(1769) De l’Art du Théâtre en général. Tome I « De l’Art du Théatre. Livre troisiéme. — Chapitre IV. Il faut que le nouveau Théâtre se fonde sur la Vérité & sur la Nature. » pp. 133-138
/ 385
(1769) De l’Art du Théâtre en général. Tome I « De l’Art du Théatre. Livre troisiéme. — Chapitre IV. Il faut que le nouveau Théâtre se fonde sur la Vérité & sur la Nature. » pp. 133-138

Chapitre IV.

Il faut que le nouveau Théâtre se fonde sur la Vérité & sur la Nature.

A Près avoir prouvé que le but de notre Spectacle doit être le même que ceux des autres Théâtres, c’est-à-dire d’instruire en amusant, il faut faire voir qu’il ne saurait trop se soumetre à des loix encore plus difficiles. L’art trop affecté lui nuirait, au lieu de l’embellir ; il ne s’écarte guères de la Vérité ni de la Nature ; & de là lui viennent ses principales beautés ; aussi ne cherche-t-il point ordinairement loin de nous les moyens de plaire. C’est pourquoi le plaisir qu’on éprouve à quelques uns de ses Drames, nous remplit de cette douceur délicieuse qu’on ressent à con templer des objets réels, qui nous occupent & nous attachent. Représente-t-il une action villageoise, on croit voir agir les vrais habitans de la campagne ; l’ame trompée par les charmes de l’illusion, éprouve alors le même sentiment dont elle est pénétrée quand nos oreilles sont frappées du son rustique des chalumeaux, & quand nos yeux errent agréablement sur une vaste plaine couverte d’herbes & de fleurs. Dépeint-il les mœurs d’un Teinturier, d’un Boulanger, on est transporté dans leur boutique ; on agit, on parle avec eux : enfin, jamais Spectacle ne copia si bien la Nature. S’il cessait de fonder sur elle tous ses Poèmes, il deviendrait bientôt ennuieux, froid, insipide.

Pourquoi l’Opéra-Bouffon doit imiter la Nature.

La raison en est simple. Le genre qui lui convient ne renfermant aucune apparence de Sublime, ne devant nous montrer que des personnages bas & vils, dont les discours se ressentent du rang qu’ils tiennent, l’esprit se révolterait de s’occuper long-tems de choses fausses & méprisables.

Nouvelles raisons qui nous portent à l’estimer.

Soyons en certains, le grand amour que nous avons pour ce Spectacle vient encore une fois, de ce que nous y trouvons presque toujours la peinture frappante des mœurs du Peuple. S’il se permettait d’outrer ou d’adoucir ses couleurs, nous le fuirions bientôt, comme ne ressemblant à rien.

Que le Beau naturel est rare de nos jours.

Démontrer que le genre du Théâtre moderne est de réunir la Vérité & la Nature, c’est prouver en meme tems qu’il peut s’élever au dessus des autres Spectacles. En éffet, de nos jours le Beau simple & le naturel ne se trouvent gueres au Théâtre. La Scene-Bouffonne a daigné seule les accueillir. Je demande si la Comédie du Moment est l’image de nos mœurs ? Ses Poètes la font paraître chargée d’ornemens étrangers, de clinquans & de dorure. Elle ressemble à ces vieilles Coquettes qui n’ont d’autres attraits qu’une couche de rouge, & qui prennent encore des airs enfantins & minaudiers. Elle dit des riens d’un air à prétention, joue finement sur les mots, rit & pleure tout à la fois. La Tragédie du Jour n’est qu’un recueil de maximes pompeuses, de tirades placées à tors & à travers. La plus-part de ses personnages savent par cœur la carte du tendre ; elle n’oserait se faire voir sans être accompagnée d’un habile décorateur, & d’une foule de gardes. L’Opéra-Sérieux paraît d’abord encore plus ridicule, & hors de nos mœurs. Son langage est un galimatias cadencé, fatiguant par les pointes, les antithèses dont il est rempli. Les contes avec lesquels on berce les enfans sont moins incroyables que les Épisodes & souvent le sujet de ses Drames ; les Diables y dansent, les Dieux y radotent. Je parle ici de l’Opéra-Sérieux sans rien approfondir ; on verra ce que j’en dirai lorsque je l’éxaminerai sérieusement.

