(1769) De l’Art du Théâtre en général. Tome I « De l’Art du Théatre. Livre second. — Chapitre prémier. De l’éxcellence du nouveau Théâtre. » pp. 68-93
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(1769) De l’Art du Théâtre en général. Tome I « De l’Art du Théatre. Livre second. — Chapitre prémier. De l’éxcellence du nouveau Théâtre. » pp. 68-93

Chapitre prémier.

De l’éxcellence du nouveau Théâtre.

ME sera-t-il difficile de prouver que l’Opéra-bouffon est un Spectacle parfait ou qu’il peut le devenir ? Je ne crains point de trop hazarder en entreprenant ce Chapitre. Pour être en état de remplir tout ce qu’il promet, je n’ai qu’à répéter les éloges flatteurs qu’on donne au genre qui me met la plume à la main.

Mes seules pensées ne soutiendront pas le nouveau Théâtre. La plus-part des Auteurs Anciens & Modernes semblent avoir écrits en sa faveur. Je citerai, quand l’occasion s’en présentera, plusieurs de ces passages dans lesquels ils nous encouragent à l’applaudir. On jugera combien de plus longues recherches m’en auraient fourni, puisque le hazard m’en a tant procuré.

Une grande preuve de son mérîte se tire d’abord du prodigieux succès qu’il a parmi nous. Serait-il possible que Paris, le séjour des Arts & des Lettres, où règnent tout à la fois le faste & le goût, se fut rendu l’admirateur d’un Spectacle ridicule ? Cette Ville est trop éclairée, trop amoureuse des belles choses, pour accorder son estime à de pures frivolités. Ce n’est, dit-on, que pour son amusement qu’elle chérit le genre que vous préconisez. Quoi ! tout Paris ne voit dans l’Opéra-Bouffon que des bagatelles faites pour le divertir un instant ; il n’y court avec transport qu’afin de s’en réjouir & de les oublier aussitôt ! Une pareille idée tombe d’elle même. Si l’on ne trouvait au Spectacle Moderne du Sublime & de grandes beautés, irait-on quarante fois à la même Pièce ? Me fera-t-on croire qu’on aille rire si long-tems à des ouvrages qui ne seraient que burlesques ? L’agréable lasse à la fin ; on s’ennuie bientôt des traits plaisans qui nous divertissaient.

Objections importantes.

J’entens un des énnemis de ce précieux Théâtre s’écrier ici, que Paris ne chérit ses Poèmes que par caprice & par légéreté. Il aime le changement continue notre Aristarque ; dégoûté de la Comédie qu’on croit n’avoir plus rien à peindre, & des Tragédiés qui se ressemblent toutes, il adopte un Spectacle nouveau ; non parce qu’il a quelque mérite ; mais parce qu’il satisfait son inconstance : oui, s’il aime tant l’Opéra-Bouffon, c’est parce qu’il y trouve le frivole & le futile, dont sans cesse il fait ses délices. Je repondrai sans peine à notre malin Critique, à cet homme insensible aux attraits de la Musique & du beau simple. Les provinces ont le même amour pour l’Opéra-Bouffon : sont-elles sujettes aux défauts, à la légèreté qui régnent ordinairement dans Paris ? Non assurement ; le Négociant s’occuppe de son commerce ; on va se délasser au Spectacle des fatigues de la journée ; ce n’est point le caprice qui fait rejetter ou préférer telle chose : le goût qu’elles ont pour un genre presqu’adoré dans la Capitale, est donc une preuve de son mérite ?… La Province se plaît à copier Paris ; elle est toujours le singe de ses actions ; ainsi l’on ne peut soutenir sans ridicule que notre Capitale fasse bien d’avoir telle fantaisie, puisque les Provinces l’imitent à l’envi l’une de l’autre… Au moins ne pourra-t-on rien m’objecter contre l’éxemple de toute l’Europe, qui estime autant que nous l’Opéra-Bouffon. L’Allemagne en fait ses délices, peu s’en faut que l’on y sois tenté d’oublier, ainsi qu’en France, tous les autres Spectacles. Si l’on ne voit pas dans les autres Cours, des troupes d’Acteurs d’Opéra-Bouffon, comme dans l’Empire, la difficulté d’en trouver de passables en est la seule cause. Son triomphe est donc complet, puisqu’il est goûté de tous les Étrangers… Mais ils se font une loi d’adopter nos usages ; ils mettent leur étude à saisir nos modes à mesure qu’elles paraissent. Faut-il conclure que nos pompons sont divins, nos équipages sublimes, parce qu’ils les chérissent après nous ? Hèlas ! peut-être n’ont-ils appris de nous à tant aimer l’Opéra-Bouffon, que pour le seul plaisir de s’amuser de nos frivolités, & que par la même cause qu’ils imitent nos frisures élégantes, nos charmans colifichets, nos jolis petits riens !

