(1731) Discours sur la comédie « TROISIEME DISCOURS » pp. 304-351
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(1731) Discours sur la comédie « TROISIEME DISCOURS » pp. 304-351

TROISIEME DISCOURS

S’il y a lieu de approuver que les Pièces de Théâtre soient tirées de l’Ecriture Sainte.

Quoique ce que rapporte Baronius348 après Joseph, que le Poète Théodecte fut frappé d’aveuglement pour avoir osé mêler l’Ecriture Sainte dans une Tragédie, ait donné lieu de demander, si on peut approuver qu’on prenne des Histoires de l’Ecriture Sainte pour en faire des pièces de Théâtre ; nous pourrions nous dispenser de traiter cette question, parce qu’elle n’est pas nécessaire pour l’éclaircissement du second siècle que nous venons d’achever, ni du troisième que nous allons commencer. Mais comme il y a près d’un an que nous nous laissâmes engager à développer ici la Tradition de l’Eglise touchant les spectacles, et que cette matière ne paraît pas achevée, si on ne traite le point proposé ; nous ne refusons pas d’en parler, d’autant plus que les défenseurs de la Comédie ne manqueraient pas de se prévaloir de la liberté que les Comédiens viennent de se donner par la représentation de Judith350. En effet, Messieurs, que pourrait-on dire contre la Comédie, si on ne la trouvait point incompatible avec les oracles de Dieu ? Qui pourrait blâmer ou mépriser une profession qui pourra quand elle voudra annoncer la parole sainte, et qui oserait condamner des Jeux, où Dieu même est de la partie ? Vous voyez sans doute, Messieurs, que nous ne balancerons pas sur le parti que nous devons prendre. Le Théâtre des Comédiens est trop disproportionné avec ce que nous avons de plus saint, pour pouvoir hésiter si on doit les joindre, et il est trop évident qu’on ne peut faire paraître l’Ecriture sur le Théâtre sans l’altérer et la profaner. C’est ce que nous allons montrer dans les deux propositions qui vont faire le sujet et le partage de ce Discours.

L’Ecriture Sainte ne peut paraître sur le Théâtre sans y être altérée et corrompue, c’est la première proposition.

Quand même on ne la corromprait pas, elle est par sa sainteté incompatible avec le Théâtre ; c’est la seconde proposition. Voyons les preuves de toutes les deux.

PREMIERE PARTIE.

Lorsque le Théâtre s’introduisit en France, il y a près de quatre cents ans, à l’occasion d’une troupe de Pèlerins, qui s’occupaient à réciter les Actes de la Passion de Jésus-Christ ou de quelque Martyr célèbre, il y avait lieu de douter si cet exercice ne serait pas avantageux. Le respect qu’on avait alors pour ceux qui venaient de visiter les lieux saints, ne faisait rien espérer que d’édifiant, et le Cardinal Lemoine crut faire une bonne œuvre en fixant à Paris de telles personnes par une Confrérie qu’il établit dans l’Hôtel de Bourgogne.

Mais l’expérience apprit bientôt que sous prétexte d’édifier les peuples en les instruisant, on jouait Dieu et les Saints.

Le savoir à la fin dissipant l’ignorance,
Fit voir de ce projet la dévote imprudence.

Aussi de souffrit-on pas longtemps ces sortes de jeux, et lorsque quelques personnes voulurent les renouveler sous François I. le Parlement de Paris s’y opposa avec beaucoup de zèle. On en usa en Italie comme on avait fait à Paris. Saint Charles qui ne pouvant détruire les Théâtres, obtint qu’on les rendit moins dangereux, ne voulut jamais souffrir qu’on représentât des Histoires saintes et le savant et pieux Mariana Jésuite écrivit pour l’Espagne, qu’il valait encore mieux permettre aux Comédiens des sujets profanes, que de souffrir qu’ils en représentassent de saints.

Ainsi par le Jugement d’un Corps illustre, de saint Charles et de Mariana, toutes personnes qui parlent après l’expérience, nous pouvons conclure que la question est terminée, et qu’on ne doit plus penser à laisser paraître sur le Théâtre des sujets tirés de l’Ecriture Sainte. Et cette conclusion se trouvera bien affermie, si ouvrant le Concile de Trente nous y lisons la défense absolue de mêler jamais l’Ecriture avec ce qui peut passer pour profane.

Ecoutons je vous prie la fin de la quatrième session. « Le saint Concile voulant réprimer la témérité avec laquelle on mêle et on détourne let paroles de l’Ecriture sainte dans les choses profanes, plaisanteries, fables, inutilités, etc. Il défend à toutes personnes de faire jamais servir l’Ecriture Sainte à de semblables choses, et ordonne aux Evêques de punir par les peines de droit ou arbitraires, les téméraires violateurs de ce Décret, aussi bien que de la parole de Dieu. »
Je ne pense pas qu’on voulût nier que la Comédie soit un exercice profane, et qu’elle ne soit ainsi renfermée sous ces termes : Profana quæque scurrilia scilicet, etc. ... L’on ne nous dira pas non plus que le Décret du Concile regarde un de ces points de discipline, qui ne peuvent être reçus partout. Il n’y a pas jusqu’aux Protestants qui n’aient approuvé cette défense ; et dans leur discipline qu’ils appellent la discipline des Protestants de France, ils la portent même jusqu’à ne pas souffrir que dans les Collèges on représente jamais des pièces tirées de l’Ecriture Sainte. « Ne sera loisible aux Fidèles d’assister aux Comédies et autres Jeux joués en public ou en particulier, vu que de tout temps cela a été défendu entre les Chrétiens comme apportant corruption de bonnes mœurs, mais surtout quand l’Ecriture Sainte y est profanée ; néanmoins quand en un Collège il sera trouvé utile à la Jeunesse de représenter quelque Histoire, on le pourra tolérer, pourvu qu’elle ne soit tirée de l’Ecriture Sainte, qui n’est baillée pour être jouée, mais purement prêchée. »
Ce n’est pas qu’on ne puisse chrétiennement composer des Poèmes sur l’Ecriture Sainte, et les faire déclamer dans plusieurs Collèges, de quoi il n’est pas ici question. Je ne cite cet article que pour montrer que ceux qui voudront sérieusement comparer le Théâtre des Comédiens avec la sainteté de l’Ecriture, auront horreur de penser qu’on veuille les joindre. Les prétextes que quelques-uns pourraient prendre, de porter au bien ceux qui vont à la Comédie, paraîtront des chimères, et on se trouvera naturellement porté à dire avec M. Godeau.
« Que pour changer leurs mœurs, et régler leur raison,
Les Chrétiens ont l’Eglise et non pas le Théâtre. »

Mais pour ne pas laisser ces autorités sans montrer le fondement solide sur lequel elles sont établies, entrons dans les raisons et dans les réflexions, qui nous feront apercevoir que l’Ecriture ne saurait être représentée sur le Théâtre des Comédiens sans y être altérée et corrompue.

