(1769) De l’Art du Théâtre en général. Tome I « De l’Art du Théatre. Livre quatriéme. — Chapitre prémier. Le sujet. » pp. 160-182
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(1769) De l’Art du Théâtre en général. Tome I « De l’Art du Théatre. Livre quatriéme. — Chapitre prémier. Le sujet. » pp. 160-182

Chapitre prémier.

Le sujet.

LE sujet est la partie essentielle d’un Poème Dramatique, il en est, pour ainsi dire, l’ame. De lui dépend sa chûte ou son succès. S’il est mal choisi, s’il ne peut se plier au Théâtre, les éfforts du génie deviennent inutiles ; envain, le Poète aurait une diction brillante & soutenue, & le feu de l’imagination joint aux graces de l’esprit.

Tous les sujets doivent non seulement être vrais, mais vraisemblables. Des qu’ils sont fondés sur l’impossible, le Spectateur se révolte, indigné qu’on veuille le rendre trop credule. Le Poète ne saurait enfin être trop difficile sur le choix d’un sujet. Si quelques Auteurs du Théâtre Français voyent mourir leurs pièces à l’instant qu’elles viennent de naître, c’est qu’ils n’ont pas sçû démêler si l’événement qu’ils prenaient pour leur action plairait aux Spectateurs, ou les révolterait. M. De Belloi se montre un grand Maître dans la pratique du Théâtre ; il n’ignore point que le sujet fait souvent le principal mérite d’une Tragédie.

Cette sévérité dans le choix de ce qui doit être la matière d’un Drame, que je recommande si fortement aux Poétes, les Anciens la poussaient beaucoup plus loin que nous. Ils ont connu de tous tems combien le sujet prêtait de mérite à un Poème ; ils l’ont même soumis à certaines règles, avant d’avoir la moindre notion des autres difficultés du Drame.

Ce qu’est le sujet dans les Drames en tout genre.

La Comédie & la Tragédie souffrent un sujet rempli d’incidens ; elles éxigent même qu’on ait toujours soin d’en faire naître plusieurs les uns des autres ; elles ne veulent pas néanmoins des faits incroyables ou compliqués, comme ceux de l’Etourdi & d’Héraclius, mais de simples & de naturels. Il faut que les événemens se rapportent à un seul Acteur, afin que le principal personnage attire seul toute l’attention. Faites lui successivement éprouver de nouveaux revers, qu’il parvienne au comble du bonheur ou de l’infortune lorsqu’il en parait encore éloigné

Le sujet est bien peu de chose dans l’Opéra Bouffon.

Les sujets de notre Spectacle doivent être clairs & concis ; la simplicité en fait souvent le prémier mérite. Il est vrai que quelques-uns de ses Drames contre-disent ce que j’avance. Mais ils s’écartent trop de son genre. Je prie le Lecteur d’en être persuadé ; ce n’est qu’àprès une Etude réfléchie de la nature du nouveau Théâtre que j’ose en pénétrer les Mistères, & que je m’enhardis a donner des règles pour la composition de ses Poèmes. Tom Jones, la Fée Urgèle, &c. ont beau avoir du succès, je soutiendrai toujours qu’ils ne sont point faits pour le nouveau Théâtre, puisqu’ils s’éloignent de la simplicité que son genre demande absolument. Le Public montre chaque jour qu’il est de mon avis ; il fait bien plus d’accueil aux Pièces simples de son aimable Théâtre, qu’aux Poèmes intrigués qu’on se hazarde à y produire. En un mot, un seul événement suffit pour animer le Drame de notre Opéra : encore n’est-il pas nécessaire que cet événement soit essentiel & considérable : il suffit même de copier la moindre petite action de la vie de son principal personnage ; & souvent rien du tout.

Exemples.

Dans le Savetier, Blaise court risque de voir enlever ses meubles, & n’en a que la peur : voila une Pièce qui renferme un seul événement. Le Drame du Jardinier & son Seigneur ne peint rien de considérable, un Paysan a dans son Jardin un lièvre qui ronge ses Choux & ses Navets ; il supplie son Seigneur de vouloir bien lui faire la Chasse ; celui-ci vient avec une suite nombreuse, & les Potagers du manant sont tout-à fait détruits ; voila une intrigue peu fatiguante à suivre : on verra dans un autre Chapitre, ce qu’elle offre de peu vraisemblable.

