(1772) Réflexions sur le théâtre, vol 9 « Réflexions sur le théâtre, vol 9 — RÉFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE NEUVIEME. — CHAPITRE III. L’Esprit de Moliere. » pp. 72-106
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(1772) Réflexions sur le théâtre, vol 9 « Réflexions sur le théâtre, vol 9 — RÉFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE NEUVIEME. — CHAPITRE III. L’Esprit de Moliere. » pp. 72-106

CHAPITRE III.
L’Esprit de Moliere.

On a souvent fait un parallelle de Moliere avec Pascal, des Provinciales avec les Comédies. Ces deux Auteurs ont en effet des traits de ressemblance : ils dialoguent finement, ils peignent agréablement, ils donnent parfaitement du ridicule ; chacun est unique en son genre. Aucun pourtant n’a été de l’Académie. On a fait réparation d’honneur à Moliere en donnant son éloge pour sujet du prix. Pourquoi ne proposeroit-on pas celui de Pascal ? Il seroit plus décent, ses ouvrages sont plus utiles. Il a excellé dans bien des genres : Moliere n’est rien hors du Théatre. Il est vrai que tous les deux outrent les caracteres, & ne peignent point d’après nature ; l’un en faveur du parterre, qu’il faut frapper par de grands traits, amuser par des tabarinages, & faire rire en grimaçant, pour le mieux affecter & puiser dans sa bourse ; l’autre pour plaire à son parti, qui vouloit décrier les Jésuites. Tous les deux font parler leurs Acteurs à leur mode, leur prêtent des raisonnemens grotesques, des principes ridicules, des conséquences bizarres, pour faire rire à leurs dépens. Le succès a passé leurs espérances, & a immortalisé leur nom. Cependant Pascal est fort supérieur à Moliere, non seulement par la religion & les mœurs, Moliere en approche-t-il ? mais encore par le génie. Si Pascal se fût livré au théatre, il auroit fait le Mysantrope, l’Avare & les Femmes savantes ; mais il n’eût pas fait Scapin, George Dandin, Pourceaugnac. Moliere n’eût jamais fait les Provinciales, qui ne sont qu’une comédie en prose. Il eût fait encore moins les Pensées sur la Religion, l’Equilibre des Liqueurs, les Expériences du Puits de Dome, la Roulette, &c. Il y a des fautes dans Pascal & de style & de langage ; mais il parle beaucoup mieux que Moliere, il ne connoît ni bassesse, ni grossieretés, ni indécence. Le langage de Moliere est très-souvent celui des Harangeres.

Les représentations théatrales ne furent d’abord que des farces, qui ne demandoient aucun art. Peu après se formerent les regles, & l’on vit éclorre l’art de la composition des drames. Dans toutes les poëtiques depuis Aristote on en trouve des regles sans nombre. Plusieurs Poëtes en ont rempli leurs préfaces pour faire l’éloge de leurs pieces. Celles de Corneille réunies feroient un assez bon traité : il avoit de l’étude & des connoissances. Moliere n’a rien écrit sur son art, & je doute qu’il fût en état de le faire : il n’avoit jamais étudié. Si pour plaire à ses parens, il suivit quelque temps le College & l’Université, il ne s’occupa que de son plaisir ; il échappa dès qu’il le put, & se donna à une troupe de Comédiens ambulans, c’est-à-dire à la lie de la populace & du vice, & courut avec elle les provinces. Tout cela ne forme point un savant. Jamais il ne composa que de goût & de génie : il lut quelques comédies Espagnoles, il y prit des intrigues, des bons mots, des situations théatrales, qu’il enchassoit dans ses farces. Il seroit aisé, si l’objet en valoit la peine, de montrer que la moitié de son théatre n’est formé que de dépouilles. On l’a reproché à Boileau. Moliere le mérite encore plus : il seroit comme le geai couvert des plumes du paon, à qui les autres oiseaux arrachent les plumes. Il effaça ses contemporains, qui ne s’avisoient point d’aller pirater. Il plut à Louis XIV. Le ton de la Cour lui donna de la vogue : il a aujourd’hui l’habitude des éloges.

Jamais il n’a composé de poëtique. Il est même vrai que la spéculation & la pratique, les deux talens du didactique & du comique, sont rarement réunis. Aristophane, Plaute, Terence, Regnard, n’ont point fait de Traité. Aristote, Horace, Vida, Scaliger, Boileau, n’ont rien donné à la scene. L’abbé d’Aubignac, qui voulut se mêler de tous les deux, ne réussit ni dans l’un, ni dans l’autre ; on sait le bon mot du Prince de Condé après avoir vu jouer une piece de cet Abbé, où toutes les règles étoient observées : Je sais bon gré à d’Aubignac, dit-il, d’avoir suivi les règles d’Aristote ; mais je ne puis pardonner aux règles d’Aristote d’avoir fait faire une si mauvaise piece à l’Abbé d’Aubignac. Je crois même que l’esprit comique est plus opposé que le tragique à la théorie des regles. Le tragique fait penser profondément, s’occupe d’objets sérieux, fait parler des personnes graves, décentes, élevées, raisonne dans le conseil des Princes d’affaires importantes, & traite de grands intérêts. Il y faut plus de réflexion, de combinaison, d’élévation ; les fautes sont plus saillantes, & se pardonnent moins. La comédie ne sait que voltiger, ne se nourrit que de frivolité, & ne pense qu’à faire rire ; on lui pardonne tout : ses écarts sont sans conséquence, ils passent pour des beautés, s’ils amusent. Aussi y a-t-il incomparablement plus d’auteurs comiques que d’auteurs tragiques, de comédies & de bonnes comédies que de tragédies. Les traités dramatiques, les règles, les unités, les observations roulent plus sur la tragédie que sur la comédie.

Les admirateurs de Moliere voudroient faire croire qu’en analysant son théâtre & développant les prétendus mystères de l’art, qu’on y croit renfermés, on formeroit un traité complet de l’art dramatique. On en feroit de même de tous les comigues un peu distingués, non seulement de Plaute, Terence, Regnard, mais de Destouches, Dancourt, Monfleuri, du Théatre Italien. Ces traités seroient dans le goût de Mathanasius ou Chef-d’œuvre d’un Inconnu, ou à l’occasion d’un mot on fait venir tout ce qu’on veut. Si Moliere revenoit au monde, & lisoit un pareil commentaire, il seroit tout étonné de se trouver si savant & si grand observateur des règles, auxquelles il n’a guere pensé. Quelle obligation auroit-il au profond interprette qui déterreroit dans son fonds des trésors qu’il n’y soupçonnoit pas ?

Dans les vies de Gassendi & de Moliere & dans cent endroits on dit à la gloire du Poëte, que cet habile Philosophe faisoit chez lui des conférences philosophiques, & que Bernier, Bachaumont, Chapelle & Moliere étoient ses éleves, & lui firent un honneur infini. Il leur en faisoit bien davantage. Gassendi étoit un homme d’un vrai mérite, & tous ces prétendus éleves étoient peu dignes de lui, sur-tout pour la religion & les mœurs. Bachaumont fut toute sa vie un Epicurien. Heureusement pour lui, dit-on, il se convertir à la mort, & mourut chrétiennement. Pour justifier sa conversion, il faut, disoit-il, vivre à la porte de l’Eglise, & mourir à la sacristie. Mot impie & sans esprit, car qu’est-ce que mourir dans la sacristie ? Chapelle, fils naturel de M. l’Huilier, étoit un ivrogne qui s’enivroit régulierement tous les jours. Il étoit à ce titre recherche dans les meilleures tables. Dans son ivresse il se jetoit dans l’enthousiasme philosophique, faisoit des commentaires sur le système des atômes. Les convives s’en lassoient, & le laissoient à table ; il continuoit le verre à la main d’expliquer aux laquais le systême d’Epicure, qu’il n’entendoit pas mieux qu’eux. C’est lui qui s’étant enivré dans un soupé chez Moliere proposa à tous les convives d’aller se jeter dans la riviere, pour immortaliser leurs noms par ce grand exploit. Moliere, qui n’avoit pas tant bu, l’arrêta par cette réflexion, qu’il trouva admirable : Personne ne nous verroit pendant la nuit, demain au grand jour, devant tout le monde notre exploit sera plus éclatant & plus admiré. Moliere, corrupteur de la nation, fut lui-même très dépravé. Il ne retira de ses conférences philosophiques, où il alla s’amuser trois ou quatre fois, que quelques termes de physique dont il a formé des scenes bizarres dans le Mariage forcé & le Medecin malgré lui. Bernier est le seul qui en ait profité ; il courut le monde, il fut médecin du Grand Mogol, revint en France faire imprimer ses voyages, qui sont estimés. Il a aussi composé un bon abrégé de la philosophie de Gassendi, qui fait honneur à tous les deux. C’est se moquer du public de vouloir allier & relever l’un par l’autre, deux esprits si différens, deux choses si opposées, le théatre & la philosophie, des scenes & le système des atômes. Moliere qui vouloit jouer tout le monde, a dû apprendre quelque mot, avoir quelque teinture de tout, pour faire parler ses personnages. Gassendi l’a reçu comme un homme célèbre, accrédité, agréable, qui venoit passer un moment chez lui, & lui en faire passer d’agréables, comme on recevoit Dominique, & la compagnie qu’il y trouva étoit faite pour lui, comme lui pour elle.