La cause la plus générale de cette altération, c’est que l’esprit de l’Ecriture est entièrement opposé à ce qu’on cherche à la Comédie, c’est à-dire, que ceux qui fréquentent le Théâtre, ne sauraient souffrir qu’on y exposât la fin pour laquelle tout est écrit, et qu’on y développât les maximes qui sont comme la clef de l’Ecriture, le point fixe auquel tout se réduit, et sans lequel on n’y entend plus rien, on la corrompt et on l’altère.

Le but de toute l’Ecriture est d’établir qu’il faut renoncer à soi-même, mépriser les richesses, n’aimer et ne craindre que Dieu : « Ecoutons la fin de toute parole, dit l’Ecclésiastique, Craignez Dieu, observez ses Commandements, c’est là tout l’homme. Dieu jugera toutes les actions. Finem loquendi pariter omnes audiamus, Deum time et mandata ejus observa : hoc est enim omnis homo, et cuncta quæ fiunt adducet Deus in judicium. » Ecclés. ult. C’est pourquoi Saint Augustin dit en beaucoup d’endroits, que l’Ecriture n’instruit les hommes qu’en leur prescrivant d’aimer Dieu, et d’avoir en horreur tout ce qui peut nourrir ou exciter en eux un amour opposé à la charité. « Non præcipit scriptura nisi charitatem, non culpat nisi cupiditatem, et eo modo mores hominum informat. » Si vous expliquez quelque endroit de l’Ecriture, dit encore ce saint Docteur, et que votre explication n’établisse pas la charité de Dieu et du prochain, vous n’entendez pas l’Ecriture, vous n’en prenez pas bien le sens. « Quisquis igitur scripturas divinas vel quamlibet earum partem intellexisse sibi videtur, ita ut intellectu non ædificet charitatem Dei et proximi nondum intellexit. » ( De Doct. Christ. L. 1. c. 35.)

En effet Jésus-Christ nous déclare dans l’Evangile, que toute la Loi et les Prophètes sont renfermés dans ces deux Commandements. « Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre cœur, de toute votre âme et de toutes vos forces, et le prochain comme vous-même. »

Mais quel amour pense-t-on que l’Ecriture veut qu’on ait pour soi et pour son prochain ; c’est certainement un amour bien différent de celui que la Comédie inspire. L’amour dont parle l’Ecriture, est celui qui, selon saint Paul, vient « d’un cœur pur, d’une bonne conscience, et d’une foi sincère, et qui est la fin des Commandements ». « Car si vous vous aimez d’un amour inutile et mauvais, et que vous aimiez votre prochain de cette sorte, quel avantage peut-il recevoir de votre amitié, dit saint Augustin  ? or poursuit ce Père, vous vous aimez d’un mauvais amour, ou plutôt vous vous haïssez, si vous suivez vos passions et vos vices, puisque selon le Prophète, "celui qui aime l’iniquité, hait son âme". Si donc vous aimez l’iniquité, et que vous pensez vous aimer vous-même, vous vous trompez, et si vous aimez votre prochain de même sorte, vous l’engagez au péché, et votre affection lui sera un piège, au lieu de lui être un secours. "La charité qui est selon Dieu doit procéder d’un cœur pur, d’une bonne conscience et d’une foi sincère ." Et la charité définie de cette sorte par l’Apôtre, embrasse les deux préceptes de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain. dans toute l’ecriture sainte vous ne devez point chercher d’autre doctrine, et personne ne doit entreprendre de vous en donner d’autre que celle qui est comprise dans cette double charite. "In nullis scripturis aliud inquiratis nemo vobis aliud præcipiat". » Donc quelque Histoire de l’Ecriture que l’on touche, si l’on n’y fait trouver cette double charité on ne l’entend point, et on l’altère. Or peut-on attendre que ceux qui travaillent pour le Théâtre feront remarquer partout ce double amour, et la condamnation de toutes les affections opposées ? Fut-il jamais de lieu moins propre que le Théâtre à établir, que tout ce qu’on ne fait pas pour Dieu est une cupidité condamnable ? Est-ce au Théâtre des Comédiens où l’on pourra exhorter les hommes avec saint Paul à ne pas se conformer au siècle ? Est-ce au Théâtre ou l’on pourra leur dire avec saint Jean, « n’aimez point le monde ni ce qui est dans le monde ; si quel qu’un aime le monde, l’amour du Père n’est pas en lui ; car tout ce qui est dans le monde, n’est que concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie. »
Est-ce au Théâtre où l’on pourra exposer ce que dit l’Ecriture contre ceux qui aiment les vanités du siècle ? Quelle serait, je vous prie, la contenance des femmes qui se parent avec tant de soin pour s’aller montrer à la Comédie ; si au lieu de ce qu’elles y entendent, on leur disait avec Isaïe : « Voici ce que dit le Seigneur, parce que les filles de Sion se sont élevées, qu’elles ont marché la tête haute en faisant des signes des yeux et des gestes des mains, qu’elles ont mesuré tous leurs pas, et étudié toutes leurs démarches, le Seigneur rendra chauve la tête des filles de Sion, et il arrachera tous leurs cheveux…. Les hommes les mieux faits parmi vous passeront par le fil de l’épée et vos plus braves périront dans le combat. Les portes de Sion seront dans le deuil, et la terre sera toute désolée. »

Que penseraient les hommes qui vont avec tant d’empressement à la Comédie, pour voir et écouter des Comédiennes, et bien d’autres personnes du sexe ; si on leur disait avec l’Ecclésiastique, chap. 9. « Donnez-vous de garde de fréquenter des femmes qui dansent, ne les écoutez point, de peur que leurs attraits ne vous perdent. N’arrêtez point vos regards sur une fille ; plusieurs se sont perdus par de semblables regards, et c’est ce qui allume le feu de la concupiscence. »

Que diraient enfin tous les Spectateurs, si on leur remontrait qu’étant Chrétiens, ils ne peuvent assister à la Comédie, à moins qu’ils ne puissent offrir à Jésus-Christ cette action, et se rendre témoignage qu’ils n’y viennent qu’en son esprit, pour son amour et pour sa gloire ; si on leur représentait que celui qui aime le danger, périra dans le danger ; que le jour terrible viendra comme un voleur qui marche sans bruit, ou comme un père de famille qui veut surprendre ses domestiques.