Je crois avoir prouvé que le sujet de l’Opéra-Bouffon est toujours peu de chose. le Maréchal-Ferrant, & presque toutes les pièces qui brillent sur son Théâtre, ne sont qu’un image de la vie des Artisans, sans qu’on leur fasse ordinairement arriver la moindre avanture, la plus petite catastrophe. Les mariages qui terminent les nouveaux Poèmes ne multiplient point les événemens qu’on doit avoit en vue, puisqu’ils ne tiennent en rien au fond du sujet primitif & n’ont aucun rapport au titre de la Pièce. Ils en forment l’épisode & l’Episode est toujours une faute. Pour qu’il fut possible de les regarder comme participant à l’intrigue, il faudrait que ce fut le Hèros du Drame qui se mariât, au lieu que c’est toujours un Personnage subalterne. Mais s’ils ne doublent point l’action principale puisqu’ils sont comme détachés, ils détournent trop l’attention du Spectateur de ce qui devrait l’occuper, & semblent former deux petites Pièces dans une, ainsi que je le prouverai ailleurs. Le jeune Poète du nouveau Théâtre est donc contraint de faire choix d’un sujet qui soit très-simple. Un rien lui suffira pour occuper la Scène. S’il a le bonheur de trouver un métier quelqu’obscur qu’il soit, dont l’Opéra-Bouffon n’ait point encore tiré parti, il est certain de remporter tous les suffrages. Qu’il sache peindre d’après nature tel Artisan dans sa Boutique, cela lui tiendra lieu de l’intrigue la mieux recherchée, & composèe avec le plus d’Art. Je lui conseille, encore une fois, de rejetter tout sujet un peu relevé, qui demande du travail de la part du Poète, & de l’attention de la part du Spectateur ; le Spectacle moderne n’en est point susceptible ; on l’avouera sans peine si l’on connait bien son genre & sa nature ; il semble dire ce Vers à tous les Auteurs dont il enflamme le génie :

N’offrez point un sujet d’incidens trop chargé.

Plus son action sera simple & commune, plus elle fera d’èffet sur le Théâtre que nous adoptons. Messieurs Sédaine & Anseaume sont les meilleurs éxemples qu’on puisse se proposer.

Il faut retrancher du sujet tout ce qu’il a d’inutile.

Autant qu’il est nécessaire de chercher un sujet facile, bas & sans intrigue, autant est on obligé de le rendre court & précis une fois qu’on a eû le bonheur de le rencontrer. Les Drames du nouveau genre veulent être serrés dans leurs marches & dans leurs discours. Il faut élaguer le plus qu’il est possible. L’Art est de sentir ce qu’il est a propos de faire & ce qu’on ne peut se dispenser de dire. « On ne peut, remarque fort bien M. Diderot13, mettre trop d’action & de mouvement dans la farce : qu’y dirait-on de supportables ? » Le Dialogue des nouveaux Drames ennuirait bientôt s’il se donnait la liberté d’être trop-long. Ceci achève de prouver qu’il faut que leur intrigue soit éxtrêmement simple :

Fuyez de ces Auteurs l’abondance stérile,
Et ne vous chargez pas d’un détail inutile.

Les Drames modernes ne sont pas aisés à inventer.

On conçoit que la composition de nos Opéras est assez difficile. Ils sont comme autant de mignatures qui représentent en petit ce que la Comedie nous offre en grand. C’est dans le choix du sujet qu’on éprouve sur-tout le plus d’embarras. On peut encore regarder les Drames du nouveau Spectacle comme des plans ou des canevas de Comédies, dans lesquels on ne jette quelques paroles qu’afin d’exquisser le caractère des Personnages.

S’il est vrai que tous les sujets sont épuisés.

On s’écrie depuis long-tems que tous les sujets en général sont épuisés. Examinons si l’on raisonne juste.

Ceux de la Comédie le sont presque entiérement.

Il est certain que ceux de la Comédie ne sont plus aussi abondans qu’autrefois, non par ce que les hommes se sont rendus meilleurs ; ils seront toujours méchans & enclins à mille faiblesses ; mais par ce que les grands défauts ont été saisis. Il ne nous reste à mettre sur la Scène que des demi caractères, des vices à la mode, qui changent bientôt de forme. Molière s’empara des fameux originaux qu’il appercut dans le monde. Regnard vint traiter après lui ceux qui lui échappèrent ou que la mort l’empêchat de peindre. Néricault Destouches, cet aimable Philosophe, acheva de tout moissonner. Ces grands hommes ne nous ont laissés que leurs restes, s’il est permis de le dire, que ce qu’ils ont dédaignés. La Comédie épuise bientôt les ridicules : ceux d’un siècle sont à peu près les mêmes que ceux de mille autres. Les Hipocrites se couvrent sans cesse du manteau de la Religion : l’Avare sera toujours l’ésclave de son Argent, & éprouvera la misère au sein des richesses : les Joueurs de notre siècle ne sont malheureusement que trop semblables à ceux du tems de Louis XIV. Enfin, les grands caractères de la Comédie sont très rares. Ils se présentent d’abord à l’homme de génie qui s’en saisit, & ne nous laisse à peindre que des vices de société.