Moliere avoit une autre qualité qui le rendoit incapable de ces savantes compositions, il étoit acteur & pantomime. C’est même proprement son caractère. L’art de la déclamation & du geste a bien ses principes, mais ce ne sont communément qu’un jeu d’instinct, un langage muet qui se met difficilement sur le papier, dont presque aucun Comédien ne sait les regles, ni ne peut y faire attention dans la rapidité de l’action. On retouche un vers, une scene, une piece, on l’a devant les yeux ; mais le langage du corps ne subsiste pas, un coup d’œil, un ton de voix, un mouvement de la main n’ont qu’un moment. C’étoit là le véritable esprit ou plutôt l’instinct naturel de Moliere ; il sentoit, saisisoit, & rendoit tous les divers tous de ce langage. Ce n’est pas le corps seul, l’ame a encore, pour ainsi dire, ses gestes, ses tons, ses attitudes. Si on pouvoit la voir & entendre le ton des passions, on rendroit parfaitement tous les caractères. C’étoit ce langage secret, ce pantomime intérieur, qui faisoit le mérite de Moliere, le talent de peindre en détail, de copier & de contrefaire. Il est singe il est cameléon ; il prend toutes les couleurs & toutes les formes, il rend naturellement tous les personnages. Tous les masques, tous les habits lui vont bien. C’est une liqueur qui remplit la capacité de tous les vases, de la cire fondue qui s’ajuste à tous les moules. Ce n’est pas là du grand, du systematique, du philosophique, car c’est le grand mérite du temps, c’est du méchanique. Ce caractere flexible est une machine dont on monte & démonte les ressorts, un clavecin dont on touche les cordes, un miroir qui peint tout ce qui l’environne.

Aujourd’hui l’art du théatre est un art brillant qui a une infinité de branches. L’action, la déclamation, le pantomime, la musique, la danse, l’architecture de la salle, la peinture des décorations, le jeu des machines, jusqu’au dessinateur, au tailleur d’habit, au coeffeur des actrices, &c. ce sont autant d’arts nouveaux, si l’on veut même des sciences profondes qui chaque jour font gémir la presse par des traités pompeusement annoncés dans le Mercure. On se contenta d’abord d’emprunter le secours des beaux arts. Mais l’objet est devenu si considérable & si noble, que l’art du Théatre fait un huitieme art libéral. Il forme dans la société un état distingué, qui a ses officiers, ses sujets, sa jurande, non comme les métiers méchaniques, cette idée est trop roturiere ; mais comme la marine fait un corps distingué du service de terre, l’architecture navale ou l’art de construire les vaisseaux, n’est pas plus différent de l’art de fortifier les places, que l’architecture théatrale de celle d’un hôtel. Les Académies donnent pour sujet du prix bien plus grand que celui de l’éloquence la meilleure maniere de construire un Théatre. Pour voguer sur la vaste mer du spectacle, il faudra des signaux, des cartes marines, des boussoles, des ingénieurs, des traités de pilotage. Les magasins de la comédie sont comme les arsenaux & les chantiers des ports de mer, où l’on fait des mâts, des cordages, des voiles, où l’on lance les vaisseaux à l’eau, en un mot, un cours complet des plus étendus. Parmi les beaux cahiers que donne sur tous les métiers l’Académie des Sciences, il n’est pas douteux qu’elle ne donne aussi avec des belles planches tous les métiers théatraux. Ils sont trop utiles pour échapper à son zèle. Ces cahiers seront bien plus recherchés que les autres. L’acoustiques, la perspective, la figure elliptique ou parabolique des salles, la profondeur des coulisses, l’arrangement des loges, la hauteur du plafond, l’ouverture de la scene, la distribution de la lumiere, le jeu des machines, le costume des habits, &c. & le tout semé de jolies Actrices, figures géométriques les plus amusantes, vallent bien les outils d’un Cordonnier, la forme d’une pantoufle, & sont plus agréables que la paralaxe de la lune, & les équations de l’algebre.

L’esprit créateur de Moliere n’a pas fait tout ce savant développement & cette espece de création d’art & de science qui aujourd’hui font un monde ; mais il en a été le germe. On lui en est redevable, il a répandu le goût du Théatre, & il possédoit un peu de tous ces arts. C’étoit un homme universel ; il étoit Tapissier de son métier, & par conséquent initié dans tous les mystères de la décoration. Il avoit fait sa troisieme, & avoit appris le beau latin qu’il fait parler à Diafoirus. Il avoit suivi trois ou quatre mois l’Université, & avoit entendu nommer Accurse, Alciat, Cujas, Bartole, dont il parle dans Pourceaugnac. Il avoit retenu quelques termes de Philosophie aux conférences de Gassendi, quelques termes de Médecine des ordonnances de ses Médecins dans ses maladies. Il chantoit, dansoit passablement. Il savoit de longue main les propos des halles de Paris & des provinces, dont il avoit fréquenté les puristes. L’Auteur de sa vie nous dit qu’il en avoit fait une ample provision dans un grand recueil écrit de sa main, où il puisoit dans le besoin. Il étoit naturellement pantomime & grand railleur, ou plutôt bouffon, & tournoit tout en ridicule. Il amusoit Louis XIV. Il faisoit vivre grand nombre d’Acteurs, d’Actrices & d’ouvriers. Que de nouvelles carrieres il a ouvertes ! Que faut-il de plus pour faire mériter les couronnes académiques, & être proposé à la postérité comme l’un des plus grands hommes dont l’Empire François se glorifie ?

Il manque cependant un fleuron à la couronne de Moliere. Les Académies ne se sont point occupés de ses ouvrages, & les Colleges n’en ont point fait un livre classique, quoique l’Abbé d’Olivet en ait fait un des Œuvres de Racine, & aucun Auteur n’a fait des Commentaires sur Moliere, comme Voltaire en a fait sur Corneille. Le sieur Chamfort, qui a voulu y trouver la plus sublime Philosophie, est le seul qui ait songé à l’y chercher. Cependant l’Académie des Inscriptions a beaucoup travaillé sur le Théatre ; ses formes, ses révolutions, ses acteurs, ses amateurs depuis quatre mille ans ont rempli ses savantes veilles. Combien de dissertations sur ces graves antiquités dans le recueil de ses Mémoires, ouvrage aussi précieux, que tant de contes de Dieux & de Déesses, dont on a tant parlé, & dont on parle sans cesse sur le Théatre ! Comment a-t-elle pu négliger Moliere, dont les ouvrages divers ouvroient une si belle & si vaste carriere à ses doctes lucubrations ? Elle réparera cette faute dans l’histoire complette qu’elle ne peut manquer de donner depuis Thespis jusqu’à Vadé inclusivement. Cette histoire manque à la littérature ; les histoires particulieres de l’Opéra, du Théatre Italien, du Théatre François, n’en sont qu’une partie, & la moins savante.