Réponses appuyées du sentiment des plus grands Auteurs.

Ces vaines repliques ne sauraient ébranler les partisans du nouveau Spectacle. Ils sont trop persuadés de son mérite, pour faire attention à des discours frivoles. Plus il a de censeurs, plus sa gloire acquièrt de lustre & d’éclat ; les envieux cherchent-ils à abaisser ce qui l’est déja de lui-même ? Laissons donc parler les Critiques & n’en soyons pas moins ses admirateurs. Que n’a-t-on pas cherché à tourner en ridicule ? Que l’on me cite une chose qu’on ait d’abord applaudi d’une voix unanime ? d’ailleurs, quels sont les énnemis de notre Opéra ? de prétendus gens de Lettres ; & ces Messieurs se sont acquis le droit de tout mépriser sans conséquence. Écoutons à ce sujet un Ancien Auteur1 ; « S’il y a chose, dit-il, où l’esprit humain se donne carrière, c’est à juger d’autrui ; & notament cela est comme ordinaire à ceux qui font métier de mettre à bon escient le nez dans les Livres ». Ces paroles si sages serviront de réponse aux clameurs de quelques beaux esprits. Si trente hommes de genie s’élèvent contre notre genre favori, deux cents le défendent avec succès. Et quand même il n’aurait aucun partisan, faudrait-il le dedaigner ? « Le vrai caractère des hommes, dit l’Abbé Prévost, est de rabaisser ce qu’ils admirent, & de chercher des déffauts dans ce qu’ils estiment. » Mais entrons dans un plus grand détail. Je vais rapporter une partie de ce que le nouveau Théâtre peut alléguer en sa faveur. Je demande au Lecteur la permission de m’étendre un peu dans ce Chapitre.

Maxime d’Aristote.

Je prie le Lecteur de faire attention à ce sage précepte d’Aristote ; « Pour connaître si une chose est bien ou mal dite, ou bien ou mal faite, il ne faut pas se contenter d’éxaminer la chose même, & de voir si elle est bonne ou mauvaise ; il faut avoir égard à celui qui parle ou qui agit2. » Ce passage du Philosophe Grec empêchera qu’on ne puisse triompher en attaquant le Théâtre moderne ; cet axiome est même construit de manière qu’il est difficile de trouver des fautes dans l’ouvrage le plus mauvais, tant il offre d’excuses, & de moyens de se disculper.

Corneille a dit quelque chose en faveur de la Comédie-mêlée-d’Ariettes.

