(1769) De l’Art du Théâtre en général. Tome I « De l’Art du Théatre. Livre prémier. — Chapitre II. Utilité des Spectacles. » pp. 8-21
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(1769) De l’Art du Théâtre en général. Tome I « De l’Art du Théatre. Livre prémier. — Chapitre II. Utilité des Spectacles. » pp. 8-21

Chapitre II.

Utilité des Spectacles.

L a nouveauté du Théâtre dont je parle souvent dans le cours de cet ouvrage, le rend peut-être moins respectable aux yeux de certaines gens. Il est des esprits prévenus, qui ne peuvent souffrir le moindre établissement moderne, & qui traitent d’innovations dangereuses les choses utiles qu’on ose entreprendre. Parce que l’Opéra-bouffon éxistait à peine au commencement du siècle, ils croyent pouvoir le dédaigner. Il est facile de faire connaître leur erreur. Je me flatte de prouver par la suite, qu’il est encore plus ancien que la Tragédie. Mais quand même il n’aurait d’autre droit à notre estime que celui de charmer toute la France, & de nous amuser agréablement, c’en serait assez pour fermer la bouche aux Critiques. Je ne veux l’élever ici, qu’en le considérant comme un Spectacle, & qu’en faisant voir qu’on ne saurait trop multiplier les Théâtres, par les divers avantages qu’on en retire.

Que les Spectacles furent approuvés de tout tems.

Il est demontré que la Comédie & la Tragédie sont l’école des mœurs. Les hommes viennent s’y instruire en s’amusant. On leur doit les progrès de l’esprit, & peut-être ceux de la vertu. Lorsqu’un Peuple est plongé dans la barbarie, il ignore ce qu’on entend par spectacle ; à mesure qu’il se polit, on le voit caresser les Muses & courir en foule au Théâtre. Qu’on parcoure l’Histoire des Nations ; dans leur prémière grossièreté, elles méconnaissent le genre dramatique ; leur ignorance se dissipe-t-elle ? les Arts amènent la Comédie, qui vient achever de les éclairer. Dans les beaux siècles de la Grèce, ont fleuri les Euripides & les Sophocles. Les Romains, lorsqu’ils commencèrent à penser, se délassaient des travaux de la Guerre, en écoutant les Pièces de Plaute & de Térence. Ces mortels si farouches, qui ne respiraient que le carnage, & dont la vaste ambition voulut conquérir tout l’univers, n’auraient toujours été que des monstres barbares & grossiers, sans leur amour pour les spectacles du Colisée, & sans leur goût pour les Belles-Lettres. Les Anciens auraient-ils fait des dépenses prodigieuses ? Chaque Ville un peu considérable aurait-elle brigué la gloire d’avoir un Colisée, ou lieu propre pour représenter des Drames, si l’on avait régardé cet amusement utile comme un vain plaisir, défendu par la sagesse, & qu’on ne peut goûter sans remords ? L’État en retirait un nouveau lustre ; pourquoi donc abaisser ce que l’Antiquité nous apprend à chérir, & ce que les Peuples les plus policés estiment d’un commun accord ? Les Sages de la Grèce applaudissaient aux Tragedies de Sophocle & de ses rivaux ; ils se montraient dans le lieu de la représentation, confondus parmi les spectateurs.

Ils maintiennent le bon goût.

Ce n’est qu’en déclinant, qu’en retombant au sein de la barbarie, qu’une Nation laisse éteindre son goût pour les Spectacles. Lorsqu’il commence à naître, il est le présage d’une grandeur rapide. Qui croirait que les faibles progrès de la Tragédie sous le règne de François I & de Louis XIII, annonçaient le siecle brillant de Louis XIV, père des Arts & des Lettres ? Si nos Théâtres dépérissaient un jour, si on se lassait d’y courir en foule, n’en doutons pas, nous retomberions dans la barbarie dont nous sommes à peine sortis. Si l’on prétend, à cause des taches qu’on voit dans le Soleil, que cet astre s’obscurcira totalement un jour, on peut prophétiser, en réfléchissant sur les taches qui paraissent déja dans notre Litterature, qu’un jour elle s’obscurcira tout-à-fait. Un Auguste, un François I, un Médicis, un Louis XIV, viendront alors lui rendre son éclat : elle le conservera parmi nous tant que rien ne ternira notre Théâtre, & tant qu’il ne sera point en proie au mauvais goût. N’épargnons donc rien pour lui conserver la grandeur, le sublime que lui donna Corneille, l’élégance de Racine, le vrai comique de Molière, & la pureté des mœurs qui l’accompagne depuis long-tems.

