(1731) Discours sur la comédie « SECOND DISCOURS » pp. 33-303
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(1731) Discours sur la comédie « SECOND DISCOURS » pp. 33-303

SECOND DISCOURS

Où on fait l’Histoire des Jeux de Théâtre et autres divertissements Comiques, et des sentiments des Docteurs de l’Eglise sur cette matière.

Comme il n’est presque pas de sujet qui ne puisse être considéré sous diverses faces, que les hommes ne sont pas également attentifs ni également clairvoyants pour les apercevoir toutes, et que l’un est frappé d’une circonstance qui ne fait aucune impression sur un autre, il n’est pas surprenant que sur une même matière les sentiments se trouvent souvent partagés ; mais il paraît étrange que les Chrétiens aient des sentiments différents, lorsque l’Eglise condamne des choses aussi marquées que le sont les Comédiens et leurs spectacles. Faut-il qu’on ose dire que l’Eglise n’a condamné les Comédies, qu’à cause de l’Idolâtrie et des infamies que les Païens y mêlaient autrefois ? Comme si les Conciles du 16e siècle n’interdisaient aux Fidèles que le Théâtre de Néron ou d’Héliogabale, et si le Rituel de Paris imprimé depuis quarante ans ne défendait de donner les Sacrements qu’à des Comédiens, qui vivaient du temps de Plaute, de Térence, ou d’Aristophane.

Est-il raisonnable qu’on vienne toujours demander à l’Eglise quel mal contiennent les Comédies ? Ne devrait-il pas suffire aux Chrétiens de connaître les souhaits de leur mère, pour se conformer à ses volontés ? et ne faut-il pas être aussi peu religieux et aussi méchant Théologien, que l’est le nouveau défenseur de la Comédie, pour oser dire d’un air moqueur à ceux qui croyant la Comédie défendue, se feraient un scrupule d’y aller: « Jusqu’à présent, je l’avoue, je croyais qu’on défendait les choses parce qu’elles étaient mauvaises, et non pas qu’elles fussent mauvaises, parce qu’elles étaient défendues », page 28. Est-ce que nous ne ferons point de scrupule de manger de la viande en Carême, ou faudra-t-il se persuader que durant quarante-six jours de l’année la viande devient mauvaise par elle-même ? Croirons-nous qu’il est mauvais par soi-même de manger avant la Communion ? et lorsque l’Eglise ordonna qu’on recevrait le Corps de Jésus-Christ à jeun, ne lui suffit-il pas d’avoir observé que les repas de Charité qui précédaient la Communion Eucharistique, étaient pour plusieurs un sujet de dissipation et d’ivrognerie ? Pourquoi donc les Pasteurs de l’Eglise, après avoir observé que la Comédie produit de mauvais effets sur plusieurs personnes, ne pourront-ils pas la condamner absolument ? L’Eglise avouera si l’on veut qu’on pourrait peut-être quelquefois n’y rien apprendre de mauvais ; mais ne pouvant examiner tout ce qui s’y passe, et sachant d’ailleurs que la Comédie est souvent nuisible, elle ne peut accorder à ses Enfants de s’aller exposer au hasard d’offenser Dieu ; elle la défend donc généralement, et dès lors la voilà mauvaise parce qu’elle est défendue.

Mais nous allons aussi montrer qu’elle est défendue, parce qu’elle est mauvaise, et que presque toutes les mêmes raisons qui l’ont fait condamner autrefois par les Pères et par les Conciles, doivent la faire condamner telle qu’elle est aujourd’hui. C’est, Messieurs, le sujet de ce Discours, où nous allons voir quel a été le Théâtre depuis le premier siècle de l’Eglise jusqu’à présent, et pour quelle raison les Pères ont toujours condamné la Comédie.

I. Division du discours

Pour donner quelque ordre à cet ouvrage, nous le diviserons en différentes parties. La première comprendra l’Histoire des Jeux de Théâtre depuis Auguste, jusqu’à la conversion de Constantin. La seconde, depuis Constantin jusqu’à Honorius. La troisième, depuis Honorius jusqu’à l’extinction de l’Idolâtrie au commencement du sixième siècle. Enfin la quatrième contiendra le jugement que les Auteurs tant sacrés que profanes ont porté sur les spectacles depuis Auguste jusqu’à Justinien. La cinquième contiendra l’Histoire des Jeux de Théâtre depuis l’extinction de l’Idolâtrie, jusqu’à la naissance des Scholastiques qui fait une époque assez considérable pour notre sujet ; et la dernière depuis les Scholastiques, c’est-à-dire depuis le milieu du XIIIe siècle jusqu’à nous. Donnons d’abord une idée des spectacles et de ceux qui les représentaient.

Pour n’être pas obligé d’expliquer souvent les termes dont on se sert dans ce traité, il est nécessaire de donner d’abord une idée des spectacles et des divers noms qu’on a donné à ceux qui en étaient les Acteurs.

II. Notion et distinction des spectacles et des Acteurs.

On entend par spectacles tout ce qui se fait en public pour réjouir le peuple ; il y en avait autrefois de deux sortes, les uns propres à exercer le corps, les autres destinés à l’exercice de l’esprit. Les premiers étaient ceux du Cirque, la course des Chevaux, les Combats des bêtes, des Gladiateurs, des Athlètes : ces Jeux n’ont nul rapport à ce que nous traitons. Les autres étaient ceux du Théâtre qui se faisaient à l’ombre, d’où est venu le mot de Scène. Là se représentaient les Comédies et les Tragédies, dont les Auteurs aussi bien que les Acteurs, qui sont souvent appelés Tragœdi et Comœdi, sont aussi nommés Cantores. Horace38 désigne de cette manière, les Acteurs Comiques.

« Donec Cantor39, vos plaudite, dicat. »
Dans Prudence40 Tragicus Cantor se prend pour Tragœdus. Quelquefois tous les Acteurs sont simplement appelés Histriones Histrions ; Tite Live dit que c’est le premier nom qu’on leur ait donné à Rome42. D’abord ils s’appliquèrent à chanter des Vers burlesques ; puis l’art se perfectionnant par les règles43 ils récitèrent sérieusement plusieurs fables, et tous les Acteurs des pièces les plus graves portèrent indifféremment le nom d’Histrions ; on le donna même aux Danseurs. « Qu’un Histrion , dit Cicéron45 sorte un peu de cadence, ou que dans la déclamation il fasse trop court ou trop long d’une syllabe, on le siffle. » C’est ainsi que les célèbres Comédiens, Roscius et Esope, sont nommés dans Cicéron, dans S. Augustin, et dans Macrobe.
Véritablement il y a des Auteurs qui ont mis de la différence entre les Historiens et les Acteurs des Tragédies et des Comédies. Saumaise remarque qu’après le temps d’Auguste, les mots Tragœdus et Comœdus conviennent aux Acteurs qui déclament ; et que le mot Histrio 48 ne désigne que celui qui chante ou qui gesticule sans déclamer. Suétone fait toujours cette différence, on peut encore la remarquer dans divers autres Auteurs, cependant il y en a d’autres qui ne l’ont pas faite. Sénèque donne encore aux Acteurs le nom d’Histrions50.
On appelait proprement Mimes ceux qui représentaient certaines pièces, seulement par des gestes ; et ceux qui savaient contrefaire toute sorte de choses se nommaient Pantomimes. Lucien au Traité de la Danse donne ce nom aux Danseurs de Ballet, parce que en effet c’était ordinairement en dansant, que les Pantomimes faisaient leur rôle. Horace, Perse et Manilius appellent ces Pantomimes des Satyres, sans doute à cause que les Satyres passent pour être toujours prêts à danser, ainsi que les représente Virgile.

«  Saltantes Satyros imitabitur Alphæsibæus.  »

L’endroit du Théâtre où quelques Musiciens devaient se tenir, et les divers instruments de Musique qu’ils touchaient, leur donnaient des noms particuliers. Ainsi appelait-on Thyméliques52 ceux qui se tenaient dans une espèce de tribune appelé Thymele ou Pulpitum. Les Musiciennes, les Chanteuses ou les Joueuses d’instrument sont aussi désignées et distinguées par divers noms qu’on trouve dans le second livre de Macrobe, où il dit qu’on appelait souvent ces Musiciennes dans les maisons particulières, pour jouer aux festins, et aux réjouissances qu’on donnait aux amis, Fidicines, psaltrias, Crotalishias, Cytharædas, Tympanistrias, ut inter ministeria delectationis ergo, ita et commessationibus seu symposiis adhibitas notissimum est.

III. Noms des Comédies ou Tragédies.

Les mots génériques qui exprimaient tous ceux qui montaient sur le Théâtre étaient Scenici , Ludiones, periti Artis Ludicræ, et l’Art se nommait Ars Ludicra , Ars Theatralis, Ars Scenicæ, Ludi Scenici, l’Art des jeux, l’Art du Théâtre, l’Art de la Scène, les Jeux Scéniques. Les Comédies avaient différents noms ; on les appelait Togatæ 56 Palliatæ, Attellanæ. Celles qu’on nommait Togatæ tiraient leur nom de l’habit Romain Toga avec lequel on les représentait,
« Impune ergo mihi recitaverit ille togatas. »

On appelait Palliatæ celles qu’on jouait avec un habit à la Grecque Pallium ou le manteau. Les Attellanes étaient des Fables plaisantes, ainsi appelées d’Attella Ville de la Toscane où elles furent inventées.

IV. Notion du Théâtre Grec et Romain.

Le Théâtre des Anciens58 se divisait en trois principales parties qui formaient pour ainsi dire trois différents départements, celui des Acteurs qu’ils appelaient en général la Scène ; celui des Spectateurs qu’ils nommaient particulièrement le Théâtre et l’Orchestre qui était chez les Grecs le département des Mimes et des Danseurs, mais qui servait chez les Romains à placer les Sénateurs et les Vestales. L’Enceinte des Théâtres était circulaire : c’était le département des Spectateurs. Le côté carré était le lieu de la Scène, et l’Orchestre occupait le milieu. Cette enceinte était composée de deux ou trois rangs de portiques : on entrait de plein pied dans l’Orchestre par-dessus leurs arcades, et les femmes occupaient le plus élevé d’où elles pouvaient voir les spectacles à couvert des injures de l’air.

Pour les degrés où le peuple se plaçait, ils commençaient au bas de ce dernier portique et descendaient jusqu’au pied de l’Orchestre toujours en diminuant. Dans les grands Théâtres il y avait trois étages dont chacun était de neuf degrés en comptant les paliers qui en faisaient la séparation, et qui servaient à tourner autour : de sorte que comme ces paliers tenaient la place de deux degrés, il n’en restait que sept à chaque étage, où l’on put s’asseoir. Lors donc qu’on dit dans les Auteurs que les Chevaliers occupaient les quatorze premiers rangs du Théâtre, il faut entendre les deux premiers étages. Le troisième était abandonné au peuple. Ces degrés avaient quinze ou dix-huit pouces de hauteur et le double de largeur, afin qu’on y fût assis sans que les pieds incommodassent ceux qui étaient au-dessous, d’autant qu’on n’y avait point pratiqué de marchepieds. Tous ces degrés devaient être de manière qu’une corde tendue depuis le haut jusqu’au bas, en touchât toutes les extrémités. Outre les Paliers qui divisaient les degrés dans leur hauteur, et que les Latins nommaient Præcinctiones, il y avait des escaliers particuliers à chaque étage qui les coupaient en ligne droite, et qui tendant tous au centre du Théâtre, donnaient aux amas de degrés qui étaient entre eux, la forme de coin d’où ils étaient appelés Cunei. Les escaliers étaient au nombre de vingt-cinq, dont six montaient au premier étage de degrés, sept au second, et le reste aux Portiques. Ceux qui montaient aux degrés, avaient leurs entrées sous les Portiques extérieurs, et ceux qui montaient aux Portiques répondaient par le bas dans une galerie qui tournait sous les degrés et qui communiquait avec les sept passages qui conduisaient à l’Orchestre.

Voici ce que le Théâtre des Grecs avait de particulier dans ce premier département. Pour que les Acteurs pussent être entendus partout dans une étendue aussi vaste que l’était celle de leurs Théâtres, qui avaient jusqu’à trois et quatre cent pieds de diamètre ils s’avisèrent de placer dans des petites Chambres pratiquées sous les degrés, des vases d’airain de tous les tons de la voix humaine, et même de toute l’étendue de leurs instruments.

Par ce moyen tous les sons qui partaient de la Scène, venant à ébranler un de ces vases selon le rapport qui était entre eux, pouvaient frapper l’oreille d’une manière plus forte et plus distincte. Il y a apparence que ces vases avaient la forme d’une cloche ou d’un timbre de Pendule, comme la plus propre au retentissement dont il s’agit.

Pour les places des Spectateurs, voici comme elles étaient distribuées chez les Grecs : les Magistrats étaient séparés du peuple : les jeunes gens étaient aussi placés dans un endroit particulier ; et les femmes voyaient les spectacles du troisième portique de même qu’à Rome. Outre cela il y avait des places de distinction qui appartenaient en propre à certaines personnes, et qui étaient même héréditaires dans les familles, pour de grands services rendus à l’Etat. Ces places étaient les plus proches de l’Orchestre, qui était la partie la plus basse du Théâtre, où l’on entrait de plein pied par les passages qui étaient sous les degrés : comme elle était située entre les deux autres parties du Théâtre dont l’une était circulaire, et l’autre carrée, elle était de la force de l’une et de l’autre. Chez les Romains elle allait un peu en talus, parce que les Sénateurs et les Vestales s’y plaçaient pour voir les spectacles. Chez les Grecs elle était de niveau, et destinée aux Danseurs et aux Musiciens : c’est pourquoi elle était partagée en trois. Les Mimes, les Danseurs et tous les Acteurs subalternes qui jouaient dans les Entr’actes et à la fin des pièces, en occupaient la première partie. La seconde était le poste ordinaire des Chœurs qui venaient y exécuter les danses ; et la troisième était le lieu où les Grecs plaçaient leur symphonie : c’est ce qu’on appelait le Proscenium, parce qu’il était au bas du Théâtre principal qu’on nommait en général la Scène. Le Proscenium des Romains était plus large et plus bas que celui des Grecs, et il était séparé de l’Orchestre par un petit mur d’un pied et demi de haut qu’on appelait Podium, et qui était orné de petites colonnes de distance en distance. Entre ce mur et le premier rang de l’Orchestre, les Magistrats plaçaient leurs chaises curules et les autres marques de leur dignité. L’espace qui était de l’autre côté au pied du Proscenium pouvait être l’endroit où les Romains mettaient leur Symphonie.

La troisième partie du Théâtre qui était la Scène, se subdivisait en trois parties, dont les situations, les proportions, et les usages étaient précisément les mêmes chez les Grecs et les Romains. La première et la plus considérable qu’on nommait proprement Scène, était une grande face de bâtiment qui s’étendait d’un côté du Théâtre à l’autre et sur laquelle se plaçaient les décorations. Cette façade avait à ses extrémités deux petites ailes en retour, de l’une à l’autre desquelles se tendit une grande toile, qui tout au contraire de celle de nos Théâtres qu’on plie sur le cintre, s’abaissait au commencement de la pièce et se levait à la fin, parce qu’elle se pliait sous le Théâtre ; ainsi lever et plier la toile signifiait chez les Anciens, précisément le contraire de ce que nous entendons aujourd’hui par ces termes.

La seconde qu’on appelait le Proscenium ou Pulpitum était un grand espace libre au-devant de la Scène où les Acteurs venaient jouer la pièce et qui par le moyen des décorations représentait une place publique, un carrefour, ou quelque autre lieu découvert. Car jamais les pièces des Anciens ne se passaient dans l’intérieur des maisons, comme la plupart des nôtres.

Enfin la troisième était un espace ménagé derrière la Scène, qu’on nommait Postscenium, où s’habillaient les Acteurs, où l’on serrait les décorations, et où était placée une partie de leurs machines : car les Anciens en avaient de plusieurs sortes dans leurs Théâtres, qui revenaient en quelque façon aux nôtres ; mais dont les mouvements étaient fort différents, surtout pour ce qui regarde celles que nous pourrions comparer aux machines de nos cintres : car au lieu que les nôtres sont emportées par des châssis courant dans des charpentes en plafond, les leurs étaient guindées à une espèce de grue dont le col passait par-dessus la Scène, et qui tournait sur elle-même, pendant que les contrepoids faisaient monter et descendre les machines.

Pour ce qui est des décorations, les Anciens en avaient de trois sortes selon les trois sortes de pièces qui se jouaient sur le Théâtre, les Comiques, les Tragiques et les Satiriques. Le changement se faisait par des feuilles tournantes, ou par des châssis qui se tournaient de part et d’autre, comme ceux de nos Théâtres ; mais non pas si proprement, puisqu’à chaque changement il fallait lever la toile. 

Comme excepté les portiques et les bâtiments de la Scène, tout le reste du Théâtre était découvert, on était obligé d’y tendre des voiles avec des mâts et des cordages pour défendre les Spectateurs, des ardeurs du Soleil. Ces voiles n’étaient faites d’abord que de grosse toile : dans la suite on y employa la soie, et Néron alla jusqu’à en donner de teintes en pourpre et semées d’étoiles d’or. De plus pour tempérer la chaleur causée par la transpiration et les haleines d’une si nombreuse assemblée, on avait mis en usage une espèce de pluie, dont l’eau montait jusqu’au-dessus des portiques et retombait en forme de rosée par une infinité de tuyaux cachés dans les statues qui régnaient autour du Théâtre, cette pluie était toujours d’eau de senteur, et portait partout avec une fraîcheur agréable, l’odeur des plus doux parfums. Que s’il venait quelque orage qui interrompit les spectacles, il y avait derrière le Théâtre, des portiques où le peuple se retirait, et qui dans d’autres temps servaient de promenades : car les Galeries qui en formaient l’enceinte, renfermaient au milieu un espace découvert qui était un jardin public.

Ces différentes Notions sont nécessaires pour entendre les Auteurs anciens qui ont parlé des jeux de Théâtre et donnent du jour pour en traiter.

PREMIERE PARTIE.

Histoire des jeux de Théâtre et des autres divertissements Comiques soufferts ou condamnés depuis l’Empereur Auguste jusqu’à la conversion de Constantin.

Avant Pompée les jeux de Théâtre étaient assez rares. Il n’y avait point à Rome de Théâtre fixe, et les Spectateurs ne s’asseyaient point59 de peur de prendre trop de plaisir à ces vains amusements.

Mais après qu’on eut élevé des Théâtres de pierre également commodes et magnifiques, les jeux furent très fréquents. Au temps d’Auguste par lequel nous commençons cette Histoire, on voit à Rome trois Théâtres fixes ainsi que le rapportent Suétone60, Strabon61, Ovide62, et Sénèque63.

Pompée fit élever le premier Théâtre de pierre l’an 699 de la fondation de Rome, cinquante ans avant Jésus-Christ. Auguste sous le nom de Marcellus fit bâtir le second qui fut achevé l’an 743 de la fondation de Rome, et Balbus65 éleva en même temps le troisième qui fut dédié par des jeux solennels l’an 743 de Rome, comme le marque Dion au L. 54.

Ces Théâtres étaient extrêmement grands. Celui de Pompée contenait commodément quarante mille personnes, et les deux autres de Marcellus et de Balbus étaient chacun de trente mille places. Ils étaient tous trois d’une magnificence étonnante. Des colonnes de belle pierre et de marbre soutenaient la Scène ; et lorsqu’on célébrait les jeux, on y voyait les plus belles peintures ; et l’or, l’argent, et les pierres précieuses y brillaient de toutes parts.

Quelquefois outre les Théâtres de pierre, on en élevait d’autres de bois, ou pour réjouir un plus grand nombre de personnes, ou pour représenter les spectacles auprès du Palais du Prince, ainsi que furent représentés les jeux en l’honneur d’Auguste pendant lesquels Caius fut tué. On peut en voir l’histoire dans Josèphe. Toute la décoration67 était quelquefois d’argent, et le Théâtre couvert d’or68.
Toutes ces magnificences charmaient une infinité de personnes. On vit souvent des jeux très superbes sous Auguste. Ce grand Prince les aimait avec passion, et Suétone dit qu’il ne dissimulait pas cette faiblesse. Il inventa lui-même des jeux. Pausanias assure au L. 8e, qu’Auguste fut l’auteur de la Danse des Pantomimes, et M. de Pontac dans les notes sur la chronique d’Eusèbe dit que c’était là les jeux Augustaux, ludi Augustales . Cet Empereur établit quelques lois touchant les spectacles. Il défendit aux jeunes gens de l’un et de l’autre sexe d’aller à ceux qui se faisaient la nuit, à moins que de proches parents âgés ne les y menassent, et il empêcha que les femmes assistassent jamais aux jeux des Athlètes, parce qu’ils combattaient ordinairement nus.

A l’égard des Comédiens, il leur prescrivit des règles, et leur laissa une liberté dont il ne souffrait pas qu’ils abusassent. Dès qu’il sut qu’un Acteur nommé Stephanion avait pour serviteur une femme déguisée en garçon, il le fit fouetter par les trois Théâtres de la Ville et le bannit. Il ne désapprouvait pas qu’on sifflât les Acteurs. Car il en bannit un de Rome et de toute l’Italie pour avoir osé montrer au doigt un des spectateurs qui le sifflait70. Et on sifflait71 souvent pour une seule faute contre la cadence, ou contre la quantité.

Les Grecs qui avaient toujours aimé les spectacles rallumèrent leur ardeur à l’exemple d’Auguste et par ses libéralités. Passant par Laodicée de Lyrie, il y fit faire un superbe Théâtre. Et Hérode Agrippa qui accompagnait Auguste dans ses voyages charmé des spectacles à son exemple dépensa beaucoup à faire perfectionner le Théâtre d’Antioche.

Peu de temps après un riche Sénateur d’Antioche nommé Sosibius étant à la suite d’Auguste, vint mourir à Rome, et laissa tout son bien à la Ville d Antioche, à condition que de cinq en cinq ans on donnerait dans cette Ville toutes sortes de jeux durant trente jours. On apprend ces particularités d’un Auteur d’Antioche nommé Jean Malela qui vivait au 9e siècle, et dont la Chronique a été traduite et imprimée pour la 1e fois en 1690, à Oxford. L’Auteur de la Chronique que M. Ducange appelle Paschale, a tiré ces mêmes faits de Malela, et les rapporte à l’an 723 de la Ville de Rome. Nous nous servirons de ces deux Auteurs pour expliquer divers endroits qu’on avait beaucoup de peine à entendre dans les Homélies que S. Chrysostome fit à Antioche contre les spectacles.

Tibère successeur d’Auguste n’aimait point les spectacles. Il ne s’y trouva jamais, et il les aurait entièrement abolis, s’il n’avait craint d’irriter le peuple, et de faire trop tôt regretter les douceurs du Règne d’Auguste. Par complaisance73 pour le peuple d’Antioche qui était fou des spectacles, il y fit bâtir un Théâtre74. Il ne changea rien dans ceux de Rome, et se contenta de faire dresser des règlements par le Senat touchant les Acteurs du Théâtre, dont les principaux que Tacite rapporte75, furent qu’un Sénateur ne les pourrait visiter chez eux, ni un Chevalier Romain les accompagner dans la rue ; et qu’ils ne pourraient représenter que sur le Théâtre public.

Son règne ne se passa point, que les Comédiens n’eussent été chassés de toute l’Italie76, et on ne les vit rappelés que par Caius Caligula. Ce Prince vicieux aima les jeux autant que Tibère les avait méprisé77. Jamais on ne vit plus de Spectacles et de Concerts de Musique que sous son Règne. Il obligea les Sénateurs à y assister toujours, et Dion rapporte que pour adoucir la peine qu’ils avaient d’être si longtemps aux spectacles, il fit mettre des coussins sur les bancs, qui jusqu’alors avaient été nus. Il voulut aussi que sans se mettre en peine si l’Empereur était présent, tout le monde pût se tenir couvert, et qu’on se servît de grands chapeaux de Thessalie pour se préserver des ardeurs du Soleil, lorsqu’on ne pouvait être à l’ombre. C’était bien de la complaisance dans un Prince qui voulait être adressé comme un Dieu, et qui avait fait créer Consul de Rome son cheval, si une prompte mort n’eût coupé le cours de ses extravagances et de ses impiétés. Il ne régna que deux ans.

L’amour des spectacles augmentait tous les jours en Orient, principalement à Antioche. Les habitants de cette Ville ne furent point tranquilles qu’ils n’eussent acheté de la ville de Pise dans le Péloponnèse où se célébraient les Jeux Olympiques, le droit de les faire représenter. Ils s’adressèrent à l’Empereur Claude pour obtenir cette grâce en se plaignant de ce qu’on n’avait pas employé depuis quelque temps en spectacles l’argent que Sosibius avait laissé pour cela. Ils demandèrent que les revenus de Sosibius qui étaient de quinze talents d’or toutes les années, fussent employés à faire l’achat et la célébration des jeux. De la manière que Malela fait demander cette grâce a l’Empereur Claude par les Citoyens d’Antioche, on dirait qu’il s’agissait de leur honneur, de leur vie, ou tout au moins de leurs biens. L’Empereur accorda leur demande, et cette grâce fut marquée comme une Epoque très considérable la 92e année de l’Ere d’Antioche qui revient à la 44e de l’Ere Chrétienne. Les Magistrats de la Ville qui destinaient à d’autres usages les revenus de Sosibius, furent obligés de se soumettre à l’Edit de l’Empereur. Ainsi les jeux Olympiques se firent désormais à Antioche durant tout le mois d’Octobre après quatre ans révolus, et l’on y donna les spectacles des jeux que Sosibius avait prescrits, Scéniques, Thyméliques, Tragiques .

Néron successeur de Claude, quoiqu’il ne s’appliquât presque jamais à mettre l’ordre en aucun endroit, se trouva pourtant obligé de chasser d’Italie tous les Histrions, après leur avoir donné trop de liberté80 ; mais il voulut aller lui-même faire le Comédien et le Chantre dans plusieurs Villes de Grèce pour faire paraître sa belle voix. Il commença par Naples, qui était une Ville Grecque81 ; et revenant à Rome, il voulut se montrer au Théâtre. Le Sénat pour éviter l’infamie dont il s’allait flétrir, s’il était vu sur la Scène, lui décerna le prix de Musique, et celui d’Eloquence avant le commencement des jeux82. Mais Néron prétendait l’emporter par son mérite, et non pas par la faveur du Sénat. Il monta donc sur la Scène, où il récita un poème, après quoi il joua de la Lyre, obéit à toutes les lois du Théâtre, comme de ne se reposer, de ne cracher, ni se moucher durant toute l’action, fléchir un genou, et salua l’assemblée en attendant la sentence des Juges. Le peuple et surtout les étrangers rougirent pour lui d’une telle infamie.

Galba, Othon, ni Vitellius ne diminuèrent rien des jeux du Théâtre. Le dernier aurait été plutôt porté à les augmenter. Vespasien se contenta de témoigner de l’horreur pour les jeux des Gladiateurs. Il se plut à ceux du Théâtre ; et de son temps les Pantomimes étaient si fort à la mode, qu’on en avait aux funérailles pour leur faire représenter les actions de celui qu’on enterrait84.

Tite était trop complaisant pour ôter au peuple ce qui le réjouissait. Après avoir ruiné Jérusalem, venant à Antioche, il y fit bâtir le Théâtre de Daphné, avec cette inscription. Du Butin de la Judée.

Domitien fut grand amateur des spectacles, cependant il défendit aux Histrions de monter sur le Théâtre, et ne leur permit d’exercer leur art que dans des maisons particulières85 : « Interdixit Histrionibus scenam, intra domos quidem exercendi artem jure concesso. » Les Histrions suivant le style de Suétone86 signifiaient les Danseurs et les Acteurs qui ne faisaient que gesticuler ; et quoique Domitien eut ainsi ôté à la Scène ce qu’il y avait de moins sérieux, il ne laissa pas de juger qu’il était indigne des personnes graves d’assister aux jeux de Théâtre. Il défendit aux Chevaliers Romains de fréquenter ces jeux87 et il chassa du Senat un Questeur, à cause qu’il avait du penchant à danser et à contrefaire.

Pline dans le Panégyrique de Trajan dit que la facilité de Nerva, fit rétablir les Danseurs ou les Pantomimes que Domitien avait bannis du Théâtre. Mais cet Auteur ajoute que ceux mêmes qui avaient demandé à Nerva le rétablissement des Danseurs reconnaissant aussitôt combien ces divertissements étaient devenus peu honnêtes, pressèrent Trajan avec ardeur de les abolir de nouveau, ce qui fut fait89. Je ne sais si cet Empereur bannit les Danseurs des Théâtres d’Orient ; on voit seulement qu’il fit bâtir des Théâtres à Antioche. Cette malheureuse Ville si passionnée pour les spectacles était souvent punie par les tremblements de terre qui la renversaient presque entièrement. Malela qui parle avec quelque complaisance des jeux de sa superbe Ville, ne peut s’empêcher d’attribuer à la colère de Dieu les tremblements de terre qui la renversaient.

Elle en souffrit un terrible sous Trajan l’an 164 de l’Ere d’Antioche. Cela n’empêcha pas que ce Prince qui fit rétablir la Ville, ne fît en même temps rétablir les Théâtres90.

Adrien bâtit aussi un grand Théâtre auprès d’Antioche à la fontaine de Daphné. Il avait fait à cette fontaine un grand réservoir d’eau qu’on pouvait voir du Théâtre, et il mit plusieurs statues en l’honneur des Naïades, c’est-à-dire des Nymphes, ou Déesses de l’Eau. C’est à ce réservoir d’eau où l’on s’avisa de faire nager des femmes pour représenter les Naïades, ce que S. Chrysostome condamna avec tant de zèle et d’éloquence, comme nous verrons en son lieu.

Cependant Adrien méprisa tous les jeux du Cirque à la réserve de ceux qui se donnaient à son jour natal. « Ludos Circenses præter natalitios decretos sibi sprevit »91.

Spartien qui rapporte cette circonstance ajoute plus bas, qu’Adrien fit abattre le Théâtre du Camp de Mars que Trajan avait fait bâtir : « Theatrum quod ille (Trajanus) in Campo Martio posuerat, contra omnium vota destruxit, » ibid.

Après Adrien, Antonin le pieux qui aimait la Philosophie, n’aimait point les amusements qui rendent les hommes oiseux. De tous les jeux qu’on devait faire à son honneur, il ne permit que les jeux du Cirque92.

Il retrancha la pension qui avait été accordée à un Poète Lyrique93, et ne fit des dons qu’aux Orateurs et aux Philosophes. Il aima94 pourtant l’art des Histrions, dit encore Capitolin, qui sous des Fables et des noms empruntés tournaient en ridicule ceux qui formaient ou entretenaient des intrigues d’amour.

Marc-Aurèle qui lui succéda fut toujours philosophe. Il en prit l’habit à douze ans, et on le dépeint néanmoins d’une humeur assez complaisante pour s’être laissé entraîner quelquefois à l’Amphithéâtre, au Théâtre, et au Cirque95.

L’amour de la Philosophie le tint plus réservé lorsqu’il fut Empereur, et sans devenir rigide jusqu’à chasser les Comédiens, il régla qu’on leur donnerait cinq Ecus d’or, et défendit de leur en donner jamais plus de dix96. Il diminua aussi les jeux, et ne permit aux Pantomimes de jouer que le soir, de peur d’interrompre le travail et le commerce ; cela faisait dire au peuple que l’Empereur voulait rendre tout le monde Philosophe97.

On peut bien se persuader que sous un Prince toujours Philosophe il ne se passait rien dans les jeux publics qui fût indécent et déshonnête, rien qui pût choquer les belles maximes qu’il a composées, on les lit fort agréablement en notre langue par les soins de M. et de Madame Dacier, et il s’en est fait depuis quelques années une édition Latine en Hollande avec des commentaires.

Au temps de ce Prince Philosophe, Lucius Verus, qu’Antonin avait adopté, et que Marc-Aurèle par complaisance déclara Auguste, était bien opposé à sa régularité. En revenant de Syrie il amena des Histrions comme s’il avait amené des Rois en triomphe98.

Et à la fin de la guerre des Parthes qui dura 4 ans, il amena tant de joueuses de flûte, tant de Bouffons, de Baladins et de joueurs de Gobelets, qu’il paraissait plutôt victorieux des Histrions que des Parthes ; « Ut videretur bellum non Parthicum sed Histrionicum confecisse. »p. 430.

Mais toute cette troupe qui le rendit ridicule ne parut pas sur le Théâtre, et ne servit qu’à le divertir en particulier avec ses amis qui ne valaient pas mieux que lui.

Commode fils et successeur de Marc-Aurèle fut si déréglé, que le peuple ne pouvant le croire fils de ce sage Prince, disait hautement qu’il était fils d’un Gladiateur, et l’on croyait en avoir des preuves. En particulier c’était un monstre de débauche, et en public il se déshonorait par les spectacles des Gladiateurs. A l’égard des pièces de Théâtre, il n’osa pas les rendre lubriques comme il aurait pu le souhaiter. Les Comédiens loin de l’estimer le jouèrent, ou du moins se moquèrent de lui sur le Théâtre, et les Historiens lui reprochent seulement deux choses qui regardent le Théâtre, la première d’avoir caressé son Favori dans l’Orchestre, et la seconde d’y avoir paru un jour avec un habit de femme. Mais Dion parle d’un habit particulier, qui n’était pas un habit de femme.

Sous Commode les Principaux d’Antioche et le peuple se plaignirent que les Trésoriers publics diminuaient les divertissements, et détournaient l’argent donné par Sosibius dont nous avons déjà parlé. L’Empereur leur fut favorable, il ordonna étroitement que cet argent serait entièrement employé en divertissements, et mit les jeux Olympiques au mois de Juillet et d’Août, pour être célébrés de quatre en quatre ans durant quarante-cinq jours. Il destina aussi une somme pour la course des chevaux les jours du Soleil, c’est à-dire les Dimanches, et il ordonna qu’on réserverait tout le reste pour les Mimes, les Danseurs, et tous les autres divertissements populaires.

C’en était trop pour ne pas mériter une belle statue au milieu d’Antioche. Malela ne manque pas de le remarquer. Mais il est beaucoup plus utile pour l’histoire de remarquer que les jeux Olympiques furent alors représentés pour la 1e fois dans un long Portique bâti par Commode, et que la Ville les avait acheté des Piséens pour trois cent soixante ans100.

