(1769) De l’Art du Théâtre en général. Tome I « De l’Art du Théatre. Livre quatriéme. — Chapitre XI. Du jeu des Acteurs. » pp. 345-354
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(1769) De l’Art du Théâtre en général. Tome I « De l’Art du Théatre. Livre quatriéme. — Chapitre XI. Du jeu des Acteurs. » pp. 345-354

Chapitre XI.

Du jeu des Acteurs.

IL est plus d’un Poète qui a de grandes obligations aux Comédiens, comme tout le monde fait. Sans les soins qu’ils prennent de faire valoir bien des Drames, le moment de leur naissance serait souvent celui de leur mort : & cependant aucun des habitans du Parnasse ne veut avouer les services que lui rendent les talens des Acteurs. S’il arrive à quelques hommes de Lettres d’en convenir, c’est par une fausse modestie, & afin qu’on refuse de les croire. Le Public n’est jamais leur dupe : l’impression met enfin au grand jour les fautes que l’art de l’Acteur dérobait à la vue ; & l’on soutient à peine la lecture d’une Pièce qu’on ne pouvait se lasser d’entendre au Théâtre. Combien de Tragédies ont éprouvés ce triste sort ?

Ce que je dis ici n’est point pour enorgueillir les Comédiens ; la plus-part d’entr’eux n’ont déjà que trop de vanité. Mais pour rendre à leurs talens l’hommage qui leurs sont dus, & les engager à les perfectionner encore. Quand nous avons le bonheur de posséder une qualité qui nous est utile, on ne saurait trop la cultiver.

Des Acteurs anciens.

L’art de la déclamation ou du jeu théâtral, paraît s’être perfectionné de nos jours, il est du moins plus difficile. Tous les Acteurs des Grecs & des Romains jouaient masqués. Leurs masques étaient une espèce de casque, dans lequel ils mettaient la tête entière. Lorsqu’il fallait que le visage de l’Acteur éxprima les passions qui l’agitaient, il en était redevable à son masque, qui, vu de profil, représentait d’un côté la joye, de l’autre la tristesse. La voix du comédien était grossie ou par la manière dont la bouche de son masque était construite, ou parce qu’elle était répétée par de certains instrumens, placés sur les côtés de l’avant Scène, ou du proscenium. On prétend que la déclamation ancienne était notée comme la musique, sans être pourtant tout-à-fait un chant. Le geste même était aussi noté ; c’est-à-dire que des signes particuliers indiquaient les mouvemens qu’il fallait faire. Mais ce qui nous paraîtrait extrêmement ridicule, c’est que chez les Romains un Acteur fesait souvent les gestes de celui qui déclamait.

Des Acteurs modernes.

Actuellement il faut que ce soit le visage même du Comédien qui peigne les passions dont il est agité. Il doit parler naturellement, & de la manière dont on s’éxprime dans le monde. Paris a vu depuis peu avec plaisir un Acteur tragique jouer ses rôles avec la plus grande simplicité. Sa déclamation n’avait rien d’outré. Eh, pourquoi se permet-on de faire autrement ? Les Rois, les Hèros & les Princes, ne parlent-ils pas comme le reste des hommes ?

Nos Voisins ont aussi d’éxcellens Acteurs en tout genre. Il ne serait point étonnant qu’ils en eussent de meilleurs que les nôtres, puisque chez eux l’état de Comédien n’a rien de vil, & que l’Etat ni la Religion ne le flétrissent point. En Allemagne un Comédien peut parvenir aux charges les plus considérables. Les Anglais n’ont point rougi d’accorder quelquefois la sépulture de leurs Rois aux célèbres Acteurs qu’ils applaudissaient sur la Scène. Et chez les Français, chez cette Nation polie & éclairée, on daignât à peine accorder un peu de terre au grand homme qui nous corrigea de nos ridicules, & dont le nom vivra autant que la Monarchie.

Un Acteur applaudi, se relâche quelquefois trop.

