(1769) De l’Art du Théâtre en général. Tome II « De l’Art du Théâtre. — Chapitre premier. De la Musique. » pp. 125-183
/ 286
(1769) De l’Art du Théâtre en général. Tome II « De l’Art du Théâtre. — Chapitre premier. De la Musique. » pp. 125-183

Chapitre premier.

De la Musique.

L e Poète doit avoir trouvé dans les Livres précédens tout ce qu’il y a de plus essentiel dans l’art dramatique. Je serais parvenu au but que je me suis proposé, si l’on ne voyait au Théâtre plusieurs sortes de Poèmes chantans, qui éxigent nécessairement que l’on parle de la musique : aussi ce sixième Livre ne sera-t-il consacré qu’à tout ce qui se rapporte à cet art, dans les Ouvrages qu’on met sur la Scène. Je vais écrire pour le Poète & pour le Musicien. Il est des choses importantes que l’un & l’autre ne doivent pas ignorer dans la composition d’un Drame où leurs divers talens se réunissent. Si j’entre dans un trop long détail au sujet de la musique, on me le pardonnera facilement, dans un siècle où cet art fait le principal ornement de plusieurs de nos Théâtres.

Définition de la Musique.

Tâchons d’abord de définir ce qu’on entend par Musique 19 ; voyons quelle idée ce terme fait naître dans l’esprit. C’est la science de former par une combinaison de bruits ou d’accords différens ; & par la variété de la voix humaine, une harmonie complette. De plusieurs sons multipliés, & des diverses infléxions de la voix, il résulte quelque chose d’agréable, qui charme l’oreille, & que nous appellons Musique en général. J’observerai que les sons ne sont autre chose qu’un bruit20 tantôt moindre, tantôt fort, qu’on tire de quelque instrument de bois ou de métal, qui varie la manière de l’entendre selon sa forme, ou selon qu’il est épais ou mince. Ainsi le secret de la musique instrumentale consiste à éxciter un certain bruit, qu’on diminue, qu’on grossit avec art, & qu’on fait même quelquefois cesser tout-à-fait : c’est donc du mêlange singulier du bruit & du silence qu’on voit naître ce que nous nommons Harmonie. La musique vocale s’attache à copier les différens cris de l’homme, & les tons divers qu’il fait prendre à sa voix. Remarquez que tous les airs des chansons ne sont autre chose qu’une manière de parler plus ou moins lente, plus ou moins rapide. En chantant on élève beaucoup plus la voix que lorsqu’on s’éxprime ordinairement. La marche pressée & rapide de nos grands airs ou de nos chansons est un signe de joye ; leur mouvement progressif & faible, nous peint la douleur ou la tendresse. Il s’ensuit de tout ceci que la musique instrumentale est un composé de différens bruits, plus ou moins modifiés ; & que la vocale n’est que l’image de la manière dont les hommes élèvent ou abaissent la voix en articulant plus ou moins vîte, selon le degré des passions qui les agitent.

Voilà ce que c’est que la musique en général, ce rien agréable, dont les Anciens furent si charmés, & que les Modernes ne chérissent pas avec moins d’enthousiasme.

La Musique imite le bruit & le mouvement.

Il faut pourtant dire en sa faveur, qu’elle imite, à l’aide des sons, tout ce qui dans la nature a du mouvement accompagné de quelque bruit. Elle peint le ramage des oiseaux ; le murmure d’un ruisseau qui roule lentement dans la campagne ; le calme de la mer, ses flots irrités, & les vents qui mugissent.

Cette imitation n’a rien de merveilleux.

Mais cette imitation est-elle d’un si grand prix ? je soutiens qu’elle est si naturelle à l’homme qu’il lui était impossible de ne pas la trouver. Tout ce qui nous environne n’est point en repos ; le silence est banni de l’Univers, il est l’image du néant : l’habitant de la terre était donc conduit par ce qui l’entourait, autant que par sa nature, & ses besoins, à faire & à éxciter des bruits ; & voilà ce qui insensiblement lui fit découvrir la musique instrumentale. La vois devait naturellement s’élever & s’abaisser, précipiter & ralentir ses mouvements ; & voilà la musique vocale qui se forme par degrés : or lorsque tout concourt à nous porter à une chose, il est tout simple, qu’on la découvre. Qui avertit l’homme d’inventer l’art de la peinture ? Sa seule industrie. Qui donna naissance à la Poèsie ? Le goût seul & la religion. Rien n’indiquait ces deux arts sublimes ; au lieu que la musique devait se présenter tout de suite, puisque du bruit & des infléxions de voix sont ce qui la compose. Examinez un enfant qui commence à peine à bégayer & à faire usage de ses pieds & des ses mains ; il pousse quelquefois lorsqu’il est joyeux des accens qui ressemblent assez à des espèces d’airs notés. Tient-il deux petits bâtons, ou quelque autre jouet, il les frappe en cadence, il en forme une espèce d’harmonie. La musique est donc très-peu de chose par elle-même. Les ornements dont l’enrichirent les Anciens, & les bautés que lui procurent les Modernes, la rendent tout-à-fait charmante, sans lui donner un mérite plus réel.

La Musique instrumentale ne peint pas tout-à-fait les passions.

Il est vrai que la musique instrumentale semble imiter aussi toutes les passions dont l’ame est agitée, telles que la joye, la tristesse, la colère & l’amour ; & qu’il paraît étonnant que des sons puissent être l’image des passions : mais je crois que la peinture qu’elle nous en fait n’est vraie que par l’idée que nous nous formons. On est convenu depuis long-tems que tels sons, que tels bruits plus ou moins lents, nous èxprimeraient la douleur ou le plaisir. L’imagination travaille donc plus à nous séduire que tout autre chose ; car enfin, il n’est pas réellement vrai que des accords doux, ou bien aigus, ayent de l’analogie avec ce qui se passe en nous-mêmes : ils peuvent peindre à peu près le phisique de notre monde ; mais non un sentiment. S’ils ont quelque rapport avec nos passions, il est bien indirect. Je ne le trouve que dans le mouvement que nous nous donnons lorsque notre âme se livre à de grands transports, & qu’il est certain que la musique imite ; mais elle ne saurait aller plus loin.

La Musique vocale est plus vraie.

La musique vocale a plus de ressource pour imiter ce qui se passe dans l’intérieur de l’homme. C’est lui-même qu’elle anime ; il lui suffit de le faire s’èxprimer au naturel, tantôt avec véhémence, tantôt avec lenteur, selon les passions qui l’agitent.

C’est en copiant la nature que la Musique fait impression.

Les partisans de la musique en général s’écrient tous à la merveille, & seraient tentés de conclure qu’elle peint jusques au sentiment, parce qu’on croit qu’elle éxcite en nous le chagrin, la fureur, la pitié, la tendresse. S’ils voulaient faire attention à ce qui se passe chaque jour dans le monde, ils verraient que cette prétendue merveille se réduit à peu de chose. Forçons-lès d’appercevoir une vérité, dont ils semblent détourner les yeux.

J’ai déjà dit que la musique n’était qu’un bruit adouci ou forcé. C’est delà qu’elle tire tout son pouvoir. Quand ses accords sont rudes, vifs, nerveux, bruyants, ils nous agitent avec force, & peuvent nous inspirer la colère & la fureur, comme le quatrième Acte de Zoroastre : sont-ils sombres, c’est-à-dire sourts, ils nous font sentir la terreur ; lents & déliés, ils nous portent à l’amour : deviennent-ils légers, leur marche est-elle rapide, la joye vient aussi-tôt nous saisir. Mais elle doit ces éffets admirables à notre constitution particulière, plutôt qu’aux beautés de son art. Chaque jour nous les éprouvons sans elle. Un grand bruit nous éffraye ; il nous charme lorsqu’il est doux & modéré. Le souffle léger du zéphir qui frémit agréablement à notre oreille, nous réjouit, nous enchante ; le sifflement des vents mutinés nous inspire une certaine crainte, & nous porte à la fureur. Le murmure d’un ruisseau nous remplit d’une douce rêverie, & fait naître par degrés dans notre ame le penchant à l’amour. Dès que nos oreilles sont frappées par le bruit des flots qui roulent l’un sur l’autre, & qui se précipitent en mugissant sur le rivage, la terreur s’empare de nous, des mouvements de colère sont prêts à nous animer. Le silence des forêts qu’interrompt le zéphir qui se joue entre les feuilles des arbres, nous élève l’âme, nous remplit d’un sentiment majestueux.