Quoiqu’on voie dans Malela même un achat plus ancien des jeux Olympiques, ce n’est néanmoins que depuis Commode qu’il faut les compter à Antioche. Car il est clair par Lucien qu’avant ce temps ils se célébraient encore à Pise dans le Péloponnèse, au lieu qu’ils y furent interrompus depuis Commode, puisqu’on voit dans Malela que Julien l’Apostat voulut les y rétablir. Ces jeux furent continués à Antioche jusqu’à l’Empereur Justin, qui les abolit entièrement.

Huit ans après la mort de Commode on vit à Rome les jeux séculaires l’an de J. C. 204. Les Comédiens étaient alors fort communs, et cependant toujours déclarés infâmes, jusqu’au règne du dernier des Antonins l’impie Héliogabale. Ce Prince plus méchant, dit Lampridius, que ne l’avaient été Caligula et Néron, les imita dans toutes les brutalités que la licence peut inspirer. Il fit lui-même le Comédien, et ne craignit pas de représenter des fables avec des nudités et des peintures déshonnêtes, mais ce fut uniquement devant les seuls témoins de ses débauches, toujours en particulier dans sa maison, comme Lampridius le dit plusieurs fois, « id totum domi agebat ». page 800. « id que totum domi exercuit », page 868.

Il honora les Comédiens, leur donna des habits de soie, et sans se mettre en peine de l’infamie attachée à leur profession, il en choisit un pour être Préfet du Prétoire.

Alexandre Sévère répara sur ce point les fautes d’Héliogabale, il ôta aux Comédiens les robes précieuses et ne leur donna ni or, ni argent, mais tout au plus quelques pièces de monnaie de cuivre101. Ce Prince ne souffrit jamais les divertissements scéniques à sa table102.

Il aimait pourtant les spectacles mais sans y faire des largesses, voulait qu’on traitât toujours comme des valets ou des esclaves les Comédiens, et tous ceux qui servaient aux plaisirs publics103.

Au milieu du 3e siècle l’Empereur Philippe pour célébrer l’an mille de Rome, donna une infinité de jeux qui n’ont rien de particulier pour notre histoire ; nous observerons seulement que les Orientaux avaient toujours beaucoup d’ardeur pour les spectacles, et qu’en 258 le peuple d’Antioche tout occupé du divertissement du Théâtre se vit tout à coup investi par les Barbares. Ammien Marcellin et Hegesipe104 disent qu’au commencement du règne de Gallien le peuple d’Antioche qui assistait aux jeux du Théâtre, étant charmé de voir les gestes d’un farceur qu’on avait produit avec sa femme dans quelque entr’acte, la femme du farceur s’écria, « Si je ne rêve, voilà les Perses. » Les Assistants se tournèrent, et virent en effet les Perses qui pillèrent la Ville, la brûlèrent, et tuèrent un grand nombre d’habitants.

Gallien n’aurait pas aimé que cet accident eut fait demander la cessation des spectacles, il les aimait trop. Aussi était-il toujours environné de Mimes et d’Histrions. Tandis que Valérien son père était prisonnier ou plutôt esclave des Perses, et qu’Odenat se frayait le chemin à l’Empire, il se livrait tout entier à la volupté, et donnait au peuple toute sorte de divertissements.

Malela raconte que sous le règne de Valérien, un certain Miriade Magistrat d’Antioche fut chassé du Conseil par le consentement du peuple et du Sénat. Il ajoute la raison pour laquelle il fut ainsi puni, en rapportant tout de suite, que bien que Mariade se fut vu à la tête de toutes les factions, il n’avait jamais acheté de chevaux et s’était approprié l’argent destiné aux jeux du Cirque.
Il semble qu’Aurélien ce Prince si digne de l’Empire par ses grandes actions, aurait dû faire cesser les spectacles ; cependant après avoir satisfait sa gloire, en triomphant de la célèbre Zénobie, il donna au peuple le plaisir de la représentation de plusieurs jeux. Ludorum Scenicorum, Circensium, venationum, gladiatorum Naumachiæ.
Au rapport de Malela, Aurélien fut si glorieux d’avoir fait prisonnière Zénobie, qu’il la montra à tout l’Orient. Il la fit venir à Antioche ; et un jour qu’il assistait aux jeux du Cirque, elle y parut montée sur un Dromadaire.
Les Comédiens eurent un puissant protecteur vers la fin du troisième siècle dans la personne de l’Empereur Carin que Vopiscus appelle le corrupteur de la jeunesse le plus débordé qui fut jamais. « Carinus homo omnium contaminatissimus, adulter, frequens corruptor juventutis. » Son règne se distingua par la pompe avec laquelle il célébra les jeux Romains. Il y avait cent joueurs de flûte qui s’accordaient, autant de sonneurs de cor, cent Chantres qui dansaient en même temps, autant de personnes qui frappaient sur des Cymbales, mille Pantomimes, et autant de Lutteurs. « Memorabili maximè et Carini et Numerian hoc habuit imperium, quod ludos Romanos novis ornatos dederunt.... Centum Salpistas uno crepitu concinentes, et centum Camptaulas, Choraulas centum, etiam Pithaulas centum, Pantomimos et Gymnicos mille. » Le feu ayant pris à une voile qu’il avait fait tendre, consuma le Théâtre, que Dioclétien fit ensuite rebâtir avec plus de magnificence. Carin avait fait venir des Comédiens de tout côté. Ceux qui avaient travaillé aux décorations, les Lutteurs, les Histrions, et les Musiciens eurent en présent de l’or et de l’argent, et des habits de soie. Je ne sais, ajoute cet Historien, combien tous ces spectacles ont de charmes pour le peuple, mais je puis assurer que les bons Princes n’en font point de cas.

Aussi Dioclétien dépensa le moins qu’il put dans son triomphe après la guerre des Perses et dans les jeux qu’il donna ensuite à toutes les nations de la terre que cette solennité avait attirées à Rome. Il disait qu’il fallait que les jeux célébrés en présence du Censeur, se retentissent de sa modestie et de son amour pour la règle : « Castiores esse oportere ludos spectante Censore » ; Car les Empereurs prenaient le pouvoir et quelquefois le titre de cette dignité. Avant la représentation de ces jeux, un de ses Officiers ayant fait l’éloge de la magnificence des jeux de Carin, en lui donnant à entendre que ces sortes de divertissements faisaient aimer les Princes, il lui répondit que Carin avait donc bien aprêté à rire par cette manière de gouverner. « Ergo, inquit, bene risus est imperio suo Carinus. » Quoique Vopiscus attribue ces jeux à Carus, il est certain que Carin seul y assista et qu’il les fit représenter.

L’Historien Vopiscus marque assez combien les gens sages méprisaient ces spectacles, puisqu’il blâme publiquement Junius Messala, qui avait privé ses héritiers de son patrimoine, pour le donner aux Comédiens. Il s’étend sur la folle prodigalité de ce Romain après quoi il ajoute : « J’ai pris soin d’écrire toutes ces choses, afin que ceux qui donneront des jeux à l’avenir, soient retenus par la honte, et qu’ils ne frustrent pas leurs légitimes héritiers, pour donner leur bien à des Comédiens et à des Danseurs. » « Et hæc quidem idcirco ego in Litteras retuli, quo futuros editores pudor tangeret, ne patrimonia fua proscriptis legitimis heredibus, mimis et balatronibus deputarent. »

Après la mort de Constance les soldats reconnurent dans l’Orient Maxime Licinien pour Empereur. Peu de temps après il partit pour Rome ; mais avant que de quitter Antioche, il voulut voir les jeux du Cirque. Le peuple l’accabla de railleries piquantes, parce qu’il n’avait reçu aucun présent de Maxime, quoiqu’il eut été déclaré Empereur dans leur Ville. Maxime outré de cette insulte, ordonna à ses soldats de fondre sur cette troupe insolente ; deux mille personnes furent tués dans le Cirque.

Ce fut sous cet Empereur que Gélasin Comédien fut martyrisé à Héliopolis dans la Phénicie. Il s’était jeté dans un bain d’eau tiède pour tourner en ridicule le Baptême des Chrétiens ; au sortir du bain il parut habillé de blanc. Alors il refusa de faire le Comédien, et adressant la parole à tout le peuple, il s’écria, « qu’il était Chrétien, qu’il avait vu dans ce bain la redoutable Majesté de Dieu, et qu’il mourrait Chrétien ». Tous les Spectateurs saisis de fureur montèrent sur le Théâtre, et ayant pris Gélasin ils le lapidèrent.

Ainsi furent traités les Comédiens avec plus ou moins d’infamie durant les trois premiers siècles, et les jeux de Théâtre furent plus ou moins fréquents, plus ou moins honnêtes, selon que les Empereurs Idolâtres jusqu’à Constantin, furent ou plus dissolus ou plus sages.

Durant tout cet espace de temps l’art des Comédiens a été censé infâme : car ce que firent Néron et Héliogabale ne pouvait pas ôter cette infamie.

Néron après avoir fait le Comédien, donna lieu aux railleries et aux satires. Juvénal dit que ce n’est plus une merveille qu’un Comédien noble, puisque Néron a fait le Comédien.
« Res haud mira tamen, Cytharœdo Principe, Mimus,
Nobilis. »

Mais Juvénal ne peut soutenir la raillerie : l’infamie que l’exercice du Théâtre donnait, lui paraissait si grande, qu’il ne croit pas que Néron ait jamais rien fait de si horrible, que de paraître sur la Scène.

« Quid Nero tam sœva, crudaque tyrannide fecit,
Hæc opera, atque hæ sunt generosi Principis artes,
Gaudentis fœdo peregrina, ad pulpita saltu,
Prostitui, Graïæque apium meruisse coronæ. »

Mais à l’égard de ce temps, où l’Idolâtrie dominait, nous devons faire deux observations essentielles, qui détruiront entièrement les fondements sur lesquels le prétendu Théologien s’appuyait.

La première est, que tous les jeux du Théâtre ne se faisaient pas en l’honneur des Idoles ; et cette observation est clairement marquée dans Tacite, qui distingue entre les jeux consacrés aux Idoles qu’il appelle sacrés, et les autres qui n’étaient que pour le divertissement.

A l’égard des premiers, les bouffons, dit-il, ne paraissaient pas sur le Théâtre, non pas même du temps de Néron, au lieu qu’il leur était permis d’y monter lorsqu’il n’était question que de divertir le peuple.

Il paraît aussi par plusieurs endroits d’Appien, que les jeux étaient quelquefois célébrés pour régaler quelques personnes distinguées, comme on fit à l’occasion de Lucullus ; et quelquefois on indiquait des jeux durant plusieurs jours, uniquement pour divertir le peuple après de longues fatigues, ou lorsqu’on craignait qu’il ne murmurât.

Lorsque les jeux se faisaient en mémoire de la fondation de Rome, ainsi qu’on en célébra l’an 800 sous Claude, et l’an 1000 sous Philippe, que plusieurs Auteurs ont cru Chrétien sans aucun fondement, alors les jeux étaient consacrés aux Dieux. Les jeux de même qu’on appelait séculaires qui se renouvelaient après cent dix ans, et qui ont été célébrés pour la dernière fois l’an 204 de N. S. sous Septime Sévère, ceux-là encore étaient sacrés. On en dédiait aussi extraordinairement aux Dieux ; et en ce cas les jours auxquels ils se faisaient, devenaient par là des jours de Fête et solennels.

C’est pourquoi Macrobe marquant les jours de Fête, ou plutôt ce qui fait les solennités, n’omet pas la célébration des jeux qui se font en l’honneur des Dieux. « Sacra enim celebritas est vel quum ludi in honorem aguntur Deorum. » Pline le Jeune appelle ces sortes de réjouissances, Ludos Sacerdotales, parce qu’il y avait toujours quelque Prêtre qui y assistait et y faisait des sacrifices. Or il est si peu vrai que tous les jeux fussent de cette nature, que Julien veut que les Prêtres ne se trouvent jamais aux jeux comiques.

La seconde observation est que pendant le règne du Paganisme, les Comédies et les Tragédies n’étaient ni si horribles, ni si infâmes, que quelques-uns se l’imaginent, qu’il s’en faisait même de plus honnêtes que celles d’à présent.

Je vous avoue, Messieurs, que je suis indigné, quand je vois que le prétendu Théologien, joignant l’ignorance à la témérité, s’applique uniquement à énerver les raisonnements des Pères, et que pour faire une horrible peinture de la Comédie d’autrefois, il s’avise de dire que « les Comédiens paraissaient nus sur le Théâtre ». Voici la cause de sa bévue.

Nous apprenons d’Ovide, de Martial, de Valère-Maxime, de Lactance, et de l’ancien Scholiaste de Juvénal, et si l’on veut d’un Auteur assez récent, Alexander ab Alexandro, nous apprenons, dis-je, de ces Auteurs qu’une femme prostituée nommée Flore, laissa en mourant de grands biens à la République de Rome, à condition qu’on ferait quelques réjouissances le jour de sa mort, que le peuple appela ce jour la Fête des prostituées ; que la canaille allait chercher les femmes de mauvaise vie, et les contraignait de se battre, de faire des postures ridicules, et même de se dépouiller.

Cette infamie ne se faisait qu’une fois l’an, et on disait alors que ces malheureuses femmes devenaient ce jour-là bouffonnes, parce qu’on leur faisait faire le métier des bouffons, comme le dit Lactance. Ce sont ces jeux de Flore, que l’Auteur de la Lettre confond avec les Comédies et les Tragédies, d’où il conclut mal à propos, que les Comédiens paraissaient nus sur le Théâtre.

S’il connaissait un peu mieux l’Antiquité, il saurait qu’il n’y avait que la canaille qui assistât à ces jeux de Flore ; d’où vient, comme le dit Valère-Maxime, que Caton se trouvant auprès du Théâtre, où l’on devait faire paraître ces femmes, personne n’osa demander qu’on les dépouillât qu’après qu’il se fut retiré. Ce qui donna occasion à cette Epigramme de Martial.

« Nosses Jocosæ dulce sacrum Floræ,
Festosque lusus, et licentiam vulgi,
Cur in Theatrum Cato severe venisti ?
An ideo tantùm veneras ut exires ? »
Vous voyez donc bien, Messieurs, que ce n’était là qu’un effet de la licence du peuple, Licentiam vulgi, condamnée par les honnêtes gens, et qui faisait même rougir ces femmes débauchées. Car Tertullien se récriant avec sujet contre le Sénat qui souffrait une telle infamie, leur dit, qu’ils devraient rougir, puisque ces malheureuses, qui avaient perdu toute honte, ne laissaient pas de trembler, et de rougir elles-mêmes ce jour-là.
Nous savons qu’en quelques endroits de Syrie, des femmes débauchées donnaient pendant sept jours un semblable spectacle ; on célébrait alors la Fête de Majume119 à Gaza où la Déesse Vénus était en grande vénération ; des femmes prostituées s’assemblaient et nageaient impudemment, en présence de beaucoup de peuple, qui n’avait pas plus de pudeur qu’elles. Les gens d’honneur avaient ce spectacle en horreur. Libanius tout Païen qu’il était, écrit qu’un Empereur défendit sagement cette folie. La Fête de Majume qui avait pris naissance à Rome, s’introduisit en peu de temps à Antioche, la Ville la plus licencieuse de toutes, selon le témoignage de Julien l’Apostat. Il paraît que dans le Faubourg de Daphné où ce spectacle se donnait, il y avait auprès du Théâtre un réservoir où ces femmes venaient se baigner, et qu’on montait sur le Théâtre, pour être témoin de leur impudence. Saint Chrysostome trouva cet usage établi, et prêcha avec une véhémence admirable pour le détruire. « Ad Theatrum accurris natantes mulieres spectaturus, ad fontem pergis diabolicum, ut natantem meretricem conspicias et naufragium animæ patiaris... illa natat nuda. »
L’autre preuve que le prétendu Théologien apporte, pour montrer que les Comédiens représentaient nus : c’est qu’Héliogabale parut ainsi sur le Théâtre. Quand ce qu’il dit serait vrai, que prouverait l’exemple du plus abominable mortel que la terre ait porté ? Mais il est faux que ce fut sur le Théâtre public qu’Héliogabale osât faire le personnage de Vénus. Cela ne se fit qu’en particulier, et Lampridius qui n’a pas craint d’écrire tout ce qu’il avait entendu raconter de cet exécrable Prince, le dit d’une manière fort claire.

Il n’en faudrait pas davantage pour montrer ce qu’on doit penser de tout ce qu’avance le prétendu Théologien. Voyons néanmoins par des preuves positives, que les pièces de Théâtre étaient souvent plus honnêtes et plus chastes que celles d’à présent. Nous en jugerons par les règles dressées et observées depuis Auguste, et par les pièces qui nous restent de ce temps-là. Horace qui vivait sous Auguste, et qui était aimé de ce grand Empereur, donna ainsi les règles du Théâtre dans son Art Poétique : « La Tragédie, dit-il, est sérieuse d’elle-même. Elle a un certain air de majesté qui ne s’accommode point du tout du Burlesque. Semblable en cela à une Dame chaste et modeste qui serait contrainte de danser par religion à certains jours de Fête. Quand on l’engage malgré elle à paraître avec des satyres, elle rougit dès qu’on dit quelque chose de trop libre » :

« Effutire leves indigna tragœdia versus,
Ut festis matrona moveri jussa diebus,
Intererit satiris paullùm pudibunda protervis. »

Et lorsque le même Poète marque ce que fera le Chœur, qui doit toujours être joint à la Comédie et à la Tragédie, il veut qu’il protège les gens de bien, qu’il soutienne les intérêts des vrais amis, qu’il tâche d’apaiser ceux qui sont irrités ; qu’il aime ceux qui ont en horreur le crime ; qu’il inspire de l’amour pour la tempérance ; qu’il vante les mets d’une table, où règne la frugalité ; qu’il loue la justice si salutaire aux hommes ; qu’il chante la tranquillité et la sûreté qui accompagnent toujours la paix ; qu’il garde inviolablement les secrets qu’on lui a confiés, et qu’il prie les Dieux que la fortune abandonne les méchants, et vienne remplir les désirs des gens de bien :

« Ille bonis faveatque et concilietur amicis :
Et regat iratos, et amet pacare timentes :
Ille dapes laudet mensæ brevis, ille salubrem
Justitiam, legesque et apertis otia portis :
Ille tegat commissa : deosque precetur et oret,
Ut redeat miseris, abeat fortuna superbis. »
Scaliger, M. d’Aubignac, M. Despréaux, et les autres qui ont traité depuis peu des pratiques du Théâtre, ont-ils donné des règles plus pures, plus honnêtes, plus louables ? Si des règles nous passons aux pièces, vous verrez, Messieurs, qu’on en représentaient durant les premiers siècles de l’Eglise, où ces règles étaient exactement observées. Comme les Romains entendaient la langue Grecque, on aimait à voir représenter des pièces des Grecs. Celles de Sophocle et d’Euripide ont toujours été les plus goûtées, et l’on ne peut douter qu’on n’y trouve le crime puni et la vertu louée. Rien n’est plus beau que la morale que le Père Thomassin a tiré de ces deux Tragiques au premier tome des Poètes ; et le Père Rapin a dit avec raison, « que le Théâtre serait bien plus innocent, s’il était réglé selon l’idée de l’ancienne Tragédie, parce que la nouvelle est devenue trop efféminée, par la mollesse des derniers siècles, et que le Prince de Conti, qui a fait éclater son zèle contre la Tragédie moderne par le traité qu’il en a fait, aurait peut-être souffert l’ancienne, qui n’est pas si dangereuse. »

Mais voulez-vous, Messieurs, une preuve parlante, que les pièces de Théâtre d’autrefois étaient souvent plus chastes que celles d’à présent ? Jugeons-en par les Tragédies qui nous restent des premiers siècles, il ne s’est conservé que celles de Sénèque : soit que toutes celles qui passent sous son nom soient de lui, ou qu’il y en ait de quelque autre Poète : elles furent composées et représentées sous un Empereur aussi impie et aussi débauché que l’était Néron. Cependant, Messieurs, ne faut-il pas avouer que ces Tragédies sont plus chastes que celles qu’on représente aujourd’hui ?

On doit joindre à Sénèque Pomponius Secundus, Poète Tragique qui vivait sous les Empereurs Caius et Claude. Quoique ses Tragédies ne se soient pas conservées, on sait qu’il ne cédait pas à Sénèque en gravité ; il avait été Consul de Rome l’an 784. Pline le Jeune et Quintilien l’ont loué ; et Terentianus Maurus, qui écrivait peu de temps après, joint Sénèque et Pomponius comme les deux Tragiques les plus estimés.
« In tragicis junxere Choris hunc sæpe diserti,
Annæus Seneca et Pomponium ante secundus. »
Ces deux Auteurs Tragiques étaient beaucoup plus chastes qu’on ne l’est à présent. Il ne faut pas douter que Cornutus, autre Poète tragique du même temps, ne fût très grave ; car il était tout à la fois Poète et Philosophe Stoïcien. « Cornutus illo tempore tragicus fuit Sectæ Stoicæ », dit l’Auteur de la vie de Perse tirée de Suétone. Il avait été Précepteur de Perse.
« Me tibi supposui : teneros tu suscipis annos,
Socratico, Cornute, sinu. »

Casaubon ne doute point que ce ne soit ce Philosophe qu’Origène et Saint Jérôme ont loué.

Cela confirme assez que les Tragédies faites par de telles personnes, étaient très chastes. Mais qui est-ce parmi les connaisseurs qui n’ait reconnu, que les Tragédies des Anciens n’avaient point d’autre but que d’exciter des sentiments de terreur, ou de compassion, et qu’on a changé le vrai caractère de la Tragédie, en y faisant entrer l’Amour ?

Quelle différence ne mettra-t-on pas encore entre notre Théâtre et celui de ces temps-ci, en considérant qu’on ne faisait que représenter au Théâtre l’Histoire des Dieux, et que ces représentations étaient toujours beaucoup plus modestes que ce qu’on voit dans les Temples: c’est la réflexion que fait S. Augustin contre Varron, qui avait voulu trouver quelque chose de plus grand et de plus respectable dans les Temples, que dans les Vers des Poètes ou sur les Théâtres. Saint Augustin fait voir au contraire que tout était incomparablement plus infâme dans les Temples que sur les Théâtres, et qu’ils devaient être obligés aux Comédiens de cacher une bonne partie des vices et de la difformité des Dieux. « Itaque potius est unde gratiæ debeantur histrionibus qui oculis hominum pepercerunt, nec omnia spectaculis nudaverunt, quæ sacrarum ædium parietibus occuluntur. »

Les Théâtres étaient donc moins dangereux que les Temples pour ceux qui étaient accoutumés à lire l’Histoire des Dieux, la pudeur y était plus ménagée ; et les Chrétiens devaient être ravis de voir les divinités tournées en ridicule, s’il avait été permis d’aller dans des assemblées de plaisir. Ces jeux étaient plus utiles pour le Christianisme, que ne peuvent l’être ceux de nos jours.

Mais examinons quelles pièces il se représentait depuis que les Chrétiens à Rome pouvaient parler contre les spectacles. Nous ne saurions monter plus haut qu’au temps de Caius : Ce Prince était haï de toutes les personnes qui aimaient la vertu, et n’était aimé que par le peuple et les personnes vicieuses, à cause des spectacles qu’il aimait et qu’il donnait.

Cependant quels spectacles représentait-on aux jeux de ce Prince débauché ; on le voit par ce qu’en dit Josèphe, lorsqu’il rapporte au long l’Histoire des jeux Palatins, pendant lesquels Caius fut tué ; On représentait dans ces jeux, dit-il, un Juge, qui ayant été convaincu de crime fut exécuté à mort ; et l’on y récita la Tragédie de Cynira, dans laquelle lui et Myrra sa fille furent tués.

Il est donc constant que les Tragédies des Anciens étaient plus chastes ; et si nous en venions à l’examen des Comédies, peut-être les trouverions nous aussi moins dangereuses. Horace nous a déjà dit que le Chœur doit être également réservé dans la Comédie et dans la Tragédie, et qu’il doit parfaitement convenir à toute la pièce. On voulait de son temps que les Auteurs Comiques qu’ils appelaient les Satires, sussent entremêler adroitement le sérieux avec le burlesque.

« Verùm ita risores, ita commendare dicaces,
Conveniet Satyros ; ita vertere seria ludo, etc. »

Et nous voyons qu’on ne prenait pas les libertés que Plaute s’était données.

« At nostri proavi Plautinos et numeros et
Laudavere sales, nimiùm patienter utrumque,
Ne dicam stulte, mirati. »
Il est vrai que dans la suite on a aimé les Comédies de Plaute, et qu’on les représentait encore sous Dioclétien, comme le dit Arnobe. On ne peut douter que ce Poète Comique ne soit très répréhensible ; mais aussi faut-il reconnaître qu’il y a quelquefois plus d’obscénités dans telle Comédie de Dancourt et de le Grand, qu’il n’y en a dans les dix-neuf Comédies de Plaute ? On peut voir là-dessus, un Livre Anglais de M. Collier, traduit par le P. de Courbeville Jésuite. Il fallait bien que les Anciens exigeassent de la modestie dans les Comédies ; puisque Plaute dans le Prologue des Captifs, qui est la plus honnête de ses pièces, dit pour se ménager l’attention des spectateurs, « qu’ils ne se repentiront point d’avoir écouté cette pièce, qu’elle n’est pas écrite d’un style lascif, comme la plupart des Comédies ; et qu’on n’y trouve point de Vers qui blessent la pudeur, et dont on n’ose charger sa mémoire ».
« Profecto expediet, Fabulæ huic operam dare.
Non pertractatè facta est, neque item ut cætera ;
Neque spurcidici insunt versus immemorabiles. »

Plaute persuadé que la pièce la plus honnête était en même temps la plus estimée, s’applaudit si fort, qu’il fait dire par l’Acteur qui prononce l’Epilogue, que dans la Comédie des Captifs on ne s’est proposé pour modèle que des bonnes mœurs.

« Spectatores, ad pudicos mores facta hac Fabula est. »

Mais on a toujours fait plus de cas des Comédies de Térence ; et nous pouvons dire qu’elles étaient plus tolérables durant les premiers siècles, que ne le sont à présent celles de Molière. Car il faut, s’il vous plaît, considérer, qu’autrefois on s’énonçaient communément d’une manière assez libre et assez ouverte dans la conversation, dans les Ecrits et dans les Livres même de piété. Cela paraît par quelques endroits de Saint Augustin et de Saint Jérôme, de sorte que certaines expressions qui nous blessent, ne faisaient pas plus d’impression dans les esprits, qu’en font présentement ces mots à double sens, ces tours ingénieux et agréables, avec lesquels on expose à présent une intrigue d’amour dans un Roman, ou sur le Théâtre.

On n’ose pas dire ouvertement des sottises : mais on s’énonce d’une manière bien plus dangereuse en ôtant adroitement tout ce qui donnait quelque horreur du mal ; les plus libertins en usent souvent ainsi ; ils couvrent les péchés les plus énormes, leur esprit cherche et entend du mal partout ; mais pour plaire au sexe, ils mettent partout des enveloppes ; et comme on s’exerce à deviner, on va toujours au-delà de ce qu’on avait voulu dire. Qu’on ne s’excuse donc pas sur ce qu’on est réservé dans les termes. Il y a eu des impies plus méchants que les habitants de Sodome, qui n’auraient pas voulu prononcer ces mots. C’est le reproche qu’Ezéchiel fait à Jérusalem. « Non fuit autem Sodoma soror tua audita in ore tuo, in die superbiæ tuæ, antequam revelaretur malitia tua. »

Qu’on ne s’excuse donc pas sur ce qu’on n’entend point de mauvais mots dans les Tragédies ; on n’entendait rien dans les anciennes qui fit des impressions aussi fâcheuses. On était très réservé à la Comédie. Si on avait aimé ou souffert des impuretés sur le Théâtre, on en aurait eu une belle occasion au temps de Néron, de Commode, d’Héliogabale, qui étaient des Princes si débauchés. Cependant on ne saurait rien trouver qui prouve que le Théâtre eût été souillé par les indécences qu’on se représente.

L’Empereur Commode, ce Prince qui est appelé par le Sénat un monstre d’impureté, impurior Nerone, plus impudique que Néron, aurait été ravi que le libertinage eût été d’usage sur le Théâtre ; mais loin que ses mœurs ouvertement déréglées convinssent avec ce qu’on représentait sur le Théâtre, il fut méprisé par les Comédiens ; « appellatus est a Mimis quasi obstupratus ». Et Lampridius dit que son impudence alla jusqu’à assister à l’Amphithéâtre ou au Théâtre avec des habits de femme : « Tanta impudentia fuit, ut cum muliebri veste in Amphitheatro vel Theatro sedens turpissimè biberit. »

Le monde quelque déréglé qu’il fut, n’approuvait point ces actions ; on rougissait au contraire ; il y eut des Sénateurs qui aimaient mieux s’exposer à être condamnés à la mort, que de paraître aux spectacles où assistait Commode. Le peuple abhorrait le libertinage de ce Prince. Cependant il n’osa jamais faire représenter au Théâtre le libertinage qu’il plaît à des Auteurs de se figurer dans le Théâtre des Anciens ; et si l’on n’en trouve ni sous Néron, ni sous Commode, ni sous Héliogabale, quand voudrait-on en trouver ?

Mais pour finir ce qui regarde la Comédie depuis Auguste jusqu’à Constantin ; il est certain que Térence est l’Auteur qui a été le plus estimé, et on vient de voir qu’il est plus chaste pour le temps, que tout ce qu’on oserait à présent mettre sur le Théâtre. On regardait ce Poète comme un homme qui devait servir à régler les mœurs, à corriger le vice ; c’est ce qui est fort bien exprimé dans son Epitaphe.

« Natus in excelsis tectis Carthaginis altæ,
Romanis Ducibus bellica præda fui.
Descripsi mores hominum, juvenumque, senumque,
Qualiter et servi decipiant dominos ;
Quid meretrix, quid leno dolis confingat avarus,
Hæc quicumque legit, sic puto, cautus erit. »
Les Auteurs de la Comédie qu’on appelait nouvelle, se distinguaient des autres, parce qu’ils ne nommaient ni indiquaient personne, et qu’ils traitaient tous les sujets sous des fables ; ainsi on peut avec raison les comparer à Phèdre qui vivait sous Tibère ; on estima ses Fables : et sérieusement les pièces de Théâtre d’aujourd’hui imitent-elles la pureté des mœurs qui règne dans Phèdre. Il fallait que les Sentences judicieuses semées dans les écrits de ce Fabuliste, fussent fort ordinaires aux Poètes Comiques, puisque Sénèque le Philosophe cite quelques-unes de ces dernières, lesquelles il compare à ce qu’il y a de plus beau dans les Poètes Tragiques. « Quam multa Poetæ dicunt quæ à Philosophis aut dicta sunt aut dicenda ? non attingam tragicos aut togatas nostras : habent enim hæ quoque aliquid severitatis, et sunt inter Comœdias et Tragœdias mediæ : quantum disertissimorum versuum inter Mimos jacet ! Quàm multa Publii non excalceatis sed cothurnatis dicenda sunt ! »
Au second siècle les Poètes Comiques ne faisaient presque que traduire les Auteurs de la nouvelle Comédie Grecque, dont Ménandre avait été le Chef. Plutarque qui écrivait sous Trajan, dit que Ménandre était la joie des Théâtres aussi bien que des Compagnies agréables. Et nous voyons dans Aulu-Gelle que les Poètes ne faisaient que traduire ce Poète. « Noster Cæcilius, cum faceret eodem nomine et ejusdem argumenti comœdiam ac pleraque à Menandro sumeret, etc. »
Tous ces Auteurs étaient autant Philosophes que Poètes ; Ménandre qui est le premier et le principal était Disciple d’Aristote. Il avait pris ce qui se trouvait de meilleur et de plus sage dans les Poètes qui l’avaient précédé, et S. Clément d’Alexandrie dit qu’il se trouve beaucoup de choses dans Ménandre qui devaient avoir été tirées des Prophètes et des autres Auteurs sacrés.

Ce Poète a été généralement loué ; il évita les défaut d’Aristophane son Prédécesseur, qui attaquait ouvertement tout le monde avec une liberté qui allait à l’excès, celui-ci reprit les mœurs déréglées sous des noms empruntés. M. Despréaux a fort bien exprimé le caractère de Ménandre dans son Art Poétique, lorsque après avoir décrit la vieille Comédie, il décrit ainsi la nouvelle.

« Le Théâtre perdit son antique fureur,
La Comédie apprit à rire sans aigreur,
Sans fiel et sans venin sut instruire et reprendre,
Et plus innocemment dans les Vers de Ménandre. »

Voilà déjà, Messieurs, des idées de l’ancien Théâtre, bien différentes de celles qu’il a plu au Théologien de nous donner en confondant si mal à propos les jeux infâmes de Flore ou de Majuma avec les Comédies et les Tragédies.

Fin de la première partie.

SECONDE PARTIE

Histoire des jeux de Théâtre et des autres divertissements Comiques soufferts ou condamnés depuis la conversion de Constantin jusqu’à l’Empereur Honorius.