Leurs Ennemis sont en pétit nombre.

Mais qu’ai-je besoin de prouver l’utilité des Spectacles ? de grands hommes l’ont démontrée beaucoup mieux que moi. Qu’on lise leurs ouvrages, où l’éloquence prête de nouvelles forces à la vérité ; & que l’on avoue après ce que l’on aura ressenti. D’ailleurs, le nombre de ceux qui dédaignent le Théâtre est heureusement très-médiocre ; leurs vaines clameurs ont peine à se faire entendre. Ils pourraient se vanter d’avoir à leur tête un Philosophe fameux, si ce Sage ne montrait qu’il se plaît plutôt à avancer des propositions singulières, à soutenir des systêmes bisares, qu’à suivre tout simplement les lumières de la raison : cet homme de génie a la gloire de dire des choses uniques, & d’être presque le seul de son avis.

Les Censeurs du Théâtre ignorent son utilité.

Les Ennemis du Spectacle, qui s’en éloignent par état, ou par préjugé, reviendraient bientôt de leur erreur, s’ils en parlaient avec connaissance de cause. Se doutent-ils des sages leçons qu’il donne aux hommes ? Savent ils que la plûpart des Pièces, telle que le Tartuffe, le Joueur, le Glorieux, &c, &c ; valent d’éxcellens traités de morale ? Qu’ils viennent aux représentations des Ouvrages de nos grands Maîtres ; ils verront la licence bannie d’un lieu qu’ils ont méprisé ; ils sentiront la vertu pénétrer insensiblement dans leur cœur ; ils apprendront à s’intéresser au sort des malheureux. La Comédie d’un air enjoué, nous présente un tableau naif de nos ridicules ; tel s’amuse de la copie d’un petit maitre, d’un dissipateur, d’un méchant, dont il est souvent l’original. Nos faiblesses, nos folies mises en action, nous font rire de nos propres égaremens. La Tragédie en pleurs vient nous dépeindre les plus grands crimes des humains ; l’Innocence opprimée nous intéresse à son sort ; le Vice triomphant se fait haïr, détester ; on répand avec délices, des larmes de bienfaisance. La Vertu surmonte enfin les obstacles qui s’opposaient à sa félicité ; le Crime est terrassé, & nos cœurs sont satisfaits. Voila les beautés du Spectacle, & une partie de ses avantages. Disons tout en un mot ; il instruit en amusant. Il est aisé de montrer que son but est non-seulement de divertir, mais de corriger.

Le Spectacle est nécessaire à la Police.

Je veux pour un instant que le Théâtre ait quelque chose de nuisible ; il suffit qu’il empêche un plus grand mal, pour qu’on doive l’estimer. En éffet, l’intérêt d’un Etat le porte à le maintenir. La Police aurait peine à conserver le bon ordre dans les Villes, si chaque Citoyen se trouvait désœuvré. Que de maux se succéderaient les uns aux autres ! Que de familles ruinées, si les Spectacles étaient abolis ! Le jeu deviendrait notre idole favorite, & la débauche aurait des charmes pour nous. La Comédie nous fait passer quelques heures dans des plaisirs honnêtes ; elle a l’art de nous faire préférer un amusement agréable & utile, aux désordres inséparables du jeu, & aux malheurs qui suivent le libertinage. Ne sont ce pas-là des avantages réels ? Mais elle en offre encore de plus considérables.

De simples ridicules deviennent souvent des vices dangereux.

