(1769) De l’Art du Théâtre en général. Tome I « De l’Art du Théatre. Livre quatriéme. — Chapitre XIII. S’il est nécessaire qu’une Pièce de Théâtre plaise autant à la lecture qu’à la représentation. » pp. 359-363
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(1769) De l’Art du Théâtre en général. Tome I « De l’Art du Théatre. Livre quatriéme. — Chapitre XIII. S’il est nécessaire qu’une Pièce de Théâtre plaise autant à la lecture qu’à la représentation. » pp. 359-363

Chapitre XIII.

S’il est nécessaire qu’une Pièce de Théâtre plaise autant à la lecture qu’à la représentation.

JE terminerai ce quatrième Livre après avoir éxaminé une question très curieuse, & qu’il est important de résoudre. Je suis, je crois, le prémier qui se soit avisé de la traiter. Elle méritait pourtant bien une place dans des Ouvrages faits au sujet du Théâtre. Je suis étonné qu’on ait pu la négliger jusqu’à présent.

Raisons qui engagent à croire qu’il suffit qu’un Poème plaise au Théâtre.

Je fais qu’il est un grand nombre d’Auteurs, & sur-tout parmi ceux qui écrivent des Opéras-Bouffons, qui pensent que c’est assez qu’un Drame réussisse au Théâtre, & qu’il faut peu s’inquiéter de l’éffet qu’il sera à la lecture. Ils fondent leur sistême sur des raisons assez plausibles. Une Pièce de Théâtre, disent-ils, est un trait de la vie humaine mis en action ; or dès l’instant que cette action attache le Spectateur, son succès est décidé ; le Poète est parvenu à ce qu’il souhaitait. Ils vont encore plus loin. L’on ne doit absolument travailler pour le Théâtre, continuent-ils, qu’afin de plaire dans l’instant de la représentation. Le suffrage qu’on accorde au stile est moins flatteur que celui qu’on prodigue à la manière dont l’intrigue est composée ; puisqu’il n’est que l’accessoir, tandis que l’action est l’objet principal.

Voilà leurs sentimens èxposés & déduits de mon mieux. Voyons s’il est possible de les détruire, & d’en montrer le faux.

Raisons & preuves qui portent à croire qu’un Drame doit encore plaire hors du Théâtre.

Rien n’est plus aisé. L’éxemple des Auteurs célèbres qui ont écrits des Drames décide tout d’un coup la question. Ces grands génies auraient-ils mis tous leurs soins à faire dire à leurs Personnages des choses frappantes & sublimes, s’il n’avait été nécessaire que de combiner une intrigue ? Eh, quel avantage aurait un Drame dialogué sur une Pantomime Pourquoi d’ailleurs prétend-on que le stile soit à rejetter des Pièces de Théâtre ? c’est sans doute à cause de ses difficultés. Mais on répondra qu’il faut avoir la force & le courage de les vaincre, une chose a d’autant plus de mérite qu’elle offre plus de difficultés à surmonter. Comment parvenir à faire écouter avec plaisir les personnages d’un Poème dramatique, s’ils n’éxpriment avec art leurs pensées ? Mettez ensemble deux hommes également malheureux, dont l’un sache s’éxprimer avec élégance ; on s’intéressera plutôt à celui qui touche, qui ébranle l’ame par la force de ses discours, qu’à celui qui s’éxprime grossièrement ou sans délicatesse. L’esprit est frappé, séduit avant le cœur. On veut être persuadé avant de s’attendrir. Jettez les yeux sur la prémière Tragédie de Corneille ou de Racine, voyez comme ils mettent dans la bouche de leurs Acteurs toutes les figures de la Rhétorique. Le moindre intérêt ne s’y traite, ne s’y termine, qu’à l’aide de discours pathétiques & raisonnés.

Je veux pour un moment qu’un Poème ait eu le bonheur de plaire sans quelques graces de stile. Mais l’ambition de l’Auteur sera-t-elle contente ? Combien durera sa gloire ? Pendant le tems des représentations. C’est la borner à un tems bien court. Une Pièce dont l’intrigue sera passable & le stile parfait, ira charmer encore la postérité ; tandis que celle dont le stile est pitoyable, & dont l’action est sans défaut, vit à peine quelques années. Ce que j’avance ici n’a pas besoin de preuves.

Ceux qui soutiennent qu’un Drame n’est fait que pour occuper la Scène, nous montrent eux-mêmes qu’il doit pourtant paraître ailleurs qu’au Théâtre, puisqu’ils le font imprimer. Il est clair que leur dessein est qu’on le lise. Mais pourquoi le lirait-on s’il ne contient rien qui puisse amuser l’esprit, & s’il faut le voir en action pour en sentir tout le mérite ? Ils sont donc en contradiction avec leur sistême.

On n’a jamais entendu que le succès d’un Drame se borna à sa représentation. Aristote dit formellement le contraire. Ecoutons ce fameux Philosophe, « La Tragédie ne laisse pas de conserver toute sa force sans représentation & sans Acteurs62… Peu importe à une Pièce que l’Acteur manque de bien jouer son role63… de plus, la Tragédie fait son éffet seule & sans tous ces mouvemens64. » On conçoit qu’Aristote veut dire, qu’une Pièce doit se soutenir par les choses qu’elle contient, par la manière dont son stile expose & développe les sentimens, les passions des Personnages : ce qu’il adresse à la Tragédie se rapporte également à toutes les espèces de Drames quelconque.

En un mot, l’action est la prémière partie d’un Drame, & le stile en est la seconde. Le Poème qui ne réunit qu’une seule de ces deux parties essentielles, ne mérite aucun nom, & ne peut avoir qu’un succès passager. Je plains l’Auteur, & je méprise le Théâtre, qui ne sauraient rassembler ces deux parties importantes, dont l’union seule compose un tout parfait.