Nous voici arrivés au temps que l’Eglise, jusqu’alors persécutée, change sa tristesse en joie. Constantin embrasse le Christianisme, il fait des lois pour défendre de sacrifier aux Idoles, et pour permettre de bâtir des Eglises. Il donne les Gouvernements à des Chrétiens, commande d’honorer les Prêtres et ordonne que ceux qui entreprendraient de les outrager seraient punis du dernier supplice. On commença à l’heure même à relever d’un côté les Eglises qui avaient été abattues et à en bâtir d’un autre de plus grandes et de plus magnifiques que les anciennes. Ainsi l’état de la Religion Chrétienne était plein de prospérité et de joie, au lieu que le Paganisme était dans la tristesse et dans la consternation. Les Temples des Idoles étaient fermés et les Eglises étaient ouvertes. Sozomène remarque que dès lors il fut défendu à toutes personnes de consulter les devins, de se faire initier, de dédier des Statues ; qu’on abolit de très anciennes coutumes, et que les combats des Gladiateurs furent défendus. Le mépris de Constantin pour les superstitions Païennes éclata bientôt dans une occasion importante ; le temps de la solennité des jeux séculaires étant revenu, il le laissa écouler sans les célébrer, et il prit de là occasion de les abolir, comme faisant partie du Paganisme. Il paraît par le témoignage de Zozime que les Païens furent extrêmement sensibles à l’abolition de ces jeux, qu’ils regardaient comme le soutien de l’Empire et un préservatif contre la peste, les guerres et les autres maux, dont néanmoins les jeux de Sévère ne les avaient nullement garantis.
Godefroi remarque dans la Chronologie qu’il a mise à la tête du Code Théodosien, que les jeux Sarmatiques tiraient leur origine de la victoire remportée par Constantin sur les Sarmates : mais il paraît se tromper, puisque Vopiscus dit que Carin fit représenter ces sortes de jeux. « Exhibuit ludùm Sarmaticum quo dulcius nihil est. » Saumaise observe p. 504, que les Sarmates savaient parfaitement voltiger sur des chevaux, et qu’ils avaient donné le nom à cet exercice. « Ita dictum a Sarmates qui optimi ac præstantissimi equorum desultores. »
On voit cependant que les spectacles continuaient à Rome, puisque Eusèbe nous apprend qu’à la mort de Constantin on suspendit les spectacles publics et les autres divertissements qui amusent les gens oisifs. « Publica spectacula et quæcumque alia vitæ oblectamenta homines in otio degentes consectari solent, remota. » Ils régnaient encore dans quelques Provinces ; car Constance fit célébrer de magnifiques jeux à Arles.
Quoique les Chrétiens se trouvassent tout à fait au large par la paix générale de l’Eglise et les libéralités de Constantin, il paraît néanmoins qu’ils n’allaient pas aux spectacles ; car Julien en parle comme d’une vertu qui leur était particulière, et qu’il avait dessein de faire imiter au moins aux Prêtres des Idoles, comme il voulut les engager à exercer l’hospitalité de la même manière que les Chrétiens l’exerçaient, de peur, disait-il, de céder aux Galiléens. « Deinde Sacerdotem quemquam hortare ne accedet ad spectacula. »
Les spectacles étaient néanmoins tolérés. Nous lisons dans les Actes de S. Basile Martyr, qu’en 362 on donna des jeux à Ancyre dans la Galatie, pendant que Julien était en cette Ville. Mais on ne peut assurer qu’il s’y soit trouvé, l’Auteur des Actes, s’expliquant d’une manière ambiguë. « Sequenti die dum spectacula fierent, retulit ad Imperaotrem Elpidius de Basilio. » Ce Prince était persuadé, du ridicule et de l’indécence des spectacles ; car dans son Misopogon, Satire piquante, mais ingénieuse, contre les habitants d’Antioche, il se moque d’eux à ce sujet, et leur reproche d’avoir une infinité de danseurs, de joueurs d’instruments, et il dit que dans leur Ville il y a plus d’Histrions que de Citoyens. « In qua multi sunt Saltatores, multi Tibicines, Histriones plures quam Cives. » Et par un nouveau trait de Sarcasme, il leur fait dire qu’il a ruiné leur Ville en abattant leurs Théâtres et en chassant les Comédiens et les Danseurs. « Dimissis vero Scenis, Histrionibus et Saltatoribus, urbem nostram perdidisti. » Il faudrait copier une grande partie de cet ouvrage, si l’on voulait rapporter tout ce qu’il dit contre la folle passion du peuple d’Antioche pour les spectacles.
L’Histoire nous fournit dans ce siècle des monuments plus décisifs pour connaître ce qu’on pensait de la profession du Théâtre. Par une Loi donnée à Mayence en 371, les Empereurs Valentinien I. Valens, et Gratien permettent aux Evêques de donner le Baptême aux Comédiens, qui dans une grande maladie voudraient se convertir, et ils ordonnent en même temps que les Comédiens convertis ne pourraient pas être obligés de remonter sur le Théâtre : « Scænici et Scænicæ qui in ultimo vitæ, necessitate cogente interitus imminentis, ad Dei summi Sacramenta properarunt, si fortassis evaserint, nulla posthac in Theatralis spectaculi conventione revocentur. Ante omnia tamen diligenti observari ac teneri sanctione jubemus ut verè in extremo periculo constituti id pro salute poscentes (si tamen Antistites probant) beneficii consequantur. » On défendit la même année par une Loi donnée à Trèves de faire aucune insulte aux filles de Comédiens, qui vivent d’une manière irréprochable.
Entre les Lois de l’année 380, on peut remarquer celle du 24 avril. Elle ordonne aux Comédiennes de continuer à monter sur le Théâtre, à moins qu’elles ne soient Chrétiennes et ne vivent dans la retraite. « Mulieres quæ ex viliori sorte progenitæ, spectaculorum debentur obsequiis, si Scænica officia declinarint, ludicris ministeriis deputentur ; quas necdum tamen consideratio Sanctissimæ Religionis et Christianæ legis reverentia suæ fidei mancipavit : eas enim quas melior vivendi usus vinculo naturalis conditionis evolvit, retrahi vetamus. » Cette Loi est donnée à Milan, et l’on voit bien qu’elle fut obtenue par S. Ambroise, afin que si les jeux ne pouvaient être abolis, ils ne servissent pas néanmoins à profaner l’état d’un Chrétien, bien éloigné de porter le monde à perdre le temps, à exciter des passions dangereuses, et à nourrir dans le cœur des passions qu’il faudrait étouffer.
La même Loi fut renouvelée à Aquilée en 381, avec cette restriction, que si les femmes qu’on déchargeait de l’obligation de paraître sur le Théâtre par respect pour la Religion Chrétienne qu’elles avaient embrassée, menaient une vie déréglée, seraient contraintes de servir au Théâtre sans rémission tout le reste de leur vie. « Si post turpibus volutata complexibus et Religionem quam expetierit, prodidisse et gerere quod officio desierat, animo tamen Scænica, detracta in pulpitum, sine spe absolutionis ullius ibi eo usque permaneat donec anus ridicula, senectute deformis. Nec tunc quidem absolutione potiatur, cum aliud quam casta esse non possit. » Cette Loi fut encore confirmée par une autre donnée cette même année à Carthage.
Il ne sera pas inutile d’observer en passant, qu’en 385 Théodose le Grand défendit d’entretenir dans les maisons ou de faire venir dans les festins des Musiciennes. « Fidicinam nulli liceat vel emere, vel docere, vel vendere, vel conviviis aut spectaculis adhibere. Nec cuiquam aut delectationis desiderio ; erudita fœminea musicæ artis studio liceat habere mancipia. »
Le Jeune Victor et Paul Diacre, n’ont pas manqué de louer le zèle de ce Prince pour bannir des Festins et les Chanteuses et tout ce qui y peut porter à la dissolution. « Theodosius usque eo vinolentiam detestatus est ut prohibuerit lege Ministeria lasciva, psaltriasque commessationibus adhiberi. » Sur quoi Godefroy remarque fort savamment, qu’on est allé par degré pour détourner les hommes des amusements et des spectacles. D’abord l’Eglise dans le Concile de Laodicée, tenu environ l’an 330, a défendu simplement aux Ecclésiastiques de se trouver aux festins où il y avait des Musiciennes ou des Comédiennes, ce qui est la même chose. Ensuite les Pères ont écrit et prêché fortement contre l’usage de faire venir dans les maisons la troupe de Musiciennes ou de Comédiennes, pour en donner de l’horreur à tous les fidèles. Enfin Théodose défendit cet usage par une Loi.
L’Année suivante ce religieux Prince fit encore quelques Lois sur les spectacles ; une des plus importantes, est celle qui ordonne aux Juges de n’aller qu’aux jeux qui se représentaient pour la naissance, ou le couronnement des Empereurs, de ne s’y trouver que le matin, de ne distribuer ni or ni argent et de ne permettre pas qu’il s’en représentât jamais le jour de Dimanche, pour ne pas profaner par cette solennité un jour consacré au culte du Seigneur : « Nullus omnino Judicum, aut Theatralibus ludis, aut Circensium certaminibus, aut ferarum vacet, nisi illis tantùm diebus quibis vel in lucem editi, vel Imperii sumus sceptra sortiti : hisque, ut ante meridiem tantùm solemnitati pareant, post epulas vero ad spectaculum redire desistant. In quæ tamen omnes judices, sive privati, nihil penitus auri præmio dandum esse cognoscent quod solis licet consulibus quibus erogandi moderationem vitæ meritis permisimus. Illud etiam praemonemus ne quis in Legem nostram quàm dudum tulimus committat. »

Valentinien I. avait déjà défendu en 364, aux Gouverneurs de Province d’employer aux spectacles le temps destiné à juger les procès et à décider les affaires sérieuses.

En l’année 393, le même Théodose défendit aux Comédiennes de porter des pierreries et des étoffes en broderie d’or ou de soie, et ne leur permit que les étoffes simples de soie, et de l’or aux bracelets, aux colliers et aux ceintures. « Nulla mima gemmis, nulla sigillatis sericis aut textis utatur auratis... Uti sane hisdem, scuclatis, et variis coloribus sericis, auroque sine gemmis collo, brachiis, cingulo non vetamus. »

Ce grand Empereur voulait faire distinguer ainsi les Dames de qualité : mais l’Eglise ne demandait point cette Loi ; elle voulait que les Dames Chrétiennes se distinguassent par la modestie : S. Chrysostome leur prêcha souvent qu’elles devaient laisser aux Comédiennes toutes les pompes du siècle.

Après cette Loi, les Comédiennes ne pouvant plus être confondues avec les Dames de la première qualité, elles essayèrent de se faire confondre par les habits avec les Vierges Chrétiennes. Le voile blanc, et un manteau de couleur brune et tannée était depuis plusieurs années leur ajustement, qui dans sa simplicité ne laissait pas d’avoir un air de propreté que S. Chrysostome condamne. Il fallut donc défendre aux Comédiennes de prendre l’habit des Vierges, et c’est ce que le même Empereur fit l’année suivante : « Ut Mima publice habitu etiam Virginum quæ Deo dicatæ sunt, non utantur. »
Cette même Loi, si digne de la piété de Théodose, contient quelques autres règlements qui ne purent être qu’agréables à l’Eglise. Elle défend de mettre le tableau d’aucun Pantomime, d’aucun Cocher du Cirque, et d’aucun Comédien dans les Portiques publics, et dans tous les autres lieux de Villes qu’on a coutume d’orner des Images des Empereurs, et ordonne d’ôter ceux qu’on pourrait y avoir placé ; elle ne les souffre qu’à l’entrée du Cirque ou du Théâtre, parce qu’il est indécent de voir dans des endroits honnêtes, les portraits des personnes infâmes et sans honneur. « Si qua in publicis Porticibus, vel in his Civitatum locis in quibus nostræ solent Imagines collocari pictura Pantominum veste humili et rugosis sinibus agitatorem aut vilem offerat Histrionem, illico revellatur. Neque unquam post hac liceat in loco honesto in honestas adnotare personas. In aditu vero Circi vel Theatri prosceniis ut conlocetur non vetamus. » Cependant Malela raconte que Théodose assista aux jeux du Cirque à Thessalonique ; mais cet Historien ne mérite en ce point aucune créance. Il dit que Théodose allant de Constantinople à Rome passa par Thessalonique ; que les Soldats ayant fait du bruit au sujet du logement, les Habitants se soulevèrent et accablèrent d’injures l’Empereur ; que Théodose qui alors assistait aux jeux du Cirque, où il y avait un grand concours de peuple, ordonna aux troupes de fondre sur cette multitude, et que quinze mille hommes restèrent sur la place. Malela est démenti par d’autres Historiens, qui donnent une origine différente à la sédition arrivée à Thessalonique, et qui d’ailleurs ne disent point que Théodose fut présent lorsqu’on massacra les séditieux.
Malgré les mesures que prirent les Empereurs pour éteindre le goût du Théâtre ; il paraît par la Loi que l’Empereur Arcadius donna en 396 combien l’amour des spectacles était encore gravé dans les cœurs de quelques Chrétiens ; ce Prince trop complaisant permet par cette Loi de célébrer les jeux Majuma, mais à condition qu’il ne s’y passerait rien contre l’honnêteté, la chasteté et la pudeur : « Clementiæ nostræ placuit ut Majumæ provincialibus lætitia redderetur : Ita tamen ut servetur honestas et verecundia castis moribus perseveret. » Nous verrons qu’on apprit par une prompte expérience combien il est plus facile d’abolir entièrement un divertissement, que de le rendre innocent, en ôtant ce qui est visiblement mauvais.

Fin de la seconde partie.

TROISIEME PARTIE.

Histoire des jeux de Théâtre et des autres divertissements comiques soufferts ou condamnés, depuis la démolition des Temples au cinquième siècle, jusqu’au temps de Justinien.

IL est constant qu’en 399, les Edits d’Honorius et d’Arcadius firent raser ou fermer presque tous les Temples des faux Dieux. On commença par démolir ou condamner ceux des Villes, et Arcadius ordonna qu’on détruirait tous ceux de la campagne, croyant ôter ainsi tous les vestiges de l’Idolâtrie. « Si quæ in agris templa sunt sine turba ac tumultu diruantur. His enim dejectis atque sublatis, omnis superstitionis materia consumetur. » C’est au 16e du Code Théodos. titre X. Loi 16e donné à Constantinople en 399.

En 416, le Paganisme tomba beaucoup plus, car les Païens qu’on avait laissé dans les honneurs et dans les charges, depuis que sous l’Empereur Constantin on travaillait à la démolition des Temples, les Païens, dis-je, furent privés de toutes les charges par cette Loi de Théodose le jeune ; c’est la 21e du titre Xe. « Qui prophano pagani ritus errore seu crimine polluuntur, hoc est Gentiles, nec ad militiam admittantur, nec administratoris, vel judicis honore decorentur. »

Le Christianisme se trouva ainsi la seule Religion dominante, elle seule ayant des lieux publics de dévotion, elle seule possédant toutes les charges de l’Empire, on avait tout lieu d’attendre l’abolition des jeux et spectacles établis par les Païens, décriés si souvent par les Chrétiens, et regardés généralement comme des pompes du monde auxquelles on renonçait au Baptême et dans les professions des Catéchumènes.

Mais tous ceux qui portaient le saint nom de Chrétien, n’en remplissaient pas les fonctions, ils ne faisaient point de scrupule de retenir quelque chose du Paganisme. Les Princes étaient contraints de s’accommoder au plus grand nombre, et ils laissèrent pour ce sujet les spectacles.

Après tous les sermons de S. Chrysostome contre les spectacles, Arcadius abolit seulement les jeux Majuma, dont nous avons parlé ailleurs, et il laissa les autres, de peur, dit-il, dans sa Loi donnée 399e. à Constantinople, d’attrister le peuple. « Ludicras artes concedimus agitari, ne ex nimia horum restrictione tristitia generetur. »
Honorius en usa de même en Occident en faveur principalement des Africains, dans la Loi adressée à Apollodore Proconsul d’Afrique au 16e Livre titre Xe. Loi 17e . « Ut prophano ritui jam salubri lege subrmovimus, ita festos conventus civium, et comunem omnium lætitiam non patimur submoveri. Unde absque ullo sacrificio, atque ullâ superstitione damnabili, exhibere populo voluptates, secundum veterem consuetudinem. Inire etiam festa convivia, si quando exigant publica vota, decernimus. »

Ces retranchements de toute superstition apparente, ne suffisaient pas pour satisfaire les Evêques et les Chrétiens fervents, aussi ne cessèrent-ils pas de travailler à priver les fidèles de tous les spectacles. S. Chrysostome continua à prêcher avec la même force qu’auparavant, et trois ans après ces Edits il n’épargna pas dans ses Discours l’Impératrice Eudoxie épouse d’Arcadius, à cause qu’elle avait souffert des jeux dans un lieu qu’on pouvait voir de l’Eglise, à l’occasion de la statue qu’on dressait à cette Impératrice.

Les saints Ecrivains Latins n’étaient pas plus favorables aux spectacles. S. Jérôme et S. Augustin n’étant pas dans les Villes riches et polies, n’avaient pas lieu de faire des discours sur les spectacles, mais ils ne manquaient pas d’en détourner ceux qui les consultaient par lettres. S. Jérôme ne souffre pas qu’on appelle dans les maisons des chœurs de Chantres et de Chanteuses, ce qui était assez usité, et il n’appelle ces Concerts de Musique, autrefois si fréquents à Rome, que le chœur du diable. « Cantor pellatur ut nonius a fidicina et psaltriæ et istiusmodi chorum diaboli quasi mortifera sirenarum carmina, proturba ex ædibus tuis. » C’est ainsi qu’il s’exprime dans sa Lettre à une illustre Dame Romaine nommée Furia.

Les Evêques des Villes d’Afrique ne manquaient pas de prêcher contre les spectacles, mais ils avançaient peu par leurs sermons. C’est pourquoi dans un Concile que Godefroy place l’an 399. et Baronius l’an 401. il est peut-être impossible de marquer précisément l’année, ils résolurent de s’adresser aux Empereurs et de leur demander trois choses.

La 1e. de ne pas souffrir aux jours de Fêtes, les anciennes réjouissances venues du Paganisme, parce qu’on y sautait et dansait impudemment dans les places et dans les rues, et que les femmes pieuses ne pouvaient aller à l’Eglise sans souffrir des insultes et des railleries sur le chemin. « Maxime cum etiam in natalibus beatissimorum Martyrum per nonnullas Civitates et in ipsis locis sacris talia committere non reformident. Quibus diebus etiam quod pudoris est dicere, saltationes sceleratissimas per vicos atque plateas exerceant, ut matronalis honor, et innumerabilium fœminarum pudor devotè venientium ad sacratissimum diem injuriis lascivientibus appetatur. »

La 2e. qu’on ne souffrit pas non plus les spectacles du Théâtre les dimanches et les jours solennels : « Nec non et illud petendum, ut spectacula Theatrorum cæterorumque ludorum die Dominica, vel cætaris Religioni Christianæ diebus celeberrimis amoveantur. »

La 3e. qu’on n’obligeât aucun Chrétien à ces spectacles. « Nec oportere etiam quemquam Christianorum cogi ad hæc spectacula. »

S. Ambroise avait obtenu de Théodose et de Valentinien les mêmes choses à Milan ; mais on ne voit subsister que la défense de représenter des spectacles les jours solennels. Théodose le jeune en fit une Loi plus ample en 425, où il marque les principales Fêtes de son temps, que vous serez bien aise de voir. C’est dans la Loi 5e. du Liv. XV. Tit. « de spectaculis (Dominico, qui septimanæ totius primus est dies) et natale atque Epiphaniorum Christi, Paschæ etiam et Quinquagesimæ diebus quandiu cælestis lumen lavacri, imitantia novam sancti Baptismatis lucem vestimenta testantur, quo tempore et commemoratio Apostlicæ Passionis, potius Christianitatis magistræ a cunctis jure celebratur, omni Theatrorum atque Circensium voluptate per universas Urbes eorumdem populis denegata, totæ Christianorum ac fidelium mentes Dei cultibus occupentur. Si qui etiam nunc vel Judæi impietatis amentia, vel stolidæ paganitatis errore atque insania detinentur, aliud esse supplicationum noverint tempus, aliud voluptatum. »
Cette Loi qui fut donnée à Constantinople, était également gardée à Rome ; car en 444, les Fêtes de la fondation de Rome, qu’on appelait Palilia, et qui arrivaient le 20. d’avril, s’étant rencontrées le Vendredi Saint, les Jeux furent omis cette année, comme nous l’apprenons de S. Léon dans sa Lettre à Anastase de Thessalonique, et S. Prosper a inséré ce fait dans sa Chronique : « Hoc anno Pascha Domini IX. Cal. Maij celebratum est, quia indè XI. Kalendarum Maiarum dies Passionis fuit ob cujus reverentiam natalis Urbis Romæ sine Circensibus fuit. »
Mais à l’égard de la défense de monter sur le Théâtre, en faveur des Comédiennes qui s’étaient faites Chrétiennes et qui menaient une vie réglée, les Princes Honorius et Théodose furent obligés de la lever, pour apaiser la passion folle que les Carthaginois avaient pour les spectacles. Ils ordonnèrent donc à toutes les femmes qui avaient été Comédiennes de reprendre leur état. « Mimas diversis adnotationibus liberatas ad proprium officium summa instantia revocari decernimus. » Carthagine post Conful. Honorii IX. et Theod. V.
L’amour désordonné que les Carthaginois avaient pour les spectacles passa en une espèce de fureur ; ils devinrent presque tous efféminés, bouffons, railleurs, satiriques, ennemis de tout bien. Si quelque Saint même d’Egypte ou d’ailleurs, dit Salvien, passait par leur Ville, la tête rase de ces bons Moines, leur visage pâle et défait, et leur habit simple et grossier, tout cela était pour eux un sujet de plaisanterie, de risées et de huées avec lesquelles ils ne manquaient point de les siffler.
Enfin la colère de Dieu tomba sur ce peuple, Dieu voulut les faire punir au milieu même des spectacles et les faire devenir eux-mêmes le principal sujet d’un spectacle étonnant et terrible. Les Vandales ayant déjà ravagé une partie de l’Afrique, vinrent sous Genseric à Carthage. Le peuple comme ensorcelé dans les jeux et dans les spectacles, n’entendit point le bruit des assiégés, et bientôt après les Ennemis entrant dans la Ville à peine pouvait-on discerner les voix de ceux qu’on passait par le fil de l’épée, d’avec ceux qui folâtraient au Cirque et au Théâtre. « Quis estimare hoc malum possit ? circum sonabant armis muros Cirthæ atque Carthaginis Populi barbarorum, et Ecclesia Carthaginensis insaniebat in circis, luxuriabat in Theatris. Fragor, ut ita dixerim, extra muros, et intra muros præliorum et ludioronum, confundebatur vox morientium, voxque baccantium, ac vix discerni forsitan poterat plebis ejulatio quæ cadebat in bello, et sonus populi qui clamabat in circo. Et cum hæc omnia fierent, quid aliud talis Populus agebat, nisi ut cùm eum Deus perdere adhuc fortassè nollet, tamen ipse exigeret ut periret. »

Tout ce peuple fastueux, superbe, insolent, et qui ne cédait à aucun, après avoir tant aimé les spectacles, fut chassé de Carthage, et errant de tous côtés, donna à toute la terre un spectacle qui passe, dit Théodoret, tout ce que les Tragédies d’Eschyle et de Sophocle ont jamais représenté. Voici ce qu’il en dit, écrivant alors à un de ses amis. Epist. 29. « Quæ Carthaginensis passi sunt, Æschyli et Sophoclis Tragœdia egerent, atque horum quoque linguam fortasse vinceret malorum magnitudo. Illa enim a Romanis quondam vix capta, immò quæ cum maxima Roma de principatu sæpè certarat, eam que in summum discrimen adduxerat, ludibrium modo facta est Barbarorum. Et qui celeberrimam ejus curiam ornabant, orbe toto nunc errant, vitam ex hospitalium hominum manibus sustentantes, cientque spectantibus lacrymas, et rerum humanarum instabilitatem, volubilitatemque declarant. Alios equidem vidi complures indè profectos, et timui. Nescio enim, quod ait scriptura, quid super ventura pariat dies. »

Voilà, Messieurs, de quelle manière les jeux de Théâtre furent abolis en Afrique. Ce sont des témoins oculaires qui nous les rapportent. Et Salvien qui écrivait deux ou trois ans après la désolation de Carthage, nous décrit aussi comment ils finirent dans les Gaules.

Il touche en peu de mots l’irruption des Barbares, Alains, Suèves, Vandales qui vinrent dans les Gaules par le Rhin en 407, et prévient l’objection qu’on pourrait faire que tous ces spectacles ne se trouvent pas dans toutes les Villes des Romains : je le sais bien, dit-il, il n’y en a plus à Cologne, à Mayence, à Trèves, mais n’est-ce point à cause que ces Villes ont été frappées du glaive des Barbares ? « Videlicet responderi hoc potest, non in omnibus hæc Romanorum Urbibus agi. Verum est. Etiam plus ego addo, ne illic quidem nunc agi, ubi semper acta sunt antea. Non enim hoc agitur jam in Moguntiacensium civitate ; sed quia excisa atque deleta est. Non agitur Agrippinæ ; sed quia hostibus plena. Non agitur in Treverorum urbe excellentissimâ ; sed quia quadruplici est eversione prostrata. » Qui concevra la folie de ceux de Trèves lesquels après avoir été trois fois pillés, saccagés, brûlés par les Français, demandaient encore des spectacles, comme pour tout remède à leurs maux. « Quis estimare hoc amentiæ genus possit ? Pauci nobiles qui excidio superfuerant, quasi pro summo deletæ urbis remedio circenses ab Imperatoribus postulabant. » Un Poète Chrétien de nos jours a peint avec beaucoup de force l’aveuglement de ce peuple.
« Telle que de rage enivrée,
Victime du fer et du feu,
Trèves, aux Barbares livrée
Osait se raidir contre Dieu ;
Captive, mais ambitieuse,
Pauvre et toujours voluptueuse,
Elle assouvissait ses désirs :
Et cherchait sans craindre la foudre,
Sur le sang, sur des os en poudre
Le Théâtre de ses plaisirs. »

La Ville de Trèves fut véritablement rétablie lorsqu’elle était entièrement aux Français sous le Roi Childéric, mais les Français ni Childéric, ni Clovis ne rétablirent pas les jeux de Théâtre, et ils cessèrent dans toutes les Villes où il y en avait eu, à Cologne, à Mayence, à Lyon, à Vienne et autres.

Il en faut dire autant des Villes voisines d’Espagne, dont les Visigoths étaient en possession. Les jeux y furent abolis, et de toutes les Gaules il n’y eut au temps de Salvien, c’est-à-dire en 442, ou 443, que la Provence et Marseille où il y eut des jeux de Théâtre, parce que la Provence n’avait point été ravagée, et qu’elle payait simplement quelques contributions aux Visigoths. Salvien, Prêtre de Marseille, et qui écrivait dans la Province Viennoise, n’oublia rien pour faire cesser tous les spectacles. Mais ses exhortations furent inutiles.

Nous voyons dans la suite des théâtres à Narbonne, à Lyon et à Trèves.

Dans les autres Villes il y avait seulement des Cirques, des Amphithéâtres, pour le combat des bêtes. Il y en avait à Paris, quoique jusqu’à Charlemagne la Ville fut petite. M. Henri Valois cite un manuscrit de l’Eglise de Paris, qui finit en 1314, où il est parlé d’une vigne que les Ecoliers de Sorbonne ont aux Arènes devant S. Victor. « In loco qui dicitur, les Areines, ante S. Victorem. »

Comme les Théâtres ont été longtemps fréquentés en Provence, et qu’on agitait la question dans divers Conciles, faisons-en l’histoire en peu de mots.

Il y avait à Arles un fort beau Théâtre de pierre, dont on voit encore les restes.

Le Concile d’Arles en 314, ne put pas faire cesser les spectacles. Ammien Marcellien dit, que Constance en fit célébrer à Arles de très magnifiques. « Theatrales ludos atque Circenses ambitioso editos apparatu. » M. de Valois les place en l’an 353.

Le Concile d’Arles tenu en 452, selon la supputation du P. Sirmond, fut obligé de renouveler l’excommunication lancée dans le premier Concile en 314, contre ceux qui montent sur le Théâtre. « De Theatricis, et ipsos placuit, quandiu agunt à communione separari. » Can. 5.

Les jeux n’y finirent pas encore, et S. Césaire qui était Evêque d’Arles au commencement du 6e. siècle, ainsi que nous l’apprenons de S. Cyprien Evêque de Toulon qui a écrit sa vie, eut encore lieu de parler souvent contre les spectacles dans ses Homélies, qu’on trouve au 8e. tome de la Bibliothèque des Pères. Ainsi ils subsistèrent en Provence, ils subsistèrent aussi à Rome sans aucun changement jusqu’au temps du Pape Gélase.

Si l’on demande d’où vient que tant de SS. Papes, Innocent I. Zozime, Boniface, Célestin, Sixte III. Léon I. Hilaire, Simplicius, qui ont régi cette Eglise depuis que tous les Magistrats étaient Chrétiens, n’ont pas fait cesser les spectacles ; Gélase répond, qu’on ne lève pas tout à coup les obstacles et que la résistance qu’on trouve dans les Magistrats ne se surmonte pas facilement, parce qu’en effet il eut lui-même bien de la peine à faire cesser la superstition des Lupercales. « Ego negligentiam accusare non audeo prædecessorum ; cum magis credam fortasse tentasse eos ut hæc pravitas tollentur, et quosdam extitisse causas et contrarias voluntates quæ eorum intentiones præpedirent. »

Ce grand Pape fit cesser aussi pour quelque temps les jeux et les spectacles, et il obtint que l’argent que les Consuls y dépensaient fut distribué aux pauvres. C’est ce que Ennodius de Pavie fait entendre dans l’Apologétique, « mentior nisi egena agmina, consulatus vestri in subsidio miseriarum præstolantur adventum. Etenim purpura vestra, qua anni vocabulum nobilitatis, subripientem miseris vestimentorum largitate pellit algorem prope jam iterum necessitatibus ferunt auxilium decora fastorum ; et veteri infidelitate deposita, in tali præparatione census dispendia efficiuntur lucra animarum. » Quoiqu’il en soit, si les jeux cessèrent, ce ne fut que pour peu d’années, on les voit recommencer bientôt après, c’est en 509. On fit des plaintes à Théodoric Roi d’Italie, du trouble qui était arrivé aux jeux Circenses.

Théodoric parla en cette occasion avec toute la dignité qu’on devait attendre d’un sage Prince ; il dit que ce n’est pas dans ces sortes de jeux où l’on doit attendre de la modestie et la retenue, que le lieu doit faire excuser bien des sottises ; que les Caton n’allaient pas en ces sortes de lieux. « Mores autem graves in spectaculis quis requirat ? ad Circum nesciunt convertire Catones. Quidquid illic gaudenti Populo dicitur, injuria non putatur : Locus est qui defendit excessum. » Apud Cassiod. L. 1. Ep. 27.

Ce principe admirable est bien poussé au L. 3. Ep. 51. Il fait voir les maux que peuvent produire les spectacles, qu’il regarde comme la ruine des bonnes mœurs, et de la pudeur et comme la source des querelles ; il ajoute que ces jeux après avoir été institués comme un acte de religion, ont été changés en un risible divertissement. « Spectaculum expellens gravissimos mores, invitans levissimas contentiones, evacuatio honestatis, fons irriguus jurgiorum, quod vetustas quidem habuit sacrum, sed contentiosa posteritas fecit esse ludibrium. »

Pourquoi donc les souffrir ? il prévient cette objection, en disant qu’il faut quelquefois badiner avec le peuple, et ainsi faire quelque folie avec lui pour l’empêcher d’en faire de plus grandes. « Hæc nos fovemus necessitate populorum. Expedit interdum desipere, ut possimus Populi desiderata gaudia continere. » Il laissa donc les jeux, et il nous fait entendre à la Lettre 31. du 1er livre combien tous ces jeux étaient magnifiques : voici ce qu’il dit de l’accord musical des acclamations du Cirque. « Soletis enim aera ipsa mellifluis implere clamoribus, et uno sono dicere, quod ipsas quoque belluas delectet audire : profertis voces organo dulciores : et ita sub quadam harmoniam Citharæ, concavum Theatrum per vos resonat, ut per tonos possit quilibet credere quàm clamores. »

Enfin sous Justinien, la Ville de Rome fut entièrement désolée par Totila, ainsi que Procope le décrit, Les murailles furent abattues, le Capitole pillé et plusieurs autres beaux édifices ruinés, et depuis ce temps les spectacles cessèrent entièrement à Rome.
Ils cessèrent de même en Provence dès que les Français en furent en possession. Procope au L. 3. de bello Goth. c. 33. dit que Justinien fut très aise que les Français eussent la Provence, qu’alors ils firent battre monnaie d’or avec leurs portraits, et qu’ils donnèrent à Arles les jeux du Cirque. Ce sont les derniers spectacles qu’on voit dans l’Occident.

Pour les Tragédies et les Comédies, ou autres pièces de Théâtre, on n’avait garde d’en voir. Car outre les raisons que nous avons marquées, les principaux Officiers étant tous Francs, n’apprenaient que le Tudesque et n’entendaient ni le Latin ni le Gaulois, ainsi ils n’auraient donc pu rien entendre aux pièces de Théâtre, et on ne se serait pas avisé d’en faire composer en langue Tudesque, laquelle ne fournissait ni Poètes ni Orateurs. Ajoutons que tous ces jeux étant fondés et devant se faire aux dépens du fisc, les Français n’auraient pu se résoudre à consumer en jeux, en divertissements, pour ne pas dire en folies, des sommes aussi considérables que celles qu’on y employait. Les plaisirs des Rois étaient plus naturels et de moindre dépense.

Clovis sur la fin de ses jours avait simplement un joueur d’instrument, que Théodoric lui envoya de Rome ; en cela semblable au plus saint de nos Rois, qui comme nous verrons, n’avait qu’un Page qui lui chantait quelquefois des airs de piété. Les Romains qui ne savaient plus se réjouir sans se ruiner, traitaient peut-être de Barbares, ceux qui n’avaient pas du goût pour leurs jeux ; mais les plus sensés avouaient que c’était une folie dans les Romains.

Tels furent les divertissements des Princes Français jusqu’au temps de Charlemagne, où les Lettres refleurissant, il y aurait eu des Poètes qui auraient pu faire des pièces de Théâtre.

