse entretient l’harmonie de tous les mouvemens de l’ame ; il se forme de tous ces mouvemens une danse juste & mesurée (il ne dit pas si c’est un menuet ou une courante). Nous sommes un clavecin bien accordé, touché par des mains exercées. Il avoit ailleurs fait danser dans le ciel les étoiles & les planètes (c’étoit sans doute une danse ronde), & assure que les Prêtres Egyptiens en avoient imaginé une très-ingénieuse pour représenter les mouvemens mesurés des corps célestes. Quand on lit toutes ces belles choses, on croit être de la scène du Bourgeois Gentilhomme, où son Maître à danser fait dépendre de la danse, & son Maître à chanter, de la musique, le gouvernement de l’Etat & le succès de toutes les affaires. Malgré tous les avantages, toutes les qualités, toute l’efficacité de ces remèdes aux maladies de l’ame, que de passions contraires, dit-il, embarrassent l’ame, que d’ennemis domestiques l’assiegent ! combien de tyrans l’accablent, & cherchent à l’asservir ! Poison le plus vif, que la nature souffle, dont il faut arrêter le progrès, & détourner la malignité. La danse ne fait qu’attiser ce feu si dangereux. Voilà tout ce que disent les Canons, les Pères, les Casuistes, des dangers que fait inévitablement naître la danse : Non tuta verecundia, illecebra suspecta, idoli portio, deliciarum comes, luxuria ludibrium saltatio. Nil tam pronùm ad libidines, quàm inconditis motibus, quæ disciplina vestivit membra nudare, ludere oculis, rotare cervicem, comam spargere. Quid ibi verecundia esse potest, ubi saltatur, strepitur, concrepatur ? Saltet, sed adulteræ filia. Quæ verò casta est, filias suas religionem doceat, non saltationem, &c. Ambros. L. 3. de Virgin.

L’Auteur donne beaucoup d’étendue à la danse. Il prétend que c’est en général l’art des gestes. Il y renferme tous les mouvemens du corps qui peuvent peindre & représenter, la déclamation oratoire, l’art des pantomimes, &c. Un Prédicateur en chaire, un Avocat au barreau, un Acteur sur la scène, dansent, parce qu’ils font des gestes. S’ils apprennent à déclamer, sur-tout s’ils prennent leçon d’une Actrice, ils apprennent à danser. Cicéron, Quintilien, traitant de la prononciation, Dinouart dans son Eloquence du corps, ont fait des traités de danse. Un dissertateur, plein de son objet, y ramène tout. Dans le fonds c’est une question de nom. La plupart des mouvemens du corps, des gestes, des attitudes, sont sans doute des signes des mouvemens de notre ame, & comme des traits du tableau, signes très-naturels qui échappent souvent sans qu’on y pense, & n’en sont que plus expressifs, signes moins arbitraires que les mots, qui sont différens dans toutes les langues ; au lieu que les gestes, par-tout les mêmes, sont entendus de tous les hommes, & même des animaux, qui fuient, viennent, craignent, caressent, selon qu’on les appelle ou les menace, qui ont eux-mêmes leurs gestes très-significatifs pour se faire entendre, & entr’eux, & des hommes. On peut sans doute faire un art, & même plusieurs arts de toutes ces choses, & les appeler en général l’art de la danse. On peut les porter à la perfection. Hortensius étoit le plus grand Orateur de son temps, supérieur à Cicéron dans la partie de la déclamation, quoique très-inférieur dans la composition. Les pantomimes jouoient toute sorte de pieces sans dire un mot. Le Roi du Pont en demanda un à Néron pour lui servir d’interprète chez tous les peuples. Un muet peut parler ce langage, un sourd l’entendre. Tout cela peut avoir son style, sa poësie, son éloquence, sa grammaire, ses synonimes, aussi-bien que la peinture, la musique, l’écriture, & tout cela peut être appelé danse. En ce sens l’art de la danse est sans bornes.