L’on sentait depuis long-tems que les Lettres avaient besoin d’un nouvel ornement, & que notre Théâtre n’était point encore arrivé au point de la perfection. Le croirions-nous ? Corneille, le grand Corneille a prophétisé la naissance du Spectacle moderne, a prévu combien il charmerait la France. Voici ses propres paroles. « Le retranchement que nous avons fait des Chœurs, a retranché la Musique de nos Poèmes ; une chanson y a quelquefois bonne grace. » Les Ariettes ne sont-elles pas clairement désignées ? Osera-t-on disputer à Corneille le mérite d’un genre dont il fait l’éloge ? Ce grand homme connaissait trop les règles, les véritables beautés du Théâtre, pour s’être trompé en parlant des moyens qui le feraient plaire. Considérez qu’il soutient la Musique légére & bouffonne, plutôt que celle de l’Opéra-Sérieux ; car s’il avait entendu les Poèmes héroiques, se serait-il servi du terme de chanson ? J’en suis certain, le Père de notre Tragédie, s’il avait vécu de nos jours, l’aurait aussi été de l’Opéra-Bouffon ; le passage que je viens de rapporter en est une preuve,

Boileau nous apprend pourquoi ce Spectacle nous fait tant de plaisir.

L’énnemi juré des mauvais ouvrages, le fléau des sots Auteurs, le dur & l’élégant Boileau, nous apprend dans un seul Vers quelle est la raison qui nous fait tant aimer notre Opéra. N’a t-il pas exprimé ce qui se passerait un jour dans notre ame, par ce Vers énergique ?

L’Esprit avec plaisir reconnaît la Nature.

Je conseille aux Acteurs de ce Spectacle charmant de le faire écrire, en grosse lettres d’or, sur le rideau de leur avant scène. On jurerait qu’il a été fait exprès pour eux. Une pareille devise serait d’un grande utilité ; tel qui fait ses délices de l’Opéra-Bouffon, sans pouvoir en expliquer la cause, s’en verrait éclairci avec joie.

Objections embarassantes qu’on peut faire encore contre ce Théâtre.

On me dira peut-être que le Théâtre doit instruire, & qu’il faut absolument qu’un Drame, de quelque nature qu’il soit, renferme une leçon utile ; j’avourai qu’on a raison. « Eh bien, me demandera-t-on, trouve-t-on qu’il y ait un grand mérite de placer sur la Scène un Bucheron, un Tonnelier, &c. ne vaudrait-il pas mieux les laisser dans leur obscurité ? Qu’avons-nous besoin de nous occuper des amours ou des avantures de gens aussi vils ? Quelle instruction peut-on en retirer ? Qu’importe à nos mœurs qu’ils soient sages ou vicieux ? Ne se corrigerait-on pas mieux en voyant au Théâtre un homme d’un état un peu distingué, au lieu d’un Marechal-ferrant, d’un pauvre laboureur, &c ? Le Spectacle est fait pour amuser, ou plutôt pour instruire ceux qui sont censés pouvoir y venir chaque jour ; il est clair que le menu Peuple ne se soucie guères de porter son argent à la Comédie : c’est donc donner des leçons à des gens qui ne viennent point les entendre ».

Réponses.

Cette objection embarassante m’a souvent inquiété. Je répondrai d’abord à ces derniers articles. Pourquoi ne mettrions-nous pas sur le Théâtre des Artisans, des Manœuvres, puisqu’il nous est permis d’y placer des Domestiques, qui sont souvent le plus bel ornement des Pièces ? Il est vrai que Champagne & Frontin ne sont pas toujours sur la Scène, comme ce Bucheron, ce Maréchal-ferrant, &c. Les uns n’ont que le dernier rang dans un Drame, & les autres en sont ordinairement les principaux personnages ; mais c’est une nouvelle découverte de l’esprit humain : on peut aussi bien rire des plaisanteries d’un savetier, que des ruses & des souplesses d’un valet intelligent. Peu nous importe d’ailleurs de voir la Scène occupée par un Roi, par un simple particulier, ou par un vil artisan. Tout ce qui nous amuse nous paraît digne de notre attention. On avait purgé le Théâtre des personnages vils & grossiers, par ce qu’on voulait en banir la farce ; mais nous, plus éclairés sans doute que nos ayeux, nous les remettons sur la Scène, nous courons applaudir leur façon de parler ; nous nous extasions à des peintures trop naïves qui auraient autrefois choqué le goût & la délicatesse.