Il fallait bien qu’il y eut alors des Comédiens, puisque Agobard se plaint qu’on laissait mourir les pauvres de faim, tandis qu’on comblait de biens les Histrions, les Mimes, et les Jongleurs. « Satiat præterea et inebriat Histriones, Mimos, turpissimosque et vanissimos joculares, cum pauperes Ecclesiæ fame discruciati intereant. » Philippe Mouskes suppose en Poète, qui dit le faux comme le vrai, que Charlemagne donna la Provence à ses Bouffons et à ses Mimes, qui produisirent dans le pays ce grand nombre de Poètes qui parurent dans la suite.
Les jeux ne cessèrent pas de même dans l’Empire d’Orient ; quoiqu’on eût vu le tremblement dont Dieu avait affligé l’Occident à cause des spectacles, on les aimait encore à Antioche, contre laquelle Julien et S. Chrysostome avaient parlé si souvent pour la faire rougir de l’amour des spectacles. Aussi mérita-t-elle de périr comme avaient péri les Villes d’Afrique et des Gaules. Procope dit que Cosroès Roi des Perses, étant venu attaquer cette Ville, le peuple accoutumé aux bouffonneries, se moqua de lui du haut des murailles, aussi fut-elle entièrement détruite. Justinien la rebâtit. Evagre, qui raconte la même histoire, ajoute que Cosroès s’étant rendu maître d’Apamée, Thomas Evêque de cette Ville, pour tâcher de gagner ses bonnes grâces l’accompagna au Cirque ; mais il observe que cela était défendu par les Canons ; Contra Ecclesiasticum Canonem.
Antioche, qui peu de temps avant l’avènement de Justinien à l’Empire avait encore souffert un furieux tremblement de terre, oublia bientôt toutes ces punitions. Les Comédiens reparurent dès qu’elle reprit son éclat ; un Laïque eut l’insolence d’accuser Grégoire son Evêque d’avoir commis adultère avec sa sœur. Astérius Comte d’Orient appuyait ce Calomniateur ; en sorte que le Patriarche fut joué au Théâtre, et exposé aux insultes de toute la Ville. « Tum per plateas, tum in Theatro contumeliose vociferari adversus Gregoriam cœpere, ne scenicis quidem ab ejusmodi petulantiâ abstinentibus. » L’Evêque fut justifié, et l’année suivante, c’est-à-dire en 589, soixante-et-un ans après le premier tremblement de terre, dans le temps qu’on ne pensait qu’à boire et à se divertir, la Ville s’écrasa. Le Comte Astérius et soixante mille habitants y périrent malheureusement par un tremblement de terre. L’Evêque Grégoire fut sauvé184.
L’Amour des jeux de Théâtre ne diminua point à Constantinople, et il y eut même des Diacres, des Prêtres et des Evêques qui ne faisaient pas difficulté d’aller à la course de chevaux et à la Comédie. Justinien en étant informé, se crut obligé de faire une Loi, qu’il adressa au très saint Archevêque de Constantinople Epiphanius, par laquelle il le charge de l’informer exactement de tous ceux qui iraient à l’avenir aux spectacles, et de les punir canoniquement. Voulant de même que tous les Métropolitains et les Evêques de tout l’Orient en usassent ainsi, jusqu’à les séparer de l’Autel et à imposer des jeûnes et des prières, durant le temps qu’ils jugeraient à propos, à tous ceux qui seraient convaincus d’avoir assisté aux spectacles.
Il représente dans cette Loi, combien il est monstrueux de voir aux jeux Scéniques et Thyméliques, c’est-à-dire aux spectacles du Théâtre, ceux que leur état oblige d’annoncer à tous ceux qui ont reçu le Baptême, que ce sont là des pompes du monde auxquelles il faut qu’ils renoncent.

Nous les avons souvent exhortés, poursuit cet Empereur, à l’observation de leurs devoirs ; mais les rapports qu’on nous a fait de leur conduite, nous obligent présentement à en faire une Loi expresse. Nous ordonnons donc que nul Diacre, nul Prêtre ; et bien plus expressément, que nul Evêque n’assistera jamais aux jeux publics de dés, ni aux Spectacles du Théâtre, s’il est croyable qu’il y en ait qui y assistent. Car, qui pourrait croire qu’on y voit ceux qui par leur ordination doivent entretenir un commerce perpétuel avec J. C. et attirer sur les fidèles l’Esprit Saint ; ceux dont la tête et les mains sont consacrées à Dieu par l’onction sainte, afin qu’ils conservent tous leurs organes exempts de toute souillure.

On voit bien par cette loi que les grands Empereurs qui ont toléré les spectacles, ont été bien éloignés d’y assister, ni d’approuver que les personnes de piété y assistassent. On les laissait donc seulement pour les gens oisifs, et pour les détourner de faire des actions plus criminelles187.

Justinien se contenta de faire observer les Canons qui défendaient aux Ecclésiastiques d’assister aux spectacles ; à quoi il ajouta la défense de contraindre jamais de monter sur le Théâtre pour faire le métier de Comédien. Il veut donc qu’il soit libre aux Comédiennes de quitter le Théâtre, et défend à toutes sortes de personnes de les contraindre à y remonter ; voulant que si les Gouverneurs des Provinces ne font pas leur devoir pour l’exécution de cette loi, il suffira de recourir aux Evêques, lesquels en cas d’opposition se trouveront soutenus de l’Empereur pour punir tous les contrevenants.

Fin de la troisième Partie.

QUATRIEME PARTIE.

Jugement qu’ont porté sur les spectacles les Auteurs tant profanes que sacrés depuis Auguste jusqu’à Justinien.

Après avait traité historiquement de ce qui regarde les spectacles depuis Auguste jusqu’à Justinien, il nous reste pour achever de confondre les défenseurs du Théâtre, à rapporter le jugement qu’ont porté sur les jeux de la Scène les Auteurs tant profanes que sacrés.

Ovide n’était pas certainement attaché à une morale sévère ; néanmoins dans sa fameuse Apologie adressée à Auguste, il avoue que les jeux sont une semence de corruption, il exhorte ce Prince à supprimer les Théâtres.
« Ut tamen hoc fatear : Ludi quoque semina præbant
Nequitiæ : tolli tota theatra jube. »
Aussi dans un ouvrage destiné à corrompre le cœur, il dit ouvertement que les femmes Romaines couraient aux spectacles avec le même plaisir, et avec la même ardeur que les abeilles se jettent sur les plantes odoriférantes ; il exhorte les jeunes débauchés de Rome à fréquenter le Théâtre, qu’il regarde comme l’écueil de la vertu, et où les femmes ne se montrent bien parées que pour voir ou pour être vues.
« Spectatum veniunt, veniunt spectentur ut ipsæ,
Ille locus casti damna pudoris habet. »
Ce même Poète a tenu un semblable langage dans un ouvrage où il se pique de donner des préceptes honnêtes ; il recommande de fuir avec soin le Théâtre, persuadé que le son des instruments, les chansons et les danses amollissent et corrompent le cœur.
« At tanti tibi sit non indulgere Theatris
Enervant animos, citharæ, cantusque lyræque,
Et vox et numeris brachia mota suis. »
Valère Maxime remarque que les spectacles furent d’abord institués pour honorer les Dieux, et pour le plaisir des hommes ; mais que Rome jouissant au dehors d’une paix assurée, eut bientôt la honte de voir répandre le sang des Citoyens à l’occasion des jeux. Aussi le même Auteur loue la rigide sévérité des Marseillais, qui ne donnaient aucune entrée aux Mimes, parce qu’ils craignaient que les spectateurs ne se portassent à imiter les désordres du Théâtre, « ne talia spectandi consuetudo, imitandi licentiam sumat. »
Sénèque soutient que rien n’est plus contraire aux bonnes mœurs que d’assister à quelque spectacle, que l’âme s’y trouvant séduite par le plaisir, reçoit aisément les méchantes impressions du vice ; et tout Stoïcien qu’il était, il avoue qu’il en sortait plus avare, plus ambitieux, plus porté au plaisir et au luxe.
Tacite rapporte dans ses Annales les plaintes des plus sages d’entre les Romains, lorsqu’on alla chercher jusqu’en Grèce des Comédiens pour les amener à Rome.

On va achever de ruiner, disaient-ils, ce qui nous reste encore des bonnes mœurs de nos ancêtres, qui se sont peu à peu si fort altérées. Et si jusqu’ici nous avons eu tant de peine à conserver par des exercices honnêtes, un peu de pudeur, de retenue et de modestie, comment sera-t-il possible de résister à tant de pièges tendus à ces vertus ? « Vix artibus honestis pudor retinetur, nodum inter certamina vitiorum pudicitia, modestia, aut quidquam boni moris retinebitur. »

Juvenal n’a pas manqué de tourner en ridicule la passion du Peuple Romain pour les spectacles. « Ce Peuple, dit-il , créait autrefois les Empereurs, les Consuls, les Gouverneurs de Province, les Généraux d’Armée, il faisait tout : aujourd’hui, il se tient en repos, pourvu qu’il ait de quoi vivre et aller aux spectacles, il est content. »
« Nam qui dabat olim Imperium, Fasces, Legiones, omnia, nunc se
Continet, atque duas tantum res anxius optat
Panem et Circensis. »

Si les Païens parlaient ainsi des spectacles, quelle idée pensez-vous, Messieurs, qu’en eussent alors les Chrétiens ! eux à qui Jésus-Christ avait dit si expressément, que les joies du monde n’étaient pas pour les disciples de la Croix ; eux à qui ce Divin Sauveur avait recommandé de se tenir sur leur garde, de veiller et de prier sans cesse ; eux qui brûlant du désir du Martyre, ne se trouvaient parmi les Païens que pour y prêcher l’Evangile ? un précepte formel de n’aller ni au Cirque, ni au Théâtre aurait été alors assez inutile. Mais ne croyons pas pour cela, Messieurs, que l’Ecriture ne nous ait point marqué ce que nous devons penser des spectacles, comme l’a osé dire le prétendu Théologien page 3.

Il faudrait être bien étranger dans le nouveau Testament, pour ne pas voir la défense des Comédiens dans cette admirable exhortation de saint Paul : « qu’on n’entende jamais parmi vous des paroles déshonnêtes, ni de bouffonneries, ce qui ne convient pas à votre vocation ; mais plutôt des paroles d’actions de grâces. »

Qui ne sait que les Comédies d’aujourd’hui sont souillées par ces sortes de paroles que condamne l’Apôtre ; mais remarquez, je vous prie, ces derniers mots, gratiarum actio. Rien n’est permis aux Chrétiens, qui ne doive être joint aux actions de grâces, et qui oserait rendre à Dieu des actions de grâce de la Comédie après y avoir assisté.

Saint Jean ne condamne pas moins les vains plaisirs du Théâtre, lorsqu’il inspire aux Chrétiens de l’horreur pour tout ce qui ressent les plaisirs du monde, et pour tout ce qui peut exciter la concupiscence de la chair, la concupiscence des yeux, et l’orgueil de la vie. Car, où est-ce qu’on trouve ces trois vices plus rassemblés qu’au Théâtre ? Sénèque l’a ouvertement déclaré, en nous disant qu’il en revenait toujours plus dissolu, plus ambitieux, plus avare : Avarior redeo, ambitiosior, luxuriosior.

Que dirons-nous encore, Messieurs, de tous ces endroits où Saint Paul recommande si fort la modestie aux femmes et aux filles ? Croirons-nous qu’elles peuvent être Comédiennes sans cesser d’être aussi modestes que le veut Saint Paul, et pourra-t-on se persuader qu’il n’est point contre la modestie Chrétienne, qu’une femme se pare avec tout l’art dont elle est capable, et qu’elle monte sur un Théâtre pour joindre à la parole les gestes, le ton et les manières les plus capables d’inspirer les passions, contre lesquelles les hommes doivent être toujours en garde.

Je ne parcourrai pas les autres endroits du nouveau Testament qui condamnent la Comédie. Toutes les maximes de l’Evangile y sont entièrement opposées, et l’exemple des premiers Chrétiens doit assez nous en convaincre.

Saint Justin et Athénagore nous font entendre que les Chrétiens avaient en horreur toutes sortes de spectacles. Tatien les condamne par leur seule inutilité, et Théophile, qui fut fait Evêque d’Antioche en 168, dit hardiment qu’on ne voit jamais les Chrétiens aux spectacles, de peur de souiller leurs yeux et leurs oreilles par des Vers indécents et profanes. « Nec spectacula spectare audemus, ne oculi nostri inquinentur et aures nostræ hauriant prophana, quæ tibi decantantur carmina. »

Ce que dit ce saint Evêque, est si général et si certain, qu’on en fait un reproche aux Chrétiens dans Minutius Felix. « Vous vous privez, dit Cécilius, des plaisirs honnêtes et légitimes. On ne vous voit point aux jeux publics ni aux pompes. » « Honestis voluptatibus abstinetis ; non spectacula visitis, non pompis interestis, convivia publica absque vobis. » Le Chrétien qui parle dans Minutius Felix, n’a garde de contester le fait. « C’est avec raison, répond-il, que les Chrétiens, qui ne tirent leurs louanges que de leurs mœurs, et de leur vie, méprisent vos spectacles, vos voluptés et vos pompes. Nous les fuyons comme des corrupteurs agréables ; nous en savons l’origine, et nous ne voulons pas nous trouver là où un Comédien lascif émeut les passions des autres, en feignant d’en avoir lui-même Enerius histrio amorem dum fingit, infligit. »

On représentait sans doute beaucoup de pièces qui n’étaient pas bien mauvaises ; c’est pourquoi Cécilius appelait ces plaisirs, honnêtes et légitimes. Mais les Chrétiens en jugeaient bien autrement. Saint Clément d’Alexandrie ajoute que le seul concours des hommes et des femmes qui se trouvent à ces assemblées, les rend tous criminels, parce que c’est là où les personnes de différent sexe s’accoutument à se regarder librement, et que ces regards produisent bientôt des désirs déréglés, qui sont nourris et fomentés par le dessein prémédité de passer quelques heures dans un lieu destiné au divertissement et où l’on ne s’applique qu’à exciter les passions. « Magna itaque confusione et iniquitate hi cœtus pleni sunt et occasio conventus causa est turpitudinis, cum viri et fœminæ mixtim conveniant alter alterias spectaculum.... Dum enim lasciviunt oculi, calescunt appetitiones et oculi proximus impudentius aspicere assuefacti, quod concessum sibi vident ocium, intendunt cupiditates. »

Sur la fin du second siècle, la longue paix où l’Eglise se trouva depuis Marc-Aurèle jusqu’à la dixième année de Sévère, en 202, ayant produit du relâchement dans la discipline Ecclésiastique, quelques Chrétiens s’imaginèrent qu’il n’était pas défendu d’aller aux spectacles et ce fut ce qui engagea Tertullien à en composer un Traité qu’on peut placer l’an 200 ; car il est cité dans le traité de Corona militis, fait encore dans le temps de paix. Comme ces Chrétiens relâchés prétendaient qu’il ne pouvait y avoir de mal d’aller à des spectacles, où tout ce qu’on y voyait était l’ouvrage de Dieu ; Tertullien dit d’abord que c’est par rapport à l’usage qu’on fait des choses, et non par rapport à l’Auteur qu’il faut juger, que l’assassinat, l’empoisonnement et l’art magique, ne laissent pas d’être des péchés énormes, quoique l’épée, le poison, et le mauvais Ange qui préside aux divinations, soient des créature de Dieu.

Qui n’admirera, Messieurs, qu’un Auteur qui s’est donné le nom de Théologien, ait voulu conclure de ce prélude, que « Tertullien a mis les Comédies parmi les actions indifférentes ». On peut bien conclure que Tertullien a mis tout ce qui sert au Théâtre et à la Comédie parmi les œuvres de Dieu, car assurément il n’admet pas d’autre Auteur des créatures que Dieu seul. Mais pouvait-il dire d’une manière plus précise, et dans ce traité et dans celui de l’habit des femmes, que si cela suffisait pour justifier les pompes du monde, il ne faudrait pas même condamner l’Idolâtrie, puisque l’encens, le feu, les victimes qu’on immole et tout ce qu’on offre, sont des Créatures de Dieu.
Cette frivole objection qui sert pourtant de preuve au nouveau défenseur de la Comédie, étant ainsi dissipée, Tertullien passe aux raisons qui doivent faire condamner généralement tous les spectacles. Il commence par l’Idolâtrie qui se trouve mêlée presque dans tous les jeux de Théâtre, et après cette raison qui ne regarde plus notre temps : « Venons, dit-il, à d’autres preuves par rapport à ceux qui se flattent qu’on ne trouve pas expressément dans l’Ecriture la défense d’aller aux spectacles, comme si cette défense n’était pas renfermée dans la condamnation des concupiscences ; quasi parùm de spectaculis pronuntiatur cum concupiscentia damnantur.Car, poursuit-il, s’il y a une concupiscence dans l’avarice, dans l’ambition, dans la gourmandise, et dans la luxure, il y a aussi de la concupiscence dans le plaisir que vous recherchez dans les spectacles. »
La seconde preuve se tire de la nécessité de conserver l’esprit saint : Esprit de paix, d’union, de tranquillité, et qui s’éteint en nous à mesure que les passions s’y allument. On ne va cependant au Théâtre que pour y être touché de plusieurs passions d’amour, de colère, d’ambition, de douleur, et tout cela pour des sujets qui ne nous importent en aucune manière.

« Ne m’allez pas dire, poursuit Tertullien, que vous êtes insensible à tous ces spectacles. On ne va pas chercher le plaisir sans l’aimer. Cet amour expose à des chutes ; et ces chutes même irritent le plaisir et la passion. Persistez-vous à dire que vous ne sentez rien ; c’est donc en vain que vous y allez ; et vous êtes par conséquent coupable d’une inutilité et d’une perte de temps considérable, condamnée parmi les Chrétiens aussi bien que la concupiscence. »

Ne pourrions-nous pas aussi répliquer à ceux qui nous ont dit quelquefois qu’ils sont insensibles à la Comédie : Vous ne sentez rien. C’est peut-être que la Comédie trouve en vous des passions plus fortes que celles qu’elle représente. Vous ne sentez rien ; C’est peut-être que vous voudriez sentir davantage.

Une troisième raison dont se sert Tertullien, c’est que tout ce qui peut porter à l’impureté, est interdit aux Chrétiens, et qu’ils seront jugés sur toutes les paroles vaines et bouffonnes qu’ils auront dites, ou volontairement entendues. Or peut-on aller à la Comédie sans s’exposer à tous ces inconvénients ?
Il tire une quatrième preuve de l’infamie dont sont notés tous ceux qui montent sur le Théâtre. Car puisqu’on les exclut des honneurs et qu’on les prive de toutes charges, « n’est-ce pas, dit-il, une marque visible que leur art est jugé indigne d’un honnête homme ? Quelle est cette corruption, poursuit-il, qui fait que l’on aime ceux que les lois publiques condamnent, qu’on approuve ceux qu’elles méprisent, qu’on relève un art, et un emploi en même temps, qu’on note d’infamie ceux qui l’exercent ? Quel est le Jugement par lequel on couvre de confusion des gens pour une profession qui les rend recommandables ? Ou plutôt quel aveu ne fait-on pas par ce jugement de la corruption qui est inséparable de ce divertissement, puisque quelque agréables que soient ceux qui les donnent, ils ne laissent pas néanmoins de demeurer dans l’infamie dont on les a notés. »

Nous montrerons, Messieurs, que l’infamie subsiste encore par rapport aux Comédiens d’aujourd’hui ; et que le Rituel de Paris en les déclarant excommuniés, suppose qu’ils sont infâmes. Mais achevons l’Analyse du Traité de Tertullien.

En cinquième lieu, le grand scandale qu’il trouve aux spectacles, c’est que les hommes et les femmes s’y rencontrent ensemble, qu’ils y vont avec tout l’ajustement qu’il leur est possible, qu’ils cherchent à voir et à être vus, et que les regards, les petits mots, l’approbation qu’ils donnent d’une commune voix aux Comédiens et la joie qu’ils ont de se rencontrer dans les mêmes sentiments font comme autant d’étincelles qui augmentent le feu secret dont ils brûlent.

Enfin, pour réduire en peu de mots toutes les autres raisons de Tertullien. Il condamne le Théâtre, parce qu’il est incompatible avec la prière toujours ordonnée aux Chrétiens, parce qu’on ne peut offrir à Dieu tout ce qui s’y fait ; parce que les Chrétiens ne doivent rechercher que des joies toutes spirituelles ; qu’ils doivent rougir de compter parmi les vrais plaisirs celui de la Comédie ; que si on aime la Poésie et l’Histoire, on en trouvera suffisamment dans l’Ecriture sainte ; que la Religion nous présente des spectacles bien différents de ceux du Théâtre, et qu’on doit s’occuper principalement de celui, qui précédé du son de la trompette, nous rendra nous-mêmes après la mort, un spectacle devant Dieu et ses Anges.

Après tant de solides raisons de Tertullien qui peuvent être si bien appliquées à notre temps, nous objectera-t-on encore qu’il n’a condamné les spectacles qu’à cause de l’idolâtrie, et que dirons-nous du prétendu Théologien qui n’a pris dans Tertullien que deux objections qu’il s’était proposées ?

Tertullien s’était proposé ces deux objections. L’une, que ce qui sert au Théâtre étant de soi-même indiffèrent, les jeux de Théâtre ne peuvent pas être mauvais : L’autre que l’Ecriture n’a pas expressément interdit aux Chrétiens le Théâtre. Tout le traité de Tertullien est employé à réfuter ces deux objections, et le prétendu Théologien est assez peu avisé, que de les prendre et de les proposer pour des preuves, comme s’il ne restait plus de Livres de Tertullien qu’on pût consulter.

Il est à souhaiter qu’on les consulte souvent, pour voir au long les raisons dont nous ne faisons ici qu’une Analyse. Ce traité a toujours passé pour un des plus beaux de cet Auteur, qui était alors très Catholique, et qui outre les principes qu’il établit pour éloigner les Chrétiens des vains amusements du Théâtre, prouve encore combien l’on doit les avoir en horreur, par l’Histoire d’une femme qui fut possédée pour avoir été au Théâtre, et d’une autre qui fut sévèrement reprise en vision d’avoir été à la Comédie et qui mourut cinq jours après. Tertullien fit ce traité en Grec et en Latin, et l’on a lieu de croire qu’il eut durant quelque temps, l’effet pour lequel il fut composé : Car Tertullien dans l’Apologétique qu’il écrivit peu d’années après, pendant la persécution de Sévère, dit nettement que les Chrétiens abhorraient les spectacles : « Nihil est nobis dictu, visu, auditu cum insania Circi, cum impudicitia Theatri. »
A peine le relâchement assez naturel à l’homme allait faire perdre le fruit du travail de Tertullien, que S. Cyprien au milieu du troisième siècle confirma le sentiment de Tertullien dans la Lettre à Donat. Pour le traité des spectacles, que le Théologien cite sous le nom de Saint Cyprien, on sait depuis longtemps que ce traité n’est pas de ce Père. Je ne m’étonne pourtant point que sa Critique ne s’étende pas à discerner des ouvrages dont on a douté quelque temps. L’Antiquité est un pays qui ne lui est guère connu. S’il veut dire un mot d’une Ode de Pindare, il nous cite l’Odyssée, comme s’il y en avait d’autre que celle d’Homère, et un des Canons qu’on appelle Apostoliques, passe chez lui pour le Concile des Apôtres. Page 35. Mais pour revenir au traité des spectacles, de quelque Auteur qu’il soit, si le prétendu Théologien s’était donné la peine de le lire, il n’aurait pas eu la hardiesse de dire, qu’il ne condamne que les jeux qui se célébraient en l’honneur des Idoles. Car il aurait vu bien expressément le contraire à la troisième page en ces termes. « Que dirai-je des vaines occupations de la Comédie ? Quand même ces choses ne seraient point consacrées aux Idoles, il ne serait pas néanmoins permis aux Fidèles d’en être les Auteurs, ni les spectateurs ; et quelques innocentes qu’elles fussent, elles emporteraient du moins avec elles une vanité, qui ne convient point aux Chrétiens. »

De S. Cyprien, l’Auteur passe à S. Bonaventure. Mais quel moyen de faire un si grand saut, qui n’est que de mille ans, sans remarquer en passant les Pères et les Conciles qui ont parlé de la Comédie.

Arnobe se moque en plusieurs endroits, des Païens qui croiraient que les Dieux se plaisaient au bruit des instruments et aux jeux de Théâtre ; Il nous apprend que les Chrétiens regardaient les spectacles comme des amusements frivoles et dont les gens sages se moquaient, « quas homo sapiens rideat ».
Lactance, qui est regardé comme le Cicéron des Chrétiens, établit dans son traité du vrai culte, comme un principe incontestable, que la volupté des yeux, c’est-à-dire, celle qu’on prend aux spectacles et aux peintures, détourne ordinairement de la véritable sagesse : que les Philosophes ont reconnu qu’il fallait bien plutôt se réjouir à voir la beauté du Ciel et des étoiles ; que cependant ces Philosophes mêmes n’ont pas laissé d’assister à ces spectacles ; mais qu’il n’en doit pas être de même des Chrétiens, qui connaissant la vie bienheureuse, peuvent aisément voir que ces spectacles loin d’y conduire nous en détournent, et ne servent qu’à faire glisser la corruption dans le cœur.

Après ce principe, Lactance parcourant tous les jeux du Cirque pour montrer le mal qu’ils inspirent, il descend dans le détail de tout ce qui paraît sur la Scène. Les pièces comiques lui paraissent dangereuses, parce qu’elles roulent ordinairement sur les fictions de quelque intrigue amoureuse et déréglée, lesquelles font d’autant plus d’impression dans l’esprit, qu’elles sont exposées avec plus de tour et d’élégance. Les Histoires Tragiques nuisent par le récit qu’on y fait des parricides ou autres vices des grands.

Pour les Histrions, qui s’appliquent à contrefaire toute sorte de gestes, rien ne lui paraît plus efféminé, plus ridicule et plus dangereux. Il croit enfin qu’un Chrétien doit fuir toute sorte de spectacles. « Vitanda ergo spectacula omnia, non solùm ne quid vitiorum pectoribus insideat, quæ sedata et pacifica esse debent, sed ne cujus nos voluptatis consuetudo delineet et a Deo atque à bonis operibus avertat. »

Dans le temps qu’Arnobe et Lactance florissaient il se tint un Concile à Illibéris211 en Espagne, qui est en même temps et le plus ancien Concile qui se soit conservé, et le résultat de plusieurs autres qui s’étaient tenus auparavant dans l’Occident. Ce Concile qu’on appelle communément d’Elvire, ordonne au Canon 62212, que les Pantomimes qui voudront se convertir, renonceront pour toujours à leur profession, et que s’ils la reprennent après avoir été reçus dans l’Eglise, ils en seront chassés. Et au Canon 67213, le Concile défend sous peine d’excommunication aux femmes Chrétiennes ou Catéchumènes, d’avoir pour maris des Comédiens, ni aucun de ceux qui montent sur le Théâtre. Quoique le sens de ce Canon puisse se restreindre à la défense d’épouser des Comédiens, le célèbre Ferdinand de Mendoza ne laisse pas de croire qu’on doit encore entendre que le Concile veut que les femmes Chrétiennes n’habitent pas même avec leurs maris qui voudraient être Comédiens ; tant l’Eglise avait d’horreur pour cette profession.

Nous avons déjà vu que le premier Concile d’Arles en 314 confirmé par le saint Pape Sylvestre, rejette aussi de la Communion tous ceux qui montent sur le Théâtre214, et les Constitutions Apostoliques qui peuvent avoir été faites au même siècle, rapportent comme une discipline reçue depuis les Apôtres, qu’on ne doit point admettre à la Communion ces sortes de gens.

Rien ne marque mieux combien l’Eglise détestait ce qui sentait le Théâtre que le fait rapporté par Nicéphore, que le Concile de Nicée prononça anathème contre le livre d’Arius, intitulé Thaleia, parce que le style en était efféminé à peu près comme les Vers du Poète Sotadès. « Eadem Anathema in librum quem ille contra pietatem compositum inscripserat, Thaleia quasi floridum et viridantem, cujus stilus et eloquuio, simplex et dissoluta Sotadisque Poetæ cantilenis persimilis fuit. »

S. Ephrem, Diacre d’Edesse, a composé un discours pour montrer que les Chrétiens ne doivent point employer le temps à des divertissements comiques, il se fonde principalement sur cette autorité de l’Evangile : « Væ vobis qui ridetis nunc quia lugebitis et flebitis. »

Saint Basile s’élève avec beaucoup de zèle contre ceux qui estimaient heureuses les personnes qui fréquentaient les Théâtres ; « vous ignorez sans doute, leur dit-il, que le Théâtre est une école publique d’impureté, que les sons des instruments et les chansons des Comédiennes, entraînent le cœur à la corruption exprimée par les airs et par les paroles. » « Nescientes Orchestram quæ spectaculis impuris abundat, his qui illic consident communem ac publicam lasciviæ officinam. Quin et illic tibiarum modulationes per quàm concinnæ, ac meretriciæ cantiones, audientium animis insidentes, cunctis, utpote citharædorum aut tibicinum pulsum æmulantibus, nihil aliud quàm obscænitatem suadent. »
Les spectacles ne sont pas moins sévèrement condamnés par S. Grégoire de Nazianze. Il dit nettement que le Théâtre est l’école de toute sorte d’infamies et de débauches : « Schola fœdiatis omnis et lasciviæ ; que les Vers qu’on y récite amollissent la vigueur de l’âme, et allument le feu des passions, et que tous ces divertissements sont dignes des larmes des Chrétiens.
Un des endroits dont se servait S. Ambroise pour détourner les Fidèles des jeux du Théâtre, était le 37. v. du 118. Psaume « Adverte oculos meos ne videant vanitatem. » Doutez-vous, disait-il à son peuple, que ces jeux ne doivent être mis au nombre des vanités ? et comment un Chrétien peut-il les rechercher, sachant que Jésus-Christ a crucifié dans sa chair tous les vains plaisirs du monde. Saint Cyrille de Jérusalem au même siècle, joignait à cet endroit de David la promesse que tous les Chrétiens ont fait de fuir les pompes du monde, dont les spectacles du Théâtre ne peuvent être exceptés.

Pour saint Chrysostome, il ne cessait de prêcher, à Antioche et à Constantinople pour détourner les Fidèles du Théâtre. Tantôt il leur dit qu’on devrait rougir, de voir que des femmes aient l’impudence de monter sur le Théâtre : Tantôt il leur fait considérer que puisque toutes les lois et des Païens, et des Princes Chrétiens et de l’Eglise déclarent les Comédiens infâmes, il faut bien que tout le monde soit convaincu que ce qu’ils font est condamnable.

Quelquefois il leur met devant les yeux combien on s’expose à avoir de méchantes pensées à la Comédie. « Quoi, dit-il (dans l’admirable Homélie de Saül et de David, dont Baronius a inséré une partie à la fin du IV. siècle) un regard jeté avec trop de curiosité sur une femme qu’on rencontre par hasard est quelquefois capable de blesser l’âme ; et vous ne craindrez pas de passer plusieurs heures à contempler fixement des femmes qui se parent avec tout le soin possible, qui se sont toute leur vie exercées à remuer les passions, et qui n’oublient rien pour plaire aux spectateurs ? Hélas ! poursuit-il, si dans l’Eglise même, où le chant des Psaumes, l’explication de la parole de Dieu, et la présence de la Majesté Divine nous mettent en garde contre toutes les attaques, la concupiscence ne laisse pas quelquefois de se glisser dans le cœur, que doit-on se promettre dans un lieu, où les yeux par les objets, et les oreilles par les chants lascifs et efféminés, trouvent tant de pièges, et où l’âme séduite par le plaisir, n’entend presque jamais que des leçons d’une morale, ou païenne ou impudique. »

« Ne me dites point, reprend-il ailleurs , que vous n’y faites aucun mal, comme si vous n’étiez pas coupable du mal que commettent ceux qui n’y vont qu’à votre exemple. »
Mais rien n’est plus sublime que l’Homélie contre les spectacles, publiée pour la première fois par le savant Père de Montfaucon. S. Chrysostome la prononça à Constantinople l’an 399, dans une occasion célèbre. On était menacé d’un furieux orage, on craignait que la campagne fût ravagée et la moisson emportée. S. Chrysostome ordonna une procession, le peuple y vint en foule ; l’orage fut dissipé ; mais deux jours après, ce même peuple courut au Théâtre. Le saint Patriarche leur représenta avec force, l’énormité de leur faute. « Mais quel mal faisons-nous, direz-vous : je vous plains d’autant plus, répond-il, que vous ne sentez point votre maladie, et que vous n’avez point recours au médecin. Vous sortez du Théâtre le cœur plein d’adultère, et vous demandez quel mal vous faites ; êtes-vous de fer ou de pierre pour ne recevoir aucune impression de la vue, de la parure, des paroles, du chant et des gestes des Comédiennes ? Etes-vous plus sages que ces grands hommes, qui à la simple vue d’une femme ont été renversés ? Comment éviterez-vous cet écueil, vous qui n’êtes appliqués qu’à regarder ces objets dangereux ? II est vrai que vous n’avez point eu de commerce avec cette courtisane, mais par vos désirs vous avez commis le crime dans le cœur ; ce n’est pas précisément pendant le temps qu’elle est sur le Théâtre ; vous le continuez, la pièce finie ; son image, ses discours, ses habits, sa démarche, ses regards, son ajustement, demeurent gravés dans votre cœur et vous retournez chez vous atteint de mille blessures. Plein de cette créature, et devenu son esclave, vous trouvez votre femme insupportable, vos enfants, vos domestiques, tout vous déplaît. En voici la raison, c’est que vous ne revenez pas seul chez vous, vous menez cette femme débauchée, non pas ouvertement, ce qui serait un moindre mal, parce que votre épouse la chasserait bientôt, mais vous la portez dans votre cœur, ou elle allume et nourrit une pernicieuse flamme. »
Tout ce Discours est rempli de traits vifs ; S. Chrysostome déclare au peuple de Constantinople, que si après cette instruction, quelqu’un retourne aux spectacles, il lui fermera les portes de l’Eglise, le privera des sacrés Mystères, ne voulant pas que les brebis galeuses infectent le reste du Troupeau.

Enfin souvenez-vous, dit-il dans la VI. Homélie sur le second chapitre de saint Matthieu, que saint Paul a défendu aux Chrétiens les paroles vaines et bouffonnes, qui ne tendent qu’à un vain divertissement.