Pour l’Académie Françoise, est-il douteux que sur les scenes de Moliere elle ne compose un traité parfait de l’art du Théatre qui nous manque aussi ? Il est vrai qu’il n’entre point dans le projet qu’elle forma dès son établissement ; mais elle n’avoit point alors de guide, de modele & de maître. L’inimitable Moliere n’existoit point. Elle s’occupa, il est vrai, de la critique du Cid, & n’a rien dit de Moliere. Une foule d’Auteurs dramatiques y ont été reçus, & on n’a jamais inscrit dans la liste le beau nom de Moliere. Des pieces de Théatre bien inférieures aux siennes en ont été les titres, & on a oublié ses chef-d’œuvres. Les Académiciens sont des amateurs décidés ; ils ont une place honorable à la comédie, & ils n’ont marqué aucune reconnoissance à Moliere. Plusieurs mêmes ont composé des morceaux sur le Théatre ; ils lui ont donné quelques coups d’encensoir. Jamais encore son Théatre ne fut le texte classique sur lequel on ait trouvé un cours de science théatrale, comme on trouvoit dans Aristote un cours de science philosophique. L’Académie les annonça par la bouche du sieur Chamfort, dont elle couronna les prédictions & les découvertes. Ce code dramatique fut-il aussi long à enfanter que son Dictionnaire, l’empire des lettres sera enrichi de ce trésor. L’Europe savante y applaudira, l’Europe ignorante en cueillira les fruits dans les drames admirables que les regles de Moliere vont produire. Ces regles seront comme les Aphorismes d’Hypocrate, les remedes préservatifs du mauvais goût. Quelle gloire pour le Théatre & pour Moliere d’occuper les trois sociétés littéraires les plus savantes du monde ! Quelle gloire pour elle-même d’avoir fixé à jamais, à la faveur des oracles immortels de Moliere, la destinée & la perfection de la scene ! N’invitons ni la Sorbonne ni les Facultés de Droit & de Médecine, non plus que les Colleges, de fournir leur contingent à ce grand projet. Ce sont des pédans de mauvaise humeur qui nous opposeroient des Loix, des Canons, des Statuts, qui nous diroient que les Actrices ne sont utiles ni aux études, ni à la bourse, ni à la conscience des Ecoliers, & les Médecins auroient l’audace de nous dire avec Aetius, un d’entre eux ; abstinendum à Theatro, quia venerea provocat.

Le Théatre est une mine inépuisable ; que de richesses on en peut tirer ! On en a voulu faire une école de politique & d’histoire. Variété de philosophie & de littérature n.° 3. Nous avons, dit-il, des tragédies, comédies, tragi-comédies (comi-tragédies), comédie bourgeoise, comique l’armoyant, tragédies divines ou opéra pastoral, opéra comique, piece d’intrigue, piece de caractere, piece de l’état de nature, farce, parades, marionnetes, débit d’orviétan, &c. Pourquoi n’aurions-nous pas des pieces historiques, politiques, historico-politiques ? Ne pourroit-on par mettre sur la scene le Traité de Westphalie ? Quel spectacle auguste pour un être qui pense, d’un côté l’assemblée des Plénipotentiaires, des Puissances de l’Europe, & de l’autre le sanctuaire de la politique ouvert, le conseil des Rois, le cabinet des Ministres, les mysteres d’Etat exposés aux yeux du public, les intérêts des nations pesés, discutés, balancés, la morale des Cours, le caractère des grands, le langage des dépositaires de la fortune mis dans un beau jour ; pourquoi ne goûteroit-on pas un plaisir solide & instructif ? Les sages seroient enchantés de parcourir ainsi sans étude pendant quelque heure les fameux volumes de Bougeant, ils préféreroient ces représentations savantes aux frivoles & dangereux tableaux des passions & des foiblesses humaines. Peut-être ces leçons comico politiques attireroient la plus auguste assemblée de l’Etat & les plus illustres étrangers. Aucun délassement ne conviendroit mieux à la dignité des Princes, des Ambassadeurs, des Officiers généraux, même des Rois ; ce seroit non-seulement varier & multiplier, mais perfectionner, ennoblir, élever, étendre la grande école du Théatre par la création d’un nouveau genre heureux & fécond. Rien n’empêche d’étendre cette heureuse invention à toutes les sciences, & même à tous les arts, & de faire des drames comico-philosophiques, comico-mathématiques, comico-juridiques, comico-musicaux, comico-cordonniers, &c. Le Théatre seroit la science universelle. Un bon Comédien, comme Pic de la Mirande, joueroit de omni sihili. Mais dans ces nouveaux drames il n’y aura point les trois unités. Qu’importe, il y aura du moins celle du lieu & de l’objet. Mais ces drames sont dépourvus de galanteries ; quel rôle réserve-t-on aux Divinités des coulisses ? Taisez-vous, petits maîtres, habitans de Paphos, est-ce à vous que s’adressent ces sublimes idées ? Quelles femmes que celles qui font métier d’amuser les hommes ! quels hommes dont le goût est d’être amusé par de telles femmes ! Ce n’est ni pour elles ni pour vous que je daigne écrire.

Les regards de Moliere n’embrasserent jamais un si vaste systême, & il connoissoit trop les hommes pour en espérer quelque succès. Vient-on au Théatre pour étudier ? Le parterre, les loges sont-ils bien en état de suivre les combinaisons d’une profonde politique ? un Comédien, une Actrice sont-ils faits pour les débiter ? Une coquette qui vient étaler ses charmes, un libertin qui voltige pour en repaître ses yeux & son cœur corrompu, sont-ils faits pour les entendre ? Il y auroit même un grand inconvénient, on auroit la facilité de blâmer le Prince, de satyriser les Ministres, de décrier le gouvernement, d’entretenir le mécontentement du peuple sous le voile de quelques traite historiques ou de quelque négociation. Thalie n’est pas faire pour donner des leçons aux maîtres du monde. Moliere joua toute la Cour, mais ce ne fut que les vices & les ridicules des Courtisans, jamais il ne parla politique, ni ne s’avisa de raisonner sur les affaires de l’Etat. Il dût toute sa réputation & sa fortune à la protection d’un Prince qu’il amusoit alors, dans un âge ou l’art d’amuser fait le plus grand mérite, & donne la plus grande vogue. Le Mercure d’avril 1767 parle ainsi de l’Homme de Cour. Cette piece n’a pas été jouée ; elle a des beautés, sur-tout des scenes de vérité (quel jargon !), qui sont peut-être la raison pour laquelle on a cru devoir l’arrêter. C’est-à-dire des portraits de la Cour trop ressemblans. Cet aveu est très-peu courtisan de la part du Mercure. La Chasse d’Henri IV, peu connue dans les provinces, si préconisée dans les Journaux, jouée avec applaudissement sur des Théatres de société, & qui a aussi des beautés & des scenes de vérité, a essuié une pareille disgrace. Les Comédiens de la Capitale sont trop exposés au grand jour ; ils n’oublient pas les leçons de sagesse qu’on a plus d’une fois pathétiquement appliqué à leurs camarades. Moliere ne s’est point vanté de ces éloquentes instructions, mais il avouoit en avoir souvent couru le risque. La faveur du Roi intimidoit les Prédicateurs qui auroient eu envie de lui débiter leur sermon. Sans l’adresse d’un de ses amis, quelqu’un qu’il avoit joué dans l’école des maris alloit l’instruire avec zèle.

Moliere se vante dans une préface d’avoir introduit les ballets dans les intermèdes, & de les avoir adaptés au sujet. Cet usage étoit établi à l’Opéra, mais à la Comédie on laissoit l’Acteur & le spectateur se reposer dans l’intervalle des actes. L’Acteur ne faisoit que distraire le Spectateur ; il falloit à l’acte suivant renouveller son attention. Un ballet qui tient à l’action est une espece de scene moins fatiguante, qui entretient l’attention & l’intérêt. Mais si cet établissement, dont je ne dispute l’honneur à personne, est un mérite dramatique, il n’est point un mérite moral ; il rend le spectacle plus dangereux, en joignant aux dangers de la piece celui de la danse des femmes, mille fois plus redoutable, selon Ricoboni, que la comédie la plus licentieuse. On attribue encore à Moliere la magnificence des habits & des décorations. Il est vrai qu’il la porta à l’excès, & qu’il a inspiré ce goût à tous les Théatres, jusque-là fort simples, & quelquefois mesquins. Richelieu & Mazarin avoient fait des profusions énormes ; elles furent sans conséquence, personne ne se crut ni obligé ni en état d’imiter le premier Ministre. Moliere apprit à franchir ces barrieres. Le luxe théatral est sans bornes. Tel étoit celui des Comédiens Romains, dont les Empereurs ont souvent réprimé les folies. Je crois que notre luxe est plutôt l’ouvrage de Louis XIV. Jamais Prince ne le porta si loin ; on ne pouvoit sans l’imiter, l’approcher & lui plaire. Moliere vécut toujours fort simplement. Il l’avoit fait par nécessité dans la province ; fixé à la Cour, il fallut se conformer au goût du maître. Le Théatre déploya ses richesses, se para de tous ses atours, & fut une plaie pour la nation. Le luxe & le faste n’avoient passé que lentement & foiblement de la Cour aux provinces ; le Théatre de la Capitale lui fit faire les plus rapides progrès. Il a si bien établi son empire, que les Acteurs & les Actrices, à l’aide de la bourse des amans & des maîtresses, éclipsent les plus grands Seigneurs. Le public suit leurs traces. Après avoir vu des décorations si brillantes, quelle femme ne s’efforcera de les imiter ? qui oseroit paroître avec des habits que la magnificence des Comédiens fait passer pour des haillons ? Ainsi les rangs sont confondus, les familles se ruinent, la jeunesse se remplit de vanité, les arts agréables se multiplient, les arts utiles se négligent, & ce n’est pas au profit de la religion & des mœurs.