Il s’en suit donc delà que ce n’est pas directement la musique qui nous fait éprouver des sensations ; mais les différens bruits qu’elle imite. Elle a étudié tout ce qui fesait impression sur nous dans la nature ; elle met à profit ses remarques ; & on lui attribue aussi-tôt des éffets qui viennent d’une cause plus éloignée.

Après avoir démontré des vérités aussi frappantes, voyons quelle idée peut faire naître, dans l’esprit du Philosophe, le terme Musique.

Ce que le Philosophe conçoit par le terme Musique.

Le Sage conçoit par ce mot un assemblage de bruits plus ou moins modifiés ; quelque chose qui chatouille l’oreille sans aller jusqu’à l’ame ; une certaine harmonie qui laisse dormir l’esprit pour réveiller les sens. Enfin le Philosophe entend par Musique, des sons vains & passagers, qui se dissipent à l’instant, & ne laissent rien après eux ; tel qu’on voit une légère fumée s’évaporer & se perdre dans les airs. L’homme s’amuse de ces sons frivoles, de même qu’un enfant se réjouit du bruit de son tambour, ou de ses autres jouets.

Idées du vulgaire.

Le commun des hommes se forme une idée bien plus noble de la musique. Il la regarde comme l’occupation la plus digne de l’homme. Selon lui, c’est un art divin, qu’on ne saurait trop estimer, & qui fait le bonheur de l’univers entier. Mais que devons-nous croire préférablement, ou le vulgaire ou le Philosophe ?

Différentes causes qui firent naître la Musique.

Le Lecteur sçait maintenant ce que c’est que la musique. Afin qu’il puisse connaître tout-à-fait cet art célèbre, je vais lui en raconter l’histoire. Il sera charmé d’apprendre ce qu’il était autrefois, les progrès qu’il fit, & comment il parvint jusqu’à nous. Parcourons rapidement une partie des causes qui purent le faire naître. Commençons par la musique vocale.

Il faut chercher son origine dans la plus haute antiquité. Il est probable que la musique vocale dévança toutes les autres sciences & suivit de bien près l’instrumentale que je crois un peu plus ancienne. Les prémiers habitants de la terre rendirent sûrement un culte à un Etre suprême ; ils sortaient trop nouvellement de ses mains pour le méconnaître. Lorsqu’ils firent en commun leur prière au Dieu dont tout les assurait qu’ils étaient l’ouvrage, ils auront peut-être trouvé, sans s’en appercevoir, l’invention du chant. Elevant leurs vœux vers le ciel, ils poussaient des cris confus, dont résultait une espèce de chant. Le père de famille, ou le chef de la société qui s’assemblait pour rendre ses devoirs à l’Etre suprême, priait sans doute à haute voix au nom de tous ceux qui l’environnaient ; afin que tout le monde pût l’entendre, il élevait apparamment sa voix le plus qu’il lui était possible. On aura sûrement composé par la suite une prière qui se disait chaque jour ; & pourquoi n’aurait-on pas imaginé en même-tems une manière stable de la prononcer ?

Des querelles particulières, ou l’envie de s’arracher ses possessions, firent naître ce fléau destructeur de l’humanité, que nous appellons la guerre. En allant au combat, on s’éxcitait par des cris ; peut-être qu’un guerrier aura tiré de ces cris, ou de ces mots entrecoupés par lesqueles on témoignait sa fureur, une manière de chant qu’on aura conservée pour l’employer dans l’occasion. Ceux qui remportaient la victoire, se réjouissaient sûrement de leur bonheur ; il est encore naturel que le chant se soit alors présenté, puisqu’il est l’èxpression de la joye.

Les prémiers Pasteurs qui gardèrent les troupeaux cherchèrent à charmer leur vie oisive ; se livrant à mille réfléxions, ils répétèrent par hazard tout bas quelques mots plus lentement ou avec plus de vivacité que de coutume. Frappés de l’agrément qu’ils trouvèrent dans cette façon nouvelle de s’èxprimer, ils composèrent bientôt des paroles qu’ils prononçaient avec une certaine cadence : voilà l’origine de nos chansons. Le plus habile se fit admirer, & attirait autour de lui les Pasteurs & les Bergères du voisinage.

Mais on attribue particulièrement aux oiseaux l’invention du chant. Oui, c’est au pinson, à la fauvette, au rossignol, que nous sommes redevables de la découverte d’un amusement dont nous fesons nos délices. Que ne devrions-nous pas faire pour leur témoigner notre reconnaissance ! mais l’homme sera toujours ingrat. Il renferme dans une étroite prison les jolis maîtres d’un art qui lui procure tant de plaisir. Voici comment on présume qu’ils nous l’enseignèrent.

On fut bientôt frappé de l’harmonie de leur ramage, & l’on s’éfforça de l’imiter. La voix légère & déliée des femmes approcha davantage de la délicatesse de leur chant. Une jeune Bergère, remplie du désir de se distinguer, épia si souvent le rossignol ou la fauvette ; elle prêta une oreille si attentive à leur ramage, qu’elle parvint enfin à le contrefaire en partie. Elle allait doucement dans le fond des bosquets ; elle répètait à demi-voix le chant de l’oiseau dont elle recevait des leçons. Lorsqu’elle se crut un peu instruite, elle ôsa mêler le bruit de ses accens à la douce simphonie de son aimable Maître. Le rossignol étonné s’interrompait pour l’entendre, & redoublait le charme de son harmonie, dans la crainte d’être surpassé. La Bergère s’arrêtait aussi par intervale afin de l’écouter. Enchantée de savoir un nombre infini de petits airs, elle les joignit à des paroles tendres qui èxprimaient les sentimens de son cœur. Ses précieux talens ne tardèrent pas à la rendre célèbre. Toutes les Bergères s’empressèrent à la surpasser20.

Voilà ce qui concerne la naissance de la musique vocale. L’origine de l’instrumentale, quoique à peu près la même ; à de petites différences, qui méritent qu’on les décrive séparément.

La Musique instrumentale est plus ancienne que la vocale ; son origine.

Je la crois de quelque tems plus ancienne que l’autre. Il est probable que les hommes se servaient de quelques instrumens avant de savoir chanter ; la Nature même & les besoins de la société en auront appris l’usage. Le bruit est pour ainsi dire, notre élément ; les prémiers habitans de la terre en auront fait d’abord par instinct, ensuite par nécessité, & après quoi par goût. Expliquons-nous mieux. J’ai déjà donné l’éxemple d’un enfant qui, à mesure qu’il se développe crie & s’agite, & se plaît à former un certain bruit avec tout ce qui lui tombe sous la main. L’homme aura bientôt senti qu’il ne pouvait se dispenser de se faire entendre au loin ; il fallait rappeller ses troupeaux épars, avertir, éxciter des combattans : pour suppléer à la faiblesse de sa voix, il inventa quelques instrumens grossiers ; les Pasteurs en firent rétentir les campagnes ; le Guerrier s’en servit pour se mettre en fureur, ou pour ranimer son courage. Le goût perfectionna peu-à-peu ce que le besoin avait fait créer. L’usage du fer & des autres métaux fit dédaigner les instrumens qui n’étaient que de la corne de quelque animal. Les victoires remportées amenèrent les réjouissances, qui tirèrent leur vivacité du bruit éclatant que l’on fesait rendre à des machines harmonieuses ou plutôt bruyantes.