S. Jérôme est encore bien plus sévère sur ce point que S. Chrysostome : car quelque amour qu’il eût pour les belles Lettres, il ne laisse pas d’appeler les ouvrages des Poètes, « dæmonum cibus  ».
Il dit dans un autre endroit, que les Chrétiens ne doivent se réjouir que dans le Seigneur, et non dans les spectacles, et dans les autres vanités du siècle. « Alii exultant in rebus hujus sæculi : alii in circo, alii in Theatro : sed tu, dicit Propheta, unicuique Sancto, in Domino exsulta. »
Aussi, s’écrie-t-il ailleurs, détournons nos yeux des spectacles, du Cirque et du Théâtre, ils souillent la pureté de l’âme, la réduisent à un honteux esclavage et lui donnent la mort. « A spectaculis removeamus occulos, circi, Theatrum, et omnibus quæ animæ contaminant puritatem, et per sensus ingrediuntur, impleturque quod scriptum est : mors intravit per fenestras vostras  ».
On doit croire d’autant plus facilement S. Augustin sur cette matière, qu’il a fait lui-même une funeste expérience des maux inséparables des spectacles ; Il déplore dans les Comédies ce jeu des passions, et l’expression contagieuse de nos maladies, et ces larmes qui nous arrachent nos passion si vivement réveillées, et toute cette illusion qu’il appelle une misérable folie. « Quid est nisi miserabilis insania. » Aussi, lorsqu’il enseignait la Rhétorique à Carthage, il ne laissait point échapper l’occasion de décrier les spectacles, qui ne cessaient presque jamais en cette Ville. Alipe les aimait avec ardeur, il s’attachait principalement aux jeux du Cirque, qui certainement étaient les moins dangereux. Cependant S. Augustin le plaignait, et il n’oublia rien pour le gagner ; enfin il vint à bout de les lui faire abhorrer. Peu de temps après Alipe étant venu à Rome, il se laissa entraîner au Théâtre par quelques amis. « J’y assisterai, leur disait-il, sans y être et sans y rien voir, et ainsi je triompherai et des jeux et de vous » ; S. Augustin remarque qu’il tint d’abord les yeux fermés. Plût à Dieu, ajoute-t-il, qu’il eût bouché les oreilles. Alipe frappé des acclamations du peuple, ouvrit ses yeux et reprit sa première passion pour les spectacles. Cet exemple devrait bien détromper ceux qui se flattent qu’ils n’y feront aucun mal.
Nous ne finirions pas, si nous voulions rapporter tout ce que le saint Docteur a écrit contre les spectacles. Il nous suffit de citer ce bel endroit de sa Lettre au Comte Marcellin. « Il y a dans les hommes tant de corruption et d’opposition au bien, que la République leur paraît florissante, lorsqu’on bâtit des maisons magnifiques, qu’on laisse aller en ruine ce qui fait la beauté des âmes ; lorsqu’on élève des Théâtres et qu’on sape les fondements de tout bien et de toute vertu, lorsqu’on cherche de la gloire devant les hommes par des folles dépenses, et qu’on néglige les œuvres de miséricorde, lorsque les Comédiens et les bouffons sont dans l’abondance et dans les délices par les profusions des riches, et que les pauvres manquent du nécessaire. Enfin lorsque Dieu, dont la doctrine condamne à haute voix ces excès, est blasphémé par des peuples impies, et que l’on se fait des Dieux en l’honneur de qui on puisse faire paraître sur les Théâtres des infamies, qui déshonorent également l’âme et le corps. »
S. Isidore de Séville, après avoir remarqué que l’état d’un Chrétien est incompatible avec les spectacles, traite d’apostats et d’impies ceux qui les fréquentent ; puisqu’ils recherchent, ajoute-t-il, les pompes et les œuvres du démon à qui ils avaient renoncé dans le Baptême : « Deum enim negat qui talia præsumit, fidei Christianæ prævaricator effectus, qui id denuò appetit quod in lavacro jampridem renunciavit, id est, diabolo, pompis et operibus ejus. »
Quoique dans le premier siècle la Ville de Marseille n’eût jamais laissé monter des Bouffons sur le Théâtre, comme le dit Valère-Maxime, elle l’approuvait alors, et Salvien Prêtre de cette Ville parla avec beaucoup de force contre ces folies. Il expose dans le cinquième et sixième Livre de la Providence les misères où presque toute la terre se trouvait alors, ce qui seul devrait faire cesser tous les plaisirs. Il leur demande si étant Chrétiens, et ne devant agir que pour J. C. ils voudraient offrir à Jésus-Christ les jeux du Cirque et du Théâtre. « Christo ergo (ô amentia monstruosa !) Circenses offerimus et mimos ? Christo pro beneficiis suis theatrorum obscæna reddimus » L. 6. cap. 5.

« Est-ce là, leur dit-il, ce que Jésus-Christ nous est venu enseigner sur la terre lorsqu’il est dit, que la grâce de Dieu notre Seigneur a paru à tous les hommes, et qu’elle nous a appris que renonçant à l’impiété et aux passions mondaines, nous devons vivre dans le siècle présent avec tempérance, avec justice, et avec piété, étant toujours dans l’attente de la béatitude et de l’avènement de notre Sauveur Jésus-Christ. Vous cherchez à rire, poursuit-il, et vous êtes les Disciples de Jésus-Christ, dont personne n’a jamais écrit qu’on l’ait vu rire, au lieu que nous savons qu’il a pleuré.

Enfin souvenez-vous, que vous avez dit au baptême, je renonce au démon, à ses pompes, à ses spectacles et à toutes ses œuvres. »

Ce même Auteur prétend que la Comédie est pire que le blasphème, le larcin, l’homicide, et tous les autres crimes. La différence qu’il y met, « c’est, dit-il, que ces crimes souillent à la vérité ceux qui les commettent, mais ils ne rendent pas coupables ceux qui en sont seulement les spectateurs, ou qui en entendent le récit ; au lieu que la Comédie, rend également criminels et ceux qui la représentent, et ceux qui la voient représenter ; car lorsque les spectateurs prennent plaisir à ce qui se passe sur le Théâtre, c’est comme s’ils la représentaient eux-mêmes.

« Au lieu que chaque crime, ajoute-t-il n’attaque qu’un de nos sens à la fois, la Comédie corrompt en même temps l’âme par les mauvaises pensées, le cœur par des désirs impurs, les oreilles par les paroles déshonnêtes et équivoques, et les yeux par les regards immodestes et licencieux. »

C’est ainsi, Messieurs, que parlait Salvien dans un pays où l’Idolâtrie ne régnait plus. Elle fut dans le siècle suivant entièrement abolie en Orient par Justinien, lequel renouvelant dans le Digeste les lois de ses prédécesseurs qui avaient déclaré les Comédiens infâmes, montra assez ce que tous les Chrétiens devaient en penser.

Fin de la quatrième Partie

CINQUIEME PARTIE.

Contenant l’Histoire des Jeux de Théâtre, et autres Divertissements Comiques soufferts ou condamnés depuis l’extinction de l’Idolâtrie dans l’Empire, jusqu’à la naissance des Scholastiques.

Les siècles que nous allons parcourir, ne nous présentent de tous côtés dans l’Empire d’Orient, que des irruptions de peuples barbares, qui firent cesser presque partout l’étude et la politesse. Les spectacles du Théâtre n’eurent plus rien qui ressentît les gens d’esprit. Cependant il y eut encore bien des jeux ; c’est pourquoi le Concile in Trullo in 692, défendit aux Clercs et aux Laïques d’y assister, aux premiers, sous peine de déposition, et sous peine d’excommunication aux Laïques.

On vit au milieu du huitième siècle un grand nombre de farceurs et de danseurs, que Léon l’lsaurien et les autres Princes Iconoclastes autorisaient, pour faire tourner les Catholiques en ridicule ; et ce qui affligeait extrêmement les Fidèles, et qui fut exposé avec douleur comme un fait atroce à la sixième séance du septième Concile général l’an 787, c est qu’on chassa les Moines de plusieurs Monastères, et qu’on ne rougit pas d’abandonner aux danseurs et aux farceurs ces habitations saintes, où l’on fit succéder aux Hymnes sacrées, des chansons lugubres, aux airs pieux, une musique d’enfer, et aux fréquentes génuflexions, des ballets et des danses.

Ce Saint Concile ne défendit pas seulement de fréquenter des concerts si profanes, il déclara aussi au vingt-deuxième Canon que les Chrétiens ne devaient jamais appeler à leurs festins les danseurs de Théâtre ; il représente que la Table des Chrétiens doit être accompagnée d’une joie sainte et d’actions de grâces236 ; et qu’on doit craindre d’encourir la menace du Prophète, qui dit : « Malheur à ceux qui boivent leur vin au son des instruments de musique, qui n’ont aucun égard à l’œuvre du Seigneur, et qui ne considèrent point l’ouvrage de ses mains ».

Ce Canon veut qu’on reprenne les Chrétiens qui tombent dans cette faute ; et que s’ils ne se corrigent point, ils encourent les peines qui ont été autrefois prescrites. La peine est principalement marquée au Concile de Laodicée, et c’est là sans doute où les Pères de ce Concile renvoient.

Je ne sais si le grand nombre de Comédiens et de Bouffons qu’on avait vu sous les Empereurs Iconoclastes diminuèrent beaucoup au neuvième siècle ; mais il semble qu’il ne s’en trouva pas assez lorsque l’an 862 on osa faire jouer par ces bouffons l’élection et l’injuste déposition du saint Patriarche Ignace, car outre les bouffons ordinaires, on engagea des personnes de la Cour à faire ces représentations détestables.

L’Empereur Michel III. qui n’avait ni religion, ni pudeur, et qui pour faire plaisir à Bardas son oncle, avait chassé S. Ignace du Siège Patriarcal pour y mettre Photius, s’avisa de faire revêtir d’habits Sacerdotaux quelques-uns de ses compagnons de débauche, pour leur faire représenter avec ces bouffons, les plus saintes fonctions des Patriarches : Photius fut assez lâche pour souffrir et pour approuver même qu’on jouât ainsi l’Eglise et la personne du saint Pontife Ignace, dont il venait d’usurper la chaire. En quoi il mérita que le Pape Nicolas I lui reprocha d’avoir imité Cham, en exposant sans pudeur son propre père spirituel, à la dérision des bouffons et des joueurs de farce : « Jam vero si te Cham similem asserimus, nec sic erramus : ipse quippe adeo irrisionem et contumeliam Patris prorupisti, ut de Cathedra Sacerdotali eum projiceres, et ad illudendum mimis et scenicis inverecunde proderes. »

Cet irréligieux spectacle donna lieu au seizième Canon du huitième Concile général, qui expose la douleur sensible avec laquelle on avait appris que des laïques ayant plié leurs cheveux pour les faire paraître aussi courts que ceux des Ecclésiastiques, s’étaient revêtus d’habits Sacerdotaux, et avaient contrefait toutes les cérémonies de l’élection, de la consécration, et de la déposition des Evêques.

Le Concile ordonne que si quelque Prince ou l’Empereur même faisait faire à l’avenir une semblable impiété, il doit être repris par le Patriarche et les autres Evêques, privé des Sacrements et mis en pénitence ; que le Patriarche et les autres Evêques qui ne se seraient point opposés à ces actions impies, seraient jugés indignes de leur ministère et déposés ; et à l’égard des Laïques qui ont été les Acteurs de la représentation, le Concile les condamne à trois ans de pénitence publique, un an hors la porte de l’Eglise parmi les pleurants, un an dans l’Eglise avec les Catéchumènes, et un an dans le degré de Consistance avec les Fidèles.

Ce Canon, qui renouvelle les anciennes classes de la pénitence, peu observées en Orient depuis le commencement du cinquième siècle, nous apprend trois ou quatre points de discipline fort importants. 1°. Que si l’Eglise tolère les Magistrats qui autorisent les spectacles, elle ne peut pas porter cette tolérance jusqu’à souffrir qu’ils autorisent des jeux où l’irréligion se montre sensiblement. Il faut alors que les Evêques en viennent jusqu’aux menaces de la privation des Sacrements et de la Communion Catholique.

2°. Que les Evêques qui manqueraient de zèle en ce point pour les répréhensions et les corrections nécessaires, méritent eux-mêmes et encourent la déposition, qui suppose un péché très grief.

3°. Que les Laïques qui sont coupables de ces irréligions, doivent être soumis à la pénitence publique. Les Capitulaires de France, soutenus de l’autorité de Louis le Débonnaire, ordonnent que les Laïques, qui par manière de jeu et de divertissement auraient pris des habits de Prêtres ou de Clercs, de Religieux ou de Religieuses, seraient punis corporellement et bannis : mais le Concile général, qui ne prescrit ici que des peines Ecclésiastiques, ordonne seulement trois ans de pénitence publique. Si l’Eglise ne pouvait pas tolérer de tels spectacles, les Evêques croyaient aussi alors qu’on n’en devait souffrir aucun les jours de Fêtes et les Dimanches. Nicéphore, Patriarche de Constantinople, au commencement du neuvième siècle le déclare expressément dans un de ses Canons. « Die Dominico spectacula Theatrorum et ludorum amovenda ». Et le Pape Nicolas I. en 866, répondant aux demandes des Bulgares, dit qu’il faut s’abstenir de ses occupations ordinaires, pendant ces saints jours, afin de pouvoir aller à l’Eglise pour y chanter en l’honneur de Dieu des Psaumes, des Hymnes et des Cantiques spirituels, pour s’appliquer à la prière, célébrer la mémoire dés Saints, implorer leur secours, et enfin pour pouvoir obtenir du Seigneur la grâce de les imiter. Que si le Chrétien, négligeant de faire ces choses, demeure dans une oisiveté, ou bien ce qui est encore pire, si au lieu de s’occuper à quelque chose d’utile et d’honnête, il passe son temps dans les vanités et le folies du siècle, certainement il vaudrait mieux qu’il travaillât des mains.
Le même Pape recommande fortement aux Bulgares de fuir les spectacles, surtout pendant le Carême, parce que ce temps est principalement consacré à la prière. « Quanto enim jejunii tempore arctius est divinis cultibus insistendum est, tanto est in cunctis mundi nocivis oblectamentis longius recedendum. »
Nous voyons dans le Code, qu’autrefois les Empereurs défendaient en ces saints jours les spectacles, les courses de chevaux et le combat des bêtes : « Dies festos Majestati divinæ dedicatos, nullis volumus voluptatibus occupari.... nihil itaque eadem die sibi vindicet scæna theatralis aut ferarum lacrymosa spectacula. » Et lorsque le jour de leur naissance y échéait, ils faisaient différer les réjouissances et les transféraient à un autre jour : « Si in nostrum ortum, vel natalem celebranda solemnitas inciderit, differatur. »

Photius au neuvième siècle ramassa dans son Nomocanon les Lois Ecclésiastiques et Civiles qui condamnent les spectacles du Théâtre, et il montre en trois ou quatre endroits que l’Eglise ne les permet jamais les jours de Fête ; que les Fidèles doivent toujours fuir ces sortes de divertissements en quelque temps que ce soit, et que les Ecclésiastiques ne peuvent y assister sans encourir les censures de l’Eglise. Il ajoute même que les Clercs qui y ont assisté doivent être interdits de toute fonction durant quelque temps et renfermés dans un Monastère jusqu’à ce qu’ils aient donné des marques de pénitence.

Cette discipline s’est exactement conservée dans l’Orient, et Balsamon, Patriarche d’Antioche, écrivait au XII. siècle qu’à la vérité quelques-uns prétendaient que les Laïques ne devaient pas se faire un scrupule d’assister à la course des chevaux, ou au combat des bêtes, comme le 51e Canon aussi bien que le 24e semblent le défendre, mais que tous convenaient que l’Eglise défendait aux Chrétiens d’assister aux jeux et aux danses qui se faisaient par les Comédiens sur le Théâtre.

La raison que Zonare, Ecrivain du même siècle, donnait de cette pratique, est que l’Eglise portant toujours les Chrétiens à l’exacte observation de l’Evangile, leur défend les plaisirs qui ne sont pas nécessaires à la vie, et qui peuvent quelquefois porter au mal. « C’est pourquoi, dit-il, elle ne veut point qu’on s’amuse aux badineries de ces sortes de bateleurs, qui à force de folâtrer sur le Théâtre, excitent les spectateurs à des ris immodérés, et qu’elle défend encore d’assister aux danses ou à tous autres jeux qui se font sur le Théâtre, parce que, soit qu’on y fasse paraître des hommes ou des femmes, les uns et les autres portent quelquefois dans le cœur des spectateurs, des sentiments contraires a la pureté. »

Enfin Aristhène, autre savant Canoniste Grec du douzième siècle, dit en peu de mots sur le même Canon que l’Eglise condamne généralement les danses, les farces, les momeries, ou les Comédies des Farceurs, Bateleurs et Comédiens.

L’Eglise d’Occident a toujours observé la même discipline, et le Théâtre n’a pas été plus cultivé dans ce second temps parmi nous, qu’il l’a été chez les Grecs.

Nous avons déjà remarqué après Salvien, que les Goths et les Vandales avaient fait cesser presque partout les spectacles du Théâtre ; et nous n’en trouvons ensuite aucune mention que sous Charlemagne, encore ne paraît-il pas qu’on ait fait en ce temps ni Comédie, ni Tragédie. Mais de quelque manière que fussent les jeux du Théâtre, le Concile de Chalons en 813. les interdit aux Ecclésiastiques, et il leur ordonna d’en inspirer de l’horreur aux Laïques.

Le Concile de Paris, tenu en 829, en faisant la même défense aux Ecclésiastiques, établit d’abord que tous les Chrétiens sont obligés de ne point écouter les bouffonneries et les farces. A plus forte raison, ajoute-t-il, les Ministres du Seigneur doivent fuir les discours extravagants et déshonnêtes des Histrions, n’étant pas bien séant que leurs yeux soient souillés par de semblables spectacles. « Non decet aut fas est oculos Sacerdotum Domini hujusmodi spectaculis fœdari. »

Quelque temps après ce Concile, quelques bouffons osèrent prendre des habits de Religieux, et donnèrent lieu à Louis le Débonnaire d’ordonner qu’une telle profanation serait punie par le bannissement et par des peines corporelles.

Théganus dans sa Chronique depuis 813 jusqu’à la fin du règne de Louis le Débonnaire, dit qu’aux festins solennels il y avait des bouffons à la table de ce Prince, mais qu’il ne rit jamais de leurs plaisanteries.

Durant le x. et le xi. siècle on ne vit presque en Occident, ni Poésie, ni aucune pièce d’esprit. Il est néanmoins parlé de jeux d’Histrions dans la vie de S. Poppon. L’Auteur de cette vie dit, que le saint Empereur Henri II. prenait plaisir à exposer à la fureur des ours un homme nu à qui on avait frotté le corps avec du miel, et que ce saint Abbé lui inspira de l’horreur pour ces combats. Quoiqu’il en soit, les ravages que les Normands firent en France, les Sarrasins en Espagne, et les Hongrois en Italie éteignirent les sciences presque partout. On vit alors, ce qu’on a remarqué dans tous les temps, des gens qui faisaient métier de réjouir le monde dans les festins et dans les maisons particulières, et ceux-là portaient toujours le nom de Jongleurs et d’Histrions. Il était expressément défendu aux Prêtres d’assister à de tels festins, et de faire des présents à ces baladins ; les Laïques pieux ne les souffraient jamais dans leurs maisons ; c’est pourquoi les Empereurs Henri III. et Frédéric II. sont loués pour n’avoir pas admis les Histrions à leurs festins, et l’on ne les vit refleurir en France que sous Louis VII. au milieu du xii siècle. Il y eut alors quelques Poètes qui s’exerçaient à rimer en Latin et en Français. Abélard se distingua dans ce genre de Poésie ; Héloïse dit, qu’il était extrêmement considéré des femmes, à cause qu’il savait parfaitement allier le chant avec les Vers amoureux qu’il composait.

En peu de temps on vit paraître un fort grand nombre de méchants Poètes, qui ne composaient que des petites pièces de galanterie. Les Seigneurs de la Cour se piquaient d’avoir chez eux de ces Poètes, et comme on ne cherchait qu’à folâtrer, on voulait avoir aussi des bouffons, des danseurs et des Chantres.

Ces folies devinrent fort communes, et Jean de Salisbury, qui fut fait Evêque de Chartres en 1172, ne manqua pas d’en montrer les pernicieuses suites dans le beau Traité qu’il composa des vains amusements de la Cour. C’est là où nous voyons que s’il y avait quelque Théâtre public, ce ne pouvait être que pour des bateleurs qui faisaient des sauts périlleux et des postures ridicules, qu’on ne connaissait alors ni Comédies, ni Tragédies, et que tous les divertissements Comiques se réduisaient à des jeux qui se faisaient dans des maisons particulières.
Ces commencements tendaient néanmoins à produire en peu de temps des Comédiens de toute espèce. Mais Philippe Auguste y remédia. Il signala sa piété, dit Mezeray , « par l’expulsion des Comédiens, Jongleurs et Farceurs, qu’il chassa de sa Cour, comme des gens qui ne servant qu’à flatter et à nourrir les voluptés et la fainéantise, à remplir les esprits oiseux de vaines chimères qui les gâtent, et à causer dans les cœurs des mouvements déréglés que la Sagesse et la Religion nous commandent si fort d’étouffer. Les Princes avaient accoutumé de faire de beaux présents à ces gens-là et de leur donner leurs plus précieux habits : mais lui étant persuadé, comme le dit Rigord son Historien, que donner aux Histrions, c’était sacrifier au diable, aima mieux suivre l’exemple du saint et charitable Henri I. qui avait fait vœu de faire vendre les siens, pour en employer l’argent à nourrir et entretenir les pauvres. »

Voilà, Messieurs, comment ont été regardés jusqu’au xii.’ siècle tous ceux qui passaient pour Comédiens. Voyons comment on en a parlé depuis les Scholastiques jusqu’à présent.

Fin de la cinquième Partie.

DERNIERE PARTIE.

Du Jugement qu’on a porté des Jeux de Théâtre, ou des divertissements qui en approchaient, depuis les Scholastiques jusqu’à nos jours.

Nous voici arrivés à des siècles où les défenseurs de la Comédie se flattent d’avoir en leur faveur, les décisions des Théologiens Scholastiques qui en ont été l’ornement. Comme, selon la méthode de l’Ecole, les Théologiens ne se contentent pas de résoudre les cas par rapport aux circonstances qui les accompagnent ordinairement ; mais que pour aller au devant des objections que pourraient opposer ceux qui ont l’esprit tourné à la chicane, ils examinent quelquefois les difficultés par rapport à plusieurs suppositions abstraites et métaphysiques, il est visible qu’ils doivent approuver en certaines suppositions, ce qu’ils condamnent dans la pratique commune. Cette maxime, qui peut avoir son utilité, est cause que bien des gens s’y trompent ou veulent s’y tromper, ne se donnant pas la peine de discerner les décisions absolues des Scholastiques d’avec celles qui ne roulent que sur des suppositions métaphysiques. Pour peu néanmoins qu’on se rende attentif, on peut aisément faire ce discernement en toute rencontre, et vous allez voir au sujet de la Comédie, combien il est évident que les décisions des Scholastiques ne s’éloignent point des règles anciennes.

I. Sentiments des premiers Scholastiques, principalement de S. Thomas. Principes de ce saint Docteur touchant les divertissements comiques.

Alexandre d’Alès, sous qui saint Bonaventure étudiait environ l’an 1240. et qui a mérité le titre de Docteur irréfragable, traite la question sans entrer dans aucune supposition métaphysique. Il considère simplement que d’ordinaire les Jeux portent au mal, qu’ils ont toujours passé pour infâmes, et sur cela il les condamne généralement, comme ils ont été condamnés durant les douze premiers siècles.

Saint Thomas ensuite parlant des Jeux, examine si dans les mots pour rire ou dans quelque autre divertissement, il peut s’y rencontrer un excès qui aille au péché.

Et ce grand Saint répond, que tout ce qu’on fait devant être réglé par la raison, les mots pour rire et tous autres jeux, peuvent tomber dans cet excès ; parce qu’ils peuvent n’être pas conformes à la règle. Or cet excès se rencontre en deux manières : La première, lorsque dans les jeux on mêle des actions ou des paroles obscènes ou nuisibles à la réputation du prochain, et alors le jeu devient un péché mortel. La seconde, lorsque le jeu étant de soi-même indiffèrent, il se trouve joint à des circonstances qui le rendent mauvais : comme si on voulait jouer à des jeux que l’Eglise aurait défendu, car pour lors encore il pourrait y avoir péché mortel.

Jusques là, il s’en faut beaucoup que saint Thomas soit favorable aux Comédiens, ni à ceux qui vont à la Comédie. Il condamne au contraire bien précisément le prétendu Théologien, qui ne croit pas qu’une chose puisse être mauvaise, parce qu’elle est défendue ; car S. Thomas distingue deux circonstances qui rendent le jeu criminel ; l’une lorsqu’il s’y mêle quelque chose de mauvais, et l’autre lorsqu’il est défendu par l’Eglise. Donc sans qu’il fût nécessaire d’entrer dans l’examen des Comédies d’à présent, puisque l’Eglise de Paris les condamne, jusqu’à déclarer les Comédiens excommuniés, il s’ensuit, selon saint Thomas, qu’on ne peut assister à leurs spectacles sans offenser Dieu ; puisque le jeu devient mauvais, par cela seul qu’il est condamné par l’Eglise.

Après cette décision si juste et si Théologique, saint Thomas va répondre à une objection qu’il se fait b en cette manière. « Si l’excès dans le jeu, dit-il, est un péché, les Histrions dont toute la vie se rapporte au jeu, seront donc toujours en état de péché. Et il faudra condamner de même ceux qui se servent de leur ministère, ou qui leur donnent quelque secours. Cependant, poursuit-il, S. Paphnuce eut révélation qu’un joueur de flûte jouerait avec lui dans le Ciel du même degré de gloire. »
Pour bien entrer dans la réponse, il faut remarquer que saint Thomas entend par Histrions, ceux qui n’ont d’autre emploi que de divertir quelquefois les hommes, ou par la récitation de quelques contes agréables, ou par des instruments tels que celui du joueur dont il vient de parler, qui était un joueur de flûte comme il paraît par l’endroit cité de la vie des Pères. Cela supposé, Saint Thomas répond, que le divertissement étant quelquefois nécessaire, il n’est pas défendu qu’il y ait des hommes qui puissent quelquefois nous divertir ou en jouant de quelque instrument, ou par quelques contes agréables, et qu’ainsi ils ne peuvent par là être en état de péché, pourvu qu’ils ne disent et ne fassent rien d’illicite, que le jeu soit modéré, qu’il n’interrompe pas les affaires, et qu’il ne se rencontre pas dans des temps défendus.

Rien n’est plus sage que ces précautions et ces exceptions ; et je ne sais comment on s’avise de dire que saint Thomas approuve absolument les Histrions. Il est clair au contraire qu’il laisse le cas dans la supposition Métaphysique, dummodo, etc., qu’il n’examine pas ce qu’ils font ou ne font pas, qu’il se contente de dire que réciter quelque chose d’agréable, ou jouer de quelque instrument pour réjouir les hommes, n’est pas de soi une chose mauvaise ; et qu’il n’approuve les Histrions, qu’en cas qu’ils gardent des conditions qu’ils ne gardent point. Ce grand Saint savait si bien qu’ordinairement ils ne les observent pas, que lorsqu’il parle des biens acquis par une voie honteuse et criminelle, il met au même rang, sans aucune exception, le gain des Comédiens et celui des femmes prostituées257. Il était donc persuadé que si l’art des Histrions n’est pas mauvais de soi-même, considéré d’une manière métaphysique, il est criminel selon la pratique ordinaire, et par conséquent les exceptions qu’il met dans sa réponse, ne doivent servir qu’à nous faire connaître en quoi consiste le dérèglement de la plupart des Jeux, aussi bien que le péché des Histrions, et de ceux qui vont à la Comédie.

II. Suite des conditions qui, selon S. Thomas, rendent les divertissements permis ou condamnables. Application de ces conditions aux Comédiens de ce temps.

II développe encore mieux ces conditions dans le second article de la même question, où il en distingue trois, sans lesquelles le Jeu est un péché.

La première, qu’il ne s’y rencontre rien d’indécent ou de nuisible. La seconde, qu’il n’interrompe pas l’harmonie ou la suite des bonnes œuvres : et la troisième, qu’il convienne au lieu, au temps et aux personnes.

Voilà sans doute des principes très solides pour juger de la Comédie d’aujourd’hui, et en même temps très propres à persuader qu’elle est condamnable ; car puisqu’elle ne peut être excusée de péché, si elle contient quelque chose d’indécent ou de nuisible, si elle interrompt l’harmonie ou la suite des bonnes œuvres, et si on la joue en des temps défendus, il n’est pas difficile de montrer qu’elle est nettement condamnée par saint Thomas.

Premièrement, est-il de Comédie qui ne tende a exciter l’ambition, l’amour du monde, et la concupiscence de la chair ? En est-il où l’on ne trouve des mots à double sens, et où l’on ne propose comme un jeu et un divertissement, des galanteries qui devraient faire gémir ? Et faut-il beaucoup méditer pour y découvrir des paroles et des maximes illicites et nuisibles ? Oui, Messieurs, la plupart des Comédies sont illicites et nuisibles, parce qu’on y tourne perpétuellement en ridicule les parents qui tâchent d’empêcher les engagements amoureux et téméraires de leurs enfants.

Elles sont illicites et nuisibles, parce qu’elles apprennent aux femmes à tromper leurs maris, comme la Comédie de Georges Dandin :

Illicites et nuisibles, parce qu’elles louent le crime et le font commettre par des divinités, comme dans celle de l’Amphitryon.

Illicites et nuisibles, parce que des Auteurs Comiques qui n’ont point d’idée juste de la véritable piété, se mêlent de discerner la fausse dévotion d’avec la véritable, et que sous prétexte de s’en prendre aux hypocrites, ils tournent en ridicule tous les dehors de la piété comme dans le Tartuffe :

Illicites et nuisibles, parce que souvent on fait dire des impiétés d’une manière vive, éloquente et très propre à persuader, au lieu qu’on ne fait combattre ces sentiments que par quelque Acteur ridicule, ou par un valet comme dans le Festin de Pierre.

Si en parcourant ces pièces fort vite, j’y ai aperçu tant de maximes pernicieuses, tant de paroles illicites et nuisibles, que n’y doivent pas découvrir ceux qui les lisent attentivement, qui les goûtent, qui les aiment, qui ont des dispositions propres à entendre à demi-mot, et à aller peut-être bien au-delà du sens ou de l’intention du Poète comique ?

Rappelez, je vous prie, Messieurs, ce que nous disent dans le Discours précédent M. Despréaux, M. Racine le fils, et l’Auteur de la République des Lettres : ce que nous a appris l’exemple de M. Corneille et de M. Racine, et vous ne douterez plus qu’on ne regarde communément les Comédies, comme des pièces pleines de maximes et de paroles illicites et nuisibles, puisque les plus fameux Auteurs mieux instruits de leurs devoirs, gémissent de les avoir faites, et les mettent au nombre des péchés de leur Jeunesse.

Donc par la première condition que Saint Thomas exige, la Comédie d’aujourd’hui est condamnée. Nous pouvons même dire qu’il ne paraîtra peut-être jamais de Comédie agréable, où il n’y ait des maximes illicites et nuisibles, parce que la corruption du cœur humain ne fait trouver du plaisir à la Comédie, qu’autant qu’elle flatte ses passions et plaît à sa concupiscence. D’où vient que Cicéron disait : « O que la Poésie est une admirable réformatrice des mœurs, elle met dans l’assemblée des Dieux, l’amour, auteur du vice et de la légèreté. Je parle, poursuit-il, de la Comédie, qui cesserait bientôt, si elle n’était remplie des vices que les hommes aiment. »
La seconde condition n’est pas moins décisive : « Quoi que vous fassiez, dit saint Paul , faites tout au nom du Seigneur Jésus-Christ, rendant grâces par lui à Dieu le Père. » Soit que nous mangions, soit que nous buvions, ou que nous nous réjouissions, c’est dans le Seigneur qu’il faut le faire, et tout exercice qui ne peut être fait par J. C. et pour J. C. est indigne d’un Chrétien ; il tire l’âme de son centre et il interrompt le cours, la suite et l’harmonie des bonnes œuvres. Car cette harmonie dont parle saint Thomas après saint Ambroise, consiste dans une liaison de toutes les actions avec l’esprit de Jésus-Christ, en sorte qu’elles soient toutes faites par le même principe, pour la même fin, et toujours avec actions de grâces. « Or, ne serait-ce pas se moquer de Dieu et des hommes, que de dire que l’on va à la Comédie pour l’amour de Jésus-Christ. Oserions-nous lui offrir cette action et lui dire, Seigneur, c’est pour vous obéir que je veux aller à la Comédie ; ce sera votre esprit qui m’y conduira ; ce sera vous, qui serez le principe de cette action. »

La troisième condition, est qu’on ne joue pas en certains temps marqués : et c’est ici où les Comédiens seront encore confondus.

Par les lois des Empereurs Chrétiens, par les Conciles, par les Pères, et les Scholastiques, les jeux des Comédiens sont interdits aux jours de Fêtes et de Pénitence. Les Dimanches et les jours de Fêtes sont clairement exceptés par le premier Concile de Mâcon, par le Concile de Bourges en 1583. et par celui de Reims en la même année au Canon 29. Saint Charles, dans le Traité qu’il fit composer contre les danses et la Comédie, s’est principalement attaché à démontrer cette proposition, et après bien des preuves de toute espèce, « Il paraît clairement de toutes ces preuves, dit ce Saint Cardinal , que les spectacles, les jeux et les danses sont illicites au moins en ces saints jours, et que l’opinion de ceux qui restreignent la prohibition de ces choses au temps des divins Offices, doit être rejetée comme une invention de l’esprit humain et particulier. Pour reprendre donc tout ce que nous avons dit dans ces deux derniers Chapitres, il est constant que le bal et les danses sont incompatibles avec la sanctification des Fêtes, et que toute sorte de jeux et de spectacles sont défendus en ces mêmes jours par les lois Ecclésiastiques et Civiles, d’où il s’ensuit sur le principe commun et reçu de tout le monde, que celui-là pèche mortellement, qui en ces jours emploie injustement le temps en cette sorte d’exercice, si ce n’est que l’ignorance, et le sentiment relâché de ceux que lui donnent conseil et qui le conduisent, puisse diminuer sa faute : ce que Dieu n’a jamais promis. »
Saint Bonaventure263 exclut formellement les jours de Jeûne et de Pénitence. S. Antonin marque spécialement le Carême ; et quels sont les Scholastiques qui n’exceptent pas ces sortes de jours ? Or les Comédiens d’aujourd’hui jouent les jours de Fêtes et de Pénitence, et l’on n’a jamais pu obtenir d’eux qu’ils cessassent au moins les Dimanches, parce que le Parterre, disent-ils, n’est rempli que ce jour-là. Donc les Comédiens d’aujourd’hui sont absolument condamnés par les principes de Saint Thomas, confirmés par les Conciles, les Pères et les Scholastiques.

III. Remarques sur les sentiments des anciens Scholastiques. Quels étaient les divertissements comiques de leur temps.

Avant que de quitter les Scholastiques, dont les sentiments sont assez développés dans celui de saint Thomas, nous devons faire deux ou trois remarques. La première, que ce qu’ont dit les Scholastiques, qui paraît favorable aux Comédiens, est toujours joint à des conditions qui ne s’observent point ; et qu’au contraire, lorsqu’ils parlent de la manière dont il se faut comporter avec eux dans la pratique, ils veulent qu’on les traite comme les ont toujours traités les Conciles dans tous les siècles, et les Rituels les plus exacts. On l’a déjà vu dans saint Thomas, qui déclare que l’Eglise ne doit point recevoir de l’argent des Comédiens pour les décimes personnelles, de peur de communiquer avec des personnes scandaleuses, dont le gain doit être mis au même rang que celui des femmes prostituées. Et Gabriel Biel265 qui florissait vers la fin du xv. siècle, veut qu’on refuse l’Eucharistie aux Histrions, comme il est prescrit dans les anciens Canons, cités par Gratien, De consecr. dist. 2. Cap. pro dilectione et de Scenicis .