Réfutation du sentiment de Mr. Marmontel.

Monsieur Marmontel est d’un avis différent dans sa Poètique. Il prétend que les sujets des Pièces de Théâtre ne tariront jamais. Je suis au désespoir de me trouver forcé de le contredire. Puisque les principales Passions des humains restent toujours au même dégré, il est clair qu’une fois qu’on les aura mises sur la Scène, on ne pourra plus y faire paraitre que des Passions du second ou du troisième Ordre : ce n’est point un peu de couleur, une ombre plus ou moins forte ajoutée à un Tableau qui lui prête le mérite de la nouveauté.

Monsieur Marmontel pour prouver qu’il est facile de rencontrer des sujets neufs, a la bonté d’en indiquer quelques-uns aux jeunes Poètes. Mais il aurait bien dû s’apercevoir que la plus part des sujets qu’il leur donne pour nouveaux, ont une certaine analogie avec ceux qu’on à déja traités. Les caractères de ses contes moraux ne sont pas même tout-à-fait des Copies Originales. Par éxemple, le prétendu connaisseur ressemble très-fort à M. Francaleu de la Métromanie, ainsi qu’au Baron du Médecin par occasion de Boissy. La bonne & la mauvaise Mère, sont presque la même chose que l’Ecole des Mères, Comèdie de la Chaussée. Cet Auteur éprouve le sont de ceux qui entreprenent actuellement de mettre sur la Sçène Comique des caractères qui lui sont inconnus ; ils peignent les faibles originaux de leur socièté, ou bien ils dérobent, sans s’en appercevoir, quelques traits d’un caractère qui nous est déja familier.

La meilleure preuve que je puisse donner de la stérilité du Théâtre Comique, c’est que les Auteurs de nos jours, osent à peine entreprendre de travailler pour lui ; & que les plus hardis n’y font paraître que de Pièces singulières & bisares.

Pourquoi la Tragédie n’est pas dans le même cas.

La Tragédie serait dans une aussi grande disette de sujets, s’il n’était permis d’y employer souvent les mêmes Passions. Tous ses Personnages sont ambitieux, fourbes, cruels ; je ne conçois pas comment on ne se lasse point d’une pareille répétition. Avant d’assister à la représentation d’une Tragédie, il est aisé de savoir quels en seront les Personnages. Qu’on s’attende de voir paraitre un Tiran, un Usurpateur, un Prince mal’heureux, une Princesse qui aime & qui hait ; on ne se trompera pas de beaucoup. On n’apréhende point d’être mis au rang des plagiaires, quand on donne au Hèros d’une Pièce nouvelle, les mêmes passions qui ont déja servi de matière à cent Tragédies : il suffit que le Héros qu’on fait agir soit d’un pays éloigné du Prince dont il imite les mœurs, & qu’il s’exprime différemment.

La Tragédie jouit encore d’un autre avantage qui nous assure qu’elle n’épuisera guères ses sujets. L’Histoire est un vaste champ qu’elle ne parcourera jamais en entier, & qui s’agrandit à chaque pas qu’elle y fait. Elle y trouvera toujours des éxemples de fureur, d’héroisme & d’amour. La Tragédie est donc plus séconde que sa Rivale, & par conséquent moins difficile, puisque les sujets sérieux viennent s’offrir sans peine. Il est vrai que son stile arrête, embarrasse quelques fois ses Auteurs, car il n’est pas aisé d’écrire en même tems avec simplicité & avec Noblesse. Mais comme on surmonte maintenant cet obstacle en avilissant un peu sa manière de s’exprimer, sa composition n’est presque plus gênante.

Des meilleurs sujets tragiques.

