(1675) Traité de la comédie « XIX.  » pp. 302-305
/ 518
(1675) Traité de la comédie « XIX.  » pp. 302-305

XIX.

Ce qui rend encore plus dangereuse l'image des passions que les Comédies nous proposent, c'est que les Poètes pour les rendre agréables sont obligés, non seulement de les représenter d'une manière fort vive, mais aussi de les dépouiller de ce qu'elles ont de plus horrible, et de les farder tellement par l'adresse de leur esprit, qu'au lieu d'attirer la haine et l'aversion des spectateurs, elles attirent au contraire leur affection. De sorte qu'une passion qui ne pourrait causer que de l'horreur si elle était représentée telle qu'elle est, devient aimable par la manière ingénieuse dont elle est exprimée. C'est ce qu'on peut voir dans ces Vers, où la rage de la sœur d'Horace est représentée.

« Oui je lui ferai voir par d'infaillibles marques,
Qu'un véritable amour brave la main des Parques,
Et ne prend point de loi de ces cruels tyrans,
Qu'un sort injurieux nous donne pour parents.
Tu blâmes ma douleur, tu l'oses nommer lâche ;
Je l'aime d'autant plus que plus elle te fâche.
Impitoyable père, et par un juste effort,
Je la veux rendre égale aux rigueurs de mon sort. »

Et ensuite parlant à son frère, elle fait cette horrible imprécation contre sa patrie :

« Rome l'unique objet de mon ressentiment,
Rome à qui vient ton bras d'immoler mon amant,
Rome qui t'a vu naître, et que ton cœur adore,
Rome enfin que je hais, parce qu'elle t'honore.
Puissent tous ses voisins ensemble conjurés
Saper ses fondements encor mal assurés.
Et si ce n'est assez de toute l'Italie,
Que l'Orient contre elle à l'Occident s'allie.
Que cent peuples unis du bout de l'univers,
Passent pour la détruire et les monts et les mers.
Qu'elle-même sur soi renverse ses murailles,
Et de ses propres mains déchire ses entrailles.
Que le courroux du Ciel, allumé par mes vœux,
Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux.
Puis-je de mes yeux voir tomber cette foudre,
Voir ses maisons en cendre, et tes lauriers en poudre;
Voir le dernier Romain en son dernier soupir,
Moi seule en être cause, et mourir de plaisir. »

Si l'on dépouille l'image de cette passion de tout le fard que le Poète y prête; et qu'on la considère par la raison, on ne saurait s'imaginer rien de plus détestable que la furie de cette fille insensée, à qui une folle passion fait violer toutes les lois de la nature. Cependant cette même disposition d'esprit, si criminelle en soi, n'a rien d'horrible lorsqu'elle est revêtue de ces ornements: et les spectateurs sont plus portés à aimer cette furieuse qu'à la haïr. On s'est servi à dessein de ces exemples, parce qu'ils sont moins dangereux à rapporter. Mais il est vrai que les Poètes pratiquent cet artifice de farder les vices en des sujets beaucoup plus pernicieux que celui-là. Et si l'on considère presque toutes les Comédies et tous les Romans, on n'y trouvera guère autre chose que des passions vicieuses embellies et colorées d'un certain fard qui les rend agréables aux gens du monde. Que s'il n'est pas permis d'aimer les vices, peut-on prendre plaisir aux choses qui ont pour but de les rendre aimables ?