Au sujet de l’objection, si l’on peut se rendre estimable en copiant fidèlement les mœurs de la lie du Peuple ; voilà tout ce que je dirai actuellement. Il faut avouer que c’est un secret que personne n’enviait jadis ; on ne pouvait pas même soupçonner qu’on désirat un jour de le trouver. Les Auteurs de l’Opéra-Bouffon savent représenter les actions d’un manant : qu’un Homme de Lettres s’occupe à faire revivre Alexandre, Brutus & nos Rois les plus augustes ; eux se font gloire de nous montrer un rustaut, un simple pécheur, un Boulanger. C’est un mérite qui leur est propre, qu’on ne leur disputera jamais, & qui est tout à la fois unique & bisare.

Que son stile est peut-être excusable. Passages tirés des Auteurs Anciens & Modernes.

La perfection de notre Opéra se trouve peut-être même dans sa bassesse. S’il manque de ce sublime qu’on voit dans les autres Spectacles, c’est une singularité qui le distingue, bien loin de lui faire tort. Le Père Brumoy a bien raison de dire, « Les Œuvres poètiques peuvent avoir des beautés d’un ordre plus ou moins élevé, & plaire par des graces différentes ». L’Opéra-Bouffon a ses beautés particulières qu’il est impossible aux autres Théâtres de lui dérober.

La plus-part des Poètes du nouveau Spectacle paraissent avoir raison de se persuader que le stile est très peu nécessaire pour faire valoir les ouvrages d’esprit. Voici ce que dit le fameux Rhéteur Longin ; « Les grands mots, selon les habiles gens, sont en effet si peu l’essence entière du Sublime, qu’il y a même dans les bons Écrivains des endroits sublimes dont la grandeur vient de la petitesse énergique des paroles3. » Si l’on voulait récuser l’Auteur Grec que je viens de citer, sous prétexte de son ancienneté, & que les goûts ne sont plus tels qu’ils étaient autrefois, le témoignage de Boileau montrerait que les Auteurs Modernes sont du même avis. Cet illustre Critique s’exprime ainsi ; « Il n’y a rien quelquefois de plus sublime que le simple même4. » Qu’on ose encore après cela faire le procès a quelques Poèmes de l’Opéra-Bouffon. Soyons en persuadés une bonne fois pour toutes, ce n’est pas sans dessein que plusieurs de ses Auteurs employent des façons de parler communes & triviales. S’ils ne mettent dans la bouche de leurs personnages que des pensées basses & populaires, c’est parce qu’ils s’appliquent à peindre la Nature. Des Savetiers, des gens qui fèrrent des chevaux, doivent-ils s’exprimer aussi élégament qu’un homme de la Cour ? Il est beau de ne point s’ècarter de ce qu’on appelle le Costume.

Ce que dit Horace dans un endroit de sa fameuse Épitre à Mécène, qu’on qualifie du nom de Poètique, achevera de montrer qu’une Pièce de Théâtre n’est point toujours méprisable, quoique son stile soit très souvent bas & commun. Voici les termes de ce Poète élégant & judicieux ; « Une Comédie où l’on rencontre des sentimens & des mœurs, quoi qu’elle soit sans grace, sans force & sans art, plait quelques fois d’avantage au Spectateur, & l’attache plus fortement que ces Vers magnifiques & harmonieux qui ne signifient rien5. » Je terminerai cet article par une remarque du Père Brumoy ; il semble conseiller aux Auteurs Dramatiques de ne se point donner la peine de bien écrire leurs Poèmes, parce que le Sublime du stile n’est jamais saisi aux représentations. La manière dont il s’exprime laisse du moins entrevoir son idée ; qu’on en juge : « Ce n’est que le sang froid qui applaudit au Théâtre à la beauté des Vers. » La conséquence que j’ai tirée n’est-elle pas naturelle ? Pourquoi voudrait-on plaire au Spectateur de sang froid ? Il est impossible que la représentation d’une action ne le trouble, ne l’agite, & n’aille ébranler fortement son ame. Notre Opéra éxcite aussi dans ceux qui viennent l’admirer un enthousiasme violent, qui les contraint à frapper des pieds & des mains : il est inutile d’avoir des choses grandes & sublimes à leur dire ; ils ne les entendraient pas. Je remarquerai pourtant qu’il est nécessaire de bien écrire un Drame au risque de n’être pas entendu pendant la représentation, ainsi que je le prouverai ailleurs.