Vous voyez bien, Messieurs, ce qu’on répondrait à ces remontrances. On ne manquerait pas de dire qu’on n’est pas là pour écouter de telles leçons, et qu’il faut penser que l’on est à la Comédie. J’y pense certainement, et c’est de cette réponse même que nous devons conclure, que l’esprit de l’Ecriture est entièrement incompatible avec ce qu’on cherche à la Comédie, puisqu’on ne saurait souffrir que l’on y exposât ce que l’Ecriture veut que nous ayons toujours devant les yeux. « Souvenez-vous de votre fin dernière dans toutes vos actions360 ». « Le Seigneur jugera toutes choses361 ». « Quoi que vous fassiez, ou en parlant, ou en agissant, faites tout au nom du Seigneur Jésus-Christ 362 ».

Quelqu’un nous dira peut-être que l’Ecriture qui contient des instructions si mortifiantes pour ceux qui aiment le monde, contient aussi des Histoires admirables et qui peuvent plaire à toutes sortes de personnes : Qu’il n’est pas toujours nécessaire d’intimider les pécheurs, et que c’est toujours un bien de leur faire trouver de la joie dans le récit de l’Histoire Sainte.

J’entre tout à fait dans cette réflexion, et je conviens encore que s’il n’est question que de fournir aux Chrétiens les plus grands sujets de consolation, les spectacles les plus éclatants, et les révolutions les plus surprenantes, rien n’est plus propre que les Histoires saintes. Tertullien363, Saint Augustin364, et Saint Chrysostome365 l’ont remarqué pour détourner les Fidèles des spectacles des Comédiens, qu’ils appellent des Jeux des démons ; et les porter à contempler ces beaux spectacles, que l’Ecriture sainte nous présente.

Où verra-t-on en effet de plus grands événements que dans l’Histoire d’un peuple que Dieu conduit dans une Terre promise par des miracles continuels, et qu’il conserve par une protection toute visible. On vit tout ce peuple triomphant, craint et respecté de tous ses ennemis, lorsqu’il est fidèle à Dieu : abattu et sévèrement châtié, lorsqu’il oublie la Loi : soutenu miraculeusement, lorsqu’il semble qu’il n’y a plus de ressource, comme au temps de Judith et d’Esther. Toujours grand lorsqu’il faut que la gloire de Dieu paraisse ; dans l’affliction la plus sensible et la captivité la plus humiliante, il y a des Prophètes devant lesquels se prosternent les Rois ; et quelques-uns des plus grands Rois se trouvent forcés par une main invisible de rétablir ce peuple et de faire rebâtir le Temple et la Ville sainte. Tout ce qui doit arriver est prédit, et le changement futur des Monarchies est narré comme si c’était une chose déjà passée.

Rien sans doute n’est plus merveilleux que tous ces événements ; mais ils ne sont pas destinés à être représentés sur un Théâtre de Comédiens et devant des personnes, qui voulant s’en divertir, seraient semblables au malheureux Hérode, qui voulait que Jésus-Christ contentât sa curiosité par quelques miracles.

Ces admirables marques de la divine puissance doivent être gravement annoncées ou sérieusement méditées, et elles doivent servir à faire entendre à tous les hommes, que Dieu sera fidèle dans toutes les promesses spirituelles du nouveau Testament, comme il l’a été dans celles de l’ancien, qui ne regardaient que les biens ou les maux de ce monde et qu’on verra accomplir à la lettre ce que Jésus-Christ a dit si souvent. Que les pauvres, que ceux qui ont faim, qui sont haïs, chassés et maltraités dans le monde pour la justice seront bien heureux ; et qu’au contraire ceux qui sont riches, qui passent leurs vie dans les délices, sont véritablement malheureux.

Voilà à quels motifs sont destinés les effets les plus éclatants de la divine puissance que l’Ecriture rapporte, à faire trembler ceux qui veulent jouir des plaisirs du siècle, à consoler les Justes qui souffrent pour Jésus-Christ, et à exciter l’espérance dans les pécheurs, qui voulant se convertir ont besoin de grands exemples de miséricorde que l’Ecriture rapporte ; « ut per patientiam et consolationem scripturarum spem habeamus ». C’est la première réponse à la difficulté proposée, qu’on pourrait choisir les sujets les plus agréables et les plus consolants. Et nous devons ajouter pour une seconde réponse, que de ces sujets même les plus consolants, soit l’Histoire de Judith, ou telle autre qu’on voudra prendre, il n’en est aucun où Dieu ne paraisse seul grand, seul aimable, seul digne de nos attentions, où les plaisirs de ce monde ne soient condamnés, et la Pénitence louée : or ces retours, ces réflexions, ces maximes, tout cela n’est point du goût du Théâtre, il faut les passer ou les déguiser. Donc l’Ecriture ne saurait plaire sur le Théâtre des Comédies sans y être altérée ou corrompue.

II.

Le choix même des sujets qu’on croit les plus propres pour le Théâtre, est une nouvelle cause d’altération, parce qu’on en choisira qui donneront lieu aux spectateurs d’altérer l’Ecriture dans leur esprit et dans leur cœur. On veut des sujets qui excitent les passions, et on ne manquera pas de prendre des endroits366 que l’Eglise ne permettait autrefois de lire qu’avec des précautions qui ne sauraient s’observer à la Comédie. Tels sont par exemple les endroits où il est parlé de femmes, dont la beauté et les vertus ont eu des charmes pour d’autres que pour leurs maris.

Saint Julien Pomère dit que les Saints découvrent dans ces Histoires une image admirable des vertus qui plaisent à ceux même qui ne les pratiquent pas ; mais qu’il est à craindre que les hommes charnels ne prennent mal ces sortes d’Histoires. C’est pourquoi ce Saint remarque que les Livres où elles se rencontrent, étaient interdits à la jeunesse. Voilà cependant ce qu’on prendra pour le Théâtre.

