(1769) De l’Art du Théâtre en général. Tome I « De l’Art du Théatre. Livre second. — Chapitre II. Regrèts de ce qu’ARISTOTE n’en a rien écrit de considérable. » pp. 94-100
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(1769) De l’Art du Théâtre en général. Tome I « De l’Art du Théatre. Livre second. — Chapitre II. Regrèts de ce qu’ARISTOTE n’en a rien écrit de considérable. » pp. 94-100

Chapitre II.

Regrèts de ce qu’ARISTOTE n’en a rien écrit de considérable.

A ucun Auteur ne peut se vanter d’avoir écrit sur les règles du Théâtre avec autant de succès qu’Aristote. La Poètique de ce grand Philosophe est parvenue jusqu’à nous, malgré le nombre des siècles qui se sont écoulés. Dès l’instant qu’elle parut, elle remporta tous les suffrages ; & au bout de trois mille ans elle enchante encore nos Sçavans, & nous donne des préceptes que l’on s’éfforce de suivre. Les changemens arrivés par tout l’Univers, dans les langues recues, dans les mœurs, dans le goût, ne l’ont point fait oublier. Elle semble acquérir chaque siècle un nouvel éclat. Les Empires se sont détruits, & ce Livre si profond est toujours le même, il ne périra sans doute qu’avec le monde entier. De quelles lumières ne fallut-il pas que son auteur fut doué ? Il instruisit d’un art qui n’avait guères de règles de son tems, & dont chaque nation vient au bout de trois mille ans chercher dans son Livre la connaissance & les règles certaines.

Si Aristote vivait, il eut écrit sur le nouveau Drame.

Il ferait à souhaiter pour la gloire de l’Opéra-Bouffon que ce grand homme vécut de notre tems, ou que son prodigieux sçavoir se trouva logé dans une tête Française. Je suis persuadé que notre Philosophe Grec composerait quelque écrit célèbre sur le Spectacle qui nous fait tant de plaisir. La raison qui me le fait croire ést toute simple, c’est qu’ordinairement les Auteurs ne traitent que des sujets analogues au goût de leur tems. Aristote n’aurait point fait une Poétique en faveur de la Tragédie, si lorsqu’il vivait, les Euripide & les Sophocle n’avaient été généralement applaudis. De nos jours il dédaignerait la Comédie & sa rivale & n’écrirait qu’une Poètique sur l’Opéra-Bouffon. Que ne dirait-il pas au sujet d’un genre si goûté ? Nous y découvririons des beautés qui nous seront peut-être toujours inconnues. Sa plume sçavante immortaliserait les agrémens du nouveau Théâtre en les fesant passer pour des loix.

Il peut en avoir parlé.

Quand j’avance qu’il n’en a point parlé, l’on aurait tort de me croire à la lettre, il est très-possible qu’il l’ait connu. Les mêmes accidens, le ravage des années, qui nous ont privés de son Traité des passions, pourraient bien nous avoir enlevé ses discours au sujet de l’Opéra-Bouffon, ainsi que je le démontrerai plus bas.

Certaines Énigmes modernes comparées à notre Théâtre.

Notre Siècle ne s’est pas seulement orné d’un Spectacle digne enfant de la joie ; la Littérature fait d’un autre côté des progrès qui achévent de combler sa gloire. Dans le même tems que nous donnons naissance à l’Opéra-Bouffon, nous avons le bonheur d’inventer des Énigmes d’un genre nouveau, ou du moins de les remettre en crédit. Celle que le Sphinx proposait au Peuple de Thèbes,

Qui fut cause qu’Œdipe eut la douleur amère
De faire des enfans à Madame sa Mère11,