Mais dans le langage ordinaire, c’est abuser des termes. La danse n’est qu’une suite de mouvemens faits en cadence sur une figure réguliere, dans la vue de s’amuser, ou de marquer sa joie ; le public ne va pas plus loin : Ces mouvemens ne signifient rien, & ne sont pas des gestes. Que signifie un entrechat, un pas de sissone, une cabriole ? On a pu y mêler des gestes de toute espèce, & s’en servir pour caractériser certaines personnes, un paysan, un arlequin, une furie, &c. on y a joint des habits appropriés à leur caractère. Mais c’est quelque chose de plus que la pure danse ; sur-tout, & c’est là tout ce qui nous occupe dans cet ouvrage, tout cela peut porter & porte en effet très-dangereusement sur les mœurs, ces attitudes, ces gestes, ces attributs, cette énergie de langage passionné, indécent, tout ce pantomime peut n’être & n’est ordinairement que la peinture du vice, le langage des passions les plus séduisantes, qui font du spectacle l’écueil de l’innocence. Les meilleures danseuses sont les plus dangereuses. Ce sont des Locusta, des Brinvilliers, qui sont boire à pleine coupe le poison de la volupté. Le grand art de la danse n’est que l’art d’empoisonner les cœurs : Mulieribus saltantibus, nihil turpius ; chorea diabolica, est incendium, & formax concupiscentia, & castitatis opugnatrix. S. Chrysostome tenoit ce langage à Antioche & à Constantinople, où l’on dansoit sur le théatre & au bal ces danses célèbres que Cahusac dit si parfaites, dont les attraits de la volupté faisoient la plus grande perfection & la plus agréable aux spectateurs.

Après avoir promené la danse d’un pôle à l’autre, Cahusac la fait monter sur le théatre, c’est-à-dire sur son trône. Il prétend qu’elle n’est en France qu’à son berceau, que celle des Grecs & des Romains étoit plus parfaite, ce que je laisse à juger aux connoisseurs. Il lui prodigue les plus grands éloges, comme à un art agréable, l’un des plus beaux ornemens de la scène. Il a raison, mais c’est cela même qui la rend plus dangereuse. Aussi quand il l’envisage dans l’ordre moral, il assaisonne son panégyrique par des traits qui confirment les anathèmes des Pères & de l’Eglise, de l’aveu même d’un amateur le plus épris de ses charmes. L. 3. C. 3. Voici un des chef-d’œuvres de la danse : Sans autre secours que les pas, les positions du corps, les mouvemens des bras, on vit représenter les Amours de Mars & de Vénus, le soleil qui les découvre à son mari jaloux, & les pièges que le mari tend à sa femme, les filets perfides qui en comblant la vengeance confirment sa honte, la confusion de Vénus, la rage de Mars, la joie maligne des Dieux qui accourent en foule à ce spectacle. Tout le monde applaudit. Le cynique lui-même, ennemi de la danse, s’écrie : Non, ce n’est point une représentation, c’est la chose même. N’est-ce pas là une danse bien édifiante ? La fameuse danseuse Timele rendoit toutes les actions théatrales avec la force, la vivacité, l’énergie dont elles étoient susceptibles (comme la Dangeville, selon S. Foix & tout le monde). Elle étoit surtout supérieure dans les tableaux de galanterie ; jamais on ne la peignit avec tant de feu & des couleurs si douces & si vives. Elle plongeoit les spectateurs dans une espece de ravissement qui alloit jusqu’à l’extase (étoit-ce pour des objets célestes ?), les femmes perdoient la tête & crioient de plaisir. Qu’on ne chicane pas sur l’application, l’Auteur lui-même l’a faite. Telle, dit-il, auroit paru Mademoiselle Sallé. Que c’est un beau rôle à jouer ! qu’il feroit honneur à la vertu ! qu’une pareille danse est édifiante !

