(1769) De l’Art du Théâtre en général. Tome I « De l’Art du Théatre. Livre troisiéme. — Chapitre prémier. Qu’on ne doit pas se figurer que la composition des nouveaux Drames soit aisée. » pp. 116-120
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(1769) De l’Art du Théâtre en général. Tome I « De l’Art du Théatre. Livre troisiéme. — Chapitre prémier. Qu’on ne doit pas se figurer que la composition des nouveaux Drames soit aisée. » pp. 116-120

Chapitre prémier.

Qu’on ne doit pas se figurer que la composition des nouveaux Drames soit aisée.

UN Drame qui réunit tant de perfections ne doit pas être l’ouvrage d’un jour à composer ; il éxige même dans ses Auteurs des qualités qui ne se rencontrent pas communément. La pluspart des Poètes sont incapables d’ensevelir, pour ainsi dire, leur génie sous des paroles minutieuses en apparence. Admirons donc les talens de ceux qui cachent modestement leur mérite, & donnent au Public des Ouvrages agréables sous une forme frivole & trompeuse. Quel Art ne leur faut-il pas ? La difficulté de l’acquérir le rend encore plus estimable.

La Critique va peut-être se réveiller ici. Quoi ! s’écriera-t-elle, peut-on soutenir qu’il y ait du mérite à composer des Drames où l’on ne voit souvent que de méchans quolibets, & dans plusieurs desquels le stile est à peine digne de ceux qu’on y fait parler ? Laissons la s’agiter de rage, & trouver à redire jusques dans nos plaisirs. En comparaison des applaudissemens dont nous comblons notre Spectacle, ses cris ne forment qu’un vain murmure. Elle est digne de notre pitié, plutôt que de notre haine. Elle n’éprouve point ce charme que nous ressentons à la vue de notre Opéra. L’amusant & le beau prennent, sans doute, à ses yeux des formes désagréables. Elle ressemble à ces gens qui voyent tous les objets de travers, parce qu’ils ont l’œil mal organisés.

Si l’on doutait encore qu’il soit nécessaire d’employer dans les Drames modernes le goût & l’esprit dont on est capable, Boileau nous forcerait de changer d’avis. Il me semble du moins que je puis appliquer au nouveau Théâtre ce Vers, tiré de l’Art Poétique :

Il faut même en Chansons du bon sens & de l’art.

Voilà un précepte que l’on ne sçaurait trop suivre ; quoiqu’il regarde particulièrement les Poètes du Spectacle moderne, il se rapporte à tous les Auteurs en général. On ne se pique pas actuellement de l’avoir appris par cœur. Le plus grand nombre de nos gens de Lettres, loin d’écrire avec art les bagatelles qu’ils composent, s’éxemptent même quelquefois de mettre du bon sens dans les Ouvrages un peu relevés que leur plume ose enfanter.

Beaucoup de gens se figurent qu’on peut faire un Opéra-Bouffon dans très-peu de jours. Ils sont bien dans l’erreur. Ce qui leur inspire une pareille idée, c’est que n’y voyant que des choses communes, ils concluent qu’elles doivent venir aisément dans la tête d’un Auteur. Je ne crois pas que les Poètes qui se consacrent à ce genre ayent plus de facilité à composer du frivole qu’à produire des ouvrages sublimes ; mais quand même ils écriraient plus volontiers d’un stile lâche & rampant, il ne faudrait pas les mépriser ; au contraire, ils mériteraient d’avantage notre estime. Qu’on juge de l’éffort que doivent faire des gens d’esprit pour se plier au ridicule & à la bassesse de leur sujet. En descendant jusqu’à l’Opéra-Bouffon l’on prouve qu’on possède un génie souple, adroit, qui sçait se prêter à tout. Deux fameux Auteurs entreprirent, dit-on, de faire une Chanson de Pont-neuf contre l’immortel Rousseau, le David & l’Horace de la France ; dans laquelle ils se proposaient de tracer l’histoire de sa naissance, & les avantures de sa vie ; il leur fut impossible d’atrapper le stile des Hales, & cette bêtise originale des Chantres enroués de la Samaritaine. Les meilleurs mots se présentaient au bout de leur plume ; les rimes les plus riches venaient les trouver en foule, comme pour les narguer. Ils jugèrent la Chanson digne d’eux, & la jettèrent au feu. Les Compositeurs de nos Pièces modernes, auraient bien sujet de se rire de leur embarras. S’ils fesaient pareille entreprise, les plus grands succès leur seraient assurés.

J’ai cru pendant long-tems, je l’avoue à ma honte, qu’on pouvait composer un Poème pour le nouveau Théâtre avec autant de rapidité qu’on écrit des Chansons. Un de ses meilleurs Poètes a dissipé mon erreur. Ses lumières, & l’étude profonde que j’ai faite de notre genre favori, m’ont ouverts les yeux. J’ai senti qu’on devait travailler avec soin les Pièces du nouveau genre, que la précipitation leur nuisait, & qu’on est contraint de se hâter lentement. L’homme de mérite dont je viens de parler m’assura qu’il était aussi longtems à s’occuper du plan d’une Comédie-mêlée-d’Ariettes, qu’à en écrire les Sçènes. On ne saurait refuser d’ajouter foi aux discours de ce Poète chansonnier. L’éxpérience donne toujours les meilleures leçons.

O vous donc, jeunes Auteurs, qui destinés vos talens à un Spectacle qui charme l’enfance & la vieillesse, les riches & les pauvres, les sous & les sages, craignez d’entreprendre au dessus de vos forces. Laissez parler les ignorans, & ne vous dégoûtez pas des longueurs du travail.

Vingt fois sur le Métier remettez votre Ouvrage,
Polissez-le sans cesse & le repolissez.

Redoublez d’ardeur & de vigilance, et voyez, corrigez souvent le Drame en général. Apprenez que le tems seul met la dernière main aux Ouvrages d’esprit.