La seconde remarque est que quand même les Comédiens ne pècheraient pas toujours contre les conditions prescrites, et qu’ils représenteraient quelquefois des pièces honnêtes, il suffit qu’ils en représentent quelquefois d’indécentes, pour être jugés toujours criminels par les Scholastiques, et pour condamner ceux qui assisteraient à leurs jeux ; saint Antonin le dit expressément.

La troisième remarque est, qu’au temps de saint Thomas les Auteurs comiques ne montaient point sur des Théâtres publics, et qu’ils joignaient simplement quelques voix ou quelques instruments de Musique à la récitation de leurs Vers dans des maisons particulières, ce qui est bien différent d’avoir un Théâtre fixe pour y monter tous les jours, et y faire paraître des femmes avec les ajustements les plus recherchés, comme font les Comédiens d’aujourd’hui. Cette remarque pourrait paraître fausse à ceux qui ont lu en divers endroits que saint Louis chassa les Comédiens du Royaume ; ce serait une difficulté considérable que saint Thomas qui était en réputation de grande piété à Paris, eût approuvé avec certaines conditions ces mêmes Comédiens que S. Louis chassa absolument ; c’est pourquoi il est bon d’éclaircir ce point d’histoire, on le trouvera à la fin de ce second discours. Mais pour avoir une idée de la différence des pièces Comiques d’alors, d’avec celles d’à présent, faisons-en succinctement l’Histoire jusqu’à nos jours.

IV. Histoire des divertissements comiques au xiii. et xiv. siècle.

Au xiii. siècle il y eut en France beaucoup de Poètes, et les Provençaux furent ceux qu’on estima davantage. On faisait beaucoup de cas de la Langue Provençale, qu’on appelait la Langue Romaine, à cause qu’elle en approchait beaucoup, et que la Provence seule avait retenu le nom de Province, ou Province des Romains, qu’on donnait à toute la Gaule Narbonnaise, qui comprenait Toulouse et Genève, c’est-à-dire, tout ce que les Romains possédaient dans les Gaules, lorsque César y vint pour la première fois. Depuis le x. siècle on se piquait presque dans toutes les Cours de l’Europe de parler Provençal, et les pièces d’esprit ne paraissaient ordinairement qu’en cette langue, ce qui fit qu’on appela ces pièces des Romans, ou Romances, à cause qu’elles étaient écrites en langage Romain ou Romance, c’est-à-dire Provençal. Comme le Français se perfectionna depuis Philippe Auguste, on voit au treizième siècle par la Bible de Guiart des Moulins271 que le langage de Paris s’appelait indifféremment le Français ou le Roman. Quoiqu’il en soit, le désir de parler purement Provençal, porta plusieurs Princes à appeler des Poètes Provençaux dans leur Cour. Il en sortit en effet un assez grand nombre de Provence, et la plupart étaient des personnes distinguées par leur naissance et par leur génie. Le Poète Foulque, qui écrivait à Marseille au commencement du xiii. siècle, et à qui on a attribué la gloire d’avoir le premier donné et observé les règles de bien rimer, s’étant retiré dans un Monastère, fut fait Evêque de Marseille, puis de Toulouse, et plusieurs autres s’avançaient beaucoup auprès des Princes.

Au temps de saint Thomas il y en avait presque dans toutes les Cours et chez les plus grands Seigneurs. Saint Louis était peut-être le seul Prince qui regardait tous ces plaisirs comme de vains amusements. Ses délices étaient le chant des Psaumes, et la lecture des bonnes Ecritures, ainsi que parle Joinville.

Mais Alphonse Comte de Poitiers et de Toulouse, frère de Saint Louis, avait plusieurs de ces Poètes, et partout on les recherchait avec empressement, et on leur faisait des présents magnifiques. Ceux qui n’étaient pas fixes dans quelques Cours, composaient de petites bandes de trois ou quatre amis, Poètes, Chantres et Joueurs d’instruments, et allaient ainsi de Ville en Ville, ou plutôt de Château en Château, réciter leurs ouvrages, et c’étaient là ceux qu’on appelait communément les Auteurs de la Science gaie, les Troubadours, ou les Trouvères, c’est-à-dire, Inventeurs.

La plupart de ces bouffons s’appelaient Ministerales, Minetrales, Ministrelli, d’où est venu le nom de Ménétrier . Ils ne s’appliquaient pas seulement à réjouir les Princes par leurs plaisanteries, mais encore ils chantaient au son des instruments leurs louanges et celles de leurs ancêtres. Quelquefois ils déclamaient agréablement les exploits des Héros, ou les chantaient, jouant en même temps du violon ou de quelque autre instrument, excitant ainsi à la vertu ceux qui les écoutaient. On voit au même endroit, que dans un festin d’apparat donné par Louis VIII. père de saint Louis, parut un de ces Ménétriers, qui chanta les louanges du Roi au son de la lyre.
Ces personnes ne pouvaient pas être censées infâmes par les lois, comme les Comédiens publics. On a toujours mis une grande différence entre les Acteurs publics et ceux qui ne paraissaient que dans des maisons particulières. Les premiers étaient infâmes, incapables d’exercer des Charges, et les autres ne l’étaient pas. Néron établit cette différence, et craignait la flétrissure attachée à ceux qui montaient sur le Théâtre, lorsque voulant faire paraître sa belle voix, il institua les jeux qu’il appela juvénaux ou privés. « Ne tamen adhuc publico Theatro dehonestaretur, dit Tacite , instituit ludos Juvenalium vocabulo, in quos passim nomina data, non nobilitas cuiquam, non ætas aut aucti honores impedimento quominus Græci Latinive Histrionis artem exercerent. » Et la loi déclare, que ceux qui n’avaient représenté que dans des maisons particulières, ne seront pas déclarés infâmes.
Les Philosophes Païens ont reconnu cette différence entre le Théâtre public et la récitation de quelques Vers accompagnée de musique. Pline le Jeune, qui blâmait entièrement les jeux publics, se plaignant à son ami Septitius Clarus de n’être pas venu prendre le repas qui lui était préparé, lui dit, qu’il aurait eu à choisir d’un Comédien, d’un Lecteur, ou d’un Musicien, ou même qu’il les aurait eu tous ensemble. « Audisses comœdum, vel lectorem, vel lyristem, vel quæ mea liberalitas, omnes. »
Le même Pline, louant la vie d’un homme fort distingué, dit qu’il faisait souvent venir à sa table un Comédien pour entendre quelque chose de bon pendant le repas : « Frequenter comœdis cæna distinguitur, ut voluptates quoqùe studiis condiantur. »
Cependant cet Auteur n’aimait à table même que ce qui tenait de la Philosophie : « J’irai souper chez vous, écrit-il à un de ses amis , mais je veux faire mon marché. Je prétends que le repas soit court et frugal, seulement beaucoup de morale. » « Socratis tantum sermonibus abundet. »

Ainsi ce que faisaient ces Poètes n’était pas condamnable, il fallait seulement exiger d’eux que leurs pièces fussent dans les règles de la bienséance et de la charité. D’où vient que saint Thomas, qui compte parmi les Histrions ceux qui font comme une espèce de métier de réciter quelques pièces agréables, met pour conditions qu’on n’usera point de paroles indécentes ou nuisibles. C’était le défaut de plusieurs qui composaient des Vers amoureux et des Satires piquantes, qu’ils appelaient des Sirventès, où les Princes n’étaient pas épargnés.

On trouve jusqu’au milieu du xiv. siècle environ cent Poètes Provençaux des plus distingués, dont les vies ont été écrites par le savant Cibo Moine de Lérins, par Hugues de Saint Césaire Moine de Montmajour, par Rostang de Brignolle, Moine de saint Victor de Marseille, et par Jean et César Nostradamus.

Ce dernier Historien en l’année 1344277 compte 90. Poètes dont le Roi Robert278 fit recueillir les ouvrages. Le Cardinal de Richelieu a fait aussi rechercher en Provence plusieurs pièces de cette nature, et ce sont peut-être celles qu’on conserve dans la Bibliothèque Royale.

Vers le milieu du quinzième siècle les Poètes Provençaux se négligèrent, et leur Langue ne fut plus cultivée comme elle l’avait été durant quelques siècles. Mais les Italiens, que le séjour des Papes à Avignon avait attiré en Provence, y étaient devenus Poètes. On en voyait déjà parmi eux un grand nombre tant bons que méchants, et comme en Italie on a toujours eu beaucoup de disposition à être Saltimbanque, il y eut bientôt plusieurs Poètes qui prirent le parti de monter sur des Théâtres. Les moins polis se distinguèrent par le choix de quelques sujets de piété, et tels furent ces Pèlerins que Monsieur Despréaux a dépeint dans le troisième chant de l’Art Poétique.

Chez nos dévots aïeux le Théâtre abhorré
Fut longtemps dans la France un plaisir ignoré,
De Pèlerins, dit-on, une troupe grossière.
En public à Paris y monta la première,
Et sottement zélée en sa simplicité,
Joua les Saints, la Vierge, et Dieu par piété.
Selon les Mémoires de M. le Maire, il paraît que ces dévots Comédiens vinrent à Paris au commencement du quatorzième siècle, et que le Cardinal le Moine, fondateur du Collège qui porte son nom, acheta l’Hôtel de Bourgogne et le leur donna, à condition qu’ils ne représenteraient jamais que des pièces pieuses. Je ne sais s’ils gardèrent la condition. Peut-être la gardèrent-ils de telle sorte que le monde qui ne va point par dévotion à la Comédie, se dégoûtant bientôt de ces jeux dévots, déserta le Théâtre, et obligea les Auteurs de le fermer. On a lieu du moins d’assurer que ces Jeux n’ont pas toujours continué, comme plusieurs semblent le croire.

Car dans un Arrêt du Parlement de Paris donné sous François I. en 1541. il est parlé de ces prétendues pièces de dévotion comme d’un usage qui ne s’était introduit que depuis deux ou trois ans280, et que le Parlement ne pouvait tolérer. Il l’interdit en effet sous de grièves peines par le même Arrêt dont quelques-uns des motifs, sont 1° que pour réjouir le peuple, « on mêle ordinairement à ces sortes de Jeux, des Farces ou Comédies dérisoires, qui sont choses défendues par les Saints Canons. 2°. Que les Auteurs de ces Pièces jouant pour le gain, ils devaient passer pour Histrions, Joculateurs, ou Bateleurs. 3° Que les assemblées de ces Jeux donnaient lieu à des parties ou des assignations d’adultère et de fornication. 4°. Que cela fait dépenser de l’argent mal-à-propos aux Bourgeois et aux Artisans de la Ville. »

Ces motifs montrent assez qu’il n’y avait pas alors d’autres Jeux de Théâtre à Paris. Il paraît que ces Comédies pieuses furent encore jouées pendant quelque temps. C’étaient les Doyen, Maîtres et Confrères de la Confrérie de la Passion et Résurrection de Notre Sauveur Jésus-Christ fondée en l’Eglise de la Trinité grande rue Saint-Denis, qui avaient droit de faire représenter par personnages plusieurs beaux Mystères. Dans une Requête présentée au Parlement, ils disent « qu’ils les faisaient jouer de temps immémorial, et par des privilèges confirmés par les Rois de France, à l’édification du commun populaire sans offense générale ou particulière ». Ce ne fut qu’en 1545. que leurs Jeux cessèrent, le Parlement ayant converti en logement pour les pauvres la Salle de la Passion. Trois ans après ils achetèrent une nouvelle Salle, et demandèrent que suivant lesdits privilèges, il leur fût permis de continuer la représentation desdits Mystères, « du profit desquels, disent-ils, était entretenu le Service Divin en la Chapelle de ladite Confrérie, avec défenses à tous autres de jouer à l’avenir tant en la Ville que Faubourgs et Banlieue de cette Ville, sinon que ce fût sous le titre de ladite Confrérie ». Voici les termes de l’Arrêt : « La Cour a inhibé et défendu, inhibe et défend auxdits Suppliants de jouer le Mystère de la Passion de Notre Sauveur, ne autres Mystères sacrés, sur peine d’amende arbitraire, leur permettant néanmoins de pouvoir jouer autres Mystères profanes, honnêtes et licites, sans offenser et injurier aucunes personnes, et défend ladite Cour de jouer ou représenter dorénavant aucuns Jeux ou Mystères, tant en la Ville et Faubourgs que Banlieue de Paris, sinon que sous le nom de ladite Confrérie et au profit d’icelle. »
Le Parlement ne voulant point souffrir d’autres Jeux que ceux de ces Confrères de la Passion, la Chambre des Vacations s’éleva le 15. Septembre 1571. contre une troupe de Comédiens, qui depuis quelque temps jouaient des Farces et des Jeux publics, et avaient à ce sujet exigé de ceux qui y avaient assisté, « quatre, cinq et six sols, somme excessive et non accoutumée d’être levée en tel cas, qui est espèce d’exaction sur le pauvre peuple ». La Cour leur défendit de jouer à l’avenir des Farces sans permission, sous peine de prison et punition corporelle, et à tous les manants et habitants de Paris et des Faubourgs de quelque état et qualité qu’ils fussent, d’assister à ces Jeux, sous peine de dix livres parisis, ladite amende applicable au Roi. Lesdits Joueurs et Farceurs furent condamnés à porter leur Registre de recette des deniers par eux exigés au Substitut du Procureur Général au Châtelet, pour être sur ses Conclusions, ordonné par la Cour ce qu’elle jugerait à propos. Le Prévôt de Paris, son Lieutenant Criminel, et le Substitut du Procureur Général au Châtelet furent mandés à ce sujet, et chargés de faire publier à son de trompe le présent Arrêt dans la huitaine, « sur peine, dit l’Arrêt, de s’en prendre à eux, en cas de défaut ».
Malgré cet Arrêt, le Prévôt de Paris donna dans sa maison et de son autorité privée la permission à quelques joueurs de farces, de jouer en public ; d’où il arriva quelque scandale. Le Prévôt fut mandé à ce sujet, et dit, « qu’il ne pensait avoir failli ayant donné telle permission, suivant le Mandement du Roi, porté par ses Lettres Patentes et Lettres clauses signées de sa main et de l’un de ses secrétaires d’Etat, et encore que cesdites Lettres Patentes ne soient scellées ; ladite Chambre a fait et fait inhibitions et défenses audit Prévôt de Paris de donner plus telles permissions, ni faire ou ordonner autre acte en sa maison ni ailleurs pour le fait de la Justice et Police, sans au préalable en avoir communiqué au Lieutenant Civil ou Criminel, Conseillers, Magistrats, Avocats et Procureur du Roi audit Châtelet, et pris leur avis en Conseil, lui étant audit Châtelet. »
Cette Confrérie de la Passion continua de jouer conformément à ce qui avait été ordonné par l’Arrêt du 17 Novembre 1748. mais elle eut un démêlé avec Maître René Benoît Curé de Saint Eustache, qui depuis quatre ou cinq ans la troublait dans la possession de ses Privilèges. Il obtint de la Chambre séant au Châtelet, que les Confrères de la Passion n’ouvriraient « les portes de leurs jeux, sinon après les Vêpres dites ». Ces Confrères représentèrent au Parlement, que cette ordonnance rendait leurs Privilèges illusoires et sans effet, « parce que leur serait impossible, étant les jours courts vaquer à leursdits jeux, pour « les préparatifs desquels ils auraient fait une infinité de frais ». Ils disent dans cette Requête, qu’ils payaient cent écus de rente à la recette du Roi pour le logis, et trois cents livres tournois de rente aux enfants de la Trinité, tant pour le Service divin, que pour l’entretien des Pauvres. Ils demandèrent qu’il leur fût permis « d’ouvrir les portes de leurs Jeux pour les allants et venants en la manière accoutumée, à la charge toutefois qu’ils ne commenceront leurs jeux qu’à trois heures sonnées, à laquelle heure les Vêpres avaient accoutumé d’être dites ». Le Parlement leur accorda ce qu’ils demandaient, mais à condition qu’ils répondraient des scandales qui pourraient arriver. Cet Arrêt fut confirmé par un autre rendu le 20 Septembre 1577.

V. Commencement des Tragédies et des Comédies réglées en France, et ce que l’Eglise et le Parlement firent à cette occasion.

Cependant dès l’an 1551. sous Henri II. les Poètes Français avaient commencé à faire des Tragédies et des Comédies, et Jodelle fut le premier qui en fit représenter, comme nous l’apprend Ronsard dans les Vers que Pasquier a cité au 7. Livre de ses Recherches. chap. 7.

« Après amour la France abandonna,
Et lors Jodelle heureusement sonna,
D’une voix humble et d’une voix hardie,
La Comédie avec la Tragédie,
Et d’un ton double ore bas, ore haut,
Remplit premier le Français Echafaut. »

Garnier et quelques autres Poètes qui parurent au même temps que Jodelle, ne donnèrent presque que des Tragédies, la plupart tirées de Sophocle et d’Euripide, et c’est ce qu’a dit aussi le même Ronsard en des Vers un peu meilleurs que les précédents.

« Le vieil Cothurne d’Euripide
Est en procès avec Garnier,
Et Jodelle qui le premier
Se vante d’en être le guide.
Il faut que ce procès on vide,
Et qu’on adjuge le Laurier,
A qui mieux d’un docte Gosier
A bu de l’onde Aganippide.
S’il faut éplucher de près
Le vieil artifice des Grecs,
Les vertus d’un œuvre et les vices,
Le sujet et le parler haut,
Et les mots bien choisis ; il faut
Que Garnier paie les Epices. »
L’Arrêt du Poète fut trouvé juste : Mais sous Henry III. la Cour devint trop galante pour aimer les Vers Tragiques, ni de Garnier, ni de quelque autre Poète que ce fut. « Le luxe, dit Mézeray , qui cherchait partout des divertissements, appela du fond de l’Italie, une bande de Comédiens dont les pièces toutes d’intrigues, d’amourettes et d’inventions agréables, pour exciter et chatouiller les plus douces passions, étaient de pernicieuses leçons d’impudicité. Ils obtinrent des Lettres Patentes pour leur établissement, comme si ç’eût été quelque célèbre Compagnie. Le Parlement les rebuta comme personnes que les bonnes mœurs, les saints Canons, les Pères de l’Eglise, et nos Rois mêmes avaient toujours réputés infâmes, et leur défendit de jouer, ni de plus obtenir de semblables Lettres ; et néanmoins dès que la Cour fut de retour de Poitiers, le Roi voulut qu’ils rouvrissent leur Théâtre. »

Cela n’empêcha pas que l’Eglise ne condamnât tous ces Comédiens, et que plusieurs Conciles ne fulminassent contre tous les Spectacles.

VI. Sentiment des Conciles et des Evêques, principalement des Evêques de France, sur les Spectacles.

Pour ne pas interrompre le fil de l’Histoire, nous avons réservé jusqu’à présent les monuments Ecclésiastiques concernant le Théâtre, depuis le douzième siècle jusqu’au dix-septième. Nous allons choisir les textes les plus décisifs, soit des Conciles généraux, Provinciaux et Diocésains, soit des Rituels. On verra par là combien l’Eglise a toujours été éloignée d’autoriser les Spectacles.

Le Concile de Béziers tenu en 1233. par Vauthier Evêque de Tournai286 et Légat du Siège Apostolique, défend aux Moines de vendre du vin dans l’enceinte du Monastère, et d’introduire sous ce prétexte des gens infâmes, des Histrions et des Jongleurs. « Personas turpes vel inhonestas, vel Histriones vel Joculatores. »

Il paraît qu’il y avait aussi en Angleterre des Bateleurs, puisqu’un Synode de Wigornie assemblé en 1240. défend aux Ecclésiastiques d’assister aux danses et aux autres jeux déshonnêtes. « Prohibemus Clericis ne intersint ludis inhonestis vel choreis. »

Un Concile tenu à Bude en Hongrie l’an 1279. nous apprend qu’il y avoir des Comédiens en ce Pays. On y défend aux Clercs de fréquenter les Bouffons, les Histrions et les Jongleurs : « Mimis, Histrionibus et Joculatoribus non intendant. » La même défense est répétée en mêmes termes par les Conciles de Cologne assemblé en 1280. de Nîmes de l’an 1284. de Bayeux en 1300. et de Nicosie en 1353.

Il s’était introduit en Italie un désordre qui était devenu commun. Les nouveaux mariés envoyaient aux Clercs des troupes de Jongleurs et d’Histrions, et les obligeaient de leur faire des présents. Le premier Concile de Ravenne tenu en 1286. ordonne aux Clercs de ne pas recevoir à l’avenir ces Bateleurs, et de leur refuser de quoi manger, quoiqu’ils ne fassent que passer ; il condamne celui qui n’obéira pas à ce Décret, à restituer à l’Eglise dont il tient un Bénéfice, le double de ce qu’il aurait donné à un Jongleur, ou à un Histrion, et veut qu’on le distribue aux Pauvres.

Les Spectacles continuaient toujours en Angleterre. Le Concile d’Exeter tenu en 1287. ordonna aux Curés de ne point souffrir dans les Cimetières l’exercice de la Lutte, des danses ou autres jeux déshonnêtes, surtout les veilles ou les Fêtes des Saints. Voici la raison qu’il en donne ; c’est que les Ministres du Seigneur détestent les jeux de Théâtre et les autres Spectacles comiques, qui profanent la sainteté des Eglises. « Cum hujusmodi ludos Theatrales et ludibriorum spectacula introductos per quos Ecclesiarum coinquinatur honestas, sacri ordines detestantur. »

Les Clercs se mêlaient quelquefois de faire eux-mêmes les bouffons et les bateleurs. Un Concile tenu à Salzburg en 1310. leur défend de faire cet indigne métier. « Ne sint joculatores seu galiardi. » Nous verrons la même Ordonnance renouvelée par plusieurs autres Conciles.

Dans plusieurs Villes et Villages de la Province Ecclésiastique de Reims ; les Jongleurs et les Histrions faisaient des Processions, portant des cierges, que le peuple adorait, les regardant comme quelque chose de sacré. Un Concile de Noyon tenu en 1344. enjoint aux Ordinaires des lieux, de punir d’une manière exemplaire ces Histrions et leurs protecteurs, et de faire cesser cette idolâtrie. « Injungentes locorum Ordinariis, quatenùs dictos histriones et eorum fautores taliter puniant et compellant, ut desistant ab idololatriis supradictis et eisdem similibus, quod cedat ceteris in exemplum. »

Le Saint Concile de Bâle, dont l’autorité est si grande en France, dans la Sess. xx. en l’an 1435. se plaint que dans quelques Eglises, pendant certaines Fêtes, on voyait des gens en habits Pontificaux, avec une crosse et une mitre, donner la bénédiction comme les Evêques ; que d’autres s’habillaient en Rois ou en Ducs, ce qu’on appelle dans quelques endroits, la Fête des fous, des innocents ou des enfants, et que quelques-uns représentaient des jeux de Théâtres, faisaient des mascarades et des danses d’hommes et de femmes. Le saint Concile après avoir exprimé l’horreur qu’il a pour toutes ces extravagances, ordonne aux Evêques, aux Doyens et aux Curés, sous peine de suspense et de privation de leurs revenus Ecclésiastiques pendant trois mois, de ne pas permettre à l’avenir de semblables bouffonneries. « Hæc, sancta Synodus detestans statuit et jubet tam ordinariis quàm Ecclesiarum Decanis et Rectoribus, sub pœna suspensionis, omnium proventuum Ecclesiasticorum trium mensium spatio, ne hæc aut similia ludibria exerceri amplius permittant. » Le Concile de Tolède tenu en 1565. fait la même défense. Nous observerons en passant que c’était principalement le jour de la Fête des Saints Innocents qu’on créait ces faux Evêques. Un Concile de la Province de Bordeaux tenu dans un endroit nommé Copriniacum, en 1215. et non pas en 1260. comme le veut le P. Hardouin, avait défendu sous peine d’excommunication, les danses qui se faisaient ce jour-là, aussi bien que cette burlesque création d’Evêques. « Prædictas balleationes ulteriùs sub intimatione Anathematis fieri prohibemus : nec non et Episcopos in prædicto festo creari. » Avec quelle force ces Conciles se seraient-ils élevés contre de comiques Processions semblables à celle qu’on fait tous les ans à Aix le jour de la Fête-Dieu ; où les Mystères de l’Ancien et du Nouveau Testament sont déshonorés par des farces et des représentations indécentes ?

Il paraît par un Concile de Sens de l’an 1486. que ces danses et ces représentations comiques se faisaient dans les Eglises et autres lieux sacrés. Ce Concile en les défendant, renouvelle le Décret du Concile œcuménique de Bâle. Un Synode Diocésain de Sens assemblé en 1524. sous Etienne de Ponchier Archevêque de cette Ville, après avoir rappelé l’autorité de ce même Concile général, défend aux Clercs les Mascarades, les jeux de Théâtre, les danses et les autres bouffonneries ; il leur défend encore de se trouver aux Assemblées où l’on chante des chansons galantes et déshonnêtes, et où l’on fait des danses obscènes, de peur que les Clercs consacrés aux saints Mystères, ne soient souillés par ces infâmes discours, et par ces Spectacles. Ces mêmes Ordonnances Synodales furent publiées en 1554. par le Cardinal de Bourbon. Et pour réunir ici tout ce qui s’est fait à ce sujet dans la Province Ecclésiastique de Sens, un Concile de l’an 1528. ordonne de ne point laisser entrer dans l’Eglise les Histrions ou les bouffons pour y jouer des instruments, et d’empêcher qu’ils ne jouent dans le voisinage. Il défend encore de célébrer la Fête des Fous ou des Innocents. Le même Concile ordonne aux Clercs de ne pas monter sur les Théâtres, de ne point jouer des Comédies, qui étaient alors en langue vulgaire. En un mot, il ne veut point qu’ils représentent des rôles ni en public ni en particulier. « Clerici non in scenam velut Histriones prodeant, non Comœdias vernaculas agant ; non spectaculum corporis sui faciant in publico privatove loco. »

Ce goût pour les Spectacles se manifestait en différentes manières. C’est ainsi que nous voyons dès l’an 1448. l’établissement du Charivari. Le peuple ainsi qu’on le pratique encore en quelques Provinces, allait aux portes de ceux qui se mariaient pour la seconde ou troisième fois, et faisait des insultes et un grand vacarme. Un Concile de la Province de Tours tenu en 1448. défend ces Spectacles sous peine d’excommunication.

Un Concile de Paris assemblé en 1515. avait servi d’exemple à celui de Sens de l’an 1528. pour défendre aux Clercs d’assister aux jeux de Théâtre, et de faire le métier de Comédien, de Bouffon, de Jongleur, etc. « Clerici, Mimi, Joculatores, Histriones, Galiardi et Bufones non existant. » Je rapporte les expressions de ce Concile, afin qu’on connaisse le caractère des spectacles usités dans ce siècle.

Dans un Manuel du Diocèse de Senlis imprimé à Paris en 1525. on trouve une espèce d’examen de conscience sur les sept péchés mortels. Le rire immodéré est compté parmi la première espèce de gourmandise, lorsqu’au sortir de table, on va aux spectacles qui portent à un rire insensé et illicite. « Risus immoderatus est prima species gulæ, quando saturati de mensa evadunt ad spectacula per quæ moventur ad stultas et illicitas risiones. » La bouffonnerie est regardée comme la quatrième espèce de gourmandise. Lorsque, dit-on, un bouffon ou un jongleur récite des paroles folâtres ou obscènes. « Scurrilitas quarta species gulæ est, quando scurra vel joculator dicit verba jocosa aut immunda. »

Il semble cependant que ces mascarades et ces représentations qui se faisaient dans les Eglises commençaient à être abolies en certains endroits ; c’est du moins le sort qu’elles avaient eues dans la Province Ecclésiastique de Cologne, ainsi que l’insinue un Concile de cette Ville tenu en 1536. Ce même Concile après avoir enseigné que les Fêtes doivent être consacrées à la prière, au chant des Hymnes, des Psaumes et des Cantiques spirituels, ajoute qu’il souhaite qu’on évite les danses pleines de folies, les Discours corrompus et les chansons déshonnêtes. « Quamobrem cupimus hisce diebus vitari.... choræas plenas insaniis, colloquia prava, cantilenas turpes. »

Dans un Synode Diocésain de Chartres de l’an 1538. il est défendu aux Prêtres, et surtout aux Curés, de faire le métier d’Histrion et de Jongleur, non histriones, non joculatores. Un Concile de Cambrai tenu en 1550. ordonne la même chose. Le Synode de Chartres défend encore les mascarades qui se faisaient le jour de saint Nicolas, des SS. Innocents, et en quelque autre jour que ce soit. Il ordonne aux Curés et à leurs Vicaires, de citer devant l’Evêque ou devant l’Official, ceux qui les jours des Fêtes représenteront des jeux ou y assisteront.

Les Conciles avaient beau s’élever contre l’usage de faire des danses et de représenter des jeux dans les Eglises, ce désordre régnait toujours. Pour l’abolir, on ordonne dans la Province Ecclésiastique de Tarragone, de faire cesser le Service Divin, lorsque ces folies se feraient. On trouve ces ordonnances en langue du Pays dans un Ordinaire ou Rituel de l’Eglise d’Urgel, imprimé en 1548. Voici l’endroit qui regarde les Spectacles. « Item amonestan que negun chrestia clegue ni lech noguos ballar, ne far nigun joch desonest dins la Eglesia ni en lloch sagrat sots pena de vet. »

Dans les Statuts synodaux du Diocèse de Rennes, publiés en la même Ville l’an 1552. l’on diminue le nombre des Fêtes, parce que les Fidèles en profanaient la sainteté en assistant aux jeux de Théâtre. On y défend aux Prêtres et surtout aux Curés de se trouver aux danses, d’entendre des chansons obscènes et galantes.

On apprend par les Statuts Synodaux du Diocèse de Beauvais publiés en 1554. que lorsque les Prêtres disaient leur première Messe, on faisait venir des Bouffons, des Histrions, des joueurs d’instruments et différents autres Farceurs ; ce désordre est sévèrement défendu, aussi bien que les danses et les représentations des spectacles dans les Eglises et les Cimetières. La même défense se trouve dans les Statuts Synodaux du Diocèse de Soissons, imprimés en cette Ville en 1561. Les danses se faisaient quelquefois devant l’Eglise, et on ne s’élevait pas moins fortement dans ces temps contre cet usage, ainsi qu’on le voit dans un Sacerdotal de l’Eglise de Venise de l’an 1555. Cependant on le tolère honteusement dans quelques Paroisses de la Campagne.

Un autre abus aussi pernicieux, condamné dans un Synode de Paris tenu en 1557. par Eustache du Bellay ; c’est que les jours de Fêtes de certaines Confréries, on allait avec des images attachées sur des bâtons, aux maisons de Laïques ; ces burlesques Processions étaient composées de Prêtres, de femmes et de bouffons ; le Synode les défend sous peine d’excommunication et d’une amende arbitraire, ordonnant aux Clercs de ne prendre aucune part à ces folies. « Insuper baculorum cum imaginibus conductum ad domos laïcorum, cum turba sacerdotum, mulierum et mimorum districtè sub pœnâ excommunicationis et emendæ arbitrariæ inhibemus et præcipuè Clericis, ne talibus sese immisceant, aut assensum quovis modo præstent. » Il veut qu’on ne fasse pendant les Fêtes ni jeux, ni danses, ni rien de ce qui peut offenser la Majesté Divine. Les Statuts Synodaux du Diocèse de Soissons que nous venons de citer, défendent en particulier aux Ecclésiastiques de ne point se trouver aux spectacles des Mimes, des Jongleurs et des Histrions. « Ad spectacula Mimorum, Joculatorum et Histrionum non eant. » Les chansons profanes leur sont aussi interdites, aussi bien que le métier de Farceur. « Cantilenas popularium more non canant, non agant facetias. »

S. Charles de son côté travailla de tout son pouvoir à faire cesser les spectacles dans son Diocèse. Dès le premier Concile Provincial, il fit ordonner que les Ecclésiastiques n’assisteraient jamais aux Jeux de Théâtre290 ; qu’on ne les souffrirait point les jours de Fêtes291 ; et qu’on exhorterait les Princes et les Magistrats à chasser de leurs Etats toutes sortes de Bateleurs et de Comédiens292.

Comme les Gouverneurs de Milan furent fort opposés à Saint Charles, ces exhortations n’eurent pas beaucoup de succès. C’est pourquoi il fit ordonner aux Prédicateurs dans le troisième Concile Provincial de détourner les peuples de tous les spectacles par ces sortes de remontrances que nous avons rapportées au premier discours. Il fallut se contenter de ces exhortations, jusqu’à l’an 1580. qu’il obtint d’un nouveau Gouverneur qu’on ne souffrirait aucune pièce qui n’eût été examinée et trouvée conforme à la morale Chrétienne, et qu’on n’en représenterait jamais ni le Vendredi, ni les jours de Fêtes. Enfin, dit l’Auteur de sa vie dans Surius, il imposa de telles lois aux Comédiens, qu’ils aimaient encore mieux s’en aller que de les observer. Le désir de ce grand Cardinal, était non seulement d’éloigner de son Diocèse toutes sortes de Comédiens, mais de les faire bannir s’il se pouvait de tous Pays Catholiques.
L’Auteur de l’Histoire du Théâtre Italien publiée depuis peu, dit que les canevas des Comédies Italiennes jouées à l’impromptu étaient examinés par une personne nommée par S. Charles, qui les approuvait et signait ensuite de sa main, « lorsqu’il ne se trouvait point dans l’action ni dans la conduite de la pièce chose qui pût nuire à l’innocence de la jeunesse, ni scandaliser les Spectateurs Chrétiens. » Ce fait ne s’accorde pas avec le récit de l’Auteur de sa vie qui assure que les Comédiens aimèrent mieux quitter Milan que d’observer les lois prescrites par le Saint Cardinal. Quoiqu’il en soit, il faudrait voir quelqu’un de ces Canevas signés de la main de Saint Charles, pour juger précisément jusqu’où il portait la tolérance ; mais l’Auteur n’en rapporte aucun. Il assure avoir vu dans sa jeunesse une vieille Comédienne appelée sur le Théâtre Lavinia, qui dans la succession de son père avait trouvé un grand nombre de ces canevas, signés de la main de Saint Charles. Il cite un autre témoin du même fait, c’est Agatha Calderoni sa belle-mère : enfin il nous apprend qu’on trouve cités deux de ces canevas dans le Catalogue des Livres du Chanoine Settala à Milan ; que les originaux ne se trouvent plus, et qu’il y a un Manuscrit dans la Bibliothèque Ambrosienne, où il est dit « que Saint Charles Borromée avait obtenu du Gouvernement, que les canevas des Comédies avant d’être représentées, seraient examinés par le Prévôt de Saint Barnabé ». Le fait est donc encore incertain ; mais l’Auteur intéressé par sa profession à trouver la Comédie innocente, prétend que des allégations vagues suffisent pour compter Saint Charles au nombre des Apologistes du Théâtre Italien.