Le nouveau Théâtre plaît généralement.

Poussera-ton la malignité jusqu’à disputer au Spectacle Moderne l’avantage de plaire à tout le monde, je veux dire à la plus-part de ceux qui fréquentent les Théâtres ? Je crois avoir déja prouvé que ses adversaires étaient sans conséquence. Il a le secret de se faire goûter de la Cour & de la ville. Cette approbation générale, qu’il est sûr de recevoir en tout tems, dénote assez son mérite. Il faut un grand art pour savoir contenter les différens goûts. « Une pièce de Théâtre, dit Aristote, doit pour être bonne remporter les suffrages des savans & des ignorans6. » Les Drames du Spectacle dont je parle, ont le bonheur de satisfaire à ces conditions. Je trouve qu’ils plaisent encore d’avantage aux ignorans qu’aux gens d’esprit. Mais c’est une nouvelle preuve de leurs beautés : un sot est plus difficile a émouvoir, à charmer, que celui dont le goût est éclairé ; il n’est pas aisé de se mettre à sa portée ; il faut que les bonnes choses soient, pour ainsi dire, palpables afin qu’ils les appercoivent & les applaudissent. Combien d’hommes de génie se sont toujours fait une gloire de voir leurs ouvrages goûtés par les ignorans ? Ils ne croyaient leurs productions sans déffauts que lorsque des gens sans études daignaient y sourire.

Molière avec raison consultait sa Servante7.

Il résulte de tout ce que je viens de dire, que nous ne saurions trop aimer cet agréable Spectacle. Apprenons par cœur ces paroles de Tacite ; elles nous prouvent que nous avons raison de ne point rougir de notre amour pour les Ariettes Italiennes, & elles doivent faire taire en même tems ceux qui oseraient nous blamer : « Ce qui nous sert maintenant d’éxemple, a été autrefois sans éxemple, & ce que nous fesons sans éxemple, en pourra servir un jour. » Mais ai-je besoin d’encourager mon siècle à persister dans ses fantaisies ? Doit-on craindre que la mode de la Musique enjouée, dure aussi peu que celle de la parure, & que la réputation de bien des Auteurs ?

Succès des Ariettes même hors de la Scène.

On dirait que le goût pour la Musique Italienne est devenu en France une maladie épidémique, de laquelle personne ne peut se mettre à couvert, qui gagne les gens les plus graves, & dont l’on serait au désespoir d’être guéri. Nous imitons on ne peut d’avantage ce que l’on raconte des habitans d’Abdère. Archelaus, fameux Comédien du tems de Lysimachus, Roi de Macédoine, représenta devant eux l’Andromède d’Euripide, avec tant de force & de pathétique, qu’ils furent atteints d’une frénésie qui leur fesait courir les rues en récitant les Vers de cette Pièce. Il est singulier que l’Opéra-Bouffon ait aussi l’honneur de troubler les meilleures cervelles. Si nous n’allons pas par les rues en chantant à haute voix, avouons qu’il ne nous manque qu’un dégré de chaleur, & que nous n’en sommes guères plus sensés. L’Histoire ajoute, que les habitans d’Abdère furent guéris de leur folie aussitôt que l’hiver eut rafraichi leur sang Toutes les glaces du Nord ne suffiraient pas pour calmer l’ardeur que nous ressentons pour notre Spectacle favori. Concluons en, que le Spectacle moderne n’inspire point un enthousiasme qui tient de la folie, ou qu’il est très-difficile de nous rendre sages, une fois que nous avons perdu la raison.