Je crois qu’on peut aussi faire honneur à Moliere de l’idée du Vauxhall, dont nous parlons ailleurs. La Princesse d’Elide ou les plaisirs de l’Isle enchantée en sont le germe en France. On réunit tous les plaisirs dans cette fête célèbre, tragédie, comédie, pastorale, musique, danse, masque, amour, chasse, promenade, bouffon de Cour. Moliere distribua ce cahos, comme il pût, en actes & en scenes, & ne fit qu’une mauvaise piece, qui coûta beaucoup, & ennuya plus qu’elle ne divertit, & qu’on n’a plus daigné jouer sur aucun Théatre. Triste monument de la foiblesse & de la misere humaine, & de la vanité des plaisirs du monde. Ils sont si peu capables de satisfaire le cœur de l’homme, qu’un grand Roi a beau les ramasser tous, prodiguer ses richesses & épuiser celle de tous les arts, il ne rend personne, il n’en est pas lui-même plus heureux. Henri III dit le Noir, Empereur, fut plus heureux & plus sage. Lors de son mariage une multitude innombrable d’Histrions, Menetriers, Danseurs, Joueurs de gobelet, vinrent de tous côtés célébrer la fête par leurs jeux. Le Prince les congédia, & fit distribuer aux pauvres tout ce qu’on eût pu dépenser pour eux : Histrionibus nec cibum nec pecuniam dedit, quæ in eis impendenda erant pauperibus erogare præcepit. Louis XIV donna beaucoup de pareilles fêtes, où tous les plaisirs étoient appelés avec une magnificence royale. C’étoient des Vauxhalls de quelques jours, les foires de Saint-Germain & de Saint-Laurent sont des Vauxhalls de quelques semaines. Moliere, qui étoit l’ame de ces fêtes, y fut le plus malheureux, il y perdit la tranquillité de son mariage. Sa femme, qu’on disoit être sa fille, qu’il avoit formée avec soin, qu’il étaloit sur le Théatre avec complaisance, joua le rôle de la Princesse d’Elide avec tant de succès & de graces, qu’elle y sit à ses dépens bien de conquêtes. Sa coquetterie & ses amans jetoient les plus violens & les plus amers soupçons dans le cœur d’un mari qui connoissoit mieux que personne la vertu des Actrices. Les reproches, les querelles, les froideurs, la séparation, triste fruit de la perfection de son métier, offrirent avec éclat au public la réalité de ce qu’il avoit tant de fois joué dans les autres : Fortes creantur fortibus.

Moliere n’est pas inventeur. L’Abbé de Longuerue, savant & célebre, souvent singulier, trop souvent véridique, dit de lui, Longueruana p. 156. Moliere avouoit que Scarron avoit plus de jeu de Théatre que lui. La comédie du Fâcheux n’est qu’un amas de traits des mêmes caracteres, mais sans conduite. Son Mysantrope ne vaut pas mieux, & il dit vrai. L’intrigue & le dénouement des pieces de Moliere est fort peu de chose. Je n’ai garde d’approuver le burlesque Scarron, si justement décrié par Boileau, ni de souscrire à toutes les idées de l’Abbé de Longuerue ; mais comparant génie à génie, Moliere lui rendoit justice ; Scarron est plus fécond, plus varié, plus suivi, plus plaisant que lui. Il y a plus d’invention dans le Roman comique, comme dans l’Arioste & dans Dom Quichotte, que dans son Théatre. Les aventures de chacun de ces romans mis en drames feroient vingt fois plus que toutes les œuvres de Moliere. Il a le talent de peindre en détail, mais jamais en grand ; il prend le ton, les allures, la maniere de ses personnages, mais il ne sait point créer les combinaisons, en faire des nœuds & les délier. Ce n’est pas même un Calot, qui crée des groupes & diversifie à l’infini les grotesques. Il n’est ni Orateur ni Poëte ; il versifie très-mal, & la plupart de ses pieces sont en prose. Il n’a point d’élévation, rien chez lui ne s’éleve au-dessus de la bourgeoisie ; quand il fait parler quelque grand, ce n’est qu’en bourgeois gentilhomme. Il a traité quantité de sujets. Ce n’est qu’une abondance stérile ; il se copie toujours lui-même, tout est jeté dans le même moule. C’est du bronze, du plâtre, de la cire, toujours même statue. On a reproché cette stérilité à Terence. Le comique François, supérieur, peut-être par les finesses des plaisanteries, bien inférieur par la pureté du style, n’a pas plus de fécondité que le Romain. Il en a moins, & moins de jeu que Plaute. Je ne parle pas de ses innombrables bouffoneries, qui ne valent pas les bons mots de Dominique, & en font un tabarin. Il en convenoit, & s’excusoit sur ce qu’il falloit pour gagner de l’argent s’acommoder au goût des halles. Des motifs si bas, des moyens si méprisables, font ils de Moliere un oracle ?

Chaque Auteur imprime son caractere à ses ouvrages. De là vient la variété infinie des discours, des traités, des images sur le même sujet. Des milliers de Prédicateurs prêchent les mêmes mystères, des Théologiens, des Jurisconsultes, des Philosophes expliquent les mêmes matieres, des Peintres peignent les mêmes personnes, des Poëtes versifient la même pensée, il n’y en a pas deux de semblables. Un Auteur traite une infinité de sujets divers, mais par-tout il est connoissable, même air, même style, même goût, même marche ; par-tout le même ton & la même ame. Il en est de la littérature comme de l’écriture & de la voix ; de quelque maniere qu’on écrive ou qu’on parle, on distingue la voix ou la main. C’est sur-tout dans le dramatique, qui représente les actions & les caracteres des hommes, que tout porte l’empreinte & le sceau de l’Ecrivain. Intrigue, dénouement, dialogue, choix des personnages, tout décelle le même esprit : Tout a l’humeur gasconne en un Auteur gascon ; Calprenede & Juba parlent du même ton. Le théatre d’un Poëte est son portrait. Corneille, esprit fier, républicain, indépendant, a peint les Héros chez les Romains, & en a rendu les sentimens : son style, formé par Lucain, en a copié l’enflure. Crébillon, esprit noir, atroce, aigri par mille disgraces, ensanglante par-tout la scene. Racine, Poëte galant, passionné, nourri à la Cour, a fait un cours complet de galanterie. Quinault, tendre, sensible & doucereux, a donné dans ses opéra la plus douce & la plus harmonieuse poësie. Voltaire, esprit fort, a répandu l’irréligion & la philosophie. Boileau, esprit caustique, a fait des satyres, un autre fait des romans, &c.