Dans le temps que Saint Charles signalait son zèle contre les spectacles dans l’Eglise de Milan, Dominique Bollanus Evêque de Brescia en Lombardie, qu’on appelait aussi le second Ambroise, défendait aux Clercs de ne point se trouver dans les lieux où sont les Bateleurs, les danseurs, les Comédiens et les bouffons. Voici comme il s’exprime dans les Actes de l’Eglise de Brescia publiés en 1573. et imprimés à Venise en 1608. « Circulatorum atque id genus vilium hominum spectatores ne sint.... Loca ubi choreæ ducuntur, Comœdia aguntur, mimi, histriones, et id genus alia adhibentur, evitent omnino. »

Réunissons ici les autorités de quelques Conciles modernes d’Italie touchant les spectacles, pour soulager l’attention des Lecteurs. Le Synode de Camerino dans l’Ombrie tenu en 1630. défend de laisser dresser des Théâtres aux Charlatans et à tous ces hommes qui par de vains et ridicules spectacles et par des Discours frivoles, détournent le peuple des bonnes œuvres. Le Synode de Polycastro de l’an 1655. défend pendant les jours des Fêtes les Comédies, les farces des Histrions, et les sauts périlleux des Charlatans. « Comœdias, farsas, histrionum, vel circulatorum saltus omnino talibus diebus prohibemus. »

Le Synode Diocésain de l’illustre Eglise de Sublac assemblé en 1674. par le Cardinal Charles Barberini, ordonne qu’on ne permette pas pendant les Fêtes les folies et les jeux des Charlatans, soit devant les Eglises, soit ailleurs. Un autre Synode Diocésain tenu à Boulogne en 1698. par le Cardinal Jacques de Boncompagno, fait à peu près la même défense.

Il faut cependant avouer qu’il y a eu des Conciles modernes en Italie, où sans vouloir abolir les Jeux de Théâtre, on a voulu seulement les purger de toute profanation. C’est ainsi que le Cardinal de Montalte Archevêque de Mont-Réal dans un Synode Diocésain tenu en 1652. ordonne qu’aucun bouffon, aucun histrion, même aucun Académicien, ne puissent déclamer en public ou en particulier aucune pièce, sans avoir été auparavant revue et approuvée par lui ou par son Vicaire Général... mais il défend les représentations des Histoires pieuses ou tirées des Livres saints, parce qu’il avait reconnu par expérience, les maux que produisaient ces sortes de Pièces. « Nullus ex Mimis, Histrionibus, vel etiam Academicis fabulosam ullam scriptionem recitare audeat vel publicè, vel privatim nisi à nobis, vel nostro Vicario Generali priùs et revisa fuerit et approbata... representationes etiam spiritualium et sacrarum Historiarum, quia multa, vidimus inde exorta incommda ; fieri prohibemus. » Un autre Synode Diocésain d’Albano tenu en 1687. défend seulement de représenter sans la permission de l’Evêque, les actions des Saints, sur les Théâtres publics ou dans les Places : mais le même Synode condamne les spectacles publics des Histrions, et les représentations ridicules, pendant l’Avent et le Carême. Tout ce qu’on peut dire, c’est que le remède qu’on oppose à un si grand mal, est bien faible, et que les Poètes et les Comédiens ne consentiraient jamais à jouer les pièces de Théâtre après que les Evêques les auraient examinées.

Les Evêques de France ne montraient pas moins de zèle contre les spectacles. M. Nicolas de Thou Evêque de Chartres dans son Livre intitulé Norma pie vivendi, et qui fut approuvé dans un Synode tenu à Chartres en 1575. ne veut point qu’on entende dans les Eglises des Airs lascifs, efféminés et tels qu’on chante sur le Théâtre ; il défend encore les chansons déshonnêtes et tout ce qui profane la sainteté du Dimanche. « Turpes cantilenæ et quæcumque Sabbathum indigne contaminant, districte prohibeantur  » ; il ordonne sous peine d’excommunication, qu’on ne danse, ni qu’on chante rien de déshonnête dans les Cimetières.

L’Assemblée du Clergé de France tenue à Melun en 1579. dans le Règlement qu’elle fit sur l’observance des Fêtes ; défendit toutes sortes de spectacles comiques, et renouvela l’ordonnance des anciens Conciles, de ne point jouer des Comédies, ni de danser dans les Cimetières. Elle interdit encore aux Clercs la profession du Théâtre ; ce qui fait voir que cette coutume durait encore. « Non Theatricam profiteantur Clerici, hoc est non histriones agant. » Cette assemblée envoya dans les Provinces ses Règlements imprimés.

Un Concile de Bourges de l’an 1584. défend expressément au peuple de faire des mascarades, et de représenter des Jeux de Théâtre. « Prohibetur populus. . . . larvas et theatrales ludos diebus festis exercere. » On voit le même Règlement fait par un Concile d’Avignon assemblé en 1594.

Nous avons cité dans le premier discours le texte du Concile Provincial de Reims de 1583. celui de Tours tenu en 1585. défend sous peine d’excommunication, les Comédies, les jeux scéniques et de Théâtre, et tous les autres spectacles irréligieux. Il ordonne à tous les Curés de déférer à l’Evêque, ceux qui n’obéiront pas à ce Décret, afin que par son ordre ils soient publiquement dénoncés excommuniés. « Comœdias, ludos, scœnicos vel Theatrales, sub anathematis pœna prohibet hæc Synodus. Præcipitque omnibus et singulis Parœciarum Rectoribus qui huic decreto non paruerint, ut illius ordinatione nominatim excommunicati denuncientur et publicentur. » Un Concile d’Aix tenu la même année, défend en particulier les Jeux comiques et les autres folies qui se faisaient le jour des SS. Innocents. « Cessent in die Sanctorum Innocentium, ludibria omnia et pueriles ac Theatrales lusus. » La même défense avait été faite par un Concile de Rouen assemblé en 1581.

Dans les Statuts Synodaux d’Orléans publiés et recueillis en 1587. Par M. Germain Valens de la Guelle Evêque de cette Ville, il est défendu de laisser représenter des Comédies et des Spectacles dans les Cimetières. Dans le Chapitre de Confratriis, il veut qu’on ne souffre point d’Histrions, de Mimes et des Jeux : « In istis .... Histriones, Mimis, Ludi cessent. » Ce Prélat ajoute qu’il avait résolu d’établir une certaine police sur l’usage de porter des bâtons. « Delationem autem baculorum temperare instituimus. » Il s’agit apparemment ici de ces bâtons au bout desquels on attachait des Images qu’on portait aux maisons des Laïques, abus déjà condamné par un Synode de Paris de l’an 1557. ainsi que nous l’avons déjà remarqué.

M. Siméon-Etienne de Popian, Evêque de Cahors, dans son Rituel imprimé à Cahors en 1604. sous ce titre : Ordo baptizandi et alia Sacramenta administrandi, signale son zèle contre les Comédiens ; voici comme il s’exprime dans l’article intitulé : Festa colenda : « C’est en imitant les Saints qu’ils célèbreront leurs Fêtes ; car les solennités des Saints et Martyrs, sont autant d’exhortations de leur sainte vie et martyre. Parquoi mandons et très expressément enjoignons à tous Prieurs, Recteurs, Curés, ou leurs Vicaires, chasser hors de l’Eglise (à laquelle comme maison de Dieu et d’oraison convient la sainteté) et des Porches et Cimetières, et autres lieux sacrés et circonvoisins, toutes sortes de tambours et joueurs d’instruments, farces et quelconques représentations par personnages masqués ou déguisés, danses, jeux, etc. »

Le Rituel de l’Eglise de Metz imprimé en cette Ville en 1605 sous ce titre : Agenda Metensis. Défend de donner la Sépulture Ecclésiastique aux Histrions.

M. Godeau Evêque de Grasse et de Vence, Prélat comparable par son zèle et par son savoir aux Evêques des premiers siècles, défend sous peine d’excommunication dans ses Ordonnances et instructions synodales imprimées à Paris en 1644. d’élever devant la porte des Eglises des Théâtres pour des Charlatans et Bateleurs.

M. Félix de Vialard Evêque et Comte de Châlons-sur-Marne, dans le Rituel ou Manuel de son Eglise imprimé à Paris en 1649. ne veut pas qu’on admette pour Parrains les Bateleurs et les Comédiens ; c’est dans l’art. de Patrinis p. 12. « Ad hoc munus non admittat Circulatores, Comœdos. » Et dans le chap. De Sacramento Eucharistiæ. p. 139. Après avoir dit qu’il faut admettre tous les Fidèles à la Sainte Communion, excepté ceux qui sont empêchés par une raison légitime, il ajoute qu’il faut repousser de la Sainte Table, ceux qui en sont publiquement indignes, tels que sont les excommuniés, les interdits et les gens visiblement infâmes, comme les femmes publiques, les concubinaires et les Comédiens. « Arcendi sunt, publice indigni, quales sunt excommunicati, interdicti ; manifeste infames, ut meretrices, concubinarii, Comœdi. »

M. François Malier Evêque de Troyes, dans le Rituel de son Eglise imprimé à Paris en 1660. dans l’article De Patrinis, défend d’admettre pour Parrains les Bateleurs et les Comédiens, « Porro ad hoc munus non admittat Circulatores, Comœdos. » Ces termes sont copiés du Rituel de Chalons.

M. Pavillon Evêque d’Alet dans le Rituel Romain à l’usage du Diocèse d’Alet imprimé à Paris en 1677. ordonne de différer l’Absolution « à ceux qui fréquentent les Bals et les Comédies, où ils commettent ordinairement plusieurs péchés d’impureté, comme mauvais désirs, pensées sales, regards lascifs. »

Dans le Rituel de Reims de M. Charles Maurice le Tellier Archevêque de cette Ville, imprimé à Paris en 1677. ordonne aux Confesseurs « de d’accorder point l’absolution à ceux qui font une profession qu’on ne peut exercer sans péché, jusqu’à ce qu’ils aient renoncé à cette Profession : comme les Farceurs, et ceux qui servent à des plaisirs infâmes ». Le même Prélat veut qu’on refuse « d’enterrer en lieu saint les Pécheurs publics, les Farceurs, et généralement tous ceux qui font profession publique des choses défendues ».

M. le Cardinal le Camus Evêque de Grenoble, si célèbre par son éminente piété et par son rare savoir, recommande aux Prédicateurs dans ses Ordonnances Synodales, imprimées à Paris en 1690. de s’élever contre les Spectacles. Voici l’idée qu’il leur en donne. « Rien n’étant plus contraire, dit-il, p. 336. à l’esprit du Christianisme que les Bals et les Comédies, surtout dans les saints jours de Fêtes et de Dimanches et pendant le temps de l’Avent et du Carême ; et les Pères de l’Eglise ayant fait connaître dans leurs écrits, les périls et les suites funestes d’un divertissement si dangereux et si commun au siècle où nous sommes ; les Prédicateurs et les Pasteurs n’oublieront rien pour détourner les Fidèles de ces sortes d’assemblées, que les Saints ont appelé autrefois les conventicules des démons et la source de toutes sortes de péchés. »

M. de Clermont Tonnerre Evêque de Nyon, dans ses Statuts et Ordonnances Synodales de son Diocèse, imprimées en 1694. à S. Quentin, défend les spectacles à tous les Ecclésiastiques avec cette sorte d’éloquence qui lui était propre. Voici ses termes : « Tous les Chrétiens et principalement les Ecclésiastiques, étant obligés d’éviter les dangereuses représentations qui paraissent sur les Théâtres, puisqu’ils doivent être eux-mêmes, comme parle l’Apôtre, un spectacle d’étonnement au monde qu’ils condamnent, de joie aux Anges qu’ils imitent, et d’exemple aux hommes qu’ils instruisent ; Nous, dans l’esprit des Conciles de Laodicée, de Carthage, d’Afrique, d’Arles, de Constantinople troisième, de Sens, de Narbonne, de Bordeaux, de Trente et de Reims, avons fait et faisons très expresses inhibitions et défenses à tous Chanoines, Curés, Vicaires et autres Ecclésiastiques de ce Diocèse, d’assister aux Comédies, Tragédies, spectacles publics, Mascarades et Jeux indécents, sous peine de suspense de leurs Ordres. »

M. l’Evêque d’Arras (Guy de Sève de Rochechouart) s’est principalement distingué par son zèle à décrier la Comédie et les Comédiens. Il dit dans un Mandement publié le 4. Décembre 1695. « que l’Eglise a toujours regardé la Comédie avec abomination, qu’elle prive publiquement des Sacrements ceux qui exercent ce métier infâme et scandaleux, qu’elle n’oublie rien pour marquer en toutes rencontres son aversion pour cet état et pour l’inspirer à ses enfants, qu’il est impossible de justifier la Comédie sans vouloir condamner l’Eglise, les Saints Pères, les plus Saints Prélats. » Il défend d’aller à la Comédie sous peine d’excommunication, et ordonne aux Confesseurs de traiter dans le Tribunal, conformément aux règles de l’Eglise, ceux qui contreviendront à cette ordonnance. En conséquence, il ordonne « aux Pasteurs et aux Confesseurs de ne point recevoir aux Sacrements les Comédiens et les Comédiennes, si ce n’est qu’ils aient fait Pénitence de leur péché, donné des preuves d’amendement, renoncé à leur état et réparé par une satisfaction publique telle qu’il jugera à propos de leur donner, le scandale public qu’ils ont donné. »

Trois ans après le même Prélat publia un Mandement au sujet des Tragédies qui se représentent dans les Collèges de son Diocèse. Il souhaite qu’on en abolisse la représentation. « Nous suivons avec plaisir, dit-il p. 5. sur le sujet de ces Tragédies, l’esprit et les sentiments d’une savante Compagnie, dont un des principaux emplois est l’instruction de la jeunesse ; qu’elles ne soient faites qu’en Latin, que l’usage en soit très rare ; que les intermèdes des Actes soient tous Latins et n’aient rien qui s’éloigne de la bienséance, et que l’on n’y introduise aucun personnage de femme, ni jamais l’habit de ce sexe. » Cette savante Compagnie n’est autre que celle des Jésuites ; les Règles qu’on cite, sont tirées de leurs Constitutions : Voici en quels termes elles sont conçues. « Tragœdiarum et Comœdiarum quas non nisi Latinas et rarissimas oportet, Argumentum sanctum sit ac pium, neque quicquam actibus interponatur quod non Latinum sit ac decorum, nec persona ulla muliebris vel habitus inducatur. »

L’Université de Paris est surtout très jalouse de cette discipline, si digne des Maîtres Chrétiens. En 1647. M. Hermant Recteur de cette Université, de concert avec les Principaux des Collèges les plus célèbres, défendit de faire paraître des danses aux intermèdes des Tragédies, et ordonne de ne déclamer que des pièces honnêtes et conformes aux bonnes mœurs. « Visum est, dit ce Recteur dans son Mandement publié le 17. Janvier 1648. ab hoc ritu quem prava nonnullorum hominum imitatio invenit, prorsus abstinendum esse, et præter honestas ac morales fabulas, voce gestuque exhibendas, nihil omninò spectaculi permittere. »

En 1696. M. le Cardinal de Noailles, dont la mémoire sera éternellement en bénédiction dans ce Diocèse, « appuyé du crédit de quelques personnes pieuses à la Cour, mit tout en œuvre pour supprimer par degré tous les Théâtres publics, ou du moins pour les purger de toutes profanations. » C’est ce qu’on apprend dans un Imprimé publié la même année. Ses représentations ne furent pas inutiles. Les Gazettes de l’année 1697. portent que « le Roi avait proscrit la Comédie Italienne ; parce que l’on n’y gardait plus les Règlements de Sa Majesté, que l’on y jouait encore des pièces trop licencieuses, et que l’on ne s’y était pas corrigé des obscénités et des gestes indécents. » Les mêmes Gazettes ajoutent que « quelques personnes de la première qualité, Protecteurs de la Comédie Italienne, avaient agi auprès du Roi pour la révocation de son Arrêt contre elle ; mais que leurs démarches avaient été inutiles. »

Dans le Rituel d’Auch imprimé à Paris en 1701. il est ordonné de refuser la sépulture Ecclésiastique « à ceux qui connus pour pécheurs publics, meurent sans donner des preuves d’une véritable pénitence, comme sont les Comédiens, Farceurs et autres de cette espèce. »

M. de Chalucet Evêque de Toulon dans une Ordonnance publiée le 5. Mars 1702. représente l’Opéra comme « le Théâtre où le Démon étale avec plus de faste et le plus fin poison, ses pompes, ses vanités, ses plaisirs, les attraits de la concupiscence, en un mot les objets et les mouvements les plus propres et les plus puissants pour la corruption de l’âme et du cœur. Quelle part y doit donc prendre un Chrétien, dont toute l’étude ne doit être que de combattre ses passions et sa concupiscence, bien loin de chercher à les animer. » Ce Prélat si recommandable par sa charité envers les Pauvres, et par son zèle pour la discipline de l’Eglise, défend aux Ecclésiastiques d’assister à l’Opéra et à la Comédie, sous peine de suspension de leurs Ordres et d’excommunication encourue par le seul fait. Il ordonne aux Confesseurs, sous peine de suspense, de différer l’absolution aux Fidèles, qui au mépris de son Mandement auront assisté à ces spectacles, et de le consulter sur la Pénitence qu’il jugera propre pour la réparation du scandale qu’ils auront donné.

Mais rien n’est plus fort ni plus énergique, que ce que ce même Prélat dit à ce sujet dans ses Ordonnances Synodales imprimées à Toulon en 1704. « Tous les Chrétiens ensemble ne sont, dit-il, qu’un corps dont Jésus-Christ est le Chef et le S. Esprit l’âme; vouloir donc que les Comédies et les Opéra puissent être l’occupation des Chrétiens, c’est vouloir que Jésus-Christ s’y plaise, et que le S. Esprit les y conduise, ce qui est un blasphème dont personne ne peut être capable, quelque passion que l’on puisse avoir pour la Comédie et l’Opéra ? On ne sait que trop que ces lieux de spectacles sont les écoles du Démon, où il n’a pas moins de Sectateurs que de Spectateurs. Rien n’étant donc plus contraire, non seulement à l’esprit du Christianisme, mais à la profession et aux protestations solennelles que nous faisons au Baptême, de renoncer au Démon, à ses pompes, et à ses œuvres, Nous exhortons tous les Fidèles que la Providence nous a confiés, de s’abstenir de ces faux et malheureux plaisirs du siècle, où quand on s’abuserait assez pour croire que l’on n’y fait aucun mal, on ne saurait se défendre de celui qu’y font les autres, et comme les complices des péchés, selon saint Paul, ceux qui consentent, et à plus forte raison, ceux qui y contribuent, ne méritent pas moins d’être punis, que les Auteurs. Nous enjoignons à tous Confesseurs de refuser l’absolution à ceux, qui après avoir été repris, ne voudraient pas cesser de fréquenter la Comédie et l’Opéra. Et nous défendons à tous Prêtres, Bénéficiers et Ecclésiastiques de ce Diocèse ou y résidant, d’assister aux Bals, Opéra ou Comédies à peine d’excommunication encourue ipso facto. »

En 1708. M. Fléchier Evêque de Nîmes publia un Mandement contre les spectacles, où il déploya toute la force de son éloquence : comme cette pièce est courte et digne d’être conservée, nous avons cru devoir l’imprimer à la fin de cet ouvrage, pour ne pas trop interrompre le fil du Discours.

Les Protestants, à l’imitation du Clergé de France, firent dans leur Discipline, un article exprès pour condamner tous les spectacles. « Les Momeries et Bateleries ne seront point souffertes, ni faire le Roi boit, ni le Mardi-gras : semblablement les joueurs de passe-passe, tours de Souplesse et Marionnettes. Et les Magistrats Chrétiens exhortés, ne les souffrir, d’autant que cela entretient la curiosité, et apporte de la dépense et perte de temps. Ne sera aussi loisible aux Fidèles d’assister aux Comédies, Tragédies, Farces, Moralités, et autres Jeux joués en public ou en particulier, vu que de tout temps cela a été défendu entre les Chrétiens, comme apportant corruption des bonnes mœurs. »
Le Parlement de Paris donna aussi divers Arrêts pour interdire tous les jeux de Théâtre publics. Une Troupe de Comédiens étant venus à Paris en 1584. et ayant dressé un Théâtre dans l’Hôtel de Cluny, la Chambre des Vacations en étant avertie, leur fit défense de jouer dans Paris sous peine de mille écus d’amende : Voici le prononcé de l’Arrêt : « Le 6 Octobre 1584. ouï le Procureur Général en ses Conclusions et Remontrances, la matière mise en délibération, a été arrêté et ordonné, que présentement tous les Huissiers se transporteront au logis des Comédiens et du Concierge de l’Hôtel de Cluny près les Mathurins ; auxquels seront faites défenses par Ordonnance de la Chambre des Vacations de jouer leur Comédie, ne faire assemblée en quelque lieu que ce soit ; et audit Concierge de Cluny les y recevoir à peine de mille écus d’amende. Et à l’instant a été enjoint à l’Huissier de Paris aller faire ladite signification et défense. »

Quatre ans après, sous Henry III. il était venu en France des Comédiens de plusieurs endroits, le Parlement donna un Arrêt le 10. Décembre 1588. par lequel la Cour « fit inhibitions et défenses à tous Comédiens, tant Italiens que Français, de jouer Comédies, soit aux jours de fêtes ou ouvrables, et autres semblables, jouer et faire tours et subtilités à peine d’amende arbitraire et punition corporelle, s’il y échet, quelques permissions qu’ils aient impétrées ou obtenues. »

VII. Le Cardinal de Richelieu crut pouvoir purger le Théâtre, mais inutilement.

Il paraît que le Parlement a toujours gardé la même sévérité à l’égard des Comédiens, jusqu’à ce que le Cardinal de Richelieu, passionné pour la Poésie, eût fait espérer qu’on verrait des Comédies, où il n’y aurait rien qui ne fût dans la bienséance. Par son ordre, Desmarets, Corneille, et Colletet composèrent quelques pièces assez honnêtes, et en 1641. il fit enregistrer au Parlement une Déclaration du Roi par laquelle après avoir renouvelé les peines ordinaires contre les Comédiens, « qui usèrent d’aucunes paroles lascives ou a double entente, qui puisse blesser l’honnêteté publique », il est dit, « qu’au cas qu’ils observent ces conditions, ils ne seront pas à l’avenir notés d’infamie ».

On vit bientôt que c’était exiger des Comédiens ce qu’ils ne feront jamais, de peur de rendre leur Théâtre désert. Aussi cette Déclaration du Roi ne leur a pu servir de rien. Le Parlement donna un Arrêt contre eux en 1652. et l’Eglise de Paris en 1654. déclara « qu’ils étaient manifestement infâmes et qu’ils ne pouvaient être admis à la Communion. »
Ce n’est pas seulement l’Eglise qui les a de nouveau déclarés infâmes, ils sont encore déclarés tels par les Ordonnances Royaux. C’est pourquoi un zélé défenseur de la Comédie reconnaissant que deux principales causes déshonorent le Théâtre. « 1°. La créance commune, que d’y assister, c’est pécher contre les règles du Christianisme. 2°. l’infamie dont les lois ont noté ceux qui font la profession de Comédiens publics . » Il voudrait que « Sa Majesté levât la note d’infamie décernée contre eux par les Ordonnances et Arrêts, avec défenses néanmoins de rien dire ni faire sur le Théâtre contre les bonnes mœurs. »
C’est déclarer bien ouvertement que jusqu’en 1657. qui est la date de son Livre, les Comédiens étaient infâmes. Et comment lever cette note d’infamie, puisqu’il avoue lui-même dans la Dissertation sur la condamnation des Théâtres en 1666. « que la Comédie est retombée dans la vieille corruption, et que l’on y mêle bien des choses contraires au sentiment de la piété et aux bonnes mœurs. »

Molière montait alors sur le Théâtre, et on sait bien qu’il n’a pas travaillé à le purifier. Ses défenseurs diront tant qu’il leur plaira, qu’ils trouvent des règles d’une Morale exacte dans ses ouvrages. Je doute fort que ce soit là ce qu’ils y cherchent. Ce qui est constant, c’est que sa mort est une Morale terrible pour tous ses Confrères, et pour tous ceux qui ne cherchent qu’à rire. Un peu de terre obtenue par prière, c’est tout ce qu’il eut de l’Eglise, encore fallut-il bien protester qu’il avait donné des marques de repentir. Rosimond étant mort subitement en 1691. fut enterré sans Clergé, sans luminaire et sans aucune prière dans un endroit du Cimetière de S. Sulpice, où l’on met les enfants morts sans Baptême. Ajoutez à cela l’exactitude de Messieurs les Curés de Paris, qui ne donnent les Sacrements aux Comédiens malades qu’après une déclaration publique, qu’ils ne monteront plus sur le Théâtre. C’est ainsi qu’en usa autrefois M. Marlin Curé de S. Eustache envers Floridor fameux Comédien, qui fut fidèle à garder sa parole après avoir recouvré la Santé. Tout cela, nous fait voir de quelle manière on regarde en France les Comédiens304. On tolère les Comédies pour éviter pis, mais on note d’infamie ceux qui montent sur le Théâtre, et on ne cesse de prêcher et d’écrire pour détourner les Fidèles de ces sortes de divertissements.

VIII. Des Auteurs de ce siècle, qui ont traité la question des divertissements comiques, principalement de S. François de Sales.

Parmi les Auteurs de ce siècle qui ont travaillé à désabuser le monde sur ce point, S. François de Sales a pris un tour singulier, qui a été utile à une infinité de personnes, et dont quelques-uns ont abusé, comme on abuse des meilleures choses. Ce Saint Prélat savait que les gens du monde ne voient le danger, où les exposent les jeux, les danses, et le Comédies, que lorsque la piété leur a ouvert les yeux. Ils ne sont en effet ni plus éclairés, ni plus portés au bien que l’était Sainte Thérèse, lorsque à l’exemple de sa mère elle s’amusa à lire des Romans. Les airs du monde commençaient à lui plaire, et les dispositions les plus Chrétiennes qui étaient pour ainsi dire nées avec elle, s’altéraient considérablement, mais d’une manière si cachée, et d’autant plus dangereuse qu’elle ne s’en apercevait point. Revenue de ce refroidissement, elle reconnut la source du mal, et s’en accusa devant Dieu comme d’une très grande faute. Si une âme si pure, si sainte, si élevée a été quelque temps sans connaître le mal que faisait en elle la lecture des Romans, doit-on attendre que les gens du monde apercevront aisément le mal que produisent dans eux les Comédies ? Il faut donc prendre des biais pour se faire écouter. Les Comédies passent parmi eux simplement pour des Histoires représentées sur un Théâtre ; il faut leur avouer qu’en ce sens elles sont tout à fait indifférentes, rien n’est plus vrai ; et cela sert beaucoup pour avoir audience chez eux. Quand ils seront attentifs, on pourra leur faire avouer qu’il s’y mêle ordinairement des circonstances mauvaises ; que ces jeux sont au moins de vains amusements, qu’un Chrétien ne peut les aimer, et que l’affection en est criminelle. Ne serait-ce pas avoir bien avancé que d’en être venu là ? Car comme on ne recherche ces plaisirs que parce qu’on les aime, ne cesserait-on pas de les rechercher si on cessait de les aimer ?

Or c’est ce qu’a observé S. François de Sales dans la première et la troisième partie de l’Introduction à la vie dévote. « Les Jeux, dit-il, les Bals, les Festins, les Pompes, les Comédies en leur substance ne sont nullement choses mauvaises, ains indifférentes, pouvant être bien ou mal exercées, toujours néanmoins ces choses-là sont dangereuses, et de s’y affectionner cela est encore plus dangereux.

Les petits enfants affectionnent, et s’échauffent après les Papillons, nul ne le trouve mauvais, parce qu’ils sont enfants. Mais n’est-ce pas une chose ridicule, ains plutôt lamentable, de voir des hommes faits s’empresser et s’affectionner après des bagatelles si indignes, comme sont les choses que j’ai nommées, lesquelles outre leur inutilité nous mettent en péril de nous dérégler, et désordonner à leur poursuite ? »

« O Philothée, reprend-il à la troisième partie , ces impertinentes récréations sont ordinairement dangereuses ; elles dissipent l’esprit de dévotion, alanguissent les forces, refroidissent la charité, et réveillent en l’âme mille sortes de mauvaises affections.  »

Un Chrétien ne peut donc aimer ces récréations que le saint Prélat appelle impertinentes, et qui est-ce qui voudra les rechercher sans les aimer ? Il pourra pourtant arriver qu’une fille pour obéir à sa mère, et une femme pour complaire à son mari, sera contrainte d’aller au bal ou à la Comédie ; et voici pour lors ce que le saint Prélat leur prescrit : « Je dis des danses, ce que les Médecins disent des Potirons et des Champignons, les meilleurs n’en valent rien... Si néanmoins par quelque occasion, de laquelle vous ne puissiez vous bien excuser, il faut aller au bal, prenez garde que votre danse soit bien apprêtée, c’est à-dire, qu’elle soit accompagnée de modestie, de dignité, et de bonne intention... Mais surtout en sortant de ces lieux pour empêcher les mauvais effets du vain plaisir qu’on aurait pu prendre, il faut considérer qu’en même temps que vous étiez au bal, plusieurs âmes brûlaient au feu d’enfer pour les péchés commis à la danse, que Notre Seigneur, Notre-Dame, les Anges, et les Saints vous ont vu au bal. Ah que vous leur avez fait grand pitié, voyant votre cœur amusé à une si grande niaiserie, et attentif à cette fadaise, etc. »

Serait-il possible qu’on ne vît pas, que selon S. François de Sales, c’est un mal d’aimer les Bals et la Comédie, qu’il faut les éviter autant qu’il est possible, et que s’il arrivait qu’on ne pût se dispenser de s’y trouver, regardant ces lieux comme des endroits contagieux, il faudrait se précautionner par des contrepoisons avant que d’y entrer, et après en être sorti.

Plût à Dieu que tout le monde entrât dans les maximes de ce saint Evêque ; nous verrions bientôt cesser les Bals et la Comédie.

Concluons-donc, Messieurs, que S. François de Sales aussi bien que S. Thomas sont bien éloignés de les autoriser. Tant qu’on ne considérera les Comédies qu’en leur substance, personne ne peut douter qu’elles ne soient indifférentes. Certainement ni le Théâtre, ni des hommes, ni des femmes, ni des vers récités, ou déclamés ne sont point des choses mauvaises par elles-mêmes. Mais toutes ces choses jointes aux circonstances qui accompagnent les représentations des Comédiens, forment des spectacles défendus par l’Ecriture, par les Pères, les Conciles, et les Scholastiques, comme nous venons de le voir ; et s’il était nécessaire d’y joindre les derniers Casuistes qui ne passent pas pour les plus sévères, on serait peut-être surpris de voir qu’Escobar porte l’horreur qu’il a des Comédies jusqu’à ne point approuver qu’on en souffre dans un Etat.

IX. Sentiments de Casuistes et Canonistes Espagnols.

Cela est d’autant plus remarquable, que bien des gens mal informés, osent avancer, qu’en Espagne, où ce Casuiste écrivait, personne ne trouve à redire qu’on aille à la Comédie, et que plusieurs Religieux ne font point de difficulté de fréquenter les Théâtres. Il n’est pas question de savoir si en Espagne ou en Italie il y a des personnes peu retenues dans leur conduite : mais il est très constant qu’on y parle avec autant de force contre les spectacles qu’on pourrait le faire partout ailleurs. Nous pouvons en juger, par ce que disent sur cette matière deux des plus célèbres Auteurs Espagnols, le Docteur Gonzalès et M. le Cardinal d’Aguirre. On a déjà vu à Lyon deux Editions de l’admirable Commentaire que le Sieur Gonzalès a fait sur les Décrétales, où il ne manque pas de parler en divers endroits contre les spectacles, lorsque l’occasion s’en présente. Et dans les Notes qu’il avait données auparavant sur le Concile d’Elvire, il cite les lois Civiles et Ecclésiastiques qui déclarent les Comédiens infâmes, et défendent la fréquentation des Théâtres, et parle de plusieurs Auteurs habiles de sa nation, qui ont traité la même matière. « Plural etiam congerunt, dit-il, de hac nefaria arte Mariana de spectac. cap. 12. cum seq. Bulenger. lib. 1. de circo cap. 52. Calatajuà. in Paradox. cap. 12. Amaya de lege unic. C. de venat. ferarum. P. Fab. L. 2. Sem. c. 12. Demster ad Rosin. L. 5. et 6. Lantmet. L. 2. de vet. monum. c. 82. Cabreros de met. L. 2. c. 8. Ossuald. Ad Donal. L. 18. c. 7. Lit. A. Mendoza quæst. 9. quodlibet. »
M. le Cardinal d’Aguirre qui a été longtemps Professeur à Salamanque, renvoie aussi à tous ces Docteurs dans la grande collection des Conciles d’Espagne qu’il vient de faire imprimer à Rome308. Il gémit sur les désordres que les pièces de Théâtres produisent, et ne les croit pas moins grands que ceux que produisaient autrefois tous ces spectacles, contre lesquels les Pères de l’Eglise criaient si fort. « Combien de personnes fort chastes, dit-il, qui y sentent exciter des passions, dont elles ne s’apercevaient pas auparavant, et qui par là donnent insensiblement accès au dérèglement. Est-il quelqu’un des Spectateurs, qui ne revienne avec un cœur moins chaste de ces spectacles, où les expressions, les gestes, les tours, les fictions, les intrigues, tout porte au faux amour. » Sur quoi il dit de tous les spectacles ce que dit Tertullien : « Firmos gravant, infirmos capiunt, medios cum scrupulo dimittunt ».
Enfin après diverses autres réflexions fort solides et fort édifiantes sur ce sujet, il exhorte les Magistrats à considérer s’ils peuvent en conscience souffrir tous ces spectacles, et il fait remarquer aux nouveaux défenseurs du Théâtre, combien ils nuisent et à leur salut et à celui de beaucoup d’autres personnes, en voulant autoriser la Comédie, par quelques endroits de saint Thomas, qu’ils entendent mal.
Je ne puis m’empêcher de joindre au témoignage de ces deux illustres Espagnols, celui de Didacus de Tapia. Je prends cette citation dans la Critique du Théâtre Anglais, p. 465. Ce savant Théologien répondant à ceux de son pays, qui soutenaient qu’il y a quelque chose de bon à apprendre à la Comédie, s’exprime ainsi : « J’accorde votre supposition ; mais la conséquence en est pernicieuse. Est-ce la coutume que des pères de famille envoient leurs enfants en de mauvais lieux pour y entendre quelque malheureuse qui gémit de son état déplorable ? Est-il un homme qui conseillât à son fils, pour exercer son courage, d’aller attaquer des Voyageurs sur le grand chemin ? A-t-on vu quelqu’un jusqu’ici s’embarquer dans un Navire qui fait eau de toutes parts, pour apprendre à se sauver dans un naufrage ? Je conclus de là, que qui que ce soit ne doit aller à la Comédie. C’est le rendez-vous que Dieu déteste davantage et où le Démon se plaît le plus : c’est l’assemblée où toutes les maximes de la Religion sont le plus ouvertement combattues. Je le répète, que qui que ce soit donc n’y aille sous prétexte de s’instruire : car tout n’y est que poison préparé. »

X. Réflexions sur tout ce qui a été dit.

Du moins ne dira-t-on pas que ces derniers Auteurs, non plus que le Rituel de Paris, imprimé en 1654. ne condamnent la Comédie qu’à cause de l’Idolâtrie ou des nudités scandaleuses qui paraissent sur le Théâtre. Mais l’Histoire des divertissements Comiques que nous avons joint à la Tradition ne doit plus permettre de recourir à ces faux-fuyants, ni de douter que les mêmes raisons qui ont interdit autrefois aux Chrétiens la fréquentation des spectacles, ne subsistent encore aujourd’hui. Qu’on y fasse une sérieuse réflexion, et on ne pourra manquer d’être convaincu sur ce point, et par tant de solides raisons que les Auteurs Ecclésiastiques nous ont fournies dans ce discours, et par cent autres qui se présenteront d’elles-mêmes à ceux qui seront attentifs.