Sans doute encore qu’un Berger mettant à profit son heureuse oisiveté, s’avisa de vouloir imiter sans l’aîde de la voix le chant du rossignol. Eclairé par divers essais, il fabriqua enfin un instrument singulier, qui le fit jouir à peu près du bonheur qu’il désirait. Voilà, selon moi, la vraie origine de la flûte à dix troux, ou à plusieurs tuyaux ; & de tout ce qui sert à présent à la musique instrumentale. Remarquez que plusieurs de nos instruments ont une certaine analogie avec le ramage des oiseaux, & qu’ils s’éfforcent de le copier. Il en faut èxcepter surtout la Bâsse, dont le son plein & continu n’est que pour lier & donner du corps à l’harmonie.

Diodore, & après lui Kircker, prétendent que la musique instrumentale, la prémière de toutes les musiques, se rétablit en Egypte après le déluge, & qu’on en conçut la prémière idée du son que rendaient les roseaux qui bordaient le Nil, quand le vent soufflait dans leurs tuyaux. Le brut que fait le vent en passant dans les tuyaux des cheminées, fit découvrir, selon d’autres21, à Andron Catanéen l’invention de jouer de la flûte, en soufflant dans un tuyau de bled qu’il avait percé de plusieurs petits trous. Plutôt que d’adopter des traits d’histoire aussi fabuleux, ne vaut-il pas mieux chercher la prémière origine de la musique instrumentale dans le besoin qu’eurent les hommes de se faire entendre au loin ?

Quoiqu’il en soit des différens sistêmes que je viens de rapporter sur l’invention de la musique en général, il est certain qu’elle est de l’antiquité la plus reculée. Elle se perfectionna insensiblement. Une connaissance servit à amener l’autre. Elle devint bientôt l’idole des hommes. Elle fut chérie dès le commencement du monde ; & il est à présumer que l’amour éxcessis qu’on ressent pour elle ne finira qu’à la ruine totale de l’Univers.

On ne saurait marquer dans quel lieu commença la musique.

Il serait difficile de marquer dans quelle partie du monde la musique fut d’abord inventée. La Nature & l’instinct suffirent pour l’indiquer. On la trouve dans des contrées sauvages, où jamais les sciences ne pénétrèrent, & que de vastes mers séparent depuis long-tems du commerce des hommes policés ; preuve incontestable que la découverte de cet art n’est point le fruit de l’étude ; mais l’ouvrage du hazard.

Les Grecs se vantent d’en être les inventeurs, selon leur coutume de se glorifier de tout ce qui peut faire honneur à l’esprit humain. Lorsqu’ils soutiennent que Mercure en fut l’Auteur, ils se trahissent sans y penser ; car le véritable Mercure vivait en Egypte, où une grande partie des sciences fleurissait lorsque Athènes était à peine bâtie. Ils se rabattent sur Cadmus ; mais comme ce Hèros venait de Phénicie, il s’ensuit que les Phéniciens ont connu la musique avant eux. Enfin les Grecs ont jetté tant d’obscurité sur les inventeurs de leur musique, qu’on voit bien qu’ils cherchent à cacher les obligations qu’ils ont à leurs voisins.

Les Hébreux veulent aussi passer pour être les prémiers qui ayent fait usage de la musique. Est-il difficile de s’apperçevoir que l’Egypte, qui les instruit de tant de choses, leur fit connaître cet art agréable ? Cependant Enoch qui passe pour être le prémier qui ait écrit des Livres, est regardé parmi les Juifs comme l’Auteur de la musique vocale ; & ils soutiennent que Jubal, fils de Lamech, inventa celle qui employe les instrumens, environ l’an 230 du monde25. Il est certain que la musique était très-usitée chez les Hébreux ; ils fesaient même des chansons, puisque David s’en plaint ; « ils font des chansons contre moi qu’ils chantent en buvant », dit ce grand Roi. On est étonné lorsqu’on lit le détail des instrumens d’airain, d’argent & d’or qu’on gardait dans le Temple pour les grandes cérémonies.

Athènes perfectionna en partie la Musique.

Les Grecs recevaient les Sciences à demi-ébauchées, & les polissaient bien-tôt ; la musique eut le même sort. Athènes, le séjour des arts & des plaisirs, fut celui de ses progrès & de son triomphe. Les autres villes de la Grèce étaient trop peu de chose pour lui faire un accueil aussi long & aussi flatteur. Sparte seule pouvait être digne de l’attirer ; les Loix trop rigides de Licurgue, & les mœurs sauvages de ses habitans, l’en éloignèrent toujours, ou l’empêchèrent d’atteindre à la perfection où la portèrent les Athèniens. On institua par la suite en Grèce des prix pour le plus fameux Musiciens ; ce fut, je crois, dans les jeux Isthimiques. Ai-je besoin d’avertir que la musique florissait en Grèce bien avant l’usage des Spectacles, puisque la Tragédie ne fut long-tems composée que de Chœurs, c’est-à-dire, de récits en chant. Un certain Terpandre la rendit plus difficile en l’enrichissant de nouveaux sons.

Sentiment singulier de Pythagore.

Pythagore qui vint après ce Terpandre, avança un sistême bien bizarre & bien étonnant. Il prétendit que le mouvement des sept planettes était mélodieux ; c’est-à-dire, qu’étant chacune d’une grosseur différente, le bruit qu’elles font en roulant dans leur tourbillon, rend un son proportionné à la masse du corps dont il part, & qui doit se faire entendre plus ou moins fort, selon qu’il est près ou éloigné. S’il fallait croire ce Philosophe, Dieu serait donc l’inventeur de la musique, il l’aurait créée en même-tems que les cieux : cependant tout ridicule, tout absurde qu’est son sistême, il n’a pas laissé de trouver un nombre infini de Partisans. Un Auteur moderne a fait une longue dissertation à ce sujet. On a poussé l’èxtravagance jusques à noter les sons de cette bizarre harmonie. Le grave Pythagore, pour mieux faire valoir son sistême, inventa un instrument à sept cordes, dont les sons imitaient, selon lui, le bruit harmonieux que font les planettes en se mouvant.

Ce qui arrêta en Grèce les progrès de la Musique.

La musique ne put faire chez les Grecs de grands progrès, parce qu’ils se mirent dans la tête une singulière idée. Ce Peuple tout guerrier, tout savant qu’il était, se livrait à mille préjugés, à mille ridicules, il s’avisa tout-à coup de se persuader que les règles de la musique, une fois établies, ne devaient plus être changées. Son harmonie lui parut l’image du bon ordre de l’état ; il crut qu’en la conservant toujours telle qu’elle était, on conserverait toujours l’ordre & la police dont il était si jaloux. Cette idée ridicule le conduisit à ne souffrir aucune innovation dans la musique. L’Article assez hardi pour l’enrichir de nouveaux Tons, pour retrancher ou ajouter des cordes à quelque instrument, était traité d’impie, de criminel d’Etat, & puni souvent comme tel. En un mot, les Grecs fesaient de la musique, telle qu’ils la possédaient, une affaire de religion & de politique ; il était défendu sous des peines èxpresses d’oser y toucher, fut-ce même pour la rendre plus parfaite. On sent bien que c’était l’empêcher de s’embellir par de nouveaux ornemens ; aussi resta-t-elle toujours dans une certaine langueur : ils la croyaient, sans doute, arrivée au dernier point de sa perfection.

Que la Musique instrumentale des Anciens ne valait pas la nôtre.

Je ne puis me résoudre à penser que la musique instrumentale des Anciens ait eu la délicatesse, les charmes, la force de la nôtre. On aurait tort d’ajouter foi aux merveilles qu’ils nous en racontent. L’éxagération est trop visible pour qu’un homme de bon sens se laisse surprendre. Pourquoi si leur musique avait opéré de tels prodiges, ne ferait-elle plus le même éffet à présent ? Mettaient-ils autant d’art que nous dans leur composition, & dans leurs simphonies ? Pouvaient-ils avoir des Musiciens plus habiles que nos Lulli, que nos Rameau ? On ne saurait douter que la plus-part de leurs instruments n’étaient point aussi parfaits que ceux dont nous nous servons ; il est donc clair que tout ce qu’ils ont dit se réduit à peu de chose, ou que leurs organes étaient plus déliés, & leurs sens plus faciles à émouvoir. Il faut pourtant convenir que si nous les surpassons, leur trop grand amour & leur profond respect pour la musique, en sont les seules causes. S’ils avaient accordé à leurs Artistes les libertés que les nôtres ont le droit de prendre, le chant & l’harmonie auraient atteint chez eux l’énergie & la force, le tendre & l’agréable, auxquels ils sont arrivés de nos jours.