L’Auteur, C. 4. rapporte un long fragment de Lucien, qui d’un compositeur de ballets fait un homme universel, un génie sublime, mémoire excellente, esprit vif, conception facile, oreille fine, goût sûr, jugement droit, imagination féconde, il doit avoir tout. Qu’il soit Poëte, Orateur, Philosophe, Géomètre, Peintre, Architecte, Sculpteur, &c. à la bonne heure qu’il soit tout, excepté homme de bien, qualité dont on ne s’embarrassé guère, qui nuiroit même au succès de ses danses, & en supprimeroit la plupart. Sur-tout il doit savoir l’histoire & la fable (mieux que Scaliger & Petau) depuis le développement du cahos & la naissance du monde jusqu’à nos jours, & pour lui donner la leçon, on lui fait le détail d’une infinité de sujets qu’il doit représenter. Croira-t-on que ce ne sont presque tous que des sujets galans, c’est-à-dire toutes les infamies qui se sont passées sur la terre, ou qui ont été imaginées par les Poëtes, Enlèvement d’Europe, de Proserpine, d’Oritie, Amours de Semelé, de Mars, d’Apollon & Daphné, Ariadne, Leda, Amimone, Naissance de Vénus, de Bacchus, Prison de Danaé, Paris & Hélène, Aventures d’Amphitrion, de Junon & d’Io, d’Actéon & Diane, Orphée & Euridice, Médée & Iason, Démophon & Philis, Phédre & Hyppolite, Endimion & l’Aurore, Persée & Andromède, Zéphire & Flore, Atis & Cibele, Vénus & Adonis, Alutante, Circé, Calipso, Pasiphaé, Rodope, &c. En voyant ce catalogue, on croit lire la table de nos opéras de nos comédies, Françoise, Italienne, & de la Foire. On n’a qu’à parcourir les Almanachs des Spectacles, on y verra tout cela, & encore de nouvelles horreurs enfantées par les imaginations lubriques des modernes, ou prises des Contes de Bocace, de la Fontaine, de Rabelais, de Pétrone, de l’Arétin. On n’est pas surpris de trouver dans Lucien cette liste & ces images, c’étoit un Payen & un cinique ; mais peut-on voir des Chrétiens faire métier de représenter ces infamies, & des milliers de Chrétiens spectateurs s’en repaître journellement ? Enfin Cahusac prétend que les mimes & pantomimes (les plus excellens Acteurs) portèrent la danse à Rome à la plus haute perfection (ce seroit parler plus juste de dire que l’art des pantomimes est un art particulier différend de la danse). Mais peu importe, le portrait qu’il fait de ces grands danseurs n’est pas plus flatté. Les actions du caractère le plus bas & du genre le plus libre furent, dit-il, l’objet de la danse théatrale ; on donna aux danseurs le nom de Mimes, ils ne varioient leur danse que par quelque figure licencieuse, qui les précipitoient toujours dans la grossiereté. Pilade & Batile y brillèrent, on croyoit entendre ce qu’on voyoit. Mais en peignant les amours de Leda, Batile causoit à plusieurs Dames, d’ailleurs très-respectables, des distractions qui passoient les bornes de la sensibilité. Les danses ne sont-elles pas pires que les romans & les comédies les plus licencieuses. Voilà ce qu’on rappelle si souvent sur nos théatres : Loquaeissimas manus, livguosos digitos, clamosum silentium. Var. 1. 20. Cassiodor.

Le second tome débute par des réflexions politiques sur les aventures des deux Héros de la danse, Pilade & Batile, dont il est juste qu’un amateur zélé relève la gloire. Auguste connoissoit les hommes & l’art de les gouverner, & le goût des Romains pour les spectacles. Il fonde sur leur magie la tranquillité de son règne (les spectac les ne sont donc que des enchantemens). Personne n’a su les employer d’une maniere plus efficace, ni dans des circonstances plus délicates. Les pantomimes (les danseurs parfaits) furent les principales causes de l’asservissement des Romains (& Rome les aimoit !). Les Rois ont toujours sous leur main un moyen assuré de distraire la multitude des opérations du gouvernement. C’est assurément donner à la danse une grande importance ; mais est-ce en faire l’éloge ? est-ce faire celui du politique qui l’emploie, & du peuple frivole qui s’y laisse prendre ? Les théatres publics déjà établis étoient beaucoup pour les vues de l’Empereur ; mais on y étoit accoutumé, il falloit réveiller & rendre ce goût plus vif par des nouveautés piquantes. Il choisit la danse, la mit à la mode, feignit