Nos plus célèbres Auteurs sont partisans de l’Opéra-Bouffon.

Les hommes de génie qui font le plus d’honneur à la France, sont aussi de zélés partisans du Théâtre Italien. S’il était méprisable, ainsi que le soutiennent de prétendus connaisseurs, verrions nous d’illustres membres de l’Académie Française s’abaisser à composer pour lui des ouvrages ? Aurions-nous vu des Auteurs distingués dans la République des Lettres, ne pouvoir atraper sur ce Théâtre ce je ne sais quoi qui fait tant applaudir les Sédaine & les Anseaume ? Il faut donc que le genre du nouveau Spectacle ait de certaines difficultés, puisque même des hommes de mérite échouent en voulant y travailler. Serait-il moins facile à saisir que le sublime du Tragique, ou le vrai génie ne saurait-il s’abaisser jusqu’à lui ? N’éxigerait-il que des talens médiocres ? Je laisse résoudre la question à ceux qui daigneront s’en donner la peine ; ils seront plus flattés de la décider eux-mêmes, que si je me chargeais de ce soin. Le Philosophe Rousseau, digne tout-à-la fois de louange & de blâme, est un des grands partisans de la Musique ; il est vrai qu’il donne la préférence à celle des Italiens, mais c’est en cela qu’il fait paraître combien il estime l’Opéra-Bouffon. Il commença même ses travaux Littéraires par composer Le Devin de Village, dans lequel on peut voir une grande partie de notre genre favori, le germe des Romances, des Ariettes & celui du Vaudeville. Ce Sage caressé des Muses & des gens vertueux, crut autant s’immortaliser en fesant une espèce d’Opéra Bouffon qu’en écrivant ces ouvrages qui charmeront aussi bien la postérité que son siècle. Le sublime Voltaire, tant applaudi & tant critiqué, fut toujours partisan de la Musique ; malgré tous ses lauriers, il brigua l’honneur de joindre ses talens à ceux de Rameau. Combien de démarches ne fit-il pas pour y parvenir ? On ne peut s’empêcher d’être étonné qu’un grand homme, tel que Mr. de Voltaire, ait tant désiré les doubles Croches des Musiciens. « Grégoire VII, dit-il avec enthousiasme, n’a rien fait de mieux qu’un Opéra8. » Il est clair que cet Auteur immortel avait sur-tout une forte estime pour le genre bouffon, puisqu’il s’exprime ainsi ; « Je voudrais que Newton eut fait des Vaudevilles, je l’en estimerais d’avantage9. » Convenons que tout autorise le prodigieux succès du nouveau Spectacle.

Mr. Diderot ne dédaignerait pas non plus le genre pour lequel j’écris : « une farce éxcellente, dit-il, n’est pas l’ouvrage d’un homme ordinaire ».

Dernières objections contre ce Spectacle.