Moliere n’est pas moins caractérisé par son théatre. Ses pieces sont l’histoire de sa vie, le portrait de son cœur, le tableau de sa maison. Il étoit mécontent de sa femme, coquette déclarée, à qui on a dit plus de douceurs qu’on n’a fait d’éloges de son mari. Personne n’a plus parlé que lui des maris malheureux. Il épanchoit son cœur, & donnoit des leçons à sa femme. Cette conduite occasionna bien des démêlés dans le ménage. Les conversations du Medecin malgré lui sont exactement d’après nature. Il n’étoit pas plus fidele ; sa moitié lui reprochoit qu’il entretenoit la Devrie comédienne de sa troupe, dont il ne voulut jamais se séparer. Sa belle mère étoit une femme vaine, qui, quoique de la lie du peuple, tranchoit de la femme de qualité, & affectoit de dire avec un air de dignité : Si on excepte Moliere, je n’ai jamais pu souffrir que des gens de qualité. Ma fille est d’un sang fort noble ; c’est la seule chose que je lui ai toujours recommandée de ne s’abandonner qu’à des personnes d’élite. Voilà le Bourgeois Gentilhomme. Il épousa cette fille dans la suite, quoique l’exception que la Bejar sa mère faisoit en sa faveur eût aisément pu l’en avoit rendu le père, ce qui n’a jamais été bien éclairci ; mais ce ne fut pas sans peine, la Bejar, qui le méprisoit, & qui connoissoit le mystère de la paternité, la lui refusa absolument. Il rendit le mariage nécessaire à l’honneur de la fille, & l’épousa clandestinement. Voilà le Mariage forcé. Il fut suivi des plus injurieux traitemens de cette belle mère hautaine, & de la plus mauvaise conduite de sa noble conquête. Voilà George Dandin, qui a fait la sottise de prendre une femme plus noble que lui. Il se brouilla avec un Médecin dont il étoit locataire, qui pour récompenser ses vertus, le chassa de sa maison. Infirme pendant plusieurs années, réduit à la diette blanche par les pieux excès de sa pénitence, il ne reçut aucun soulagement de la Faculté. En voilà plus qu’il n’en faut pour le déchaîner contre la Médecine. Il se mocqua de toutes les remontrances de son père, il le quitta, se donna à une troupe de Comédiens, pour suivre une Comédienne dont il étoit amoureux. De là dans ses pieces cette multitude d’enfans de famille de l’un & de l’autre sexe, révoltés contre leurs parens, qui les trompent, les bravent, les insultent, s’établissent enfin malgré eux, ce qui dans la société est un des plus pernicieux exemples. Il eut une querelle avec un Limousin, appelé Pourceaugnac, nom comique, personnage qui donnoit prise par des manieres provinciales. Il s’en vengea par la farce de Pourceaugnac, & pour le mieux représenter, il trouva le moyen par une feinte réconciliation de se faire prêter son habit. On rapporte de lui quelques traits de générosité, mais il étoit naturellement avare, & ne travailloit que pour amasser de l’argent ; il sacrifioit les finesses & la beauté de l’art, pour attirer plus de monde à ses pieces par des bouffonneries. Boileau le lui reproche : Si moins ami du peuple en ses doctes peintures il n’eût point fait souvent grimacer ses figures. L’Auteur de sa vie en convient, & nous apprend que quoiqu’il eût 30000 livres de rente, ce qui alors en valoit plus de 60000, il n’avoit qu’une servante. Il se peint dans l’Avare. Il étoit sombre, de mauvaise humeur, plein de causticité ; le Misantrope, son chef-d’œuvre, n’est que lui-même ; il auroit dû l’intituler Moliere. Il étoit souvent interrompu dans son travail, & importuné dans sa retraite par des seigneurs, des petits-maîtres, qui vouloient s’amuser avec lui. Aussi la comédie du Facheux fut imaginée, composée, apprise, représentée dans quinze jours. Il s’en applaudit dans sa préface comme d’un prodige. Rien ne l’est moins ; c’est un débordement de bile, un torrent de mauvaise humeur, qui n’est plus arrêté ; la matiere en étoit depuis long-temps préparée dans son cœur, où chaque jour elle fermentoit ; il n’y avoit plus qu’à rimer de la prose, & comme dit Horace on fait 200 de ces vers stans in uno pede.

Ses panégyristes donnent son carractère mysantrope pour de la philosophie. Ce n’est pas du moins la philosophie des graces. Ce grand mot, qui n’étoit alors connu que dans les colleges, a fait une grande fortune depuis qu’il est devenu le cri de ralliement de l’irréligion & du libertinage. Son style est bas, grossier, ses constructions dures & vicieuses, sa poësie mauvaise, ses vers pleins de fautes, tout est semé de juremens, de quolibets, de mots grotesques de sa façon, de dictons, de proverbes des hales ; ses scenes sont des conversations de Harangères, sur-tout dans ses premieres pieces, car l’air de la Cour l’avoit un peu poli sur la fin de sa vie. Par-tout on retrouve la boutique où il est né, la troupe de campagne avec laquelle il a vécu, le jargon de province dont il amusoit la populace. Les gens d’esprit, les femmes du monde, l’hôtel de Rambouillet, où l’on se piquoit de délicatesse & d’élégance, peut-être avec excès, blâmoit ouvertement ses défauts. Il leur lança ses traits dans les Précieuses ridicules, & dans les Femmes savantes, deux de ses meilleures pieces, parce que la vengeance les a dictées : Facit indignatio versum. Il en vouloit sur-tout à Menage & à l’Abbé Cotin. Il les y introduisit, & les ridiculisa sous le nom de Vadius & de Trissotin. Les licences qu’il prenoit dans l’Ecole des femmes, les leçons pernicieuses qu’il donne à la jeunesse, les railleries sur la chasteté du sexe, offenserent beaucoup les femmes, alors plus jalouses & plus délicates sur leur honneur. Il fut généralement blamé. Il fit son apologie sous le nom de critique, où il encherit, & tâcha de ridiculiser ses censeurs. Les femmes n’étoient pas les seules, tous les gens de bien condamnoient la licence de ses pieces & leur mauvaise morale. L’Eglise a toujours condamné le théatre, mais les allarmes des gens de bien se renouvellerent plus vivement que jamais. La vogue, les succès, les faveurs de la Cour, l’applaudissement du peuple, firent sentir la grandeur du danger. Il ne répondit point à leur censure, comment eût-il osé les citer au tribunal de la religion ? mais il les traita d’hypocrites, qui cachoient sous une apparence de piété des vices plus grands que ceux qu’ils condamnoient en lui. Il fit son Tartuffe, qui n’est qu’une apologie ridicule du vice par récrimination, artifice ordinaire des criminels de répandre des nuages sur la vertu, pour décréditer leur accusateur. Piece médiocre, quoique l’intérêt que l’on prend au fonds, la donne pour un chef-d’œuvre. La même raison lui fit hasarder les impiétés du Festin de Pierre, où il sape les fondemens de la religion, & prélude à l’incrédulité. On n’a jamais combattu la vertu qu’en décriant ceux qui la pratiquent, pour obscurcir la lumiere de leurs leçons, & énerver la force de leur exemple.

Ainsi ses productions immortelles, admirables, inimitables, bien aprétiées, ne sont que les vices & les passions d’un homme d’esprit mises en action sur le théâtre par lui-même, & d’après lui-même, par une facilité singuliere de tout contre-faire jusqu’à lui-même. C’est un peintre qui fait son portrait, & le met sur la tête de tous les personnages. Tout le mérite de Moliere est renfermé dans ce vers de Boileau : La colère suffit, & vaut un Appollon. Toutes les passions ont la même fécondité ; l’amour, l’ambition, l’orgueil, la jalousie, la malignité, suffisent, & valent des Appollons. Toutes les passions sont vives, éloquentes ; elles donnent une expression, une action à tout. Il n’est point de plus habile peintre, sur-tout les passions malignes dont le pinceau est trempé dans le fiel. Point d’homme qui dans un moment de mauvaise humeur, de colère ou d’impatience, n’ait le talent de Moliere. Le plus stupide trouve alors de jolies choses ; les yeux, les levres, les mains sont éloquentes. Il est vrai que ce feu s’éteint, cet éclair se dissipe. Il ne faudroit que la suite, l’arrangement, pour former des scenes, comme il ne faut que le choix & l’arrangement des matériaux pour construire une muraille. Le talent de Moliere n’est qu’un bouillonnement de passions plus long-temps soutenu, ses saillies d’humeur conservées, combinées, mises en œuvre, c’est-à-dire une machine plus agitée, des ressorts plus tendus, des esprits plus exaltés que le commun des hommes. Voilà l’homme proposé aux éloges publics de la nation par une Académie célebre. A le bien prendre, les titres de sa gloire ne sont que le monument de l’infamie de sa personne & de sa conduite.