de l’aimer, & fit venir les deux plus habiles danseurs qui eussent jamais paru ; tout s’en occupa, Rome ne tourna plus ses regards sur le gouvernement qu’on lui avoit ravi, & subit le joug : politique fine, qui étoit dans son caractère. Pilade & Batile entraînèrent tous les suffrages ; par leur rivalité ils partagèrent & firent deux partis de Piladiens & de Batiliens. Chacun cabala pour les siens. Auguste les laissa se débattre, se ridiculiser, se déchirer mutuellement ; il aida même en leur accordant les privilèges des citoyens, entr’autres de les soustraire à la juridiction des Magistrats, pour les soumettre immédiatement à la sienne, comme en France on a soustrait les Comédiens aux Magistrats municipaux, pour les soumettre à un inspecteur particulier. Les cabales du théatre, comme l’Empereur l’avoit prévu, étoufferent toutes les autres. Sur quoi ce Prince ayant voulu punir Pilade de quelque faute par un exil, ce danseur osa lui dire : Tu es un ingrat, que ne les laisse-tu s’amuser de nos querelles ? Effectivement l’exil de Pilade produisit un mauvais effet, on en murmura, on le traita de tyrannie, on censura le gouvernement ; les deux partis se réunirent contre un tyran qui, disoit-on, cherchoit à les accabler tous les jours de nouveaux fers. On s’aigrit, on couroit aux armes ; Auguste craignit & sit revenir le danseur, & tout se calma. Que de ressources heureuses n’a-t-on pas dans la frivolité des hommes pour leur faire adorer le joug qu’on leur impose ! Tel est ce goût si général, si vif, si dominant pour les spectacles, que tout favorise, que tout augmente. Pense-t-on au gouvernement quand on est au bal, à la comédie (j’ajoute, y pense-t-on à la piété) ? Dans tout ceci on n’a fait que rassembler les paroles de l’Auteur : Non credo viro qui se dicit illæsum evasisse à spectaculis chorearum, dit S. Jérôme ; ubi tympana sonant, tybia clamitat, lyra ganit quis ibi timor Dei ? Fidicinas, psaltrias & choreas diaboli quasi mortiferas pro turba ex ædibus tuis.

Les mœurs des héros de la danse étoient dignes de leur état. Pilade étoit un orgueilleux, plein de lui-même, qui méprisoit tout le monde ; un fou qui pour bien représenter Hercule furieux, jetoit des flêches sur l’assemblée, sur l’Empereur même, blessa plusieurs personnes, en effraya un grand nombre, & les révolta tous. Batile, d’abord esclave, ensuite affranchi, donna dans une liberté effrénée de mœurs, dans une facilité extrême à se livrer aux parties de plaisir les plus libertines, dont la gaieté & la complaisance faisoit la joie, & à négocier tous les commerces galans des Seigneurs de Rome. Il ne pouvoit manquer de se faire un nombre infini de partisans, d’amis, de protecteurs, de tous les débauchés. Peu délicat sur les moyens de faire sa fortune, ils lui étoient tous bons. Dira-t-on qu’il n’a point de successeurs en France ? Après la mort d’Auguste la licence des Danseurs pantomimes devint sans bornes. La multitude se passionna pour eux jusqu’à la fureur ; les jalousies furent poussées jusqu’à la violence, l’audace jusqu’à la licence la plus effrénée. Les gens les plus distingués furent l’objet de leur malignité, ils avoient l’effronterie de jouer les Sénateurs même. Le peuple applaudissoit à cette insolence. Les Acteurs se battoient, s’égorgeoient derriere le théatre, les spectateurs échauffes prenoient parti, & en venoient aux mains ; il y eut des Centurions, des Tribuns, des Préteurs tués ou blessés. Ces désordres furent si grands que Tibère fit fermer les théatres, & chassa les danseurs. On se dédommagea par des théatres de société dans les maisons particulieres, où la dépravation des mœurs ne sit qu’augmenter. Caligula rouvrit les théatres ; ils ne furent plus qu’une école de libertinage, les danseurs & danseuses qu’une troupe infame prostituée à la débauche, leur art qu’un vil instrument employé à combler de biens des scélérats dont rien ne pouvoit réprimer l’impudence. Néron, dans les beaux commencemens de son regne, se crut obligé de les chasser encore ; mais il devint trop infame pour pouvoir s’en passer, il les rappela pour les associer à ses débauches. On les souffrit jusqu’à Domitien ; mais le danseur Paris ayant eu