Les Poètes Grecs qui se livraient à la Tragédie, n’avaient guères de sujets propres pour ce genre de Drame. Ils ne leur était permis de mettre sur la Scène Tragique que deux ou trois Familles, célèbres dans leur Histoire, telles que celle d’Alcméon, d’Œdipe, d’Oreste, de Mèléâgre, de Thyeste, de Teléphus14. Ils s’écartaient bien quelquefois de la route ordinaire, mais ils y revenaient le plus-tôt qu’il leur étaient possible ; qu’on en juge par les Pièces d’Eschile, de Sophocle & d’Euripide. Les Grecs croyaient sans doute, que les divers malheurs qu’éprouvèrent Œdipe & la maison d’Agamemnon, inspiraient plus de terreur & de surprise, qu’aucun trait d’Histoire qu’on aurait pu mettre au Théâtre. Ils avaient tort de borner les sujets tragiques ; c’était trop gêner les Poètes ; c’était empêcher le genie de s’étendre, & de créer des situations nouvelles.

Si on ne sçaurait faire un pareil reproche aux Français, on a lieu de s’étonner qu’ils ayent été plus d’un siecle à ne représenter sur la Scène tragique que des Héros Grecs & Romains, sans considérer que leur propre Histoire offrait des sujets aussi frappans & plus dans leurs mœurs. L’éxemple des Grecs devait plutôt nous faire ouvrir les yeux : c’était toujours parmi eux qu’ils prenaient les actions de leurs Drames. Alors les Spectacles leur étaient vraiment utiles, puisqu’ils n’entendaient parler au Théâtre que de la Religion qu’ils suivaient, des guerres que racontaient leurs annales, & de la gloire ou des infortunes de leurs ayeux. Enfin les Français se sont apperçus de nos jours qu’ils avaient négligé ce qui ferait le plus d’honneur à leur Théâtre. M. de Voltaire est un des prémiers qui osat placer des Héros Français sur notre Scène Tragique. M. de Belloi, éclairé par les éssais & par les réfléxions de ce grand homme, a composé de nos jours un Poème qui ne doit peut-être son prodigieux succès qu’à l’heureux choix de son sujet, pris au milieu de la Nation. Il me semble que nos Poètes Tragiques, encouragés par les applaudissemens qu’ils ont vu prodiguer à M. de Belloi, doivent s’appliquer à nous peindre les infortunes, les vices, les vertus, des grands hommes nés dans la France. Ils seront certains de plaire, d’attâcher d’avantage. Nous serions plus séduits, plus frappés du tableau des malheurs de nos Pères, que de la peinture d’un Grec ou d’un Romain, qui vivait deux mille ans avant nous, ou qui n’éxista peut-être jamais. Que les Poètes Tragiques ne craignent donc point de puiser dans nos annales, qu’ils ayent même la hardiesse de nous retracer des faits presque nouveaux, n’est-ce donc que la seule l’Antiquité qui rend les sujets vraiment tragiques ? Lorsqu’un événement peut dater d’un siècle, on est libre de dire hardiment la vérité : pourquoi faut-il attendre un tems si long ? Parce que l’Historien & le Poète ne sont que des hommes.

Des sujets propres à la Comédie.

Le sujet qui offrira un ridicule frappant à peindre, qui ne fera paraitre que des actions enjouées, ou qui n’ayent rien de triste, est du vrai genre de la Comédie. On veut voir sur sa Scène une critique plaisante des mœurs & des folies humaines, & non des situations douloureuses. Je conseille au Poète qui voudra composer une véritable Comédie, telle qu’on en conçoit l’idée, de préférer un sujet purement gai. Veut-on que le Comique larmoyant se repande par-tout ? Je parlerai ailleurs de ce qui le concerne : il me suffira de faire remarquer ici, combien il est mal adroit dans une Comédie, quelque soit son genre, de mettre un des personnages en danger de mort. Quel intérêt peut-on ressentir ? Ignore-t-on qu’il ne doit point perdre la vie, puisque ce n’est point une Tragédie qu’on nous représente ?

Les sujets de l’Opéra-Bouffon ne tariront pas sitôt.

Le nouveau Théâtre ne craint point encore de manquer de Sujets. Un jour viendra peut-être qu’ils commenceront à devenir rares. Ce tems est trop éloigné pour nous causer la moindre inquiétude. Avant que notre Spectacle ait fait passer en revue tous les Arts & Métiers, il se sera fait de grands changemens dans le goût, dans la façon de penser des Français.

Sujets dont le nouveau Théâtre pourait tirer un grand parti.