Celui qui se résout à monter sur le Théâtre, s’applique d’abord à étudier les gestes, les grâces de tel Acteur célèbre ; il s’éfforce de saisir la Nature. Mais s’il a le bonheur de plaire dans la Capitale, la tête lui tourne quelquefois ; les applaudissemens d’un parterre qu’il regarde avec le plus profond respect, l’enivrent de joye & d’orgueil ; l’aisance dont il jouit achève de le gâter tout-à-fait. Il s’endort, pour ainsi dire, dans les bras de sa gloire, se néglige, & ne joue bien que par caprice. S’il voulait considérer que le Public se dégoute enfin de l’Acteur qui ne l’étonne plus par la supériorité de son jeu, il ne se relâcherait jamais ; il ferait ensorte chaque jour de paraître un homme nouveau.

On ne veut parler que du jeu du Comédien, considéré sur la Scène.

Je ne veux point entrer dans le détail des études aux quelles le Comédien est obligé de se livrer ; ni lui éxpliquer les règles de son art, je ne veux parler que de la beauté de son jeu arrivé à sa perfection, & de son éffet sur la Scène, lorsqu’il est conduit par la Nature.

Ce n’est pas seulement en portant la parole que l’Acteur doit éxprimer les passions du Personnage qu’il représente ; il faut qu’il se persuade que pendant le tems qu’il est sur la Scène, tout ce qui s’y passe ne saurait lui être indifférent : ne serai-ce que dans l’instant qu’il parle, qu’il doit paraître ému, agité ? non, il faut que dans son silence même on découvre combien son ame est peu tranquille. L’Acteur intelligent n’écoute point de sang froid le récit qu’on lui fait d’événement auxquels il est à supposer qu’il prend part ; ses regards, ses gestes, ses mouvemens, annoncent ce qui se passe en lui. Mais la plupart des Comédiens croyent qu’ils n’ont autre chose à faire qu’à débiter leur role avec feu ; ils mettent du sentiment dans ce qu’ils doivent dire, & n’en mettent pas dans ce qu’ils écoutent ; comme s’il était naturel qu’on ne prit nul intérêt aux discours que l’on nous tient, sur-tout lorsqu’ils contiennent des choses qui nous touchent vivement. On ne saurait donc trop recommander aux Comédiens en général, de jouer pendant tout le tems qu’ils sont sur la Scène, soit en parlant, soit lorsqu’ils écoutent ce qu’on leur dit : qu’ils prennent garde à ne pas rester immobiles & sans mouvemens dès qu’ils ont débité les paroles de leur role. Il est vrai que ce que je recommande ici est d’une éxécution très-difficile ; mais les Acteurs consommés donnent l’éxemple ; le jeune Comédien, qui, voudra se distinguer dans son art, n’a qu’à s’éfforcer de les imiter.

Combien l’Acteur doit s’éfforcer d’être naturel & de paraitre le Personnage qu’il représente.

On peut dire que l’Acteur met la dernière main au Drame ; il lui donne un vernis qui attire tous les yeux, mais qui malheureusement s’enlève trop-tôt : il en fait vivement sentir les passions, la force des pensées ; les sentimens qui l’animent passent dans l’ame des Spectateurs. Mais on ne veut voir rien de forcé dans son geste, dans son ton, ni dans sa manière de se présenter. En un mot, il faut qu’il paraisse être réellement le personnage supposé ; & que rien ne fasse découvrir le Comédien. S’il est nécessaire que la nature règne dans les ouvrages de Théâtre, il faut qu’elle paraisse aussi dans les gestes & dans tout ce que fait l’Acteur.

Les Comédiens ne sont pas quelques fois assez attentifs à conserver la vraisemblance. Il est ridicule, par éxemple, que le même Acteur joue deux roles dans une Pièce. Je peux croire d’abord qu’il est réellement le Personnage qu’il représente. Mais quand je le vois reparaître sous une autre forme, son ton, ses traits & sa voix, qu’il m’est facile de reconnaitre, me découvrent le Comédien, par ce qu’il n’est pas naturel qu’on se métamorphose dans le monde en une autre personne.