Mais je ne puis dissimuler qu’on fait contre lui des objections beaucoup plus fortes que celles que j’ai déjà rapportées. Après avoir soutenu qu’il est l’ouvrage du caprice & de la légéreté, « son regne dit-on, ne sera pas de longue durée ; il disparaitra aussi promptement que la mode des Pantins. On sera honteux un jour de l’avoir regardé d’un œil favorable, ainsi que l’on a rougi des applaudissemens prodigués aux Tragédies de Pradon ». Si ce malheur lui arrivait s’il se voyait chassé avec ignominie, ce ne serait point une preuve de son peu de mérite. Plutarque a dit que les plus belles choses ont leur tems & leur saison. « Le mauvais goût l’a seul produit, continue la satire outrée ; s’il est l’enfant des beaux Arts & des Lettres brillantes de gloire, pourquoi n’est-il pas né dans le siécle de Louis XIV ? Il n’avait garde de se montrer dans un tems où le vrai Beau seul avait des admirateurs. Il se cachait alors dans l’obscurité des Foires, trop heureux d’amuser les laquais & la populace. Dès que le goût se relacha, dès que la frivolité vint s’emparer des têtes Françaises, toujours prêtes à la recevoir, il marqua l’instant de son triomphe, il osa se montrer au grand jour, & devint dans peu le Spectacle de la nation. » Voilà, je l’avoue, une critique à laquelle il est assez difficile de répondre. On verra pourtant par la suite si elle est bien fondée.

Il offre des choses trop viles, trop communes.

Plaçons encore ici quelques uns des traits de satire qu’on ne cesse de lancer contre notre Théâtre. Je ne dirai peut-être qu’un mot pour les confondre ; mais c’est parce que mon Livre en général doit les détruire aisément, & que je me repose sur les lumiéres de mes Lecteurs. Il semble (ce sont les énnemis de l’Opéra-Bouffon qui vont parler.) Il semble que d’Aubignac ait prophétisé ce qui se passerait de nos jours lorsqu’il dit ; « La Comédie est demeurée parmi nous, non-seulement dans la bassesse, mais dans l’ignorance ; car elle s’est changée en cette farce, ou impertinente bouffonnerie, que nos Théâtres ont souffert ensuite du Poême Dramatique, sans art, sans partie, sans raison10. » Le nouveau Spectacle pourrait-il mieux être défini ? Quelqu’un qui parlerait du triste sort de la Comédie dans le dix-huitième siècle n’en peindrait-il pas la cause avec les mêmes termes dont se sert d’Aubignac ? Eh ! quel est donc ce genre si vanté ? N’est ce pas un amas de paroles sans grace, sans esprit, & vuide de sens ? La Musique seule l’anime, dès qu’il en est dénué, il languit, il tombe, & semble un corps sans ame. Que trouvera-t-on de plus comparable aux Parades des Baladins ? Leurs personnages sont ordinairement des gens de la lie du peuple ; & les siens sont aussi de la même espèce. Il se ressentira toujours de son origine, malgré le soin qu’il se donne pour la faire oublier. Ceux qui vont chaque jour l’admirer, ont des sentimens bien nobles ; ils se plaisent avec des forgerons, des serruriers, des cochers. Que ne vont-ils aussi avec des marechaux-ferrans & des savetiers véritables ? Ils goûteraient le même plaisir, puisque ceux qu’on met sur la Scène en sont les fidèles copies. La Musique attire une si grande foule de curieux, dira-t-on, & non pas la simple envie de contempler des artisans. En vérité, les accords d’Orphée & d’Amphion n’ont pas opérés de tels prodiges ; ils n’attirraient que des pierres, des arbres & des animaux, aulieu que les Musiciens de nos jours font mouvoir au son de leurs violons tout un Peuple éclairé ; ils lui font croire qu’il vient entendre une Pièce de Théâtre, tandis qu’on repaît son esprit de vains sons, de gigues, de gavotes. On est si accoutumé à voir la Scène-moderne remplie de savetiers, d’une troupe de manans, de misérables laboureurs, qu’on ne peut s’empêcher de s’écrier, lorsqu’il paraît un Poème à ce Théâtre dans lequel on fait agir des Acteurs d’une condition un peu distinguée ; nous serons donc enfin dans la compagnie d’honnêtes gens ! On commence, il est vrai, à jetter dans les Drames du nouveau Théâtre des personnages relevés. Mais ils sont presque toujours confondus avec des gens de la lieu du peuple ; & d’ailleurs, on voit si rarement de tels Poèmes qu’ils ne font point éxception à la règle générale. Combien même est-il dans le monde de personnes sensées, qui disent que les titres mêmes des Opéras-Bouffons les révolte, & qu’elles ont peine à se résoudre d’aller voir représenter des Pièces qui portent sur l’affiche des noms tout à fait bas, tels que ceux de savetier, de bucheron &c. ? Peut-être sont-elles trop délicates. Quoiqu’il en soit, elles soutiennent que de pareils intitulés désignent un genre grossier & vil, & qu’ils ne promettent rien d’absolument intéressant. Les Grecs & les Latins, il est vrai, ne donnaient guères à leurs Drames des titres plus relevés. Ajax porte fouet semble annoncer un cocher ; Œdipe ne promet qu’un homme dont les pieds sont percés ; &c ; L’Eunuque ne fait pas attendre des choses bien distinguées. Mais l’idiôme de ces langues était différent du nôtre ; leurs épithètes, qui nous paraissent si ridicules, étaient une grande beauté.