Car qui est-ce qui ne verra pas, que les pièces de Théâtre contiennent des maximes d’amour, et d’ambition condamnées par l’Evangile : Que la Comédie n’est pas compatible avec la prière continuelle et l’action de grâce inséparable des actions Chrétiennes : Qu’elle interrompt la suite des bonnes œuvres : Qu’on n’est pas plutôt touché des vérités de la Religion, qu’on a horreur d’avoir fréquenté le Théâtre ; car qui est-ce en effet qui a plus aimé Molière que M. le Prince de Conti, et qui est-ce qui a montré plus de zèle contre la Comédie que ce grand Prince, après qu’il se fût mis dans les exercices de piété ? Que les gens du monde ne peuvent s’empêcher de louer ceux qui ne vont pas à la Comédie : Qu’ils seraient scandalisés d’y voir des personnes qui font profession de vertu ; et qu’on regarde communément la Comédie comme un lieu, où la Religion n’a que faire, et où l’on se moquerait d’un homme, qui trouverait à redire aux libertés que les jeunes gens s’y donnent.
Que la Religion Chrétienne n’approuve point que des femmes osent monter sur le Théâtre : Que l’Ecriture sainte défend à tous les Fidèles d’aller voir ces femmes ni de les écouter parler. « Ne fréquentez, point, dit l’Ecclésiastique , des femmes qui dansent, ne les écoutez point, de peur que leurs attraits ne vous perdent. N’arrêtez point vos regards sur une fille, de peur que sa beauté ne vous devienne un sujet de chute. »
«  Détournez vos yeux d’une femme parée, et ne regardez point curieusement une beauté étrangère : plusieurs se sont perdus par de semblables regards et c’est ce qui allume le feu de la concupiscence . »

Que la passion de l’amour produisant tous les jours des désordres dans les personnes libres, et dans celles qui sont mariées, on fait mal d’aller dans un lieu, où cette passion est louée, excitée, nourrie ; et où les pièces ne plaisent, que lorsque l’amour y est conduit d’une manière tendre et passionnée :

Que l’âme s’y trouve exposée à des chutes presque inévitables, parce que enivrée du plaisir, elle n’est plus dans cet état de vigilance, qui est nécessaire pour résister aux tentations ; et que rien ne peut excuser des fautes, dont la cause a été volontairement recherchée : Que les passions criminelles, qu’on représente sur le Théâtre sont souvent d’autant plus dangereuses, qu’elles sont touchées avec plus d’honnêteté apparente, parce qu’on goûte ainsi sans répugnance et même avec plaisir, ce qui aurait fait quelque horreur, étant exposé trop à découvert : et qu’enfin rien n’est plus capable que la Comédie, d’étouffer insensiblement les sentiments de piété, l’esprit de prière, et d’exciter les trois concupiscences que saint Jean condamne.

Ne pouvons-nous pas joindre à tout cela la défense de l’Eglise ; le tort qu’on a d’estimer et de rechercher ceux que l’Eglise excommunie, et que les lois du Royaume notent d’infamie, la perte du temps, la dépense inutile dans une conjoncture où les besoins pressants des pauvres demandent qu’on commence à retrancher du nécessaire pour les secourir. Je finis, Messieurs ; mais si vous vous donnez la peine de lire un Sermon du P. Cheminais, vous y trouverez de nouvelles raisons touchées d’une manière également Chrétienne, éloquente et persuasive.

XI. Conclusion de tout ce Traité

Il s’ensuit de tout ce que nous avons dit, 1°. Que l’Eglise a porté ses fidèles Ministres à prêcher contre les spectacles, aussi bien après l’extinction de l’Idolâtrie, comme dans le temps qu’elle était en vigueur.

2°. Que depuis l’an 400. que les Temples des Idoles étaient fermés ou rasés, et que tout l’Empire était Catholique ; l’Eglise Maîtresse des Princes et des Magistrats a toléré en gémissant les spectacles, excommuniant seulement ceux qui font métier de monter sur le Théâtre, sans lier par aucune censure les simples Fidèles, à qui elle exposait les dangers de ces divertissements, à la réserve des Ecclésiastiques, qui par leur état sont obligés à mener une vie de Pénitence, et qu’ainsi l’Eglise peut encore tolérer en gémissant, les spectacles.

3°. Que l’Eglise n’a jamais pu souffrir que les jeux se représentassent les jours destinés particulièrement à la Prière, comme les jours de Dimanche et les autres solennités.

4°. Que dans les lieux où la Comédie est tolérée, si un Comédien meurt, il doit être tenu excommunié, que c’est la pratique de l’Eglise.

5°. Que les Evêques sont en droit de censurer tous ceux qui écrivent en faveur de la Comédie et des divertissements comiques publics.

Fin du second Discours.

LETTRE

Où l’Auteur des Discours précédents répond à quelques difficultés qu’on lui avait proposées.

L’on m’a assuré que des Messieurs de Sorbonne consultés par Messieurs de Saint Sulpice, avaient donné leur sentiment par écrit, touchant ceux qui contribuent aux pièces de Théâtre, soit en les composant, en les imprimant, en jouant des Instruments ou de quelque autre manière que ce soit. Je vous prie donc, Monsieur, d’agréer que je vous renvoie à cet écrit. Vous devriez même trouver bon qu’à l’égard des difficultés que votre ami propose, je ne fisse que le prier de s’adresser à la Maison de Sorbonne, comme à une vive source de la bonne doctrine, et où cette matière a été tout récemment examinée. Mais de peur que vous ne m’accusiez de vouloir m’épargner la peine de vous répondre ; voici ce que je pense sur ces difficultés.

Première difficulté

Si l’emploi des Comédiens était infâme et par conséquent mauvais, les Magistrats n’interdiraient-ils pas leurs spectacles ? Les Evêques les toléreraient-ils, et souffrirait-on qu’ils s’autorisassent du nom du Roi ?

Réponse.

La corruption du monde oblige quelquefois de tolérer des choses qui font gémir les Saints. Ce n’est pas qu’on ne les croie mauvaises : mais en les interdisant absolument on craint de plus grand maux. Ainsi les Magistrats souffrent quelquefois des choses qu’ils n’approuvent nullement. L’Eglise en agit de même et personne n’en doutera, si connaissant l’horreur qu’elle a des lieux infâmes, on fait réflexion qu’elle a cru devoir les tolérer en certaines occasions. Saint Augustin a été de cet avis316, saint Charles au premier Concile Provincial317, sans citer ce saint Docteur, suivit sa pensée ; et saint Louis qui avait fait des Statuts si sévères contre les femmes de mauvaise vie, souffrit néanmoins qu’avant sa mort, il y eut à Paris, de ces lieux qu’on n’ose nommer, dont les Maîtres dans la suite se maintinrent en possession sur de prétendus Privilèges du Roi318. On sait aussi que le saint Pape Pie V. bannissant de Rome les plus fameuses Courtisanes, en souffrit quelques-unes, qu’il les relégua dans un même quartier auprès du Colisée ; qu’il leur assigna une Eglise pour y entendre la Messe et la Prédication, et qu’il ordonna que celles qui mourraient dans leur état infâme seraient jetées à la voirie. En user de la sorte, dit M. Godeau, c’était plutôt les chasser que les retenir. C’est pourtant à peu près de même qu’en use à présent l’Eglise de Paris à l’égard des Comédiens, et je ne sais comment leurs amis prétendent s’autoriser si fort de ce qu’on les tolère. L’Eglise les tolère en effet, mais de la manière qu’elle tolère les pécheurs publics et scandaleux. Le Rituel de Paris les déclare tels, et il ordonne, que s’ils osent s’approcher de la sainte table, on les en repoussera comme des personnes manifestement infâmes .
A l’heure même de la mort où l’Eglise use toujours d’une plus grande indulgence, on ne leur accorde le Viatique ou la sépulture, qu’après qu’ils ont publiquement tâché de réparer le scandale qu’ils ont donné par leur profession. Les souffrir de cette manière c’est faire assez connaître qu’on voudrait les chasser. Car comment un Chrétien peut-il aimer une profession qui le rend abominable dans l’Eglise.

Seconde Difficulté.

Quelques personnes disent que l’excommunication lancée contre les Comédiens, n’a peut-être pas plus d’effet, que celle qu’on prononce contre les Paroissiens, qui ont manqué durant trois Dimanches d’assister à la Messe de Paroisse.

Réponse.

Ces personnes se trompent, bien fort, si elles croient qu’on déclare excommuniés ceux qui manquent trois fois d’aller à la Messe de Paroisse. Ils n’ont qu’à lire le Rituel pour se détromper ; et ils y verront que le Curé ne fait qu’une admonition en cette manière. L’on vous avertis de la part de Monseigneur l’Archevêque de Paris, que selon le saint Concile de Trente, et les Statuts Synodaux de son Diocèse, tous Paroissiens aient soin d’assister dignement à la Messe Paroissiale, aux Prônes, Commandements et Instructions qui se font en leurs Paroisses les saints jours de Dimanches.
Et les Statuts Synodaux portent seulement, que lorsque les Fidèles sans aucun légitime empêchement, et sans permission de M. le Curé, auront manqué d’assister à la Paroisse durant trois Dimanches, le Promoteur en sera averti, afin qu’on les punisse selon le degré de l’offense commise, ou du mépris qu’ils auront témoigné. Voyez, Monsieur, si cela a quelque rapport avec la peine toujours décernée contre les Comédiens.

Troisième difficulté.

Mais pourquoi permettre qu’on invite à la Comédie par des Affiches, et que les Comédiens fassent paraître sur leur Hôtel, que le Roi trouve bon qu’ils donnent au peuple le plaisir de la Comédie ?

Réponse.

Outre ce qui a été dit sur la première difficulté, Monsieur d’Aubignac célèbre Apologiste de la Comédie, nous fournit une réponse qui mérite quelque attention. « Comme il y a toujours, dit-il, dans un Etat une infinité de gens qui demeurent oisifs, ou parce qu’ils ne sont pas d’humeur assez laborieuse, ou parce que leur emploi n’est pas continuel, cette fainéantise les porte ordinairement, ou à s’abandonner à des débauches honteuses et criminelles, ou à consumer en peu d’heures ce qui pourrait suffire à l’entretien de leur famille durant plusieurs jours. Et ils se trouvent souvent contraints de faire de mauvaises actions pour soutenir leurs débauches, ou pour remédier à leur nécessité pressante. Or à mon avis, l’un des plus dignes soins de la bonté d’un Souverain envers ses sujets, est de les empêcher tant qu’il peut d’être oisifs. De sorte que comme il serait bien malaisé, et qu’il ne serait pas même raisonnable de leur imposer des travaux continuels, il leur faut donner les spectacles comme une occupation générale pour ceux qui n’en ont point. Le plaisir les y attire sans violence, les heures de leur repos s’y écoulent sans regret, et ils y perdent toutes les pensées de mal faire, et leur oisiveté même s’y trouve occupée. »

C’est un défenseur du Théâtre qui parle, il faut l’en croire et regarder ceux qui vont à la Comédie comme des gens qu’on veut amuser, de peur qu’ils n’aillent faire des actions plus criminelles. Leur mauvaise disposition doit exciter la pitié, et mérite à peu près la même indulgence qu’eut ce Prédicateur de Paris, qui dit en chaire qu’on cesserait à l’avenir de crier contre les femmes qui portaient des mouches, parce que plusieurs Dames l’avaient assuré que des taches, des pustules et autres difformités les obligeaient de couvrir ainsi la laideur de leur visage. On dit qu’après cette déclaration elles eurent honte de porter des mouches. Et peut-être les Chrétiens rougiront-ils à la fin d’aller à la Comédie.

Quoiqu’il en soit, je réponds avec Mariana savant Jésuite, qu’il faut faire comprendre au peuple que la République n’approuve point les Comédies, mais que si elle accorde aux peuples le divertissement de la Comédie, c’est qu’elle ne le peut refuser à l’importunité de leurs demandes. Et que ne pouvant obtenir d’eux qu’ils se portent à ce qui est de meilleur, elle a accoutumé de tolérer quelquefois de moindres maux, et de donner quelque chose à la légèreté de la multitude.

Quatrième Difficulté.

Dans les Collèges des Jésuites et de l’Oratoire on représente des Comédies et des Tragédies dans toutes les règles du Théâtre. Pourquoi donc condamner ailleurs ce qu’on approuve dans ces Collèges ?

Réponse.

Quelle comparaison entre des Pièces faites par des Religieux ou des Ecclésiastiques tout occupés à inspirer aux Ecoliers les règles du Christianisme, et des pièces faites par des personnes qui n’étudient que les maximes du monde : Entre des pièces examinées et approuvées par des Supérieurs de Communauté, et des pièces où l’on n’a suivi que le goût du plus grand nombre de ceux qui vont à la Comédie, c’est-à-dire, où l’on recherche l’approbation des gens vicieux ; car on peut bien dire que la plupart de ceux qui fréquentent le Théâtre ne font pas profession de vertu : Enfin entre des pièces qui se font tout au plus une fois l’année, pour exercer les Ecoliers à parler en public, et des pièces qu’on représentent tous les jours, pour satisfaire un grand nombre de gens oisifs, qui se font un plaisir de voir bien exprimer les passions dont ils brûlent, l’ambition et le faux amour. On peut bien assurer que ce serait un plaisir assez mince pour ces sortes de personnes, d’aller tous les jours entendre des pièces de Collège, composées ordinairement en Latin et représentées par des Ecoliers.

D’ailleurs on a déjà fait assez entendre que les Comédies ou les Tragédies en soi, détachées de toutes les circonstances qui accompagnent le Théâtre public sont indifférentes. Car qui dira jamais que ce soit un mal, de réciter en public des Vers ou de la Prose ? Certainement tant qu’on suivra dans les Collèges les règles qui ont été prescrites pour les Poèmes dramatiques, on ne pourra point y trouver à redire, et on y remarquera toujours, que ces Poèmes diffèrent entièrement des pièces des Comédiens.

Les Règles des Collèges des Jésuites portent que les Comédies et les Tragédies seront Latines, qu’on n’en fera que très rarement, qu’on prendra toujours des sujets de piété, et qu’il n’y paraîtra point de personnage de femme ni de fille.
Les anciennes règles de l’Université de Paris aussi bien que celles des Collèges de l’Oratoire ne diffèrent pas beaucoup de celles-là. On a seulement défendu dans l’Oratoire de faire des Comédies ; on exhorte à ne pas faire des Tragédies de cinq actes, et à ne faire aucune pièce toute Française. On le souffre néanmoins en certaines occasions ; mais j’ai ouï dire à des Visiteurs de l’Oratoire, qu’on observe partout inviolablement de ne laisser jamais paraître sur le Théâtre aucun personnage de fille ni de femme. C’est un règlement renouvelé dans leur quatorzième assemblée générale, et fondé sur saint Thomas, ou plutôt sur la loi du Deutéronome, qui défend si expressément de prendre les habits d’un autre sexe. Si cette loi peut souffrir quelque explication en certaines rencontres, ce ne doit pas être, ce me semble, pour un sujet aussi peu décent et aussi peu utile qu’il l’est de faire paraître des femmes sur un Théâtre, et de faire représenter par des Ecoliers un personnage qu’ils n’exerceront jamais.

Au reste, quand aux Collèges des Jésuites ou des Pères de l’Oratoire il se serait passé dans des pièces de Théâtre quelque chose de contraire aux règles prescrites, ce seraient des fautes personnelles qui ne doivent pas tirer à conséquence.

Cinquième Difficulté.

Les Comédiens représentent quelquefois des pièces fort honnêtes ; Ne sera-t-il pas du moins permis d’aller à celles-là ?

Réponse.

Saint Antonin dit que si les Comédiens représentent quelquefois des pièces honnêtes et quelquefois de déshonnêtes, c’est un péché d’assister jamais à aucune.

En second lieu, les pièces du Théâtre public sont appelées honnêtes, lorsqu’on y déguise les passions qui feraient horreur si elles se montraient à découvert. Or vous savez ce que M. le Prince de Conti et M. Nicole ont dit de ces sortes de pièces. Le Père Senault quatrième Général de l’Oratoire en parle aussi d’une manière qui vous satisfera, si vous vous donnez la peine de lire le quatrième Traité du Monarque, Discours 7.

Quelque grâce et quelque force qu’ait le Discours du Père Senault, vous ne laisserez peut-être pas d’en trouver aussi dans une maxime d’un petit Livre qui vient de me tomber par hasard entre les mains. La voici.

« Tous les grands divertissements sont dangereux pour la vie chrétienne ; mais entre tous ceux que le monde a inventés, il n’y en a point qui soit plus à craindre que la Comédie. C’est une peinture si naturel, et si délicate des passions, qu’elle les anime et les fait naître dans notre cœur, et surtout celle de l’amour, principalement lorsqu’on se représente qu’il est chaste et fort honnête : Car plus il paraît innocent aux âmes innocentes, et plus elles sont capables d’en être touchées. On se fait en même temps une conscience fondée sur l’honnêteté de ces sentiments ; et on s’imagine que ce n’est pas blesser la pureté, que d’aimer d’un amour si sage. Ainsi on sort de la Comédie le cœur si rempli de toutes les douceurs de l’amour, et l’esprit si persuadé de son innocence, qu’on est tout préparé à recevoir ses premières impressions, ou plutôt à chercher l’occasion de les faire naître dans le cœur de quelqu’un, pour recevoir les mêmes plaisirs et les mêmes sacrifices que l’on a vus si bien représentés sur le Théâtre. »

Jugez, Monsieur des suites que peuvent avoir de pareilles dispositions.

Sixième Difficulté.

Les saints Pères et les Conciles ne sont pas moins sévères contre les jeux que contre les Comédies. Cependant on ne fait pas beaucoup de difficulté de se trouver aux assemblées de jeux, soit de dés ou de cartes ; pourquoi en ferait-on d’aller à la Comédie ?

Réponse.

Est-il possible qu’on prétende autoriser un dérèglement par un autre : Et s’imagine-t-on qu’il n’y ait point de mal à faire tout ce qu’on fait hardiment dans le monde ? Je conviens que les saints Pères ont parlé avec beaucoup de force contre les jeux aussi bien que contre les Comédies, et je suis convaincu qu’ils ont dû le faire, et que les règles qu’ils nous ont données sur ce sujet ne sont pas sujettes à prescription. Si vos amis en doutent, priez-les de consulter les Casuistes de notre siècle, le Cardinal Tolec, Navarre et autres. Ils leur feront assez entendre l’horreur qu’un Chrétien doit avoir des divertissements, qui ne sont pas nécessaires pour délasser l’esprit et le corps. Ils leur apprendront combien grand est le péché de la plupart des gens du monde, qui consument au jeu bien du temps et de l’argent, et ils leur diront nettement, que celui qui donne entrée en sa maison à tous ceux qui veulent jouer, et qui en font une académie de jeux de hasard pèchent très grièvement, parce qu’il est très rare qu’on joue à ces sortes de jeux ou qu’on sorte de ces assemblées sans offenser Dieu mortellement.

Peut-être n’oseront-ils plus croire après cela que ces sortes d’assemblées peuvent leur servir à justifier ceux qui vont à la Comédie.

Septième difficulté.

Plusieurs personnes considérables approuvent la Comédie : Ne peut-on pas s’en tenir à leurs sentiments ?

Réponse.

« Il est vrai, dit le Père Guzman Jésuite . Il y a des défenseurs et des Protecteurs des Théâtres et des Comédies ; et ils ne sont pas en petit nombre ni de petite autorité. C’est de ces personnes que le Prophète dit avec beaucoup de ressentiment. "Malheur à vous qui appelez bon ce qui est mauvais, et mauvais ce qui est bon : qui donnez le nom de lumière aux ténèbres, et le nom de ténèbres à la lumière : qui dites que ce qui est amer est doux, et que ce qui est doux est amer." Ils confondent sans doute les choses, ils en changent les noms ; ils couvrent d’un voile d’honnêteté ce qui est mauvais et nuisible ; ils s’aveuglent eux-mêmes, et tâchent d’aveugler les autres afin qu’ils ne le voient pas. »
Mariana autre célèbre Jésuite répond ainsi : « la mauvaise coutume aveugle les esprits, et le silence trouve des protecteurs qui tâchent de défendre ce que nous voyons faire tous les jours. Il y a même de grands Théologiens qui faisant un mauvais usage de leur loisir et de leur science, osent soutenir que les représentations des Comédies sont conformes au droit et à l’équité. Il est fort aisé de les réfuter et de les convaincre par le témoignage et par l’autorité des Anciens Théologiens qui sont tous d’un même sentiment sur ce point ; et je ne crois pas que les Docteurs de notre siècle voulussent s’en éloigner.» Il n’est pas difficile de découvrir ces illusions qui déguisent la vérité, mais il est très difficile de détourner le peuple de ces folies, si les Magistrats qui doivent y pourvoir n’y emploient leur autorité. 

Huitième Difficulté.

S’il est à propos de recevoir de l’argent des Comédiens pour les pauvres.

Réponse.

Il est essentiel de ne point communiquer aux œuvres des pécheurs et de ne donner aucune marque qu’on approuve le crime, tel que celui des Comédiens. Il n’y a donc qu’à examiner, si en prenant de l’argent de ces sortes de personnes, on peut croire qu’on approuve leurs œuvres et leur état : car si cela était, il serait essentiellement mauvais de recevoir leurs dons ; mais comme il se pourrait faire qu’on reçût de l’argent des pécheurs, comme on en reçoit des Juifs, sans qu’il paraisse qu’on approuve leurs actions ni leur état ; alors il ne serait pas essentiellement mauvais de recevoir leur argent, comme on pourrait en recevoir pour des œuvres profanes.

Cependant à moins que les circonstances particulières ne changent l’espèce du cas, il faut dire en général qu’on ne doit pas recevoir les dons des Comédiens, étant excommuniés par l’Eglise. L’Ecriture Sainte, les Conciles et les Pères le défendent.

« Les victimes des impies, dit Salomon , sont en abomination, parce qu’elles sont l’offrande du crime.  Hostiæ impiorum abominabiles, quia offeruntur ex scelere. » « Le Très-Haut, dit l’Ecclesiastique , ne reçoit point les dons des méchants, et méprise leurs offrandes. Dona iniquorum non probat altissimus nec respicit in oblationes iniquorum. »
Le Concile d’Elvire décide qu’un Evêque ne doit rien recevoir d’un excommunié. « Episcopum placuit ab eo qui non communicat, munus accipere non debere. » Cette décision se trouve encore dans le quatrième Concile de Carthage ou plutôt dans le recueil des Canons de l’Eglise d’Afrique. « Oblationes dessidentium fratrum neque in sacrario neque in gazophylacio recipiantur. »
Rien n’est plus fort que ce que disent les Constitutions Apostoliques: « Si l’on est forcé, disent-elles, de recevoir de l’argent de quelque impie, jetez-le dans le feu, de peur que la veuve et l’orphelin ne deviennent malgré eux assez injustes pour se servir de cet argent et en acheter de quoi vivre. Il faut que les présents des impies soient plutôt la proie des flammes, que la nourriture des gens de bien. » Dans un autre endroit : « lorsque les Eglises se trouvent dans une extrême nécessité, il vaut mieux périr que de recevoir quelque chose de la main des ennemis de Dieu : « Quod si adeò egebunt Ecclesia præstat perire quàm ab inimicis Dei aliquid capere. »
Saint Ambroise écrivant au Préfet Symmaque, lui dit nettement, « que l’Eglise ne se soucie point de ses présents, parce qu’il en a comblé les Temples des Païens : L’Autel de Jésus-Christ rejette vos dons, parce que vous avez dressé un Autel aux Idoles.Munera tua non quærit Ecclesia, quia templa Gentilium muneribus adornasti : ara Christi dona tua respuit, quoniam aram simulachris fecisti. »
Saint Augustin ne voulut pas recevoir les dons du Comte Boniface son ami, à cause qu’il avait tiré par force de l’Eglise un homme qui s’y était retiré, et que par cette action il avait mérité l’excommunication.

Saint Thomas, que bien des personnes croient indulgent aux Comédiens, défend distinctement de leur faire des impositions pour l’Eglise.

Eusèbe Légat ou Envoyé de l’Empereur Constance Arien, ayant porté des dons dans l’Eglise de saint Pierre, le Pape Libère reprit sévèrement ceux qui avaient laissé ces dons dans l’Eglise et les en fit ôter.
L’argent que l’Eglise gardait au second siècle, n’était guère que pour les pauvres. Marcion donna une fort grosse somme, mais dès qu’on l’excommunia on lui rendit son argent.

Neuvième Difficulté.

Si la condescendance que la Police a pour les Peuples, doit aller jusqu’à permettre les spectacles du Théâtre aux jours de Fête et les jours destinés par l’Eglise à la Pénitence, comme les Vendredis et le Carême.

Réponse.

Je réponds qu’il y a des conjonctures fâcheuses, pendant lesquelles on ne saurait faire tout ce que le bon ordre et une discipline exacte prescrivent. Quand des usages même abusifs se sont établis, si l’on devait causer du trouble en les détruisant, il faut se contenter de gémir, et parce qu’on ne peut jamais approuver ce qui est un désordre, on ne peut se dispenser de dire que c’est un mal et un abus que de souffrir les spectacles aux jours de Fête et aux jours destinés par l’Eglise à la Pénitence.

Dixième difficulté.

S’il est permis d’aider ou de travailler aux Théâtres pour les Comédiens.

Réponse.

Il est certain que c’est un très grand péché. Les Pères et les Conciles défendent sous de grièves peines d’avoir aucune part aux courses des chevaux dans le Cirque. Cependant quel grand mal, ce semble, de contribuer à orner des Chevaux qui doivent courir, ou les chariots qu’ils traînent, pour avoir le plaisir de voir en mouvement tous ces chariots armés, de féliciter le parti qui gagne, et se moquer du parti qui perd344 ; car voilà, dit saint Augustin tout ce qu’on trouve aux pompes du Cirque.
Cependant contribuer à ces ornements, c’était un péché que le Concile d’Elvire punit de trois ans de pénitence et de privation de l’Eucharistie : « Matronæ, vel earum mariti vestimenta sua, ad ornandam sæculariter pompam, non dent ; et si fecerint, triennii tempore abstineant. »

Saint Cyprien dans la Lettre soixante-unième, selon Pamelius, ou la douzième dans l’Edition d’Oxford, répondant à Eucratius qui lui avait demandé, si l’on pouvait souffrir dans la Communion de l’Eglise, un Comédien qui avait quitté le Théâtre, mais qui s’appliquait à former des Acteurs pour y monter, il décide nettement que c’est une chose indigne de l’Eglise de souffrir un exercice si infâme : car si la Loi maudit les hommes qui osent prendre des habits de femme, ne doit-on pas condamner davantage ceux qui deviennent pour ainsi dire tout efféminés pour apprendre à faire des gestes mous et lascifs. Ce n’est donc pas assez de quitter le Théâtre, si on ne cesse encore d’enseigner à d’autres ce qu’on y avait appris, et de peur qu’on n’opposât que ce Comédien n’avait pas d’autre moyen pour subsister, le Saint ajoute qu’en ce cas l’Eglise pourvoira à ses besoins, pourvu qu’il se contente de la frugalité, à quoi il veut qu’on l’exhorte.

Je pense, Monsieur que vous devez me savoir bon gré de ne vous avoir presque rien dit de moi-même. J’ai cru, au reste, devoir répondre succinctement à toutes ces difficultés qui tombent assez d’elles-mêmes, et je m’y suis d’autant moins arrêté, que la question principale me paraît suffisamment éclaircie. Je suis etc.

Je n’ai rien de nouveau à vous dire sur ce que vous me demandiez ces jours passés, d’où vient qu’on dit communément que saint Louis chassa les Comédiens du Royaume, et que j’ai fait entendre au contraire dans le second Discours, qu’au XIII. siècle, il n’y avait point de Comédiens qui montassent sur le Théâtre ni avant ni après Saint Louis ; mais qu’on ne vit jamais plus de Poètes comiques qui divertissaient le monde en chantant ou récitant de petites pièces de galanterie, sans qu’il paraisse nulle part que Saint Louis ait fait aucun Edit contre eux. J’ai revu les anciens Historiens de la Vie de ce grand Roi, et je ne trouve point qu’il ait chassé les Comédiens. Ni Geoffroy de Beaulieu qui était son Confesseur, ni Joinville, ni Guillaume de Nangis, ni l’Anonyme de M. Petau, ni Guiart, ni enfin aucun Auteur que je connaisse n’en ont rien dit, et on n’en trouve aucun vestige dans ces belles ordonnances que le saint Roi fit contre les blasphémateurs, les femmes de mauvaise vie : contre les assemblées de jeux de dés, d’échecs, etc. Ajoutons que M. de la Chaise, qui a fait l’Histoire de saint Louis, sur tout ce qui s’est pu trouver d’imprimé et de manuscrit, n’aurait pas omis cette particularité ; ou que M. l’Abbé de Choisy, qui a remanié toutes ces pièces l’aurait relevée. Mézerai est apparemment le Père de cette erreur commune, qui peut être fondée sur ce que saint Louis dès sa plus tendre jeunesse ne voulut avoir dans sa Cour, ni Baladins, ni Chantres ni Poètes de profession, et qu’il n’eut simplement qu’un Page346 qui lui chantait quelquefois des chansons de piété. L’Epouse qu’il prit, l’incomparable Marguerite, se trouva tout à fait dans les mêmes dispositions. Quoique élevée dans une Cour qui était comme le centre des Auteurs de la science gaie, parce que le Comte Raymond son Père honora plus qu’aucun Seigneur les Poètes Comiques, elle ne les aima jamais ; et une infinité de pièces en l’honneur de la charmante Marguerite, ne leur servirent de rien pour gagner ses bonnes grâces. Il y en eut un grand nombre qui l’accompagnèrent de Provence à Sens où se fit le mariage. Mais elle les renvoya tous avec un assez modique présent que leur fit saint Louis. Ainsi il n’y eut jamais d’Auteurs Comiques ou de Poètes récréatifs dans la Cour de ce grand Prince. Si cela peut s’appeler chasser les Comédiens, on peut dire qu’il les chassa, non pas du Royaume, mais de sa Cour. Car encore un coup, durant tout le règne de saint Louis, on ne vit de tous côtés que Poètes de la science enjouée. Qu’on lise les Vies des Poètes Provençaux, l’Histoire de Provence par Nostradamus, celle du sieur Bouche, les Recherches de Pasquier, etc. On verra qu’il est presque toujours dit des Poètes Comiques : « Il était chantre et joueur d’instruments, et il allait ainsi dans les Villes chanter ses Sirventès, ses Comédies, et ses autres pièces galantes ou satyriques. » M. d’Avranches a dit la même chose des Poètes Comiques Normands et Picards. Saint Louis ne les avait donc pas chassé du Royaume, et il ne leur défendit pas non plus de monter sur le Théâtre, puisqu’ils n’y étaient point montés, ni en Provence ni ailleurs, et que ce n’était point là des Comédiens tels que ceux d’aujourd’hui. On peut seulement les compter parmi les Histrions dans le sens que saint Thomas donne à ce mot, lorsqu’il traite des Jeux, puisqu’il l’étend aux joueurs de flûte, et généralement à tous ceux qui n’avaient d’autre emploi que de divertir quelquefois le monde.

Pour un mot que je voulais ajouter à ma Lettre, voilà déjà bien des lignes. Et il faut pourtant vous citer encore l’endroit qui m’a fait dire que saint Charles fit composer le Traité contre les Danses et la Comédie. C’est de la Vie de saint Charles qui est dans Surius, d’où l’on tire cette particularité, et beaucoup d’autres qu’on ne trouve pas dans Giuffano. On voit au 4. de Novembre page 115. que le Traité dont il s’agit fut composé par un des Domestiques de saint Charles, et que ce saint Cardinal présenta le Livre au Pape Grégoire XIII. en 1579. Monsieur Bosquet Evêque de Montpellier en apporta de Rome une copie en France. On en fit une Traduction Française ; et en 1662. on l’imprima à Toulouse chez Boude, et à Paris chez Soly.