Mais ce n’est pas seulement des Théâtres que l’image de la Vérité est bannie ; le reste de la Littérature semble avoir conjuré contre elle. Les Auteurs de Romans, d’Histoires, d’Épîtres & particuliérement d’Héroïdes, loin d’être naturels dans leurs Ouvrages, & de chercher à dire des choses qui nous concernent au moins un peu, se perdent dans le pays de l’imagination, & n’écrivent que des chimères ; leur stile maniéré, plein d’un faux brillant, n’est qu’un vrai persiflage. Combien est-il d’hommes de Lettres qui se croiraient dèshonnorés s’ils se servaient d’éxpressions usitées, & s’ils disaient les choses comme on les éxprime ordinairement ? Le ton philosophique à fait grand tort aux Lettres, ainsi qu’à la noble simplicité du langage.

Quel cas ne devons nous pas faire de notre Opéra qui veut bien conserver le goût du simple & du vrai, au milieu de la dépravation générale ? Ses Poètes sont les seuls qui se ressouviennent encore de ces Vers du Satirique Français, & qui ont besoin sut-tout de ne les jamais oublier :

Jamais de la Nature il ne faut s’écarter.
…………………………………………………………………………………………
Rien n’est beau que le Vrai, le Vrai seul est aimable,
Il doit règner par-tout, & même dans la Fable2.

Dernières raisons des succès du nouveau Théâtre.

L’Art des Tragiques Grecs est de persuader que l’action s’est passée comme ils la représentent, & qu’elle n’a pu se passer différament. Je soutiens que les Auteurs de l’Opéra-Bouffon portent quelquefois cet Art encore plus loin. Il est impossible de faire agir leurs personnages avec plus de naturel. On croit voir & entendre l’Ouvrier, le Manœuvre, qu’ils placent dans leurs Drames. Ils ont une difficulté à vaincre que n’avaient pas les Tragiques Grecs, & que n’éprouvent point les Auteurs modernes des grands Poèmes Dramatiques ; leurs Héros étant pour ainsi dire sous nos yeux, nous pouvons comparer la copie à l’original, nous en sentirions bientôt les défauts.

En un mot, de fortes raisons nous convaincraient, s’il le falait, que les tableaux naïfs de notre Opéra sont dignes d’être applaudis, & que c’est de sa simplicité qu’il tire son principal mérite. Un des panégyristes de l’illustre Boileau vient appuyer mon sentiment3 ; « ce n’est que dans le Vrai seulement que tous les hommes se réunissent ; il ne se trouve que dans la Nature, ou pour mieux dire, il n’est autre chose que la Nature même ». La Nature est préférable à l’Art, personne n’en doute. Agésilas, Roi de Sparte, était persuadé de cette vérité. Un jour on le pressait de venir entendre certain Grec qui contrefesait admirablement le chant du Rossignol ; il répondit simplement à l’Invitateur, j’ai souvent entendu le Rossignol même4. On doit se garder de conclure des sages paroles de ce Roi, qu’il est inutile d’aller à l’Opéra-Bouffon, contempler la peinture d’un Maréchal-ferrant, d’un Savetier, &c. puisque chaque jour nous pouvons voir les originaux. On rougirait de chercher la compagnie des vrais personnages. Il est plus séant d’aller au Spectacle que dans la boutique d’un vil Artisan ; & puis d’ailleurs, les Bucherons, les Maréchaux, les Cordonniers qu’on nous représente sur le Théâtre, chantent un peu mieux que ceux qui sont par le monde.