Pour le systême philosophique de son Théatre, auquel par une savante analyse on veut que tout se rapporte, s’il en est quelqu’un, ce que je ne crois pas, voici tout ce qu’on peut raisonnablement exprimer de ses pieces. Ce n’est pas le dessein d’élever l’homme à la perfection de la vertu, c’est plutôt celui d’affoiblir la vertu, de l’humaniser, de l’abaisser jusqu’à l’homme. Plein de l’esprit du monde, & voulant faire sa cour aux grands, il a dû dépouiller le vice de ce qu’il a d’odieux, lui donner une sorte de gloire & de mérite, écarter, décrier ceux dont les yeux trop perçans, la piété trop austere & trop ferme, pouvoient démêler ses artifices, & traverser l’accommodement. Il a essaié dans l’Amphitrion de rendre l’adultere honorable par la dignité de ceux qui le commettent, & de consoler les maris par l’avantage qu’ils en peuvent tirer. Il est glorieux d’avoir Jupiter pour rival, & bien flatteur d’en faire un amant. La bassesse de ceux qui se se prêtent à ce crime, est bien ennoblie par la divinité de Mercure & de la Déesse de la nuit. Il est aisé de trouver le mot de l’énigme & de deviner qui est l’Alcmene & l’Amphitrion. Les plaisanteries sur les maris jaloux, sur les femmes coquettes, les ridicules des peres, des tuteurs, font de la débauche un badinage, de la vigilance une tyrannie, de la pudeur une sottise. La probité, la sincérité est mysantropie, la piété, la régularité hypocrisie, & Tartuffe & le Mysantrope ont appris à secouer le joug, & à ne pas s’embarrasser de sauver les apparences. Le Festin de Pierre combat de même la religion, & par les horreurs qu’on vomit contre elle, & par l’excès de la superstition dont on l’a chargé. On ne fait revenir les morts de l’autre monde que pour se jouer de la croyance d’une autre vie, & faire passer l’idée du jugement & de l’enfer pour un conte de revenant. En un mot c’est une espece d’école de morale mondaine & d’impiété qui enseigne la licence pour soi, la tolérance pour les autres, ennoblit le vice, & rend méprisable la vertu.

Moliere a eu une vogue plus grande, plus soutenue que Corneille, qui lui étoit très-supérieur. On admiroit le tragique, on goûtoit le comique ; tout le monde entendoit les bouffonneries de celui-ci, & ne pouvoit atteindre à l’élévation de celui-là. Ici on prêchoit la vertu, là on enseignoit, on rendoit agréable le vice. Corneille montroit des Héros, Moliere donnoit des complices. Faut-il être surpris de la préférence ? le plaisir l’emportera toujours sur l’admiration, l’excès de nos foiblesses sur leur condamnation. On aime plus à rire qu’à pleurer, à se mocquer de ses semblables qu’à faire l’éloge de ses supérieurs. L’Auteur du Cid fut persécuté de la Cour par jalousie ; le Théatre de Moliere en fut favorisé par libertinage. Louis XIV, qui pendant 70 ans donna le ton à la nation, la monta sur le ton de l’enthousiasme pour l’homme qui savoit le mieux le divertir, & flatter ses passions, dans un âge & dans une crise qui lui assuroit son suffrage & celui de sa Cour. L’habitude en est prise, la France n’ose penser autrement après un siecle de soumission. On ne fait que le copier. Si Moliere venoit aujourd’hui, ce ne seroit qu’un homme ordinaire, la plupart de ses pieces seroient rejetées par les Comédiens, & sifflées par le parterre, & en effet la plupart de ses pieces sont tombées, & ne se jouent plus même sur les Théatres de société & sur les Théatres de province, tout indulgens qu’ils sont.

Fagan, l’un de ses admirateurs, & un des zélés défenseurs du Théatre, souscrit à la condamnation du Prince des comiques (Observ. p. 31.) Il convient que les Censeurs n’approuveroient pas la plûpart de ses pieces, comme étant très-dangereuses. Qui le croiroit ? il abandonne sur-tout le Tartuffe, ce chef-d’œuvre si vanté, si vivement défendu, pour lequel les libertins témoignent le plus de prédilection, & les gens vertueux le plus d’horreur, par la même raison les uns & les autres. Outre le fond des choses, Fagan blâme dans toutes les pieces de ce caractere l’abus du langage sacré ou mystique, dont on y emploie les termes, & qui uniquement réservés à la piété devroient être bannis du Théatre. Il exclud les pieces tirées de l’Ecriture & des Histoires Saintes où le langage nécessairement employé est profane dans la bouche des Actrices : Quare tu enarras justitias meas ? Il assure que pour cette raison on a refusé à la police le Moyse de l’Abbé Nadal & plusieurs autres Comédies. Quelques Censeurs plus indulgens les ont quelquefois reçues. Ce n’est pas ce qui leur a fait le plus d’honneur ; il est dans la piété comme dans les sciences, un langage consacré qu’il n’est pas plus permis d’employer sur la scene que les habits religieux ou ecclésiastiques, les ornemens & les cérémonies de l’Eglise. C’est tourner en dérision la piété. Dans l’Histoire de l’Eglise de Quebec on voit un Gouverneur du Canada, qui pour se mocquer du Clergé & de l’Evêque, fit jouer le Tartuffe. Ce sont les armes ordinaires du libertinage & de l’irréligion. Ce terme, inventé par Moliere, est devenu un proverbe. Les gazettes ont annoncé que le Roi de Portugal l’avoit fait traduire & représenter à Lisbonne pour jouer les Jésuites. La piété, la sagesse du Roi très-fidele ne permet pas de croire qu’il se soit abaissé à une si lâche vengeance, & le gazetier à qui on fournit de si mauvais Mémoires, devroit avoir la sagesse de n’en pas faire usage.

Un Dictionnaire historique portatif, fort bien fait, parle ainsi de Moliere : Louis XIV le regardoit comme le Législateur des bienséances du monde (non de celles de la vertu), & le Censeur le plus utile des ridicules de la Cour & de la ville, ses ouvrages sont l’histoire des mœurs, des modes, des goûts du siecle, & le tableau le plus fidele de la vie humaine. Il est bon sans doute de se corriger de ses ridicules, mais non pas aux dépens de la religion & des mœurs, infiniment plus nécessaires que la politesse mondaine. Il eût dû les respecter, & dans sa conduite & dans ses pieces ne pas sacrifier l’essentiel du vrai bien à ce mince avantage, & ne pas faire consister la vertu dans un vernis superficiel de société commode, qui autorise le désordre. Né avec un esprit de réflexion (continue cet Auteur) prompt à remarquer les expressions & les mouvemens des passions dans différens états, & à saisir l’homme tel qu’il est, & en habile peintre exposer les plus secrets replis de son cœur. Voilà son unique mérite ; il sait copier & contre-faire. Pour tous les autres talens, fécondité d’idées, invention de plans, génie créateur, correction, élévation, force, élégance de style, justesse, précision, pureté, richesse d’images poëtiques, qu’on ne les cherche pas dans ses œuvres ; ce n’est qu’un singe qui grimace, fait des sauts, des tours de souplesse, amuse, fait rire. Il a beaucoup de négligence dans le style, d’expressions forcées & impropres. Qu’on lise son poëme du Val de Grace, où tout exigeoit la diction la plus soignée (& qu’il composa à loisir), on en sera peu satisfait (qui le lit !). En pensant bien, dit l’illustre Fenelon, il parle souvent mal ; il se sert des phrases les moins naturelles. Terence dit en quatre mots avec la plus élégante simplicité ce que Moliere ne dit qu’avec une multitude de métaphores, qui aproche du galimatias. Il seroit à souhaiter que quelque Académicien exécutât sur Moliere ce que l’Abbé d’Olivet a fait sur Racine, & Voltaire sur Corneille. Mais en vérité il y auroit trop à faire & trop peu à gagner, les corrections feroient un volume plus gros que les œuvres, & les trois quarts de ses pieces ne méritent pas d’être corrigées. Ce seroit deux jolis catalogues, l’un de ses mauvais principes de morale, & l’autre de ses fautes de langage & de composition.