Les Acteurs du nouveau Théâtre détruisent aussi l’illusion. Les Personnages tout-à-fait bas sont les seuls qui soient mis selon le costhume, ou selon le caractère de leur role. Les Colins sont habillés trop élégamment ; leur frisure de petit-maître est sur-tout choquante. La coèffure des Actrices en général mérite le même reproche ; une simple Paysanne a-t-elle ses cheveux bouclés avec art, & porte-t-elle des pompons & des aigrettes ? Une pareille coèffure est encore plus ridicule que ces énormes paniers que portent les femmes qu’on voit agir dans la Comédie. Une partie des Acteurs de notre Spectacle ne prennent point assez de part à ce qu’on leur dit dans une Ariette. Les Amoureux écoutent presque froidement ce que leur chante leur Maîtresse. Il est pourtant naturel que celui à qui l’on tient un discours flatteur, en témoigne sa joye par ses regards, par ses gestes, & par des mouvemens qui éxpriment le plaisir qu’il éprouve.

Difficulté de jouer l’Opéra-Bouffon.

Combien ne faut-il pas connaître la Nature pour être en état de jouer dans l’Opéra-Bouffon ou dans la Comédie-mêlée-d’Ariettes ? Ce n’est point en criant, en étudiant devant un miroir ses gestes & sa démarche, qu’on est certain de se tirer de son role ; on doit dèscendre jusques dans la lie Peuple, apprendre ses façons d’agir, de parler, de se conduire ; on doit devenir presque original, tandis qu’on n’est qu’une simple copie. Tous ceux qui s’étonnent que des gens de Lettres ayent si bien imités dans leurs ouvrages des Bucherons, des Savetiers, qu’ils ne fréquentent sûrement pas ; ont plutôt lieu d’admirer des Acteurs qui se rendent tout-à-fait semblables à des Personnages qu’on n’a fait que leur peindre. C’est avec raison que j’employe le terme peindre, puisque la plupart des Auteurs de Poètique appellent un Drame un tableau : le Poète n’est donc que le Peintre, & le Comédien prend réellement la ressemblance des objets qu’on lui indique. Il s’ensuit de-là que ce dernier se distingue davantage.

Les Poètes du nouveau Théâtre sont trop minutieux à marquer le jeu de l’Acteur.

Au moins j’avertis que je n’entens parler ici affermativement que du nouveau Théâtre. Je ne crois pas que ses Poètes s’opposent à ce que je veux persuader : Il me paraît qu’ils conviennent devoir beaucoup à la représentation. Le soin, peut-être minutieux, qu’ils ont de marquer la pantomime de leurs Drames, prouve combien ils craindraient de perdre, si l’on y manquait. Ils agissent avec prudence. Mais une petite réfléxion se présente à mon esprit. En s’attachant à faire savoir à l’Acteur le moindre geste qu’il doit faire, comme par éxemple, il pose sa canne, il tousse, il crache, il faut avoir soin de piquer l’éguille en-dessus, en-dessous ; &c. &c. ils devraient se dire ; « Nous déclarons donc que nous n’écrivons que pour le Comédien ? Quelle obligation nous aura le Public ? Il nous accusera de lui faire passer un simple cannevas de Pièce, ou une Pantomime, pour un Drame dans les règles. Et quand nous oserons faire imprimer des Poèmes si chargés d’avis aux Acteurs, que deviendront-ils, s’ils sont lus par quelqu’un qui ne soit ni Pantomime, ni Comédien ? »

Quand il faut désigner la Pantomime.

Lorsque M. Diderot a soutenu qu’on devait marquer avec soin la Pantomime, il a entendu sans doute qu’il fallait qu’elle fût absolument nécessaire. « Il faut, dit-il, écrire la Pantomime toutes les fois qu’elle fait tableau ; qu’elle donne de l’énergie ou de la clarté au discours ; qu’elle lie le Dialogue ; qu’elle caractérise ; qu’elle consiste dans un jeu délicat qui ne se devine pas ; qu’elle tient lieu de réponse ; & presque toujours au commencement des Scènes. » Les Poètes du nouveau Théâtre qui affectent d’écrire la Pantomime, ne la marquent-ils que dans les circonstances si judicieusement prescrites par M. Diderot ? Les paroles de cet aimable Philosophe, apprendront à tous les Auteurs dramatiques dans quels cas ils doivent désigner le jeu de l’Acteur.