l’audace de souiller le lit de l’Empereur, ce Prince répudia sa femme, fit massacrer son amant & un autre danseur, dont il craignoit un pareil affront, & chassa encore tous les Comédiens : Uxorem Domitiam Histrionis amore deperditam repudiavit, &c. Si tous les danseurs amans des Dames, si toutes les danseuses maîtresses des Seigneurs, étoient si sévèrement punis, que deviendroient tous les théatres ? Les pantomimes trouvèrent le moyen de revenir quelque temps après ; mais le sage Trajan les chassa, & abolit dans Rome un spectacle que la licence rendoit intolérable. Tout le monde y applaudit, & c’est un des beaux traits que Pline loue dans le panégyrique de ce Prince. Je ne sais comment Cahusac en fait un crime à Trajan, & le traite d’homme médiocre que Pline a loué en courtisan, & qu’il auroit dû blâmer en Philosophe, puisque, de l’aveu de toute l’antiquité, ce fut un des plus grands Princes qui soient montés sur le trône des Césars. Ils revinrent pourtant, & s’établirent si bien que sous le règne de Constance, où l’on chassa de Rome tous les Philosophes, sous prétexte d’une grande disette, on y conserva trois mille danseuses & autant de maîtres à danser, à qui rien ne manqua : Tria millia saltatricum, ne interpellata quidem, totidemque remansere Magistri. L’Auteur a beau relever ce misérable état par deux ou trois médailles qu’il dit avoir été frappées à l’honneur de quelque danseur, que peut-être il se fit frapper lui-même, comme nos Actrices se font peindre & graver jusque sur des tabatieres ; ils n’en sont ni moins dangereux, ni moins méprisables, il ne peut s’empêcher de s’écrier : Concluons d’un trait aussi caractéristique de ce siecle, que les connoissances, l’esprit, le goût (les mœurs), y étoient totalement affoiblies, & la science du gouvernement inconnue. Marc-Aurèle auroit voulu y remédier, mais il lutta en vain contre l’impression donnée à la machine, elle s’écrouloit, & ne pouvoit se rétablir. Il réforma quelques abus, prescrivit des bornes à la licence, & diminua le nombre des représentations. La débauche publique de sa femme y mit le plus grand obstacle. Il la sut le dernier ; on lui conseilloit de la répudier, il souffrit & dissimula, & répondit : Il faudroit donc lui rendre sa dot, elle m’a apporté l’Empire.

Nous ne suivrons pas l’Auteur dans l’immense détail de ses ballets Poëtiques, Allégoriques, Moraux, Bouffons, Ambulatoires, Politiques, du Plaisir, de la Nuit, de Bicêtre, du Carnaval, du Gris de lin, &c. dont il fait la description d’après le P. Ménétrier. Toutes les fêtes qui ont été données pendant deux siecles, sont, selon lui, des ballets, parce qu’on y dansoit. Peu importe, notre objet se borne à faire remarquer que tout y est plein de galanterie, que la danse en fait un tableau très-vif. Quatre quadrilles, dit-il, de femmes jeunes & belles y parurent ; les symphonies sur lesquelles leur danse étoit réglée, exprimoient des sentimens de tendresse que les attitudes, les pas, les figures, rendoient avec onction. Ces quadrilles étoient en effet bien dévotes. Tous les autres sont pleins de pareils spectacles. Partout l’empreinte du vice. Comment pouvoir s’en garantir ? Quel portrait fait-il de la Cour de France ? Le nombre des ballets pendant cinquante ans fut immense, & la ressource de la galanterie. Catherine de Médicis, qui les avoit apportés d’Italie, s’en servit pour amuser les Rois ses enfans, & demeurer maîtresse de tout. Charles IX, plus difficile, tint dans un mouvement continuel son adresse & sa politique. Elle imagina fêtes sur fêtes pour lui faire perdre de vue le seul objet dont elle auroit toujours dû l’occuper. Henri III avoit l’esprit léger, le cœur gâté, l’ame foible, la pente la plus forte au libertinage ; elle en profita, elle mit en jeu le bal, les ballets, les mascarades, les plus belles femmes, les Courtisans les plus libertins, pour l’endormir sur le trône. Sa vie ne fut qu’un long sommeil. Il couroit le bal habillé en fille, La danse étoit la galanterie du temps. Dans le ballet que lui donna le Cardinal de Bourbon, en son abbaye de S. Germain, la Reine, les Princesses dansèrent en Sirenes, Nayades & Néréides ; les Princes, les Seigneurs, en