Le Panégyriste couronné de Moliere n’affoiblit pas moins, sans y penser, les rayons de cet astre brillant qui l’éblouissent : Jamais comique ne rencontra des circonstances si heureuses ; Corneille avoit élevé ses idées, on n’avoit point encore senti l’influence du génie de Descartes ; mais on respectoit moins les préjugés, le goût des connoissances rapprochoit les conditions. Dans cette crise les mœurs & les manieres anciennes contrastoient avec les lumieres nouvelles ; le caractère national, formé par des siecles de barbarie, cessoit de s’assortir avec l’esprit nouveau qui se répandoit. L’humeur sauvage des pères & des époux, la vertu des femmes qui tenoit de la pruderie, le savoir défiguré par le pedantisme des Medecins attachés à leur robe & à leur latin, le mélange ridicule de l’ancienne barbarie & du faux bel esprit, avoit produit le jargon des Précieuses ; l’ascendant de la cour sur la ville avoit multiplié les prétentions & la fausse importance dans la bourgeoisie. Tous ces travers & bien d’autres se présentoient avec une bonne foi & une franchise très-commode pour le Poëte. La société n’étoit point encore une arene où l’on se mesurât avec une défiance déguisée en politesse, les armes du ridicule n’étoient point aussi affilées. Ce fut dans ce moment que fut placé Moliere.

Tout cela est exactement vrai. Il n’a fallu à Moliere qu’un talent médiocre pour réussir ; un heureux hasard a fait les frais de sa réputation. Dans un jardin plein de fleurs il ne faut que couper & arranger ; avec un esprit tourné à la plaisanterie, il est aisé de faire rire aux dépens des gens pleins de ridicule, qu’ils n’ont l’adresse ni de connoître ni de cacher. On bat sans peine des gens simples & sans défense qui ne s’y attendent pas. Tels sont les exploits des Conquerans de l’Amerique, que l’artillerie fit prendre pour des Dieux. Ajoutons la faveur déclarée d’un Roi jeune, puissant, redouté, aimant le plaisir, livré à la galanterie, prodiguant les fêtes, qui trouve un homme de son goût, dont les bouffonneries l’amusent & favorisent ses foiblesses. Réduit à lui-même, dépouillé des circonstances qui le firent valoir, le génie de Moliere est fort ordinaire ; il ne put pas dire comme Corneille : Je ne dois qu’à moi seul toute ma renommée. Corneille ne dût rien à la faveur. Louis XIII. étoit indifférent, & Richelieu son ennemi. Il força tous les obstacles. Moliere eût pour lui Louis XIV, toute la Cour & Madame de Montespan, dont la Fontaine disoit en lui dédiant un livre : Son suffrage décide de tous les suffrages. Moliere pert à être décomposé. Sur le théatre, comme dans le monde, l’habit, la décoration font un héros d’un homme ordinaire.

La décoration typographique n’en impose pas moins que la décoration théatrale. Il ne faut pas plus avoir égard, pour apprétier un Auteur, au nombre & à la grosseur des volumes, qu’au prix des étoffes & à la broderie des habits. Qu’est-ce que cinq ou six in-12 de Moliere auprès des in-4° & des in-fol. de tant d’autres ? Ce ne seroit qu’un bien mince Auteur, même dans la sphère du dramatique. Corneille, Quinaut, Destouches, Hardy, &c. ont écrit plus que lui. Mais d’ailleurs qu’est-ce qu’un volume de comédies ? Ne soyons pas les dupes de la charlatanerie typographique, retranchons les vignettes, les culs de lampe, les titres des actes & des scenes, les noms des acteurs répetés dix fois dans chaque page, dont chacun étant d’un plus gros caractère emporte trois ou quatre lignes ; supprimons les demimots, monosyllabes, oui, non, mais, les phrases commencées & interrompues qui ne signifient rien, les liaisons triviales entrez, sortez, allez, dont chacune tient fierement sa ligne, & honorée du nom d’un acteur, (cette réduction est équitable) il ne faut pas un génie bien trancendant pour enfanter ces prodiges. Ces 8 à 9 volumes de Moliere ainsi élagués n’en feroient pas un. Les comédies de Plaute & de Térence sont imprimées avec plus d’économie ; mais les Comédiens aiment l’étalage. Autre réforme plus importante, que Moliere ainsi purgé soit mis au creuset d’un sage critique, qu’on le dégage des platitudes, des bouffonneries, des fadeurs, des grossieretés, des scenes de remplissage, des conversations des valets, des soubrettes, des paysans, pour ne conserver que ce qu’il y a d’ingénieux & de bon, tant de volumes de théatre n’en feront pas deux. Les Caracteres de la Bruyere, le Telemaque de Fenelon, l’Histoire universelle de Bossuet, ont plus de choses, & vallent infiniment mieux que vingt Molieres ensemble. Je sais qu’on ne pese pas les Auteurs à la livre, qu’on ne mesure pas le génie à la toise, comme ce riche ridicule qui, pour se donner un air de savant, traitoit avec un Libraire pour lui fournir des livres comme des tapissieries. Mais à mérite égal un gros volume vaut une brochure, un poëme l’emporte sur un madrigal.

Un autre genre de luxe dont l’abondance même prouve la stérilité du génie dans l’Auteur, & l’opulence du Prince qui le donne, c’est cet amas de spectacles entassés dans une fête dont on veut que Moliere ait créé l’idée dans la Princesse d’Elide, que je crois bien plus ancienne, & qui lui feroit peu d’honneur. Ce n’est que faute d’invention & de goût qu’on accumule tant d’objets. Quoi qu’il en soit, car je ne lui dispute pas cette gloire, on retrouve ce monstrueux assemblage dans le Vauxhall, spectacle enfanté de nos jours. La vraie étimologie de Vauxhall est celle-ci. Hall veut dire salle, Vaux est le nom d’un particulier de Londres qui fit bâtir cette salle où il rassembloit plusieurs sortes de plaisirs, le jeu, la danse, la musique. Vauxhall n’est donc autre chose que la Salle de Vaux. Bien des gens riches ont pour leurs divertissemens de pareilles salles. Les caffés publics sont à peu-près dans le même goût. Il n’y a de nouveau que d’en avoir une publique, plus vaste, mieux fournie, & de lui avoir donné un nom Anglois. Le grand Moliere a bien d’autres titres à la gloire que d’avoir été le créateur d’une chose si commune, & plus ancienne que lui.

Voici une étimologie plus brillante, prise de l’Histoire du Danemarc, tom. 1. p. 2. c. 33. Je crains fort que quelqu’un n’ait voulu faire sa cour au Roi de Danemarc aux dépens de Moliere. Vauxhall est un nom corrompu de Vahal, mot Danois qui signifie le palais où se tenoit le principal Dieu des peuples du nord, Oudin, avec toute sa cour. C’est leur paradis, un lieu, où l’on goûtoit toute sorte de délices. Il n’étoit que pour les ames des guerriers qui s’étoient distingués dans les combats, sur-tout s’ils étoient morts les armes à la main. C’est à peu-près l’opera, à l’exception des exploits militaires, dont les acteurs, actrices, auteurs, amateurs ne se piquent pas, quoiqu’ils aient les habits, & tiennent les discours des plus grands guerriers. L’acteur qui représente Alexandre, Jules-César, Achille, n’a certainement gagné aucune bataille. Le lieu du Vauxhall n’étant pas bien décidé, chacun le plaçoit où il vouloit, dans l’air, dans les cieux, sur quelque montagne, comme l’olimpe des Grecs, dans quelque lieu souterrain, comme les champs élisées. C’étoit un palais enchanté, vaste, superbe, tout incrusté d’or en dehors & en dedans, bâti de la main des Dieux, comme Troye des mains d’Appollon, Athenes des mains de Minerve, & tant de palais de cristal par la main des Fées. Oudin y étoit assis sur un trône d’or fort élevé, d’où il voyoit & gouvernoit tout le monde, & récompensoit les Héros par les plus délicieuses voluptés. Ceux qui avoient mérité d’y être admis par leurs vertus & leurs victoires, y passoient une vie à jamais heureuse dans les jeux, les repas, les plaisirs, la chasse, les exercices militaires, selon les idées & le goût de la nation. Le Paradis de Mahomet est le Vauxhall des Musulmans. Les Danois ayant fait la conquête de la grande Bretagne, y apporterent leur mytologie avec leurs idées & leur langage. De là est venu, dit-on, le nom de Vauxhall, lieu agréable, palais de délices, un paradis. Versailles, Fontaineblau, Chambort, &c. sont autant de Vauxhalls. L’Anglomanie a fait donner ce nom Anglo-Danois à un lieu de divertissement public, où dans un batiment vaste, agréable, fort décoré, on rassemble tous les plaisirs, pour satisfaire tous les goûts, danse, musique, jeu, masque, repas, spectacle, conversation, & encore liberté entiere de faire & de dire tout ce qu’on veut, c’est-à-dire tout ce qui flate la passion.