Les Grecs ouvrirent peut-être les yeux, & connurent enfin leur erreur au sujet d’un Art dont ils arrêtaient les progrès. Mais ils s’éclairèrent trop-tard. Ils tombèrent sous la domination des Romains, & ne furent plus qu’un Peuple d’esclaves.

Histoire de la Musique chez les Latins.

Il ne faut pas croire que les Romains ne connurent la Musique qu’après avoir conquis la Grèce. Dès l’an 1415 de la fondation de Rome, elle y fut établie avec assez d’éclat sous le Consulat de Sulpicius Pelicus ; les jeux Sceniques en furent la principale cause. Les Romains crurent en les instituant, calmer le couroux des Dieux, & faire cesser une terrible peste qui ravageait leur Ville. Il paraît même que la musique était depuis long-tems en usage dans toute l’Italie, puisqu’on fit venir alors des joueurs d’instrumens de Toscane & de Naples. Rome ne fit pas tant de cas de la musique qu’Athènes, soit que ses habitans fussent plus barbares & moins polis que les Grecs, soit qu’ils ne fussent pas si susceptibles de se laisser surprendre par des sons. Ils lui donnèrent bien une place distinguée dans les cérémonies de la Religion, & dans leurs divertissements particuliers, mais ils ne la regardèrent jamais comme une invention Divine, de laquelle dépendaient la gloire & le salut de l’Etat29.

Les Romains furent subjugués à leur tour ; ce qui dut les accabler davantage, c’est qu’ils furent vaincus par un Peuple barbare qu’ils méprisaient. La musique presque dédaignée dans la capitale du monde, se vit accueillie par les Peuples féroces de l’Europe.

Ce qu’était la Musique parmi les Gaulois, & dans les prémiers tems de la Monarchie Française.

Il ne faut pourtant pas s’imaginer que les Gaulois ne la connurent qu’après la destruction des Romains. Bardus, leur Roi30, établit l’an 2140. du monde une école de musique, dont il confia la direction à une secte de Philosophes qui étaient tout à la fois Poètes & Musiciens ; il les tira du fameux Collège des Druides. On donna, dans la suite, à ces Philosophes le nom de Bardes à cause de Bardus leur Roi & leur instituteur. Voilà la musique répandue chez les Gaulois dans un tems où ils ignoraient tous les Arts, & lorsqu’ils étaient plongés dans la plus grande barbarie. Les conquêtes des Romains ne lui firent rien perdre. Strabon31 nous apprend qu’Auguste établit à Lion une Académie des Arts & des Sciences. Cette Académie fut augmentée par Caligula de tout ce qui avait rapport à la musique. Mais voici des choses encore plus singulières concernant cette ancienne Académie ; elle gratifiait de divers prix ceux qui se distinguoient dans les Sciences. Si quelque mal-adroit osait prétendre aux couronnes qu’elle distribuait, & qu’il fut jugé vaincu, il était condamné au fouet, à la férule, ou bien à être plongé dans la rivière. La punition la plus ordinaire à laquelle on condamnait les sots Auteurs de ce tems-là, était de les contraindre d’éffacer avec la langue leurs mauvais Ouvrages. Il me paraît que cette société de Savans ne rendit point beaucoup de services à la musique. Cet Art resta long-tems enseveli dans l’obscurité. Les longues guerres que les Gaulois eurent à soutenir, & l’invasion des Francs, & surtout des Romains, arrêterent peut-être ses progrès. On s’apperçoit que cet Art ne devait pas être grand chose sous la prémière race de nos Rois, puisque dans le traité de paix que fit Clovis avec Théodoric, Roi des Ostrogots d’Italie, l’an 500 de Jesus-Christ, on mit un Article èxprès par lequel ce dernier s’obligeait d’envoyer en France un éxcellent joueur de guitare.

A qui l’on est redevable des progrès de la Musique en France.

La musique resta, pour ainsi dire, dans cet état d’anéantissement jusques au siècle de Louis XIV. Le Poète Baïf est le prémier qui se soit avisé en France d’avoir un concert. Il en établit un dans sa maison, Fauxbourg saint Marcel, sous le règne de Charles IX, vers l’an 1567. Ce Poète était riche, contre l’ordinaire des gens de Lettres ; il se plaisait à dépenser son bien en grand Seigneur. C’est aux concerts de Baïf qu’on a obligation du prodigieux succès de notre musique : que Messeurs les Musiciens osent encore dédaigner les Poètes. St. Ambroise & le Pape Damase qui établirent la musique dans les Eglises l’an 373, contribuèrent aussi à lui donner la vogue.

Elle n’était pas autrefois ce qu’elle est à présent.

Je dois avertir que dans les prémiers tems de son origine elle était bien différente de ce qu’elle est maintenant. Elle n’était composée autrefois que d’un chant simple, sans Intonations, & dénué de l’accord de divers tons. L’on présume que le chant à deux parties nous vient des Italiens. Il y a pourtant toute apparence que les Grecs l’ont connus, puis que leurs Pièces étaient entre-mêlées de chœurs, & qu’un chœur est composé de plusieurs parties33 ; mais la manière dont ils les arrangeaient n’est point venue jusques à nous.

Multiplicité de ses caractères chez les Anciens.

La musique n’était point jadis facile à apprendre. Les Anciens employaient pour notes les vingt-quatre lettres de l’alphabet Grec, auxquelles ils fesaient prendre plusieurs formes ; les diverses figures qu’ils leur donnaient, fesaient en tout cent vingt-cinq caractères différens ; ce nombre se multipliait encore considérablement dans la pratique : de sorte que la musique était alors véritablement une science, & une science fort embrouillée.

Un Moine la simplifie.

La manière de l’écrire est aujourd’hui fort simplifiée, par le moyen des six fameuses sillabes que Gui d’Arétin ou Darezzo substitua aux noms multipliés & embarrassans que les Anciens donnaient aux marques dont leur musique était surchargée. Gui, était natif d’Arezzo dans la Toscane, & Bénédictin du Monastère de notre Dame de Pompose, dans le duché de Ferrare ; il vivait vers l’an 1024. Il est aussi l’inventeur de plusieurs instrumens, tels que le clavessin, l’épinette, la vielle, &c. Ce Moine trouva, dit-on, les sillabes qui l’ont rendu si célèbre, en chantant l’Hymne de St. Jean-Baptiste, où elles se rencontrent en effet. Je vais rapporter cette Pièce curieuse, à laquelle on a tant d’obligations :

Ut queant laxis Resonare fibris,
Mira gestorum Famuli tuorum,
Solve polluti Labii reatum
Sancte Joannes.

Un nommé le Maire, Musicien du dernier Siècle, ajouta le Si. Mais comme les notes, ou points, inventés par Gui d’Arezzo, étaient tous semblables, & qu’ils ne marquaient pas la durée qu’ils devaient avoir ; Jean de Muris, Docteur & Chanoine de Paris, trouva le moyen vers l’an 1335, de la leur faire èxprimer par les différentes figures qu’il leur donna. C’est ainsi que la musique se perfectionna par des progrès insensibles. Toutes les Nations de l’Europe & tous les siècles concoururent à la rendre parfaite.

Les Peuples de l’Europe sont les seuls qui sachent écrire leur musique. Les Chinois & les Arabes, qui, de toutes les Nations étrangères, ont le plus cultivé les Lettres, n’ont aucuns caractères ou notes. Les Persans se contentent de donner des noms de villes de leur pays ou des parties du corps humain, aux quarante-huit sons de leur musique ; de manière qu’ils indiquent tout de suite un Ton ou un Air, en disant, allez de cette ville à celle-là, ou, allez du doigt au coude 33.