doit baisser pavillon devant l’espèce d’énigme dont je parle. Les Grecs, les Romains, & même les Égiptiens, ne sçauraient nous disputer l’avantage de les surpasser. Il est beau de voir les Français enrichir le Théâtre de découvertes précieuses, & trouver tout-à-la fois une façon nouvelle de composer des Énigmes. Ces petits Poèmes aiguisent l’esprit, font briller sa pénétration, dissipent agréablement la mélancolie & l’ennui. On appelle le genre d’Énigmes dont je veux parler Calembours ou Charade. L’art de bien les faire est d’appliquer à un seul nom deux termes étrangers, sans compter sa définition naturelle ; c’est-à-dire, qu’il faut rencontrer un sens complet dans chaque partie d’un mot de plusieurs sillabes. Un éxemple me fera mieux comprendre. On propose ainsi en forme de question un mot de plusieurs sillabes. Ma prémière partie est un terme de Mathématique, ma seconde, ce que nous habitons & mon tout, une partie de l’Europe. Le mot de l’Énigme est Angleterre, dans lequel on voit Angle, Terre. En voici encore une autre, qu’on prétend être l’ouvrage d’une Dame illustre aussi distinguée par son esprit que par les charmes de sa personne. Ma prémière partie est l’Immensité, ma seconde, la Lumière, & mon tout l’Eternité. Le mot qui renferme tant de diverses acceptions, c’est Toujours ; il est composé de tout & de jours.

Erreur dans laquelle Aristote est tombé.

Ces Logogriphes si spirituels & d’une espèce nouvelle, ont le bonheur de nous divertir alternativement avec l’Opéra-Bouffon. On ne les connaissait pas du tems d’Aristote, puis qu’il dit dans sa Poétique ; « Les noms ne signifient rien, même doubles & séparés, comme Théodore, si l’on désunit les deux noms qui le forment, ni l’un ni l’autre ne signifient rien12. » Je crois avoir prouvé le contraire ; je vais le faire sentir encore mieux par ce même mot Théodore, que notre Philosophe soutient ne signifier qu’un simple nom d’homme. Je trouve d’abord Théo ou Théos qui en Grec θεως, veut dire Dieu. Dore s’entend toujours par Donné δορος ; ainsi le tout ensemble offre un sens très-complet ; Dieu-Donné, Donné par Dieu ; si l’on veut en faire une division, l’ame est encore satisfaite des idées qu’elle y rencontre.

Il est donc aisé de s’appercevoir que l’Oracle des Sçavans a mal défini les noms. Son célèbre traducteur, M. Dacier, qui fut plutôt d’Athènes que de Paris 3 , a tombé dans la même faute, si toute fois c’en est une ; on doit s’en prendre à l’éxcessive admiration qu’il ressentait pour les ouvrages de notre Philosophe, loin de soupçonner la justesse de son goût : si l’Auteur Grec avait soutenu que le blanc est noir, Dacier & la foule pédantesque des Commentateurs se seraient aussitôt mis à crier la même chose. Aristote est aussi fort éxcusable ; on fesait bien de son tems des Tragédies sublimes, mais non pas des Énigmes comme les notres. Il était réservé au Siècle où nous sommes de faire naître, ou de perfectionner, l’Opéra-Bouffon, & d’inventer de singulières Énigmes

On ne se douterait peut-être jamais de ce qui me fait vivement regretter que nous n’ayons pas quelqu’ouvrage d’Aristote sur notre Spectacle favori. Se l’imaginerait-on ? L’on regarde presque ce fameux Philosophe comme un saint. Or, nous aurions ajouté plus de foi à ses paroles. La force de ses raisons nous persuaderait à demi, & le souvenir de ses vertus acheverait de nous convaincre. Oserait-on résister à l’éloquence d’un Sçavant qu’on place au rang des Bienheureux, quoiqu’il vécut dans l’idolatrie ? Le Lecteur s’étonne peut-être de ce que je dis. Quelle éxtravagance ! s’écriera-t-il ; Aristote au nombre des Élus ! Je le supplie de croire que je n’avance point sans preuve une pareille chose. Plusieurs Auteurs ont prétendus que quelques Payens vertueux pouvaient être sauvés13. Un grand nombre de Gens doctes ont soutenu qu’Aristote sur-tout n’était pas au rang des réprouvés. Voetius a écrit un Livre éxprès, intitulé : De salute Aristotelis. J’ignore si on a eu la même bonté pour Homère, Sophocle, Virgile, Horace, Cicéron, &c, &c. L’on aurait pu, selon moi, les faire jouir d’un pareil bonheur. Un Payen qui suivait les devoirs de l’honnête homme, qui ne s’écartait jamais de ce que lui prescrivaient ses Dieux & la probité, ne valait-il pas ce Chrétien qui semble se faire un plaisir de se moquer de la Religion, & d’afficher les désordres de sa vie ?