L’Histoire de Judith plaira, parce que outre ce qu’il y a de tragique, cette sainte Héroïne est dépeinte comme une belle femme, elle se pare. Dieu approuve ses ajustements et ajoute même de nouveaux agréments à sa beauté ; quelle joie pour une assemblée, qui ne sait presque s’entretenir d’autres choses que de parures, d’ajustements, et des avantages de la beauté ? Cette Histoire et cent autres qu’on trouve dans l’Ecriture accompagnées de réflexions des personnes intelligentes, peuvent extrêmement édifier. Mais proposées à des hommes charnels par des Auteurs peu versés dans l’Ecriture et peu instruits dans la science des Saints, elles font tout une autre impression. Combien de précautions faudrait-il prendre, pour proposer utilement l’Histoire de Judith à ceux qui fréquentent le Théâtre ? Et pourrait-on même se promettre après toutes sortes de précautions, que cette Histoire ne s’altérerait point dans des esprits, qui sont toujours amollis par des pensées tendres et délicates.

Nous pouvons voir quelles pensées l’Histoire de Judith fera naître au Théâtre, par celles que la nouvelle Tragédie a développées dans l’Ecriture. Judith fait à Dieu cette prière. « Que la tête de ce superbe soit coupée de sa propre épée, qu’il soit pris par ses propres yeux comme par un piège, et que j’aie assez de force pour le faire périr. » Puis elle se pare de telle sorte, dit l’Ecriture, ch. 10 v. 4. que « Dieu même lui ajouta un nouvel éclat, parce que tout cet ajustement n’avait pour principe aucun mauvais désir, mais la vertu seule. Cui etiam Dominus contulit splendorem, quoniam omnis ista compositio non ex libidine, sed ex virtute pendebat. »

Avec ces réflexions de l’Ecriture ; tout devient saint, mais on les passe comme inutiles, pour supposer que Judith s’excite à jeter des regards funestes à la pudeur, et on s’imagine la voir.

... A ses yeux timides et modestes,
Demander des regards plus hardis, plus funestes,
Des regards dont l’éclat alarme la pudeur,
Et porte le désordre et le feu dans le cœur.

Au lieu que cette sainte femme est bien assurée qu’après trois jours elle coupera la tête d’Holopherne, sans contracter la moindre souillure ; en sorte même qu’elle ne touchera pas à d’autres viandes qu’à celles qu’elle avait apportées ; ce qui lui fait dire si positivement. « Quoniam non expendet omnia hæc ancilla tua, donec faciat Deus quæ cogitavi : Avant que votre servante ait consumé tout ce qu’elle a apporté, Dieu fera par ma main ce que j’ai pensé. » Au lieu, dis-je, de ces paroles et de ces sentiments, qui marquent si bien que Dieu lui avait fait voir par avance ce qui devrait arriver, on la représente comme une femme troublée par des doutes, occupée de pensées toutes charnelles, et partagée entre la honte, la complaisance, la vaine gloire, et la vue affreuse des derniers désordres ; car c’est ainsi qu’on la fait parler.

« Quel chemin ai-je pris pour entrer dans son cœur,
Et pour y faire naître un amour exécrable ?
Quel emploi pour Judith ? quelle honte m’accable ?
Mais pourquoi ces remords et ces scrupules vains ?
J’ai fléchi le plus grand, le plus fier des humains.
Goûtons le doux espoir d’une pleine victoire,
Malheureuse Judith, quelle ivresse de gloire.
Quel orgueil insensé te fascine les yeux ?
……
Que de troubles cruels s’élèvent dans mon cœur.
De tout ce que prévoit la timide pudeur,
J’ai peine à soutenir l’épouvantable idée.
Hélas! que dira-t-on du Dieu de la Judée ;
Si par un artifice infâme et criminel,
Il faut perdre Holopherne, et sauver Israël. »

C’en est trop pour voir quelles pensées ces sortes de sujets font naître à des personnes qui fréquentent le Théâtre, et combien ils s’altéreront dans leur esprit. Il vaut mieux voir la cause de cette altération bien représentée dans l’endroit de saint Julien Pomère, dont nous lirons au moins quelques lignes.

III.

La troisième cause d’altération, est qu’on mêlera toujours de la galanterie dans les sujets tels qu’ils soient qui paraîtront sur le Théâtre. C’est le principal assaisonnement des pièces des Comédiens, et on ne peut espérer l’abolition de la loi que rapporte Martial.
« Lex hæc carminibus data jocosis,
Ne possint, nisi pruriant juvare. »
Les Auditeurs et les Auteurs, tous conspirent à rendre cette loi immuable, et tout ce qu’on peut attendre des Auteurs, c’est qu’ils cachent le mal sous des enveloppes ; mais ils font ces enveloppes si minces et si déliées, qu’elles ne servent qu’à donner de l’agrément à ce qui aurait fait quelque horreur paraissant à découvert. Ils ont leurs lois et leurs coutumes, qu’ils croient indépendantes de toute inquisition. Rien n’est capable de les corriger, et l’Ecriture qu’ils mêleront dans leurs pièces, loin de les redresser, souffrira toujours quelque corruption, parce que, comme dit Cassien en un semblable sujet, « Multo citius munda corrumpuntur quam corrupta mundantur. »
L’Ecriture Sainte ne sera entre leurs mains que comme ce vase de Babylone, dont parle Jérémie, qui est propre à faire avaler sans défiance ce qui doit enivrer. On prend ce vase, dit Origène, et charmé de sa beauté, on boit avec plaisir le poison qu’n y a détrempé. Voilà à quoi aboutit tout ce qu’on met de bon dans les pièces de Théâtre. Tertullien l’avait déjà bien remarqué de son temps, qu’on y mêle de fort bonnes choses, pour y faire passer les mauvaises, comme on ne mêle le poison que dans les mets les plus agréables. Que tout ce qu’on mêlera de galant dans les pièces les plus honnêtes soit préparé avec toute la délicatesse possible, le mal n’en est pas moins dangereux, et les Auteurs n’éviteront pas d’être mis au nombre de ceux à qui Saint Paul fait allusion, lorsqu’il dit aux Corinthiens, « nous rejetons loin de nous les passions qui se cachent, comme étant honteuses, nous n’usons point d’artifice, et nous n’altérons point la parole de Dieu. Abdicamus occulta dedecoris, non ambulantes in astutia, neque adulterantes verbum Dei. »

Ne faut-il pas dire au contraire de ceux qui travaillent pour le Théâtre, ou qui le fréquentent, qu’ils admettent les passions honteuses, pourvu qu’elles soient cachées, admittunt occulta dedecoris, toute leur joie est d’avoir inventé de nouvelles manières de les déguiser, pour faire trouver agréable ce qui aurait fait rougir, ambulantes in astutia, ne craignant pas même d’altérer l’Ecriture, adulterantes verbum Dei.

