(1769) De l’Art du Théâtre en général. Tome II « De l’Art du Théâtre. — Chapitre II. De l’Opéra-Sérieux. » pp. 184-251
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(1769) De l’Art du Théâtre en général. Tome II « De l’Art du Théâtre. — Chapitre II. De l’Opéra-Sérieux. » pp. 184-251

Chapitre II.

De l’Opéra-Sérieux.

J’ ai cru qu’il serait utile que je parlâsse en particulier d’un Théâtre, rival dangereux de celui que toute la France applaudit ; j’ai cru que je devais m’arrêter quelque tems sur un Spectacle merveilleux qui lutte avec succès contre l’Opéra-Boufon ; & dont les éfforts peuvent réussir, parce qu’il se fait toujours seconder de la musique : il est aisé de comprendre que je désigne l’Opéra-Sérieux. Il me semble qu’on trouvera naturellement placé dans ce sixième Livre, ce qui concerne un Théâtre dont la musique est la principale partie.

Il est peu de traité particulier sur les règles de notre Opéra-Sérieux. On nous a appris son histoire, mais on n’a presque rien dit de détaillé au sujet de son genre, & des règles dont il est susceptible42.

Après avoir parlé du théâtre lyrique en général, arrêtons nous à éxaminer l’Opéra-Sérieux des Français ; jettons un coup d’œil sur les règles qui lui sont propres, & sur celles que doivent adopter tous les Peuples qui connaissent ce genre de Spectacle : observons tout-à-la-fois ce qui concerne notre Opéra & celui de nos voisins. Je me flatte que la matière que je vais traiter avec exactitude, répandra sur mon Ouvrage un nouvel agrément, & une utilité plus étendue.

Ancienneté & origine de ce Spectacle.

L’Opéra-Sérieux est le plus ancien Spectacle du monde. Il dévança de long-tems la Comédie & la Tragédie ; il suivit de près la Pastorale ; ou pour mieux dire, il se montrait déjà avec un certain éclat, tandis que le genre des Aristophane & des Sophocle était encore faible & languissant. Rien ne doit moins nous étonner que de voir la musique perfectionnée plutôt que les autres arts ; elle ne demandait pas tant d’èxpérience & de délicatesse. Les Grecs ne sont point encore les inventeurs de ce genre brillant de Spectacle ; ils sont même privé de la gloire de l’avoir perfectionné, parce qu’ils le négligèrent sans doute, en faveur d’une espèce différente de pièces qu’il leur fit découvrir. Ils en durent la connaissance aux Egiptiens, ainsi que celle de bien des Arts qu’ils ôsèrent s’approprier, & que les Auteurs leur ont trop légérement accordée.

Il est facile de sentir ce qui fait remonter si haut l’origine de l’Opéra-Sérieux. La musique dès son institution fut consacrée à servir dans les Temples des Dieux ; une foule de Prêtres célébrait apparemment en chœur le Dieu qu’on adorait : voilà ce qui fit naître la prémière idée du grand Opéra chez les anciens. Lorsqu’on aura voulu établir des fêtes prophanes, ce qui se passait dans les Temples aura conduit naturellement à composer un genre de Spectacle dans lequel des troupes d’hommes chantaient ensemble. Les Egyptiens sont peut-être les Peuples qui s’y appliquèrent les prémiers & avec le plus de succès. Les Athèniens, jaloux d’imiter les Tragédies d’Egypte, qui consistaient en des chœurs de musique très nombreux, & en plusieurs troupes de Danseurs, établirent dans leur Ville de pareils Spectacles, environ l’an 320 du monde. Ce ne fut que quatre cens ans après qu’ils prirent une nouvelle forme, par les soins de Thespis ou d’Eschyle, qui jettèrent dans les chœurs un Personnage récitant. Un si long intervale me fait présumer que l’Opéra-Sérieux produisit dans Athènes des Drames d’une espèce différente de ceux qui sont parvenus jusques à nous ; mais que le tems nous a ravis. On pourrait bien avoir tort d’attribuer sa réception en Grèce à l’envie qu’eurent ces Peuples d’imiter les amusemens des Egiptiens : je pense qu’ils l’accueillirent plutôt avec le culte des Dieux étrangers, afin de les honorer à la manière des Peuples dont ils prenaient la Religion.

Les Drames en récits firent changer de face à l’Opéra des Grecs.