On prétend que la Comédie ne corrige les hommes que de quelques ridicules, assez peu importans à la société. Je soutiens que quand même elle n’aurait que ce mérite, elle doit fermer la bouche à ses Critiques ; Elle en ferait toujours plus que ces Moralistes éternels, qui se fatigueraient une année entiére sans remporter la moindre victoire sur les pécheurs trop obstinés, ou trop faibles. Les triomphes de Molière nous montrent de quoi la Comédie est capable. Il sut corriger les Précieuses de leur langage affecté ; il couvrit de honte les agréables de la cour, en exposant sur la Scène la peinture de leurs travers. On devrait, selon moi, trouver que le Théâtre fait un grand bien aux mœurs & à la société, en nous reprenant, même pour des ridicules très-légers. La moindre faute tire souvent à conséquence, & nous conduit dans une plus grande. D’ailleurs, les folies dont il nous guérit, ou qu’il nous fait craindre d’étaler au grand jour, sont plus importantes que l’on ne croit. La Coquetterie, par éxemple, n’est elle pas contraire aux bonnes mœurs ? Elle trouble le repos des familles ; elle rend faible & criminelle la beauté qui ne se proposait quelquefois que d’enchaîner à son char une foule de soupirans. La crédulité des vieillards les fait tomber dans des piéges dont ils sont les victimes ; ils prodiguent leurs biens aux dépens de ceux qui doivent en hériter. Enfin le Théâtre qui nous découvre nos erreurs les plus dangereuses, reprend aussi de mille ridicules, qui paraissent d’abord des bagatelles, mais qui, envisagés sérieusement, deviennent des vices repréhensibles & qui troublent la société. Il ne me serait pas difficile de prouver ce que j’avance, en m’étendant d’avantage. Je crois en avoir assez dit, pour ceux qui savent réfléchir.

Effet de la Tragédie.

La Comédie est l’école des hommes d’une classe ordinaire, ou pour mieux dire l’image de ce qui se passe dans les moindres actions de la vie ; & la Tragédie instruit les Particuliers & les Rois. Qu’elles renferment de leçons frappantes ! Par combien d’éxemples terribles, sait-elle éffrayer les méchans ! Alexandre, cruel tiran de Phérès, ville de Thessalie, voyant jouer l’Hécube d’Euripide ; sentit son cœur barbare s’attendrir malgré lui. Il sortit avant la fin de la Piéce, en s’écriant, qu’il serait honteux qu’on le vît répandre des larmes, lui qui se baignait chaque jour dans le sang. Après un trait d’Histoire aussi fort en faveur des Spectacles, poura-t-on douter encore de leur utilité ?

Pourquoi le Théâtre est méprisé.

Je crois découvrir une des principales raisons qui porte le vulgaire à mépriser la Comédie. Elle n’est que trop facile à trouver ; mais il est encore plus aisé de la détruire. Si vous voulez que les Spectacles soient regardés comme une école de la vertu, & une occupation digne des honnêtes-gens, ôtez la tache qui flétrit, en France seulement ceux qui s’y consacrent par état. Les Comédiens doivent être estimés lorsqu’ils ont des talens & des mœurs ; je ne vois rien de bas ni de honteux dans leur emploi. Que peut-il y avoir de dèshonorant à venir réciter en public les Ouvrages des Hommes de génie ? On ne croira jamais que le Théâtre soit le centre du bon goût, & le réformateur de nos travers, tandis qu’on verra ceux qui y montent rejettés du rang de citoyens. Les gens à préjugés ont quelque apparence de raison de ne vouloir pas aller entendre & applaudir des Acteurs qu’on regarde comme flétris. Je suis honteux pour notre siècle, qu’il laisse subsister un pareil abus. Si vous proscrivez les Comédiens, méprisez donc, dèshonorez les Auteurs des Ouvrages qu’ils représentent. Que peut-on imaginer de plus absurde ? En France on élève jusques aux nues, on chérit, on révère ceux qui composent les Piéces dramatiques ; & l’on suit, l’on dégrade ceux qui les récitent. Une telle façon d’agir est si pitoyable, si contraire au sens commun, que j’aurais honte de m’y arrêter d’avantage. Nos Voisins se montrent bien plus sensés que nous.

Quels sont les Ennemis du Spectacle.

Les Gens dont j’ai parlé plus haut, ennemis de la Comédie par ignorance ou par entêtement, voyent sans doute le nouveau Théâtre de mauvais œil ; ils doivent penser qu’on a très-grand tort de multiplier les Spectacles : il est aisé de leur faire sentir combien ils sont dans l’erreur. Je ne veux pourtant pas m’en donner la peine ; j’ai dessein d’éclairer ici des gens un peu plus respectables. Je ne m’adresse point non plus à ceux qui pourraient avoir des raisons d’intérêt, pour souhaiter la destruction totale de l’Opéra-bouffon. Il n’est que trop vrai qu’il leur fait un tort considérable ; mais ils n’ont qu’à redoubler de soins & de travail, qu’à bien traiter les Auteurs sur-tout, s’ils veulent balancer les succès d’un genre rempli d’agrémens. Le public gagnera dans leur petite guerre intestine, parce qu’ils s’appliqueront à se surpasser les uns les autres. Je n’ai en vue que les vains raisonneurs, les prétendus philosophes du siécle, qui n’ont d’autre interêt à déprimer le Spectacle moderne, que pour soutenir leurs idées.