Preuves que le nouveau Théâtre corrompt le bon goût, & détruira tout-à-fait les Lettres.

Ce n’est pas là les seuls sujets de reproches qu’il soit possible de faire au Théâtre actuellement en vogue ; continuent toujour les Critiques outrés ; on a des meilleures raisons de le fuir, même de le détecter. Que l’on fasse attention à ce qu’il nous reste à dire. Il fait perdre insensiblement le goût que nous avions pour les Pièces de Corneille & de Molière ; les Comédiens ne s’en appercoivent que trop. Ils nous donne un sujet de crainte encore plus sensible. Ses progrès actuels pourraient bien occasionner en France la destruction totale des Belles-Lettres. Si la plus-part de nos Auteurs n’ont plus ni force ni génie, à quoi faut-il en attribuer la cause, si ce n’est au Spectacle moderne ? N’est ce pas depuis son établissement qu’on s’apperçoit de la faiblesse de nos Muses, d’une espèce de létargie sur le Parnasse ? Soiez-en sûrs, vous applaudissez un genre ridicule, il se répand alors, chacun veut avoir la gloire d’y travailler ; il coute moins de peine qu’une Tragédie, rapporte autant d’honneur & presqu’autant de profit ; c’en est assez pour que tous les Poètes vivans l’adoptent d’un commun accord. Ne cherchant, ne voyant, n’aimant que l’Opéra-Bouffon, n’est-il pas naturel qu’il s’introduise insensiblement par-tout ? Les guerres civiles, les incursions des Barbares arrêtèrent autrefois les progrès de l’esprit chez les différens Peuples de la terre. A présent que la balance est établie dans l’Europe & dans presque tout l’Univers, les Arts & les Lettres ne pouvaient être détruits que par le mauvais goût. Il agit en sureté, grace aux soins de l’Opéra-Bouffon. Qu’on ne prenne point ceci pour des discours en l’air ou pour de vains sophismes. Les gens judicieux n’ont qu’à réffléchir un instant, ils nous approuveront bientôt. Si l’on eut toujours aimé le Spectacle des Mistères, des Actes des Apôtres, nos Théâtres seraient encore dans la barbarie : par la même raison, lorsque nous nous relâchons de notre amour pour le vrai Beau, il s’éclipse, & le ridicule que nous lui préférons lui succède. En un mot, notre Littérature doit périr à cause de l’Opéra-Bouffon ; il la mine chaque jour en acquérant de nouvelles forces ; semblable à l’insecte qui dévore en se formant, le fruit dans lequel il a pris naissance.

Voilà quels sont les grands coups que l’on veut porter au nouveau Spectacle, Ses énnemis prétendent l’accabler par de fortes raisons, tandis que ses partisans croient que tout doit se réunir en sa faveur : au milieu de tant d’avis différens il n’est pas difficile de reconnaître ceux qui suivent le parti de la vérité.