Tritons, Faunes, Satyres, & reçurent chacun un présent de sa Dame. On y fit danser au son de la trompette des chevaux qu’on avoit dressés. Henri IV aimoit éperdument la danse ; il donna une infinité de bals, de ballets, de mascarades ; tout son séjour en Béarn se passa en réjouissances & galanteries, elles le délassoient de ses travaux guerriers. Il étoit à danser quand on lui apprit la prise d’Amiens par les Espagnols ; Gabrielle d’Etrées, qui dansoit avec lui, fondit en larmes : Ma Maîtresse, lui dit-il, il faut monter à cheval pour faire un saut. On donna une infinité de fêtes à Louis XIII pour le divertir. Il étoit naturellement triste, & souvent malade ; tout y étoit triste comme lui. On y dépensa des sommes immenses : c’étoient de magnifiques chaos plutôt que des amusemens agréables. Mais par-tout Vénus, l’amour, des danses galantes, des danseuses peu modestes, quoique le goût d’un Prince fort retenu, les rendît moins licencieuses, vinrent infecter le spectacle, & porter le flambeau du vice dans le cœur. La nation des Acteurs & des Actrices peut-elle se contenir ? Le Cardinal de Richelieu, trop grand pour s’y plaire, trop peu scrupuleux pour s’en embarrasser, le souffrit jusque dans les fêtes qu’il donnoit au Roi, sans doute au profit des bonnes mœurs. S. Cyrille & S. Ephrem appellent les danses les fêtes du diable : O subdola diaboli vafricies ! ô chorea diaboli ! Servi ejus eam ducunt, ibi tripudia perstrepunt, ibi virorum ac mulierum commercia, ibi diaboli festum celebratur.

L’origine des bals n’en fait pas l’éloge, & n’en garantit pas la sainteté. Comus en fut l’auteur : c’est le Dieu de la bonne chère, du divertissement & des fêtes de joie, comme Bacchus l’est du vin, & Vénus de l’impureté. Les bals & les mascarades ne pouvoient lui échapper, & l’union de ces trois Divinités est trop étroite pour les séparer. Cahusac rapporte un traité de Philostrate sur la danse (il eut pu en citer vingt autres), où l’on voit des danses de toute espèce, souvent des plus licencieuses, où les femmes se montrent dans la plus énorme indécence. Dans ce tableau on voit une grande salle (le bal de l’opéra) jonchée de fleurs, éclairée par des lustres ; d’un côté des filles qui dansent, d’un autre des gens à table, d’autres enfin qui écoutent des instrumens de musique (un Wauxhal) ; Comus au milieu, couronné de roses, comme tous les autres, la joie dans les yeux, le souris sur les lèvres, enivré de plaisir, se soutenant à peine sur ses pieds, s’appuyant d’une main sur un épieu, tenant nonchalamment de l’autre un flambeau allumé qu’il laisse pancher. C’est un bal en forme où Comus préside. Rien de plus élégant, il introduisit la danse dans les festins. C’est là l’apothéose de Comus. Peut-on manquer d’en faire un Dieu, comme de Terpsichore une Déesse ? C’étoit la Sallé de son temps. Ces danses étoient des intermèdes, des délassemens, comme elles le sont encore dans les entr’actes de nos pieces dramatiques ; elles ranimoient le plaisir. A son tour la bonne chère, le vin, la gaieté, le désordre aimable du repas, échauffoit la danse & la tendoit plus vive, plus folle, plus licencieuse. C’est dans ces occasions, disoit Salomon, que le vin & les femmes font tourner la tête aux sages : Faciunt apostatare sapientes. L’ivresse y fit danser Socrate & Caton le Censeur. On dit de Platon qu’il se possédoit assez pour s’y refuser. C’est à quoi fait allusion Cicéron, quand il dit, & après lui S. Ambroise ; il faut être ivre ou fou pour danser : Nemo saltat sobrius, nisi fortè insanit, quid satanica pompa ? meretricium saltantium molestices, dit S. Chrysostome, ubi omnia incondita, omnia difformia, omnia turpia, omnia injucunda. De là sont venus les bals : tantôt amusement libre & plus gai, tantôt cérémonie d’étiquette dans des fêtes publiques, magnifique, mais grave & sérieux, & toujours dangereux, par-tout les écueils inséparables de la danse, la bizarrerie, la licence des masques, l’heure indue, les passions que tout y excite & y favorise ; il conserve quelque chose de son origine par les rafraîchissemens qu’on y sert, qui en sont aujourd’hui les intermèdes, au lieu que la danse fut d’abord l’intermède des repas.