Est-ce sans fondement que je dis qu’ils ne craignent point d’altérer l’Ecriture, pour y faire entrer la galanterie ? Non certes, Messieurs, la nouvelle pièce qu’on veut nous faire passer pour bien sainte, est une preuve qui n’est que trop forte de ce que je viens d’avancer. Comme si on y faisait un aveu, que le Théâtre ne peut subsister sans galanterie, on crée un personnage, un Misaël amoureux de Judith, un jaloux follement transporté, pour ne la quitter jamais, et pour lui faire tenir le langage des amants sans religion, se prosterner aux pieds de Judith372, l’appeler beauté immortelle, faire cent réflexions sur ses appâts, et ne parler que de mouvements jaloux qui l’agitent sans cesse 373, c’est son caractère et l’exercice qu’on lui donne.

Contre la connaissance de l’Histoire de ce temps, et le silence de l’Ecriture, on fait faire un vœu de chasteté à Judith, et malgré ce vœu elle écoute les discours les plus tendres. L’amant supposé lui fait cent interrogations importunes ; quoiqu’elle ait dit si positivement aux chefs même de Béthulie : « Je ne veux point que vous vous informiez de ce que j’ai dessein de faire, et jusqu’à ce que je vienne moi-même vous dire de mes nouvelles, qu’on ne fasse autre chose que prier le Seigneur pour moi. Vos autem nolo ut scrutemini actum meum, et usquedum annunciem vobis, nihil aliud fiat nisi oratio pro me ad Dominum Deum nostrum. » On voit au dixième chapitre, que tout s’éxécute de la sorte, en silence et en prières. « Judith vero orans Dominum transivit per portas ipsa et abra ejus. » Les habitants admirent sa beauté, et ils ne lui font néanmoins aucune demande. « Mais ils la laissèrent passer en lui disant, que le Dieu de nos pères vous donne la grâce, et qu’il affermisse par sa force toutes les résolutions de votre cœur, afin que Jérusalem se glorifie en vous, et que votre nom soit au nombre des Saints et des Justes. Nihil tamen interrogantes eam dimiserunt transire dicentes : Deus patrum nostrorum det tibi gratiam, et omne consilium cordis tui corroboret, ut glorietur super te Jerusalem, et sit nomen tuum in numero sanctorum et justorum. » On a bien vu que cela était trop édifiant pour être mis sur le Théâtre.
Et en qui pensez-vous, Messieurs, qu’on ait converti l’oraison de Judith, la prière et le silence respectueux des habitants de Béthulie ? Tout cela se change en un colloque avec l’amoureux Romanesque, où Judith n’est occupée qu’à calmer ses défiances, ses dépits, ses transports. Est-il temps que cette sainte femme achève l’œuvre de Dieu par la mort d’Holopherne ; il faut encore que l’amant insensé vienne exposer ses craintes et ses soupçons, et que Judith en témoignant plus de plaisir que de peine, lui dise en finissant le quatrième Acte :
Voyez tout, loin de craindre ici votre présence,
J’aime à vous voir toujours curieux et jaloux,
Ma gloire avait besoin d’un témoin comme vous.
Quel excès ! la chaste Judith qui n’est occupée que de son Dieu, aime à voir des Amants curieux et jaloux ! Sa gloire et son honneur avaient besoin du témoignage d’un amant fabuleux ! Elle à qui Dieu rend témoignage, et qui dit si hautement, Dieu m’est témoin que son Ange m’a gardé et qu’il m’a fait aller, demeurer et revenir sans aucune tache de péché.

Mais cessons de parler ici d’une pièce où l’Ecriture est si altérée, on n’a déjà eu que trop de lieu de remarquer que ceux qui ne craignent pas de mêler leurs fictions dans les sujets de piété,

« Pensent faire agir Dieu, ses Saints et ses Prophètes,
Comme ces Dieux éclos du cerveaux des Poètes. »

C’est un excellent Auteur qui parle et qui va dire noblement à ceux qui voudraient égayer l’Ecriture Sainte, pour la faire paraître sur le Théâtre :

« De la foi d’un Chrétien les Mystères terribles,
D’ornements égayés ne sont point susceptibles.
L’Evangile à l’esprit n’offre de tous côtés,
Que pénitence à faire et tourments mérités ;
Et de vos fictions le mélange coupable,
Même à ces vérités donne l’air de la fable. »

Laissons donner aux Poètes les éloges que ces Vers méritent, et ne nous arrêtons pas davantage à faire sentir combien toutes sortes de fictions sont indignes de l’Ecriture, surtout celles qui ne roulent que sur des intrigues d’amour. Il nous suffit d’avoir montré que les Auteurs qui travaillent pour le Théâtre des Comédiens, ne croient pas pouvoir se passer de mêler de la galanterie dans tous les sujets qu’ils traitent. C’est la troisième cause d’altération que nous devions exposer.

IV.

Enfin un quatrième inconvénient qui dit nous faire craindre beaucoup plus d’altération, que nous n’en saurions prévoir, c’est que ceux qui travaillent pour le Théâtre, sont incapables de manier l’Ecriture. Les licences qu’ils ont accoutumé de se donner, sont incompatibles avec le respect, l’exactitude et la pureté qu’elle exige. En vérité, Messieurs, je ne sais comment on peut supporter l’idée de cette nouvelle sorte d’interprètes, lesquels s’appliquant principalement à faire des Comédies, ne peuvent être appelés que des interprètes comiques. Comment se persuader que ce sont là de dignes interprètes des Oracles du Saint Esprit ? Et doit-on s’imaginer qu’en conduisant le dessein d’une pièce, ils ne mettent jamais dans la bouche des Acteurs, que ce que Dieu même leur ferait dire.