On voit bien que ce n’est pas le paradis des Chrétiens, ni la route qui y conduit. Le Christianisme ne connoît point de Vauxhall. Ces établissemens sont trop favorables au vice, pour n’avoir pas attiré tout Paris, & gagné la Province, où la contagion fait de rapides progrès. Les actionnaires de la comédie de Bordeaux ont fait bâtir un Vauxhall sur le glacis du Château-Trompette. L’Ingénieur qui l’a construit, & le Gouverneur qui l’a souffert, ont si bien pris leurs mesures, que bien-loin de nuire à la défense de la Place, ils prétendent que ce bâtiment y forme un nouveau bastion, qui résistera au canon & aux bombes par les charmes tout-puissans des belles Fées qui en feront les délices. La Robe a été moins galante que l’épée, elle a pris en considération le service du Roi dans la conservation du fort, & celui de Dieu dans les bonnes mœurs, l’un & l’autre exposés aux plus grands dangers par cet assemblage scandaleux d’objets, d’occasions, de facilités, dont personne ne dispute la premiere idée à Moliere, depuis si bien dévéloppée par ses admirateurs. Par arrêt du 20 septembre 1769, le Parlement de Bordeaux a défendu le Vauxhall ou Fêtes foraines. C’est le titre qu’on lui donne dans la Guienne. On a pris pour prétexte que le Vauxhall n’étoit point autorisé par lettres patentes enregistrées en la Cour. Les Magistrats municipaux y avoient préparé les voyes par leurs représentations, prétendans que le Vauxhall étoit contraire à la police. Le Gouverneur a eu beau se plaindre, y soutenir que les glacis du Château n’étoient pas du ressort du Parlement, comme il est vrai en bonnes règles de fortification, qu’on ne doit rien souffrir sur les glacis des forteresses, le Roi s’embarrassant peu de la compétence, a tiré un coup de canon contre le nouveau bastion qui l’a renversé. Le Vauxhall de Paris n’a pas un meilleur sort. L’Entrepreneur ayant contracte beaucoup de dettes & manquant de poudre, les créanciers, gens peu sensibles aux beautés de la danse & de la musique, ont dressé contre lui des batteries qui y ont fait de grandes brêches. C’est un sort assez commun au théatre. L’Abbé Perrin, auteur de l’Opera, est mort en prison pour dettes ; l’Abbé Pelegrin, qui a fait tant de drames & de vers de toute espece, n’avoit point de pain, &c.

Il s’est formé a Montpellier une espece de Vauxhall bourgeois, dont la gazette d’Avignon (janvier 1767), parle en ces termes : On voit ici tous les citoyens concourir à un projet que chacun voudroit avoir fait. Tous, chacun, sont de grands mots qui ont bien de l’étendue. Voici à quoi ils se réduisent. 80 personnes se sont associées pour donner aux Dames des fêtes galantes dans la salle du concert. Décoration, rafraîchissemens, danse, musique, tout y est rassemblé avec un goût exquis. La vivacité de l’air subtil du païs donne une vivacité, un enjoument qu’on ne voit point ailleurs. Toutes les nuits se passent ainsi ; le jour chasse le monde. Ce ne sont pourtant pas des hibous qui fuyent le jour, mais c’est le goût regnant, les bougies éclairent mieux que le soleil, & les ombres qui favorissent la licence sont bien plus agréables que la lumiere qui la décele. Les Etudians en médecine fort nombreux à Montpellier, apprennent au Vauxhall d’autres aphorismes que ceux d’Hipocrate. Aussi ont-ils l’avantage fort commun d’exercer sur eux-mêmes dans les maladies épidémiques de Cythere une science à laquelle les Nymphes du pays donnent de l’exercice. On sent bien aussi que les jeunes personnes qui s’y rendent, y trouvent des Docteurs en morale dont la doctrine & la conduite sont la parodie de l’Evangile. Il étoit réservé au grand Torré d’être le fondateur d’un Vauxhall public, solide, durable, magnifique, bien supérieur à toutes les fêtes bourgeoises, qui n’ont pas quatre jours à vivre. Aussi est-il bien plus cher ; le Camus, Architecte du Roi, a obtenu le privilège exclusif pour en construire le bâtiment ; nombre d’associés en ont arrêté le plan. L’emplacement seul a coûté 80000 livres, le devis porte la dépense à 800000, sans compter les peintures, décorations, meubles, ustencilles, linge, tapisseries, gages des domestiques sans nombre, &c. Ils ont bien l’air d’aller comme l’Abbé Perrin, fondateur de l’opera, mourir dans une prison, poursuivi par les créanciers, & banqueroutiers : male parta male delabuntur.

Montpellier n’est pas la seule ville où se tiennent ces Vauxhall bourgeois. Il en est peu en France où sous différens noms, la plupart bisarres, marais, moulins, fenetra, boulevart, &c. il ne se forme des assemblées de plaisir, comme les villes d’Italie ont chacune leur académie sous des dénominations burlesques, ricourati, escadi, la ruste, &c. Mais Montpellier a des prérogatives singulieres ; quoique le comerce y soit florissant, le goût du plaisir y domine ; on le respire avec l’air, il influe sur la grave assemblée de nos Seigneurs les Etats de Languedoc qui s’y tient ordinairement. Toute leur scéance se passe en festins, en jeux, en concerts, en spectacles, &c. où les Prélats ont la bonté de donner leur bénédiction. Il y a quelques années que le bruit couroit qu’on y tenoit des assemblées nocturnes de multiplians, qui renouvelloient les infamies des Gnostiques. Mais soit que par sagesse on ait enseveli ces horreurs dans le silence, soit qu’en effet ce ne fût qu’un faux bruit, il y a longtemps qu’on n’en parle plus. Pour le Théatre, il ne faut pas demander s’il y est connu, le regne de la volupté lui assure la plus haute considération & la fréquentation la plus assidue.

Voici des vers qui en font le portrait d’après nature. Le Mercure, octobre 1769 les attribue à une femme. Y auroit-il de femme d’esprit assez peu soigneuse de son honneur ?

Vieillards, maris jaloux, philosophes grandeurs,
Vous tous tristes suppôts de la mélancolie,
  Venez dissiper vos humeurs
   Dans le palais de la Folie.
  Le goût par les mains de Torré
 Vient de construire un temple aux Graces,
Y conduit les plaisirs, & les jeux sur ses traces.
  C’est là que le cœur enchanté
Du spectacle nouveau que le François admire
  S’émeut, éprouve ce délire
   Qui fait naître la volupté.
  C’est dans ce lieu que Polymnie,
  Par de doux & tendres accens
  Excite dans l’ame attendrie
   Ces désirs, ces feux ravissans
  Qui font le bonheur de la vie
   Et les délices des amans.
De vingt archets savans la cadence sonore
Par des sons tantôt lents, tantôt précipités,
Guident les pas légers de cent jeunes beautés,
  Les rivales de Terpsicore.
 Dans ce charmant & magique palais
  Tous les agrémens ont leurs places,
  La coquette y trouve des glaces,
  Et la vanité vient exprès
  D’un coup d’œil soutire à ses grâces,
  Et s’applaudit de ses attraits.
Celle dont les appas ont besoin d’artifice,
Ou qu’une ride, hélas ! avertit du retour,
Y vient montrer encor, graces au demi jour,
Tout l’éclat du bel âge, & l’air presque novice.
 Combien d’Agnès viennent adroitement,
Malgré l’œil vigilant d’une duegne austère,
Y prendre un billet doux des mains de leur amant !
Le tumulte souvent est ami du mystere.
  Enfin la douce égalité
Confond tous les états, rend la scene commune,
Sans égard pour le nom, le rang ni la fortune ;
Les éloges flatteurs y sont pour la beauté.
  Tendre amour, toi qu’on y revere,
 Dieu du plaisir & père du bonheur,
Viens regner chez Torré, c’est la ton sanctuaire.
Combien d’encens y brule en ton honneur !
 Quel autre lieu plus digne de ton trône,
 Que ce salon magnifique, enchanté,
  Dont la richesse nous étonne,
Et qui semble être fait pour la félicité !
 Quitte Paphos, abandonne Cytère,
 Viens au Vauxhall déposer tous tes traits,
  Qu’il soit dit par toute la terre,
L’amour enfin renonce à son humeur légère,
  Il s’est fixé chez les François.