Enfin le théatre s’empara de la danse, elle passa des maisons particulieres sur la scène qu’elle embellit ; elle y a été à son tour embellie & perfectionnée. La danse répand dans le spectacle de la variété, de la gaieté, du délassement ; elle met en jour, développe, étale, offre au public les graces des Actrices, à peu près comme dans une foire les Marchands déploient leurs marchandises pour attirer les acheteurs. Ces boutiques ne sont que trop achalandées. Melpomène & Thalie rendent à leur tour les plus grands services à leur sœur Terpsichore. A quel degré de perfection la danse n’est-elle pas portée au spectacle ? quelle étendue n’y acquiert-elle pas, jusqu’au pantomime complet ? Les repas & les bals n’offroient qu’un assemblage fortuit de danseurs la plupart ignorans, mal faits, mal habillés, mal assortis, sans goût, sans exercice, sans grace, sans oreille ; c’étoit une cohue qui sautoit, trépignoit, faisoit du bruit, & fatiguoit plus qu’elle ne divertissoit. Le théatre a fait de la danse un art véritable & fort étendu, de grands maîtres, d’habiles élèves, des plans réguliers, un système suivi, une vraie académie, une science profonde ; tout y est choisi, préparé, combiné, symmétrisé ; uniformité de parures, assortimens de décorations & d’habit, égalité de tailles, ressemblance de traits, harmonie & cadence, symmétrie des pas & des figures, dextérité, légèreté, souplesse, force, tendresse, tous les agrémens imaginables, par conséquent tous les traits de la séduction ; tout y peint la volupté, met la passion en action, & y fait naître un vif intérêt, sur-tout lorsqu’adroitement combinée avec la piece représentée, elle fait avec elle un vrai tableau, naît-des événemens, les prépare ou les accompagne, comme l’a fait souvent le voluptueux Quinaut dans ses opéra, & que tâchent de faire ceux qui le suivent, car l’opéra est le vrai trône de la danse, le trône des danseuses, des figurantes. C’est de là qu’elles donnent des loix, qu’elles reçoivent des présens & des hommages, & savent le mieux s’humaniser. La danse n’est pas proprement une danse simple, mais une danse composée & représentative dans toutes les pieces où elle est enchassée. L’art dramatique est l’art de peindre ; chaque drame est un tableau général d’une action composée d’une suite de tableaux, chaque acte, chaque scène en est un ; une danse doit faire une scène, & par conséquent un tableau. Et comme dans les bons tableaux il ne doit pas y avoir de couleurs oisives, d’objets inutiles, si ce n’est dans des bordures ou des lignes de séparation, la danse ne peut être un hors-d’œuvre, un trait étranger au tableau, que dans les entractes, comme autrefois, ou à la fin, comme une petite piece après la grande. Mais dans tous ces états divers elle porte par-tout un poison d’autant plus pernicieux sur le théatre, qu’il y est mieux apprêté & bu à longs traits avec plus de profusion. Tout ce que la religion a jamais dit contre la danse & contre le spectacle, se réunit contre la danse théatrale qui rassemble ces deux dangers & les augmente l’un par l’autre : Mulieribus saltantibus cum viris, nihil in honestiùs, chorea & cantilina diabolica colluvies est. S. Chrysostome.