J’ai raconté en peu de mots les diverses révolutions qu’essuya un Art qui nous est si cher ; le Lecteur a vu d’un coup d’œil ce qu’il devint en Gréce, en Italie, & chez les Gaulois ; il ne me reste plus, pour achever d’en tracer l’histoire, que de rapporter tout ce qu’on en a dit d’avantageux, & l’estime singulière qu’en avaient conçus les Anciens.

Profond respect que les Grecs avaient pour la Musique.

Aucun Peuple n’a poussé plus loin que les Grecs cette vénération outrée. Ils ne savaient de quelle espèce de louanges combler la musique ; lorsqu’il fallait en parler, les èxpressions sublimes & relevées leur manquaient ; ils n’avaient point assez de superlatifs ni d’hiperboles. Leurs Sages mêmes qu’ils écoutaient comme des Oracles, l’élèvaient jusques aux nues. Les Platoniciens & les Pythagoriciens ont prétendu que c’était faire tort à la musique de lui donner le nom d’Art & de Science, & qu’il était impossible de trouver des termes dignes de la désigner. Cependant comme les langues sont proportionnées à la faiblesse humaine, Platon & quelques Anciens se sont contentés de l’appeller une Encyclopédie, un cercle de science. Les Grecs croyaient fermement qu’elle inspirait toutes les vertus civiles & morales. Elle était regardée comme une partie essentielle de l’éducation. Le fameux Epaminondas, ce Guerrier qui sauva sa Patrie, & la fit aller de pair avec les plus célèbres ville de la Grèce, ayant dans un festin refusé de pincer d’une lyre qu’on lui présenta, se fit regarder de très-mauvais œil par tous les convives, & donna lieu de soupçonner qu’il avait été mal élevé. On fit un sujet de reproche au grand Thémistocle de n’avoir point appris à jouer des instrumens. « Parmi les Grecs, dit Cicéron, l’on ne passait point pour Savant à moins qu’on ne sût chanter. »

L’amour que les Grecs avaient pour la musique les conduisit à enrichir ceux qui en fesaient une profession particulière. Ils ne se fesaient aucun scrupule de les élever aux emplois les plus considérables. Isménias, simple joueur de flûte, fut envoyé Ambassadeur en Perse.

Louanges que les Grecs prodiguaient à la Musique.

Ecoutons ce singulier raisonnement du divin Platon, il prouve que je n’ai point tort de prétendre qu’ils la regardaient comme l’unique source de la sagesse & du maintien du bon ordre : « Toute nouveauté introduite dans le chant, est suivie d’un changement dans l’Etat, & l’on ne saurait toucher aux loix de la musique sans toucher aux loix du Gouvernement » : ceci est-il formel ?34 Mais ce n’est encore rien. Lycurgue, ce fameux Législateur, croyait que la musique inspirait la valeur & la sagesse ; il me semble pourtant qu’elle n’était point trop florissante à Lacédémone. Longin était du même avis que Lycurgue. Voici comme il s’èxprime : « L’harmonie n’est pas seulement un simple agrément que la Nature a mis dans la voix de l’homme pour persuader & pour inspirer le plaisir ; mais dans les instrumens, mêmes inanimés, c’est un moyen merveilleux pour inspirer le courage & pour émouvoir les passions. » Polybe35 dit, que les Peuples d’Arcadie n’étaient doux, humains, n’aimaient la Religion & toutes les Vertus, que parce qu’ils aimaient la musique : il soutient encore, que les Peuples de Cynèthe ne se portèrent à toutes sortes de crimes, que parce qu’ils renoncèrent à la musique qu’ils avaient chérie autrefois. Socrate & Pythagore nous èxhortent à l’apprendre pendant notre jeunesse pour nous servir de correctif contre les passions. Denis d’Halicarnasse dit qu’elle est très-utile au gouvernement politique, & indispensable à un Prince ; il ajoute ensuite, qu’on ne peut entendre la République de Platon sans savoir la musique. Timagène & Quintilien prétendent qu’elle est agréable aux essences immortelles. Les Argiens l’estimaient tant, qu’ils établirent une peine contre ceux qui en parleraient mal.

Sentiment de Corneille-Agrippa & de plusieurs Auteurs Anciens & Modernes, au sujet de la Musique.

Corneille-Agrippa fait aussi l’éloge de la musique. Cet Auteur raconte d’après Homère36 ; « qu’Agamemnon, en partant pour la guerre de Troyes, laissa en sa maison, près sa femme Clitemnestre, un Musicien Dorien, afin que par son chant & mélodie, elle se maintint en modestie, & eut soin de conserver sa pudicité : Egiste, qui la corrompit, n’en sut oncques jouir sinon après qu’il eût malheureusement tué ce Musicien ».37

Les Auteurs Chrétiens ne l’ont pas louée avec moins d’enthousiasme. St. Augustin assure qu’elle est un présent du Ciel. St. Thomas affirme avec ce Docteur de l’Eglise, qu’elle peut élever nos esprits à la contemplation des choses célestes. Shakespéar, si j’ose le mettre à côté des Pères de l’Eglise, fait souvent l’éloge de la musique dans ses Ouvrages ; il dit entre-autres choses, que celui qui n’aimerait pas la musique serait capable de toutes sortes de crimes. Et l’illustre Montesquieu, dont la France se glorifiera toujours, n’a pas craint, dans un endroit de l’Esprit des Loix, de parler de la musique avec enthousiasme, & de l’élever au-dessus de toutes les sciences. On lit dans une Histoire de la musique qui parait depuis 1767, que Dieu avait sûrement appris la musique à Salomon.

On a bien senti le ridicule de tant de louanges outrées ; aussi pour en éffacer une partie, les défenseurs de la musique veulent nous faire croire que les Anciens donnaient au terme musique une signification bien plus étendue que celle des Modernes : par ce seul mot, nous disent-ils, les Grecs désignaient toutes les sciences en général. Mais les éxemples que j’ai cités, & divers autres passages qu’on peut trouver dans les Auteurs, nous font voir formellement que les Anciens entendaient le plus souvent par musique la science des sons & du chant : lorsque ce terme èxprimait toutes les sciences, il perdait sa signification ordinaire, & n’était employé qu’au figuré ; comme nous disons que l’harmonie règne dans l’Univers, pour marquer l’arrangement qu’on y admire.

Nous avons vu des Discours, des Ecrits ; voyons maintenant des faits.

Faits tirés de l’Histoire, qui prouvent l’estime qu’on fesait autrefois de la Musique.

Les plus Grands Rois de l’antiquité en ont fait leurs délices. Le saint Roi David ne marchait guères sans sa harpe. Alexandre, après ses conquêtes, voulut à toute force apprendre à jouer de je ne sais quel instrument. Le Sage Socrate voulut, dans un âge avancé, s’instruire à fond de la musique. La plus-part des Empereurs Romains se piquaient d’être Musiciens ; ils chantaient en Public, & tiraient autant de vanité des applaudissemens qu’ils recevaient alors, que des honneurs du triomphe. Néron voulut bien s’assujettir à suivre certain régime, afin de se conserver toujours la voix fléxible & belle. Je vais rapporter ici son secret & celui que nous apprennent de célèbres descendans d’Hypocrate, persuadé que les Musiciens du siècle en feront usage, & qu’ils m’en auront obligation. Néron mangeait fort souvent sans pain des salades de porreaux à l’huile, il s’appliquait à nud sur l’estomac une plaque de plomb, afin de se le fortifier, selon les préceptes de Terpus38. Des Médecins modernes recommandent aux Musiciens qui ont besoin d’avoir une belle voix, de boire souvent une décoction de chou rouge avec des raisins secs, pour se guérir de l’enrouement, & pour s’en garantir.