Les jeunes Poètes qui se consacrent au Théâtre moderne ont peut-être certaine peine à rencontrer des Sujets. Je vais leur en proposer quelques uns. S’ils les travaillent avec soin, ils auront sûrement la gloire de réussir. En leur fournissant des matériaux pour composer quelques Drames du nouveau genre, je leur enseigne plus fortement ce que j’entends par des Sujets convenables à notre Opéra. La Marchande de modes pourrait être une jolie pièce. Le Boucher mérite bien d’être traité. Le Chaircuitier ferait un Drame fort agréable. Le Perruquier ferait sûrement plaisir. On pourrait composer un Opéra-Bouffon intitulé Le Rien, qui charmerait la France entière. On personnifierait l’idée que nous avons des Riens ; dans chaque Scene on verrait des Riens qui prendraient des formes différentes. Cette Pièce prouverait que des Riens nous plaisent & nous occupent. Une musique sur des Riens ne serait point étonnante : dira-t-on que le Drame que je propose ressemble assez à la plus-part de nos Opéras ?

Si l’on ferait bien de traiter plusieurs fois le même sujet.

Il se présente ici naturellement une question importante ; doit-on traitter des sujets déja connus ? Pour moi je suis d’avis qu’il faudrait trancher la difficulté, & se décider tout uniment en faveur de l’affirmative. Cependant, comme il est de gens qui ne se rendent qu’à force de raisons, je vais m’éfforcer de leur en dire quelques unes.

Les Français sont si grands amateurs de la nouveauté qu’ils la veulent par-tout. Les Auteurs Dramatiques sont contraints de se fatiguer, de se donner la torture afin de chercher des Sujets neufs. Qu’arrive-t-il de là ? Ils écrivent souvent des sotises. Au-lieu qu’en travaillant sur un modèle fait de main de maître, ils feraient moins de fautes & plairaient d’avantage. Ce que l’un a mal fait, l’autre ne sçaurait le perfectionner. Ainsi quand un beau sujet a le malheur de tomber dans des mains mal-habiles, il est perdu pour jamais. Voilà pourquoi la Comédie est maintenant si pauvre & si stérile. Permettez même qu’on traite une autre-fois, l’Avare, le Tartufe, le Joueur, le Glorieux, &c. En donnant à ces divers caractères les nuances qui sont propres à notre Siècle. La Comédie fleurira de nouveau. Quelque Molière sortira peut-être tout-à-coup du sein de la poussière où le retient la difficulté de se procurer des sujets saillans & théâtrals. De même que vous vous amusez à contempler les différentes manières de jouer des Acteurs qui montent tour-à tour sur le Théâtre, de même vous jouirez du plaisir de voir de quelle façon cet Auteur traitera tel sujet bien ou mal rendu par ses prédécesseurs ; vous goûterez la douceur maligne de la comparaison. Vos amusements se multiplieront alors, & les Lettres en retireront un nouveau lustre.

Qu’il faudrait imiter les Poètes Tragiques.

Il est étonnant qu’on laisse prendre à la Tragédie plus de libertés. Elle fait reparaître sans crainte, l’ambition, la cruauté, l’amour & l’héroïsme ; on lui permet encore de nous montrer plusieurs fois les sujets de ses Drames retravaillés de nouveau. Que dirions nous si les Auteurs de la Comédie osaient s’emparer des mêmes avantages, & si quelqu’un d’eux s’avisait de mettre au jour une Pièce intitulée Le Tartuffe, ou le Misantrope ? M. de Voltaire ne se fit point un scrupule de donner au Public Œdipe déjà traité par le grand Corneille. La Mothe ne se contenta pas de faire paraître un troisième Œdipe, il en composa deux tout à la fois, l’un en prose, l’autre en vers15. Nous avons trois Mariamne ; & je ne sais combien de Cléopatre. Il est facheux que la Comédie ne puisse rien citer de pareil ; puisque sa rivale s’élève au dessus du préjugé que nous avons établi, pourquoi n’oserait-elle aussi le secouer à son tour ?

Ridicule de n’oser remettre en musique les meilleurs Opéra-Sérieux.

Nous étendons jusques sur la Musique ce préjugé si ridicule. Tandis que les Italiens voyent chaque année leurs meilleurs Opéra-sérieux mis en musique par de sçavans Compositeurs, nous allons gravement applaudir les notres, dont nos Grands-Pères savaient les airs par cœur. Une pareille absurdité est cause que notre Opéra-sérieux décline chaque jour. Ses amateurs meurent insensiblement, il ne restera plus que ceux du Spectacle moderne, & sa ruine totale s’ensuivra. Revenons d’une erreur aussi dangereuse aux progrès des Arts & des Sciences, & nos Théâtres sembleront renaître.