Quoi qu’il en soit, l’invention des Drames en récits, tant sérieux que comiques, fit abandonner l’Opéra, ou les simples représentations en chant. On n’y renonça pourtant pas tout-à-fait. On l’inséra dans les Drames qui lui furent préférés ; il devint le chœur. On sut ainsi le conserver & se faire tout-à-la fois un nouveau genre de plaisir. L’Opéra Sérieux resta donc dans la Grèce autant de tems qu’on y joua les chefs-d’œuvres des Euripide & des Sophocle. Il n’est personne qui en puisse douter. Tout le monde sait que les Tragédies des Grecs étaient mêlées de chants & de danses. On y voit des morceaux qu’il est clair qu’on chantait ; la coupe des Vers & leur marche rapide servent à nous en assurer : le genre principal de musique devait en être grave & pompeux.

L’Opéra ne fit aucun progrès chez les Romains.

Il ne paraît pas que les Romains ayent fait changer de forme au Spectacle chantant qu’ils trouvèrent en Grèce. Loin de lui donner un éclat nouveau, ils le privèrent même de celui qu’il possèdait, puisqu’ils le bannirent de la Comédie, en en retranchant les chœurs. Il ne fit aucun progrès chez des Peuples qui ne s’appliquaient qu’à la guerre, & dont tout le mérite était de copier les Nations qu’ils subjuguaient : ils le laissèrent presque dans le même état qu’ils l’avaient trouvé.

C’est aux Italiens que nous devons ce qu’il est actuellement.

La gloire de le perfectionner, de le rendre un Poème complet, était réservée à un siècle éloigné des anciens Romains, à des dèscendans reculés, qui n’ont ni leurs mœurs ni leur courage ; mais qui sont en récompense doux, honnêtes, bons dévots & grands Musiciens.

Il est sûr que les Italiens peuvent se regarder comme les inventeurs de l’Opéra-Sérieux. Ce n’est que par conjecture qu’on présume que les Grecs le connaissaient tel qu’il est présentement. Les Ouvrages dramatiques des Grecs en ont fourni la prémière idée. Une lecture réfléchie des chœurs de leurs Poèmes, aura fait naître à un homme de génie Italien le dèssein de les imiter ; & l’Opéra-Sérieux se sera formé insensiblement. Les Italiens n’en sont pas moins estimables ; ils peuvent toujours passer pour les prémiers Auteurs des représentations en musique parmi les Peuples modernes. Il y a toute apparence qu’ils suivirent d’abord fidèlement leurs modèles. Ils joignaient des Scènes entières de récit à de longues tirades de chants. Je trouve que dans l’onzième & douzième siècle, la musique était toujours mêlée à la déclamation. On prétend que ce fut Sixte IV. qui donna le prémier à l’Italie le Spectacle magnifique d’un Opéra complet, en l’an 1480. Ce Drame était intitulé la Conversion de St. Paul ; il fut joué à Rome dans le Château St. Ange. Les Vénitiens peu de tems après en représentèrent un nouveau, presque semblable pour la beauté des décorations, & dont le sujet était puisé dans les Livres Saints. Venise se distingua bientôt dans ces sortes de Spectacles. Elle s’acquit la réputation d’y éxceller, réputation qu’elle s’est conservée jusques à présent. Les sujets de la plus-part des prémiers Opéras d’Italie étaient tirés de l’Ecriture Sainte ; car tous les Spectacles sérieux sont à leur origine liés à la Religion.

Etablissement de l’Opéra en France.

Le Cardinal Mazarin procurait en France les plaisirs les plus séduisans à Louis XIV, afin, sans doute, de parvenir à le détourner du soin des affaires. Il prévoyait déjà, malgré la jeunesse de ce Prince, ce que Louis serait un jour. Soit par la raison que je viens d’alléguer, ou pour faire honneur à sa Patrie, il s’éfforçait d’établir en France l’Opéra-Sérieux, tel qu’on le représentait en Italie. C’est aux soins de ce Cardinal que nous en sommes redevables. On fait remonter le prémier Drame en musique qui fut joué en France par son ordre à l’année 1645. Renaudot lui donne le titre de la festa theatrale de la sinta Pazza. Plusieurs Auteurs ne disent rien de celui-ci, mais ils en citent un autre intitulé les Amours d’Hercule, qu’ils prétendent le plus ancien, dont les paroles étaient Italiennes, & qui fut joué devant la Cour dans la sale du Louvre. Je ne m’amuserai point à les concilier : il nous importe fort peu de savoir lequel de ces deux Opéras eut le pas sur l’autre.