Quelques-uns de nos Rois & des grands Seigneurs de France se sont aussi piqués d’être Musiciens. Le Roi Dagobert aimait tellement la musique, qu’entrant dans l’Abbaye de Romilly pour assister aux Vêpres, il fut si enchanté de la voix d’une Religieuse, qu’il en devint passionnément amoureux. Il voulut absolument la voir ; il la trouva si belle & si bonne Musicienne, qu’il répudia sa femme, & épousa publiquement la charmante Religieuse, qui soutint à merveille son personnage de Reine. Louis XII a, dit on, composé un petit Livre d’airs légers. On trouve dans la Musurgie de Kircher un air noté de la composition de Louis XIII, & un autre de l’Empereur Léopold : ce dernier Prince composait sur-tout avec plaisir des morceaux de musique qu’on appelle Canon. Philippe-Julien, Duc de Nevers, neveu du Cardinal Mazarin, a mis en chansons un Abrégé de l’Histoire de France, qui commence à la troisième race.

La musique est si agréable, que plusieurs personnes ont voulu mourir aux sons d’un grand nombre d’instrumens, telles qu’Elisabeth, Reine d’Angleterre ; & cette Demoiselle, dont parle Brantôme, qui fit venir son Valet-de-Chambre, & lui ordonna de sonner sur son violon certain air qu’elle aimait beaucoup, jusqu’à ce qu’il la vit trépassée.

Effets singuliers que les Anciens attribuaient à la Musique.

Les éffets que les Anciens attribuaient à la musique, la leur rendaient aussi recommandable que ses beautés particulières. Timothée, le même qui fut mis à l’amende par les Lacédémoniens, pour avoir ajouté une corde à la lyre, joua un jour à Alexandre, dans le tems qu’il était à table, un air Phrigien sur sa flûte : ce Prince en fut si transporté, que mettant le sabre à la main, il se leva tout-à-coup pour aller combattre ; sa fureur ne se calma que lorsqu’on lui eut joué un air sous-Phrigien. Sapho se servait de la musique pour attendrir une certaine Damophile qu’elle aimait. Dès que son amie entendait les sons de sa lyre, un trouble involontaire s’emparait de ses sens, elle perdait l’usage de la voix, & restait pendant très-long-tems sans connaissance. La trop tendre Sapho aurait bien dû se servir de ce moyen pour adoucir la rigueur du jeune Phaon, plutôt de se précipiter de désespoir dans la mer : sans doute que l’ingrat qu’elle adorait, n’aimait pas la musique.

Elle ne trouble plus si violemment les Peuples modernes.

Les Nations modernes sont moins susceptibles de se livrer aux mouvemens qu’éxcitait autrefois la musique. On écoute avec plaisir telle sonnate, telle simphonie, & c’est le seul sentiment qu’on éprouve avec force. On raconte pourtant39 que sous le règne de Henri III, un fameux Musicien nommé Claudin, mit tellement en fureur un jeune Seigneur de la Cour en lui jouant un air Phrigien, que sans respecter la présence du Roi, il tira son épée & voulait occire tout le monde. On raconte aussi que Henri IV, Roi de Dannemarck, voulut éprouver si un Musicien de sa Cour troublait les sens de ceux qui l’entendaient jouer de quelque instrument. Ce Prince se répentit de sa curiosité. Il entra dans une si grande fureur, qu’il tua à coups de poings plusieurs de ses Courtisans. Heureusement qu’on n’est plus sujet de nos jours à de pareils transports. Eh, que serait-ce de nous, si la musique rendait véritablement digne des petites maisons ?

La Musique a converti des Payens.

Je trouve encore qu’on lui est redevable de la conversion d’un nombre prodigieux de Payens & d’Hérétiques. Dès qu’elle fut reçue dans les Eglises, elle attirait une foule de Gentils, qui venaient satisfaire leur curiosité, & charmer leurs oreilles de ses sons harmonieux. Elle les touchait par dégrés, & les ébranlait à un tel point, qu’ils demandaient aussi-tôt le Baptême. La Religion a malheureusement encore besoin de son secours. Les Eglises où l’on trouve de meilleure musique, sont les plus fréquentées.

Les Anciens la croyaient éfficace pour diverses maladies : quelques modernes sont du même sentiment.

Une chose singulière dont on ne se serait jamais douté, c’est que la musique est un remède souverain à bien des maux ; si nous nous en croyons les Grecs, elle est plus éfficace que tous les secrets de la Pharmacie. La Faculte n’est qu’une ignorante au prix d’elle. Les maladies les plus incurables, celles qui étonnent les Galiens & les Esculapes de nos jours, sont contraintes de lui céder. Thalès de Milet, un des sept Sages, guérit par le son d’un instrument les Lacédémoniens d’une maladie pestilentielle. Boèce dit qu’Arion, le même apparemment qu’un Dauphin porta sur son dos, soulagea beaucoup d’Ioniens & de Lesbiens d’une maladie populaire, par les éffets de la musique. Elle guérit, selon Théophraste, la siatique, la morsure des vipères & la phrénésie. Pithagore composait des chants & des airs pour appaiser les passions violentes qui troublent les sens, comme un Médecin compose une potion cordiale pour la guérison d’un malade. Elle pourrait détruire la Pierre, dont l’opération est si dangereuse, puisqu’on prétend qu’il y a des gens qui ne sauraient entendre le son de certains instrumens, sans ressentir une violente envie d’uriner. Le grand Scaliger rapporte sérieusement, qu’un pauvre aveugle, en râclant un misérable violon, contraignait un Gentil-Homme qui était à table en grand’compagnie à èxpulser le superflu de la boisson. Divers éxemples assurent que la musique chasse la catalepsie, la fiévre double, tierce & quatre, & qu’elle dissipe la folie. On lit dans l’Histoire de l’Académie des Sciences, année 1707, page 7, & 1708, p. 22, qu’un Musicien fut guéri d’une violente fiévre, par quelques concerts qu’on fit dans sa chambre.

La Musique était utile aux Prophètes.

Elle possède un avantage encore plus précieux que tous ceux que je viens de citer. Elle remplit de cet esprit divin qui fait prophétiser ; du moins les Prophètes demandaient son secours afin de mieux entrer en enthousiasme. Elisée désirait un bon joueur de luth, pour prophétiser avec plus d’ardeur. Il ne put rien annoncer au Roi de Syrie Asael, qu’après avoir joué du Psaltérion.

Elle charmait les animaux, & les choses inanimées.

Les Grecs soutenaient que la musique est même utile aux animaux, & qu’elle agit jusques sur les choses inanimées ; ils en trouvaient la preuve dans les merveilles qu’opérèrent Amphion & Orphée. Enfin il n’est sorte d’avantage dont ils ne la crussent pourvue. Il est vrai que nous n’en voyons rien ; mais faut-il donner le démenti à un Peuple nombreux, parmi lequel on compte sept sages ?

Elle guérit au moins de la Tarentule.

Tout ce que nous appercevons, & dont nous sommes certains, c’est que la musique est un remède assuré contre la piqure d’une grosse araignée, appellée la Tarentule ; le bruit des instrumens éxcite à la danse, & dans les mouvemens que l’on se donne, on est enfin délivré du venin de l’araignée par la transpiration. Il serait à souhaiter que les autres cures de la musique fussent aussi prouvées que celle-là. Qu’on aimerait le Médecin, dont les ordonnances seraient conçues en ces termes ; pour telle maladie, recipe une heure de musique !

Un peu de vanité pardonnable aux Musiciens.

Il serait étonnant que les éloges que les Anciens prodiguaient à la musique, & les honneurs dont nous la comblons ; il serait, dis-je, surprenant que tant de choses flatteuses ne rendissent pas un peu vains ceux qui la pratiquent. Le moyen d’être humble & modeste en se consacrant à un art qui procure à ses favoris la protection des Grands, l’amitié de tout le monde, & une abondance fastueuse ! Tandis que l’homme de Lettres languit, souvent dans l’obscurité, & dans le besoin, l’heureux musicien est chéri, caressé ; il reçoit tour-à-tour les faveurs des Grâces, & celles de Plutus. Qu’on dise la vérité ; accueille-t-on un Auteur célèbre avec autant de plaisir & d’enthousiasme, que l’Artiste, dont l’archet moelleux tire d’un violon des sons enchanteurs ? Il est plus de gens capables de goûter les talens d’unvirtuose en musique, que ceux d’un éxcellent Poète : pour entendre l’un, il ne faut que des oreilles ; au lieu que le genre de l’autre veut parler à l’esprit.