Savent-ils ces admirables règles que Saint Augustin a si bien développées dans les livres de la Doctrine Chrétienne, pour expliquer l’Ecriture ; règle néanmoins qu’ils devraient posséder parfaitement, ou plutôt il faudrait qu’ils eussent dans le cœur les saintes dispositions que ce grand Docteur demande ; car le cœur contribue autant que l’esprit à bien entendre la parole de Dieu. « La lettre tue et l’esprit vivifie. L’homme animal et charnel, n’est point capable des choses que l’esprit de Dieu enseigne, parce que c’est par une lumière spirituelle qu’on en doit juger. » Or saint Basile a prouvé bien au long, que l’Ecriture Sainte ne devait être lue que par ceux qui de la Lettre savent s’élever à l’esprit, à plus forte raison l’interprétation doit-elle supposer ces dispositions et ces lumières. Un esprit qui n’est pas versé dans l’Ecriture, et qui s’en occupe rarement, qui n’en fait pas ses plus chastes délices, s’y trouve étranger partout. « Les choses les plus riches lui paraissent vides, et il passe sans s’en apercevoir ce qui lui en aurait donné la vraie intelligence»
En un mot, que peut-on attendre que des altérations, de la part des personnes qui ne prennent l’Ecriture que pour en divertir le monde, au lieu qu’elle n’est destinée, dit Saint Jérôme380, qu’à corriger nos mœurs. Ils veulent mêler ce que nous avons de plus saint dans leurs divertissements profanes, pour nous empêcher de les faire passer pour mauvais ; mais qu’ils se souviennent de ce que le Saint Esprit a dit : « Qui quærit legem replebitur ab ea, et qui insidiose agit scandalisabitur in ea. » Ils heurtèrent les premiers contre la pierre d’achoppement, qu’ils présentent au peuple, et les personnes éclairées ne s’y laisseront pas tromper. Elles savent qu’entre les mains de ceux qui travaillent pour le Théâtre, l’Ecriture sera toujours altérée ; altérée, parce qu’ils ne l’entendent pas, parce qu’ils ne peuvent se dispenser d’y mêler de la galanterie, parce qu’ils veulent exciter d’autres mouvements que ceux que l’Ecriture inspire, parce qu’ils choisissent des sujets, qui, sans les précautions que le Théâtre ne saurait admettre, s’altèrent nécessairement dans l’esprit des gens du monde ; enfin parce qu’on ne saurait souffrir sur le Théâtre l’Ecriture expliquée et entendu comme elle le doit être.

L’expérience et la décision des Auteurs les plus célèbres confirment ces réflexions, et nous devons conclure qu’il n’est pas possible que l’Ecriture puisse jamais paraître sur le Théâtre des Comédiens, sans y être altérée et corrompue. C’est ce que nous vous voulions prouver dans cette première partie.

SECONDE PARTIE.

Après tout ce qui fut dit avant-hier, il est bien difficile de supposer que l’Ecriture puisse jamais paraître sur le Théâtre des Comédiens, sans y être altérée ; supposons-le néanmoins, Messieurs, dans cette seconde partie pour y prouver simplement que quand on ferait quelque Tragédie, où l’Ecriture conserverait toute sa force et toute sa pureté, on ne pourrait la représenter sur le Théâtre des Comédiens.

Nous n’aurions pas de peine à prouver cette proposition. Vous me prévenez sans doute dans tout ce que j’ai à dire, et la moindre attention sur la sainteté de l’Ecriture, sur l’état des Comédiens et les dispositions de ceux qui assistent à la Comédie, vous fera apercevoir des disproportions si marquées, que je ne ferai peut-être que les affaiblir par mes expressions.

Quand on considère de quelle manière les Pères ont toujours parlé de l’Ecriture, on voit qu’ils se servent des mêmes expressions, qui conviennent au Corps de Jésus-Christ ; ils appellent indifféremment la Sainte Ecriture, ou l’Eucharistie les divins Mystères, les saints et sacrés symboles, le Corps de Dieu ; car comme le Verbe s’est incarné en se revêtant de notre chair, Dieu s’était déjà comme incorporé, en se communiquant aux hommes sous les symboles de l’Ecriture ou de la parole.

L’Auteur qui porte le nom de Saint Denis, dit que l’Ecriture est à la Hiérarchie de ce monde, ce que Dieu est à la Hiérarchie du Ciel. Vous vîtes le mois passé dans les Lettres de saint Ignace, que ce glorieux Martyr dit qu’il s’attache à l’Ecriture, comme au corps de Jésus-Christ, et tout le monde sait que saint Augustin parle souvent le même langage. Ces comparaisons de l’Ecriture et de l’Eucharistie ont été si usitées dans l’Eglise, que Photius appelle chaque partie de l’Ecriture ou prêchée, ou écrite, des perles saintes, nom que les Grecs ont toujours donné aux petites parcelles de la Sainte Eucharistie. Et le Père Thomassin rapportant cet endroit de Photius au troisième Tome des Dogmes, dit avec son élévation ordinaire, que chaque fragment de l’Eucharistie demande nos adorations, parce qu’il contient Jésus-Christ tout entier, chaque partie de l’Ecriture exige aussi nos respects et nos hommages, parce que chaque parole est vérité, et que chaque vérité est comme animée et revêtue d’une Majesté toute divine.

On trouve ces réflexions bien appuyées dans plusieurs autres endroits du même ouvrage, et l’on voit assez par ce que nous venons de dire, d’où vient que les paroles de l’Ecriture ont été souvent appelées par les Pères, des paroles saintes et adorables, « sancta et adoranda verba scripturarum »

Sur ces comparaisons autrefois si communs dans l’Eglise, Origène dans sa troisième Homélie sur l’Exode, exhorte les Fidèles à ne laisser jamais rien perdre de la parole de Dieu ; ainsi qu’on n’oserait rien laisser tomber de la divine Eucharistie. Et dans la quatrième Homélie sur le Lévitique, il tire de ce même rapport, qu’il faut conserver pour les Ecritures tout au moins le même respect qu’on avait pour l’Agneau Pascal, puisqu’elles sont au même rang que la chair de Jésus-Christ, dont l’Agneau n’était que la figure. Or comme l’Agneau Pascal ne pouvait être mangé que dans le lieu saint, on ne doit aussi se nourrir des Ecritures saintes que dans un lieu saint, et ce lieu saint, dit Origène, c’est celui dont la Foi a formé les murailles, dont l’espérance est le soutien, et dont la charité fait toutes les dimensions. « In loco sancto edi jubentur intra atria tabernaculi testimonii sunt quæ fidei murus ambit, spei columnæ suspendunt, charitatis amplitudo dilatat. Ubi hæc non sunt, carnes sanctæ nec haberi possunt nec comedi. »

Sont-ce là des caractères qu’on puisse trouver parmi les Comédiens ou dans leurs assemblées : assemblées, où ceux qui font profession de piété ne sauraient se trouver sans être un sujet de scandale. Sera-t-il dit que les adorables paroles soient le sujet d’un divertissement si profane ; qu’on joue indifféremment ou Molière, ou l’Ecriture ; que des bouches si souvent profanées par des chansons et des paroles lascives, prononcent les oracles de Dieu, et que les actions des Saints soient représentées par des Acteurs de Sganarelle. Ajoutons par des femmes, qui par la hardiesse de monter sur le Théâtre, jointe à l’application continuelle de plaire aux jeunes gens qui vont à la Comédie, sont trop semblables aux danseuses dont Saint Ambroise a fait en plusieurs endroits une peinture affreuse, quoique fort naturelle.