Combien le Spectacle moderne diffère des autres Théâtres.

Lorsqu’on invente un genre de spectacle qui n’a rien de semblable à ceux qui sont reçus, on ne doit craindre aucune opposition. On devrait être sûr, au contraire, d’être encouragé & applaudi. Quel motif empêcherait qu’on accueillît avec joie un genre nouveau de plaisir & d’amusement ? Puisqu’il diffère en tout des Spectacles qui sont en droit de nous plaire, on ne doit point appréhender de leur nuire, en les variant agréablement. Suivons l’exemple des Grecs & des Romains ; ils ne craignaient pas de trop multiplier les Spectacles ; ils allaient applaudir tour-à-tour la Tragédie, la Comédie & les Mimes. Mais, me dira-t-on, cette nouveauté, qui cherche à s’introduire, ne peut réussir qu’au grand dommage des autres Théâtres, qu’elle vient peut-être éffacer : elle ne leur est point si dissemblable que vous le supposez, continuera-t-on sans doute, puisqu’elle se sert de la parole & du chant, dont ils ont toujours été en possession. Je réponds en demandant d’abord, s’il est possible d’imaginer un genre nouveau de Spectacle qui ait rapport à la Littérature & à la Musique, sans se servir de la parole ni du chant. Il suffit qu’on emploie ces deux choses dans des combinaisons différentes, pour que l’on ne soit point accusé de rien imiter. Lorsqu’on exprimera, par éxemple, à l’aide des paroles, les mœurs & les actions d’un Savetier, d’un Bucheron, &c. copiera-t-on ces Pièces où l’on ne voit que des Rois, ou pour le moins de bons Bourgeois ? En donnant à la Musique un mouvement plus vif & une gaieté qui la caractérise, sera-ce faire reparaître la gravité monotone de l’ancien Chant français ? Aucun Auteur ne s’est encore avisé d’en accuser un autre de plagiat, parce qu’il se sert, ainsi que lui, des vingt-quatres lettres de l’alphabet ; or de même qu’il est permis à tout le monde de faire des Livres par le moyen de ces vingt-quatres lettres de l’alphabet, en leur faisant prendre un arrangement inconnu ; il doit être permis aussi d’inventer un Spectacle nouveau, où l’on pourra parler & chanter, pourvu toutefois que la parole & la musique soient employées différemment qu’ailleurs. L’Opéra-bouffon se trouve dans ce dernier cas.

Qu’il devrait y avoir deux Spectacles de chaque genre.

Je dis plus ; il serait à souhaiter qu’on établît deux Comédies françaises, deux grands Opéras1 ; & ainsi du reste. Le Public, les Gens de Lettres, & les Acteurs mêmes y gagneraient. Il est aisé de concevoir, qu’alors les Comédiens ne se laisseraient point séduire par le bruit flatteur des applaudissemens ; ils craindraient toujours de voir triompher leurs rivaux ; cette noble émulation ferait croître & agrandir leurs talens ; ils feraient leurs efforts pour attirer les Auteurs, qui n’éprouveraient plus tant de petites mortifications, & qui seraient encouragés par l’espoir de parcourir deux vastes champs de gloire. Nous devons peut-être Molière à la rivalité de Montfleuri, & Racine à celle de Pradon. Il falut jadis deux Théâtres pour nous produire une foule de grands hommes ; pourquoi croyons-nous en avoir assez d’un ? Jugeons-nous notre siècle plus fécond que celui de Louis XIV ? Le Public est privé du plaisir de voir sur la scène deux le Kain, deux Préville ; de retrouver une seconde Duménil ; il ne regretterait pas aussi vivement la célebre Clairon. Il est étonnant que dans un siècle où tout le monde se pique d’esprit & de philosophie, on ait à combattre des préjugés aussi bisares.