Après ces portraits de la danse, dont tout atteste le vérité, sera-t-on surpris du zèle de S. Charles ? Il la défend dans ses conciles, il ordonne aux Prédicateurs de parler fortement contre elle : Choreas saltationes tripudia sœpè & graviter de suggesta reprehendete & intectabitur. Il a composé un traité contre la danse. L’expérience, dit-il, ne montre que trop que tous ces divertissemens ne se font jamais sans de très-grands péchés : Sine multis & gravissimis Dei offensionibus nunquam fieri. Les attraits séduisans de la volupté, qui corrompent les mœurs, le portent à toutes les œuvres de la chair, en sont inséparables. Conc. 3. Mediolan. François Petrarque pensoit de même, cet homme si célèbre par ses talens, ses négociations, ses couronnes poëtiques, sur-tout par ses amours & ses innombrables vers galans, par conséquent peu suspect de rigorisme, Petrarque a composé, comme S. Charles, un ouvrage en forme de dialogue contre la danse, pour en désabuser un jeune homme qui en étoit follement épris. Il montre que c’est un exercice indigne d’un homme sage, qui ne peut que le couvrir de honte ; que ces agitations, ces gestes, ces dissolutions, cette évagation, sont aussi ridicules qu’infames & scandaleuses, & dangereuses pour les mœurs ; que ce n’est pas même un vrai plaisir, mais une ivresse & un délire ; & que si la folie n’étoit comme naturalisée dans la plupart des hommes, on auroit horreur de la danse, on ne verroit les danseurs qu’en pitié, comme des forcénés, &c. Il a une idée, que je crois fausse ; il prétend que le chant ou les instrumens n’ont été mêlés à la danse que par la honte du vice, pour y faire diversion, afin que l’ame occupée par l’oreille, les yeux s’offensent moins de l’indécence des mouvemens. Je pense au contraire que la musique est naturellement liée à la danse, qu’elle excite machinalement à danser, qu’elle en règle les pas, la mesure, par la cadence, qu’elle en fait l’un des grands agrémens, & qu’en préparant, flattant, amollissant le cœur, elle en augmente le danger.

On a imaginé un nouveau genre de spectacle qui réunit tous les divertissemens, qu’on appelle Wauxhal, ne sachant quel nom lui donner ; il a commencé à Londres dans un jardin qui porte ce nom. Au milieu d’un carré formé par quatre allées, on a placé un orchestre qui joue les plus beaux airs ; on danse, on se promène, &c. chacun à son gré. Tout croît & s’embellit ; on a construit dans ces allées des pavillons, des arcs de triomphe ; on est dans ces salles à l’abri du mauvais temps. On joue, on se chauffe, on boit, on mange ; tous les plaisirs y sont rassemblés. A l’entrée de la nuit une belle illumination éclaire toutes ces salles ; le Mercure de juillet 1769 prétend qu’il y a cinq mille lampions, sans compter une infinité de bougies. Les masques n’y sont pas reçus pendant la nuit. La Cour les défendit par raison d’Etat. On demanda au Roi de lever la défense. L’Evêque de Londres s’y opposa, & le Roi le refusa. Pour éluder la loi, on porte dans sa poche un faux nez qu’on s’applique en entrant, pour se déguiser ; mais des gardes sont chargés de prendre à l’entrée les gens par le nez pour voir s’ils ont un nez postiche.

On a imité ce spectacle à Paris ; on a construit sur le Boulevard de pareilles salles d’assemblée qui attirent un monde infini. Un vestibule sert d’entrée à un superbe sallon ovale environné de gradins en amphithéatre, & surmonté d’une belle galerie, d’où l’on entend la symphonie, & l’on voit les danses. Il est éclairé par un grand nombre de lustres ; plusieurs glaces reflectent & augmentent la lumiere, plusieurs pavillons aux environs offrent des caffés, des tables de jeux, des marchands de bijoux, des rafraîchissemens, la vue de la campagne, &c. Tous les plaisirs sont réunis dans ce lieu enchanté, ce Wauxhal François, qu’on appelle les Fêtes de Tempé par un petit trait d’érudition. Les Comédiens François se sont plaints que ce nouveau spectacle faisoit déserter leur théatre, & leur faisoit grand tort. Le Wauxhal a répondu que ce n’étoit point une comédie, & n’avoit rien de commun avec la scène Françoise. Je ne sais qu’est devenu ce grand procès, qui nous intéresse fort peu dans nos provinces, où peut-être on établira des Wauxhals, mais qui n’y sont pas encore établis.