Qu’il sied bien à de telles gens, de faire les personnages des Saints, et de chanter publiquement les louanges Divines, après que Dieu a si souvent fait entendre aux hommes qu’il ne voulait être loué que par ceux qui pratiquent la vertu. « Rectos decet laudatio », dit le Prophète Roi, et saint Basile expliquant ces paroles, remarque que c’est pour cette raison que Dieu fit taire le démon qui l’appelait Saint ; que saint Paul imposa silence à la Pythonisse qui lui donnait des louanges, et que Dieu défend aux pécheurs d’annoncer ses justices.

Si les Comédiens ont encore quelque teinture de Religion, ils ont bien sujet de trembler d’avoir osé prononcer les paroles saintes sur le Théâtre. Ils ne peuvent ignorer que l’Eglise les regarde comme des pécheurs publics ; et puisque par leur état ils sont pécheurs, qu’ils écoutent avec frayeur ce qui est dit au Psaume 49. « Peccatori autem dixit Deus, quare tu enarras justitias meas, et assumis testamentum meum per os tuum. »

Quoique ces reproches ne soient pas suivis à présent d’une peine sensible et corporelle, semblable à celle donc le Poète Théodecte fut autrefois puni, le châtiment n’en sera pas moins terrible. On peut bien dire que l’irrévérence est beaucoup plus grande dans les pécheurs, qui se disant Chrétiens, se moquent néanmoins des décrets de l’Eglise, jusqu’à faire gloire d’un exercice que l’Eglise se croit obligée de punir par l’excommunication, et c’est proprement à de telles personnes à qui on doit appliquer ce que dit saint Isidore de Damiète dans la Lettre 232. « Qui vitio delectatur, huic ne de ipsius quidem Dei justitiis, neque de ipso linguam movere permittitur. »

Il suit de tout cela, que quand même il se trouverait des Poètes qui auraient les lumières d’un saint Ephrem, d’un saint Ambroise, de saint Grégoire de Nazianze, de saint Paulin ou des autres Poètes qui ont eu l’esprit de Dieu, et qu’on pourrait faire des pièces où l’Ecriture conserverait toute sa force et toute sa pureté, ce serait la profaner que de la mettre dans la bouche des Comédiens et des Comédiennes, pour être jouée dans un lieu destiné au divertissement.

Si l’Ecriture Sainte dans la bouche de ces sortes de personnes, est si visiblement profanée, comment voudrait-on que nous nous réjouissions, quand on nous dit que le Théâtre des Comédiens retentit des divins cantiques, et comment pourrait-on nous persuader que les Chrétiens peuvent s’aller réjouir au son de ces chants ? N’est-ce pas là pour les Chrétiens une terre étrangère ; puisque c’est une terre de gens excommuniés ; et ne doivent-ils pas dire en cette occasion avec le Roi Prophète ; « Comment chanterons-nous le Cantique du Seigneur dans une terre étrangère ? Quomodo cantabimus canticum Domini in terra aliena. »
Qu’on ne nous dise pas qu’il est permis de se nourrir de l’Ecriture partout où l’on la trouve. Car outre qu’Origène nous a dit qu’il ne faut s’en nourrir que dans les lieux saints, « In loco sancto edi jubentur », le Prophète Jérémie qui regarde les divines paroles comme « la nourriture de son âme et la joie de son cœur », ajoute d’abord après, que la parole de Dieu lui a appris à ne pas s’asseoir avec ceux qui jouent : « Non sedi in concilio ludentium ». Et quel étrange renversement serait-ce, que l’Ecriture fit aimer la Comédie, au lieu que ces Livres saints ont été proposés aux Fidèles que pour les détourner des spectacles et des vains amusements. « Oubliant et rejetant les folies et les amusements des Théâtres et des Poètes, dit Saint Augustin nourrissons notre âme de la méditation, et de l’étude des divines Ecritures, et en éprouvant qu’elle est fatiguée et tourmentée par la faim et la soif d’une vaine curiosité, et que c’est en vain qu’elle cherche à se rassasier et se contenter par des fantômes trompeurs, qui ne sont que des viandes peintes, rassasions-la et désaltérons-la par cette viande et ce breuvage céleste, que cette Ecriture divine nous présente. Instruisons-nous dans cette école si noble et si digne des enfants de Dieu, si nous nous plaisons à la beauté et à la magnificence des spectacles, désirons de voir cette sagesse éternelle, qui atteint avec force depuis une extrémité du monde jusqu’à l’autre, et qui place avec tranquillité chaque chose dans l’ordre où elle doit être ; car qu’y a-t-il de plus admirable que cette puissance spirituelle et invisible qui a formé et qui gouverne tout ce monde corporel et spirituel ? Et qu’y a-t-il de plus beau que l’ordre avec lequel elle le conduit et les ornements dont elle le pare ? » c’est ainsi que parle Saint Augustin pour détourner les hommes de la folle vanité des spectacles.

Saint Ephrem, qui a été loué par les plus grands Docteurs de l’Eglise depuis le quatrième siècle, était bien éloigné de croire qu’on pût joindre le plaisir que donne l’Ecriture, avec des assemblées telles que sont celles de l’Opéra ou de la Comédie. Il serait à souhaiter que bien des gens lussent le discours qu’il a fait, pour montrer combien se trompent ceux qui voulant vivre en Chrétiens, ne laissent pas de se trouver dans les parties de plaisir, où les chants agréables entretiennent l’esprit et le cœur dans la mollesse : « Où se trouvent les chœurs de musique, qui excitent la sensibilité et les applaudissements des Spectateurs, dit ce grand Saint, là aussi se forme l’aveuglement des hommes ; les Anges en gémissent, et la fête n’est que pour le Démon. O détestable artifice du Prince des ténèbres ! avec quelle adresse trompe-t-il les hommes, et sait-il leur faire prendre pour un bien, ce qui est un mal véritable ? On voit des Chrétiens chanter aujourd’hui des Psaumes, et se rendre demain aux assemblées de divertissement : suivre aujourd’hui les maximes du Christianisme, et demain celles du démon. Ne vous y trompez pas, mes Frères ; nul ne peut servir à deux Maîtres, ainsi que Jésus-Christ l’a dit. N’allez donc pas chanter un jour dans l’Eglise et le lendemain dans un lieu de plaisir ; ne soyez pas un jour attentif à la divine parole, pour en aller perdre le fruit au son des instruments ; et ne venez pas faire le pénitent dans l’Eglise, si vous voulez aller là où l’on danse. »