Une chose qu’il faut se garder d’ignorer, c’est qu’à l’origine du Théâtre lyrique en France, on ne représentait que des Opéras Italiens, parce qu’on doutait que la Langue Française eût assez de grâce & de légèreté pour être susceptible des mouvemens & de l’harmonie que demande la musique. L’Abbé Perrin, dit-on, montra le prémier combien l’on était dans l’erreur. Je ne sais pourquoi l’on comble cet Abbé d’une pareille gloire, tandis que Pierre Corneille composa son Opéra d’Andromède long-tems avant le sien. Andromède 43 est de 1650, & Pomone du sieur Perrin est de 1659. Ce Drame chantant du père de notre Tragédie, ne fut représenté que pour la cour. Comme tout le monde n’entendait pas l’Italien, l’Opéra-Serieux inspirait à sa naissance un ennui insupportable ; mais dès qu’il parut en Français, il commença d’acquérir des Partisans, & l’on ne voulut le voir qu’en cette Langue. Le Marquis de Sourdac, l’un des plus grands Machinistes de son tems, fit appercevoir les beautés que réunirait un jour ce Spectacle superbe.

La Ville eut enfin sa part des divertissemens du Roi. On représenta à Paris la Toison d’Or, Pièce de Pierre Corneille ; c’est le prémier Opéra-Français qui fut rendu public44. On le joua, je crois, en 1680 ; on donnait douze francs pour entrer au parterre ; & malgré ce prix éxcessif, on y courait en foule. La magnisicence des décorations, les surprenantes machines inventées par Sourdac, & les surperbes balets dont il était entremêlé, firent désirer qu’on put jouir souvent d’un pareil Spectacle.

L’Abbé Perrin sollicita auprès du roi l’établissement de l’Opéra en France. Il obtînt en 1669 des Lettres patentes qui lui en accordèrent le privilège, sous le titre, d’Académie des Opéras de musique, établie par le roi. Ce ne fut qu’au mois de Mars 1671 qu’il fit l’ouverture de son Théâtre, à l’Hôtel Guénégaud, rue Mazarine, par sa fameuse Piêce intitulée Pomone. Malgré les absurdités & les choses triviales dont elle est remplie, elle fut jouée huit mois de suite sans interruption. Cependant lui & ses associés ne s’accordèrent point, la division se mit entre-eux, & tout alla de travers.

Perrin fut obligé de céder en 1672, son privilège à Lully, Sur-Intendant de la musique de la Chambre du Roi. Ce célèbre Musicien, dont les talens étaient déjà connus par la musique de plusieurs balets, ne trompa point les espérances qu’on avait conçues en sa saveur ; il rendit bientôt l’Opéra Français un des plus fameux Spectacles de l’Europe. Il dut aussi au bonheur de rencontrer Quinault, les rapides succès de son Théâtre, & la gloire dont il se couvrit : car un habile Musicien a besoin d’un bon Poète, pour éxceller dans son Art ; au lieu qu’un grand Poète n’a besoin que de lui-même pour s’immortaliser.

Quinault s’est acquis une réputation que le tems ne fait qu’acroître, en dépit du satirique Français. On est encore à chercher l’Auteur qui se distingue autant que lui dans le lyrique. Jusques à présent tous les Poètes n’ont pu le suivre que de loin. Sa Poèsie douce, noble, élégante & vive, se prêtait à tout ce que la musique éxige. Ses Opéras se font lire avec plaisir ; on y trouve du feu, du génie, sur-tout beaucoup de sentimens & des morceaux tout-à-fait sublimes. Avec un tel Poète, Lully était assuré de plaîre ; & avec un tel Mnsicien, Quinault était certain de voir applaudir ses Ouvrages.

Lully transporta l’Opéra de la rue Mazarine au jeu de paulme du bel air. Il le changea encore à la mort de Molière, & l’établit dans la salle du Palais-Royal, où il est resté jusqu’à l’incendie de 1763, qui contraignit les Directeurs de chercher une nouvelle salle. L’Opéra serait très-bien placé dans la superbe salle des Thuilleries ; il la quittera pourtant dès que celle qu’on construit au Palais-Royal, sur l’emplacement de l’ancienne, sera entièrement achevée. Il y a toute apparence qu’alors notre Spectacle lyrique sera fixé pour toujours. Ce superbe Théâtre doit beaucoup aux bontés de l’auguste Prince qui se plaît à rassembler auprès de lui les Arts & les talens ; & que les Muses ne cesseraient de louer, si sa modestie ne leur imposait silence. L’Académie Royale de musique, toujours redevable aux Princes d’Orléans, trouvera sans cesse dans cette auguste Maison de puissans protecteurs, qui se feront une gloire d’encourager les talens.