Les sujets de notre Opéra sont tous simples.

Mais reprenons le fil de mon discours. J’ai dit plus haut que la simplicité fesait l’ornement des Drames de notre Spectacle, & que sans elle ils ne sauraient subsister. Qu’on ait donc soin de choisir des sujets simples. Ceux que présentent les principales sources ou l’on va les puiser, ne peuvent être surchargés d’événemens. Que fait naître l’idée d’un pauvre ouvrier ? Rien : On se contente de le peindre au milieu de ses occupations & de sa famille. Il est impossible de se trouver dans le cas d’imaginer une Pièce embrouillée par une intrigue pénible à suivre.

Leur éloge.

Il se trouvera peut-être des gens qui croiront avoir lieu de mépriser l’Opéra-Bouffon, parce que ses Drames sont, ou doivent être, la simplicité même. Je les prie de ne point aller trop vite, & de vouloir bien réfléchir un instant. Les Auteurs de Poétiques soutiennent tous, qu’il faut que l’action des Drames soit simple. Les Anciens nous ont dictés cette loi si sage. Leurs Pièces n’ont presque point d’intrigue. Rien de si simples que les Tragédies d’Éschyle, telles que le Promethée, les Perses, Agamemnon, les Suppliantes, &c. On m’objectera que je ne cite que l’enfance du Théâtre ; mais son enfance vaut bien sa décrépitude. D’ailleurs, Plutarque même recommande en général ce que je n’adresse qu’aux Auteurs de l’Opéra-Bouffon. « Lorsque l’on fait des jeux, il faut les faire en jouant, & les accompagner d’une grace naive & simple, non pas d’un appareil de grand éclat. » Scaliger encourage les Poètes du Théâtre moderne à être simples : « En un mot, dit-il, les petits sujets entre les mains d’un Poète ingénieux ne sauraient mal réussir16. » D’Aubignac dit encore la même chose : « Il faut remarquer aussi que le Poète doit toujours rendre son action la plus simple qu’il lui sera possible17. » En voilà assez pour éxcuser notre Opéra. Son vrai genre est énnemi des vains ornemens ; il est d’autant plus beau qu’il se pique toujours d’être simple.

Que les Spectateurs ressemblent aux personnages dont ils goutent les mœurs.

Les sujets que les Auteurs de notre Spectacle ont choisis jusqu’à présent ont eu presque tous un succès prodigieux. Suivant le raisonnement de l’Abbé d’Aubignac dans sa Pratique du Théâtre18, nous en devrions tirer une conséquence tout à fait particulière. Voici les propres termes de cet Écrivain. « Il ne faut pas oublier, (& ce n’est pas une des moindres observations que j’aye fait sur le Théâtre) que si le sujet n’est conforme aux mœurs & aux sentimens des Spectateurs, il ne réussira jamais, quelque soin que le Poète y employe, & de quelques ornemens qu’il le soutienne. » Ainsi nous aurions les mœurs d’un Bucheron, d’un Savetier, &c. Non, j’aime mieux croire que d’Aubignac s’est trompé. Si l’on soutient qu’il a rencontré juste, on ne nous prêtera pas une façon de penser trop noble. Il serait alors de notre honneur d’estimer plutôt les Tragédies de Corneille, où respire l’antique vertu des Romains, que des Pièces où l’on dépeint d’après nature un misérable Artisan. Mais, encore une fois, l’Abbé d’Aubignac se trompe dans l’endroit de son Livre que je viens de rapporter ; il faut absolument le penser, le dire & le faire croire.

Ce que sont les Pièces des différens Peuples.

Il est pourtant probable qu’un Auteur Dramatique doit saisir dans ses Pièces le goût de sa Nation. Ce qui se pratique chez nos Voisins en est une preuve. Les Anglais, les Allemands, les Hollandais & les Dannois, aiment les intrigues compliquées, & des Spectacles prodigieux. Aussi leurs Poètes mettent-ils sur le Théâtre tout ce qui peut le plus frapper les yeux, soit par sa bisarerie, soit par son horreur. Les Italiens & les Espagnols sont naturelment dévots, aussi voit-on dans quelques unes de leur Comédies des Processions dans les règles, & tout ce qui a rapport à la piété. Je dirai peut-être encore ailleurs combien le goût d’un Peuple influe sur les actions de ses Drames ; mais j’espère qu’on me pardonnera de parler souvent du Théâtre de nos Voisins.