Où en sommes-nous, Messieurs, si l’on croit que tout cela peut être joint à présent, et si on ne craint pas de laisser prendre ce que nous avons de plus saint, à ceux qui font profession de divertir le monde. Pouvons-nous nous empêcher d’entrer dans les mêmes sentiments, où se trouvait saint Augustin, lorsqu’il pensait que des danseurs et des Comédiens s’étaient emparés d’un lieu destiné à la prière : « Locum tam sanctum, s’écrie ce saint Docteur, invaserat pestilentia et petulantia saltatorum. » Et les Chrétiens ne s’attireront-ils pas les reproches que faisait Arnobe aux Païens, de ce qu’ils laissaient représenter leurs Dieux à des personnes destinées aux divertissements publics, n’est-ce pas assez qu’on souffre les Comédiens, faut-il même que les Comédiens osent représenter les Histoires les plus saintes, et que pour divertir le monde on mêle dans ces Histoires des plaisanteries et des fictions. « Nec satis hæc culpa est ; etiam mimis et scurrilibus ludicris sanctissimorum personæ interponuntur Deorum. Et ut spectatoribus vævis risus possit atque hilaritas excitari, jocularibus feriuntur cavillationibus Numina. »

Qui ne serait touché, ou plutôt qui ne serait indigné de voir que pour empêcher qu’on ne parle contre la Comédie, on croit qu’on n’a qu’à faire représenter de temps en temps des sujets saints. Saints, dans le lieu où l’on les prend, et profanes par les changements qu’on y fait. Ces défendeurs du Théâtre s’imaginent-ils qu’on respectera des Comédiens, quand ils auront contrefait des Saints, et pensent-ils qu’on n’aura plus rien à leur dire, lorsque leurs pièces porteront les noms les plus vénérables ? Quoiqu’ils fassent, la Comédie sera toujours regardée par les vrais Chrétiens, comme un lieu contagieux, où la plupart des jeunes gens vont puiser la corruption du cœur, et quelque apparence de piété qu’aient les pièces de Théâtre, on sera toujours en droit de renouveler la délibération du Parlement de Paris sous François I. en 1541. où les pièces de dévotion qu’on jouait alors sont interdites ; « parce que les Auteurs de ces pièces jouant pour le gain, ils devaient passer pour Histrions, Joculateurs ou Bateleurs ; que les assemblées de ces jeux donnaient lieu à des parties ou assignations d’adultère et de fornication, et que cela fait dépenser de l’argent mal à propos aux Bourgeois et aux Artisans de la Ville. »

On voit bien par ces raisons qui firent abolir ces jeux, qu’elles subsistent à l’égard de toutes sortes de sujets qu’on pourrait représenter sur le Théâtre. Que les Comédiens soient donc persuadés, que si la police les tolère à présent, elle n’en est pas moins en droit d’abolir leurs Jeux. C’est assurément plus qu’ils ne devaient espérer, qu’on les ait laissé vivre aux dépens du Public, dans un temps où la cherté des vivres, et le besoin pressent des Pauvres, demandait que l’argent ne fût employé qu’à des dépenses nécessaires.

Ammien Marcellin tout Païen qu’il était, regardait comme une chose indigne, que dans un temps de disette on eût souffert à Rome un aussi grand nombre de danseurs et autres gens de cette nature, qu’il y en avait auparavant. Et la Religion Chrétienne doit être bien plus sévère sur cet article puisque c’est ôter le pain aux Pauvres, qui sont les membres de Jésus-Christ, et que saint Augustin ne craint point de dire que c’est un crime de donner aux Comédiens, parce que c’est autoriser ceux que la Religion condamne.

Mais enfin si l’on souffre ces sortes de personnes pour éviter de plus grands maux, comme on a toléré autrefois des choses qui paraissaient plus mauvaises ; il faut du moins qu’on fasse entendre qu’elles sont mauvaises ; et le comble des maux, est que le mal veuille se revêtir de tous les caractères du bien.

Saint Louis, le saint Pape Pie V. saint Charles, et quelques autres Saints, ont souffert qu’il y eût des femmes de mauvaise vie dans les grandes Villes ; mais ces malheureuses femmes étaient notées d’infamie, et l’on ne permettait pas qu’elles se trouvassent dans les assemblées de dévotion avec les femmes pieuses. L’Eglise en a toujours usé de même à l’égard des Comédiens, et elle se trouve de temps en temps réduite à de pareilles extrémités. Ne pouvant faire cesser le mal, elle fait publier par ses Ministres, que ce qu’on souffre est un mal. Comme elle enferme beaucoup de paille et d’ivraie, dit saint Augustin, elle se voit obligée de tolérer bien des choses, sans néanmoins faire ni approuver, ni dissimuler ce qu’elle trouve de contraire à la Foi ou aux bonnes mœurs. « Ecclesia Dei inter multam paleam multaque Zizania constituta multa tolerat, et tamen quæ sunt contra fidem vel bonam vitam, non approbat, nec tacet, nec facit. »

Mais en même temps que l’Eglise ordonne à ses Ministres de prêcher contre les spectacles, elle excommunie tous ceux qui font profession de monter sur le Théâtre. Que si les Comédiens osent lui insulter jusqu’à se moquer de ses Règlements, et à porter sur le Théâtre les choses saintes, comme si leur état était bien saint, ils mettent le comble à leurs crimes, que Dieu saura venger tôt ou tard. Peut-être pousseront-ils la hardiesse si loin, qu’ils en seront punis civilement, et que leurs Théâtres seront entièrement détruits, comme ils le furent autrefois sous Louis le Pieux au neuvième siècle. Il nous est défendu de souhaiter qu’il arrive quelque scandale, afin de procurer ce bien ; mais nous devons souhaiter qu’ils reconnaissent leur faute, et que l’Ecriture Sainte ne paraisse jamais sur le Théâtre, puisqu’on ne saurait l’y faire paraître sans l’altérer et sans la profaner.