Les Peuples modernes placent partout la Musique.

Le plus grand nombre des Peuples de l’Europe employe de nos jours la musique dans les principales circonstances de la vie ; elle embellit les grandes fêtes, les cérémonies de la Religion, les réjouissances publiques, & les pompes funèbres. Il est de la grandeur des Rois de l’appeller à leur Cour, de l’y fixer à force de bienfaits. Je citerai à ce sujet un trait singulier. Comme Louis IV. dit d’outre-mer, Roi de France, se moquait toujours de Fouquet second, Comte d’Anjou, qui aimait beaucoup la musique ; celui-ci eut l’audace de lui écrire de la sorte ; « Sachez, Sire, qu’un Roi sans musique est un âne couronné. »

Si Pythagore la mit dans le Ciel en prétendant que les planettes se mouvaient avec harmonie, les Chrétiens n’en font-ils pas plus que ce Philosophe, en représentant les Anges & les Elus occupés à chanter les louanges du Très Haut ? Le Paradis est, selon eux, le séjour d’une musique délicieuse. Les Séraphins & les Dominations, sont à leurs yeux d’habiles chanteurs & d’éxcellens joueurs d’instrumens.

Qu’on peut dire de la Musique autant de mal que de bien.

Il ne faut pourtant pas s’imaginer qu’il n’y ait que des louanges à donner à cet Art que nous chérissons tant. Une pareille idée serait tout-à-fait ridicule. On a dit autant de mal que de bien de la musique. Il s’est trouvé des Anciens qui ont eu le courage de s’élever contre-elle. De savans Modernes de différens Pays ne l’ont pas non plus ménagée. J’ai mis sous les yeux du lecteur tout ce qui peut-être favorable à la musique ; je vais rapporter avec la même impartialité tout ce qui est à son désavantage.

Mépris qu’en avaient les Egyptiens.

Tandis que la Grèce l’adorait comme la source du bonheur & de la sagesse, les Egyptiens ne la souffraient que parce qu’on la regardait comme une preuve de la grandeur & des richesses d’un état. Ils ne permettaient point que leurs jeunes gens s’appliquassent à l’apprendre. Ils soutenaient qu’elle amolissait la vertu & énervait le courage des hommes.

Elle est défendue chez les Turcs.

Les Egyptiens ne sont pas les seuls Peuples qui l’ont trouvée dangereuse. Elle est défendue chez les Turcs avec autant de rigueur que Mahomet proscrivit le vin40 ; c’est du moins ce qu’on lit dans un célèbre Voyageur. Quelques-uns prétendent que le faux Prophète des Musulmans ordonna lui-même de la bannir avec soin ; mais ils n’ont aucune preuve de ce qu’ils avancent. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle est regardée à Constantinople comme un Art pernicieux. François I, nous dit-on, envoya à Solimand second plusieurs habiles Musiciens, croyant lui faire un présent fort agréable. Cet Empereur les ayant entendus, craignit qu’ils n’amolissent son courage, & ne causassent de grands désordres dans ses Etats ; il fit briser tous leurs instrumens, les renvoya sans délai, & défendit qu’aucun Musicien pût s’établir jamais dans son Empire. Si cette Histoire était vraie, elle nous apprendrait la raison de cette espèce d’anthipatie que les Mahométans ont contre la musique. Les Sultans sont les seuls qui ayent des Musiciens en titre ; mais le nombre de ces Musiciens est très peu considérable.

De Grands Hommes se sont élevés contre la Musique.

Beaucoup d’Auteurs célèbres & de grands Philosophes se sont récriés contre les suites fatales qu’elle entraîne après elle. Ils ont soutenu avec force qu’elle corrompait les mœurs, & causait des désordres infinis. Plutarque nous apprend qu’il faut n’aimer la musique qu’avec circonspection, & qu’il est dangereux de trop s’y livrer. Rapportons ses propres paroles dans le langage naïf d’Amiot : « Quand ce Musicien eût un peu ébranlé & sondé la Compagnie du festin, & qu’il sentit que plusieurs étaient enclins à son intention, & se laissaient mener pour le plaisir qu’ils prenaient à tout ce qu’il voulait leur sonner, & à toute dissolution qu’il voulait représenter ; alors se découvrant tout à l’ouvert, il nous fit voir clairement que la musique, à ceux qui en abusent impudemment à toutes heures, enivre plus que pourrait faire toutes sortes de vins que l’on pourrait boire : car ceux qui étaient à table ne se contentèrent plus de crier à pleine tête & de frapper des mains l’une contre l’autre ; mais à la fin la plus-part d’iceux se levèrent de table & commencèrent à se tremousser de mouvemens dèshonnêtes & indignes de gens d’honneur, mais qui convenaient aux Sons & Chansons qu’il leur sonnait. »

Un certain Ephore, Auteur Grec, cité par l’Historien Polybe, affirme qu’elle ne fut introduite que pour tromper & abuser les esprits. Les gens sensés chez les Grecs, (ainsi que le prouve particulièrement le passage de Plutarque que je viens de citer,) trouvaient qu’une musique trop tendre, trop éfféminée, était très-pernicieuse ; on ne pouvait même s’empêcher de détester à Athènes un nommé Phrynis, qui amolit, dit-on, la musique ancienne. Un Philosophe Scyte, qui s’appellait, je crois, Anacharsis, frère d’un Roi de la Scytie, eut la curiosité de pénétrer dans la Grèce. Solon, un des sept Sages, lui demandant s’il y avait des Musiciens dans son Pays, il lui répondit, qu’il n’y avait pas même de vigne. Il voulait dire par-là, que l’un était aussi nuisible que l’autre ; ou plutôt, il donnait à entendre, qu’un climat qui ne produisait pas de vin, ne saurait être favorable à aucun Musicien. Le Philosophe Scyte, peut-être plus raisonnable que les sept Sages de la Grèce ensemble, conçut peu d’estime pour la Superbe Athènes, dont la renommée publiait tant de merveilles ; il prédit aux Grecs, en retournant dans sa patrie, que le luxe & la musique causeraient un jour la ruine de leur République.

Plutarque rapporte qu’Isménias, fameux joueur de flûte, le même peut-être qu’on nomma Ambassadeur de Perse, fut fait prisonnier de guerre par Athan, roi des Scytes, & qu’il se mit aussi-tôt à jouer de sa flûte devant ce Prince, se flattant de se procurer un sort heureux : le fameux Isménias se trompa dans son attente. Le Roi Scyte lui ordonna de se taire, & s’écria, qu’il préférait le hénissement de son cheval aux sons de tous les instrumens des Grecs. On dira que je cite une Nation barbare. Je répondrai qu’Hérodote ne nous la représente point si barbare, lorsqu’il nous apprend que les Scytes furent les seuls qui ne voulurent point reconnaître Bacchus, parce qu’ils trouvaient que c’était une chose ridicule d’adorer un Dieu qui rendait les hommes insensés & furieux. Et quand les Scytes n’auraient été que fiers & courageux, en demandait-on davantage des Peuples de ce tems-là ? Les Romains avaient-ils d’autres qualités lorsqu’ils commencèrent à se faire admirer de toute la terre ?

Corneille-Agrippa que j’ai déjà cité plus haut, revient bien de quelques louanges dont il gratifie la musique. On s’apperçoit à l’ardeur avec laquelle il s’éfforce de la décrier, qu’il est pour le coup véritablement persuadé de ce qu’il écrit : voici de quelle manière il la traîte. « La musique est des plus propres & chéries » chambrières du vice. (Je substitue ici un mot moins énergique, mais plus honnête.) « Avec la douce voix & le venin emmiellé des chants, sons & accords voluptueux de ses instrumens, elle enflamme la luxure & les désirs déréglés, & ôte toute force & vertu à l’esprit, & le corrompt en toute lasciveté & délices ; elle pervertit les bonnes mœurs, incite impétueusement les cupidités & affections dèshonnêtes ». Il ajoute ailleurs ; « Les femmes Thraciennes pour-suivirent Orphée, & lui avancèrent ses jours, d’autant que par ses mélodies il éfféminait vilainement leurs hommes. ». Corneille-Agrippa n’est pas le seul qui ait fait ce reproche au Chantre divin de la Thrace.

Saint Augustin, à qui pourtant il est échappé de louer la musique, se plaint dans ses confessions de ce qu’elle avait quelquefois trop enflammé ses sens. On croit si peu aux éffets de la musique, qu’on s’est généralement moqué de ce Martin Scriblerius, qui s’imaginait par les sons de sa lyre appaiser deux Harangères, qui se battaient sous ses fenêtres. Je n’ai garde de rapporter ce que plusieurs Auteurs ont écrit contre ceux qui sont une profession particulière de la musique. On m’accuserait de vouloir insulter les Musiciens d’aprésent, que je me fais gloire d’estimer, & qui réunissent, pour la pluspart, les talens aux bonnes mœurs. Je dirai seulement, que Diogène le cynique se moquait des Musiciens de son tems, qui avaient, selon lui, plus soin d’accorder leurs instrumens que leurs passions.

Il est des gens qui ont une antipathie invincible pour la Musique.

Que dirons-nous en apprenant qu’il est des gens qui ont une antipathie invincible pour la musique ? de même que Jacques prémier, Roi d’Angleterre, ne voyait pas une épée nue sans tomber en défaillance, ainsi des personnes de mérite frémissent d’horreur & s’évanouissent bientôt, dès que leurs oreilles sont frappées du son de quelque instrument. La Motte le Vayer, dont les ouvrages sont si connus, ne pouvait entendre sans douleur les accords les plus délicieux ; ce que nous appellons harmonie était pour lui un supplice. M. Rousseau de Genève nous apprend même qu’il connaît une Dame de condition à Paris, qui ne peut entendre quelque musique que ce soit, sans être saisie d’un rire involontaire & convulsif41.

Elle est utile à l’Amour.

La musique, dont on dit tant de bien & tant de mal, a toujours été d’un grand secours aux Amans ; c’est par elle que l’amour triomphe souvent des rigueurs d’une belle. Les Italiens & les Espagnols n’ont pas tout-à-fait tort de passer la nuit sous les fenêtres de leurs belles, à chanter, aux sons de leur guittare, les charmes qu’ils adorent. Certain Auteur prétend avec raison, qu’il ne faut qu’une chanson amoureuse, chantée bien tendrement, pour faire impression dans le cœur d’une jeune personne42. Combien en est-il qui en ont fait la funeste èxpérience ? Dans l’instant que j’écris, plus d’une naïve beauté se laisse peut-être surprendre aux accens d’une voix agréable, & aux èxpressions voluptueuses de quelque ariette sentimentée. Les Dames se piquent de rendre la pareille ; on ravit leur liberté par une Chanson délicate, elles nous la font perdre aussi par le même moyen. Elles apprènent les morceaux de musique qui sont le plus en réputation, dans lesquels respire davantage la tendresse : qui pourrait alors leur résister ! elles séduisent tous nos sens à la fois, & leurs yeux èxpriment encore plus que leur bouche.

Les Dames ne doivent point trop s’y appliquer.

J’ôse pourtant conseiller aux Dames ; malgré tout l’avantage qu’elles en retirent, de ne se livrer qu’avec réserve à l’étude du chant. Mézerai a dit, qu’Anne de Boulen, femme de Henri VIII. savait trop bien chanter pour être sage. Cet Historien avait-il si grand tort de faire un tel jugement d’Anne de Boulen ? Il est désagréable de s’èxposer à de pareils soupçons. Il est vrai qu’on peut avoir une très-belle voix, & aimer la vertu. La musique n’est pas tout-à-fait incompatible avec la sagesse ; mais les dangers auxquels elle èxpose une jolie femme, doivent la lui faire craindre. Celle qui possède un organe flatteur, en tire bientôt vanité. Les applaudissemens qu’on lui prodigue la remplissent d’orgueil ; un amant s’apperçoit de son faible, loue avec enthousiasme, l’éloge séduit, & la tête tourne. D’ailleurs, à force de répéter des Chansons tendres, voluptueuses, le cœur s’enflamme, l’on est moins révoltée de s’entendre adresser des douceurs que l’on prononce tous les jours avec sentiment. Il arrive souvent que la mourante sagesse d’une belle, jette le dernier soupir, qu’elle ne croit encore que frédonner une chanson.

Le siècle passé n’était pas si amateur de Musique.

L’Opéra-Sérieux doit être accusé, avec assez de raison, d’avoir arrêté les progrès de la musique Italienne. L’Abbé d’Aubignac, qui vivait du tems de Louis XIV, s’èxprime de la sorte : « les récits d’une pièce ne peuvent être variés que par la musique ; mais comme je n’ai pu jamais approuver cette pratique des Italiens, dans la créance que j’ai toujours eue que cela serait ennuyeux, j’espère que Paris en est autant persuadé maintenant par l’èxpérience, que je l’étais par mon imagination. » Quel est l’Auteur qui de nos jours ôserait parler ainsi ? d’Aubignac changerait bientôt d’avis, il s’èxprimerait d’une autre manière, s’il vivait de nos jours. Si cet Ecrivain s’est trompé, s’il lui est échappé une espèce de blasphème musical, c’est à son siècle qu’on doit s’en prendre. « On ne croyait pas, dit M. de Voltaire, que les Français pussent jamais soutenir trois heures de musique ». Que les choses sont changées ! On ne croit pas maintenant que les Français puissent vivre sans musique.

Pensée d’un Auteur moderne, au sujet du goût qu’on a pour la Musique.

Que dirions-nous si l’on nous appliquait cette maxime de M. Burette ? « Plus les Peuples sont grossiers, plus la musique fait d’éffet sur eux ; car ce n’est pas en raison de sa perfection qu’elle agit, c’est en proportion des organes qu’elle modifie ». La pensée de M. Burette est frappante ; peut-être n’est-elle pas tout-à-fait juste : d’ailleurs, nous pouvons croire, pour nous consoler, qu’elle ne se rapporte aucunement à nous.

Raisons qui m’ont engagé à critiquer la Musique.

Il m’est échappé de mal parler de la musique dans ce Chapitre ; je sens qu’on a lieu d’en être surpris. C’est contredire furieusement les louanges que j’ai éssayé de prodiguer à l’Opéra-Bouffon : comment après m’être quelquefois tant éfforcé, ou sérieusement ou par plaisanterie, à élever ce genre de Spectacle, ai-je ôsé dédaigner un art à qui il doit toute sa gloire ? éssayons de m’èxcuser. Mes moyens de défense seront tous simples.

Je ne hais point tant la musique qu’on pourrait se l’imaginer. J’ai voulu seulement que le Lecteur fût instruit du pour & du contre. En fait de musique, je prescris des bornes à mon estime. Je la regarde comme un simple amusement, qui cesserait d’être agréable, s’il était trop réitéré.

Tout le monde s’imagine que le nouveau Théâtre ne serait rien sans le secours de la musique. En cherchant à diminuer la trop bonne opinion que nous avons de cet art célèbre, je rends au Spectacle moderne un service èssentiel ; j’engage peut être le Public à faire ce raisonnement : si la musique est quelquefois méprisable, le nouveau Théâtre nous plaît donc parce qu’il possède de vraies beautés. Voilà quelle est l’idée que je m’applique à faire naître. Il est vrai que j’ai peut-être à craindre qu’on ne dise encore ; puisque la musique est si peu de chose, qu’est-ce donc que notre Théâtre favori ?