Les enfans de Lully succédèrent à leur père dans la direction de l’Opéra. Il fut depuis confié à différens Directeurs.

Le célèbre Rameau le tira d’une certaine langueur dans laquelle il allait tomber. Ses Ouvrages remplis de force & d’une harmonie variée, charmèrent toute la France, & causèrent une espèce de division. Deux partis puissans se disputent aujourd’hui le parterre de l’Opéra-Sérieux. Les uns tiennent pour Lully, les autres prétendent qu’il n’était qu’un écolier en comparaison de Rameau ; ces derniers, je ne sais pourquoi, paraissent être les plus forts : nous éxaminerons plus bas quelque chose de cette importante question, qui agita autrefois toute la France.

Des soins avec lesquels ce Théâtre est conduit.

Le Roi, par un Arrêt du Conseil d’Etat du mois d’Août 1749, a confié à perpétuité l’administration du grand-Opéra à la Ville de Paris ; ainsi dit un Auteur45, les Ediles avaient à Rome le soin des Spectacles. MM. Rébel & Francœur dont les chefs-d’œuvres de musique sont si connus, l’ont conduit plusieurs années avec toute la sagesse possible. Dignes appréciateurs des talens qu’ils employaient, ceux qu’ils présentaient au Public, étaient une preuve de leur goût, & ne devaient souvent leurs succès qu’aux soins qu’ils prenaient de les former.

La protection qu’accorde à l’Académie Royale de musique, le Ministre respectable46 qui tient d’une main la balance, & de l’autre les couronnes qu’il distribue aux Arts & aux Belles-Lettres, lui procurera toujours les plus grands succès.

Qu’on me permette de saisir cette occasion de rendre justice au zèle avec lequel Messieurs les Gentilshommes de la Chambre47 veillent à tout ce qui concerne les Spectacles en général. Ces augustes Mécènes des talens, les encouragent chaque jour avec joye. L’homme de Lettres est certain d’en être accueilli avec bonté ; ils lui ouvrent souvent la carrière de la gloire, que mille traverses lui auraient peut-être fermé pour jamais. L’habile Comédien trouve aussi dans leur amour pour les Arts, des protecteurs puissans, & leur doit souvent sa célébrité & sa fortune. En un mot, les Seigneurs généreux dont je parle, sont les Mécènes des Talens & des Arts, autant pour satisfaire leur propre penchant, qu’afin de prévenir les désirs d’un Roi surnommé avec raison le Bien-Aimé.

Notre Musique héroïque pourrait bien devenir moins lente qu’autrefois.

Je prévois que le Théâtre lyrique va bientôt changer de face. On ne se plaindra plus de la monotonie de sa musique ; les gens délicats seront satisfaits. MM. Trial & Berton, aussi estimables par leurs talens que par les qualités du cœur, qui remplacent MM. Francœur & Rébel, par un choix généralement applaudi, qui fait tout à-la-fois l’éloge de leur mérite & de la place qu’ils occupent ; MM. Trial & Berton, dis-je, feront succéder insensiblement la légèreté, les grâces séduisantes du nouveau chant Français, à la gravité de notre ancienne mélodie : l’harmonie va prendre un nouvel être. Imitant les travaux des deux célèbres compositeurs qui régissent l’Opéra-Sérieux, les habiles Musiciens de nos jours, n’introduiront pourtant qu’avec ménagement dans ce Spectacle, un chant moins grave ; ils conserveront une partie du genre de notre musique héroïque, estimable par sa noblesse & par son contraste avec le chant Italien.

Les prémiers Opéras-Sérieux étaient mêlés de Bouffonneries.

Pour revenir à l’Histoire de l’Opéra-Sérieux ; peu s’en fallut que le Spectacle lyrique ne prît en se montrant en France la forme que l’Opéra-Bouffon a de nos jours. Les deux Pièces de Corneille èxceptées, ses prémiers Drames sont remplies d’un comique, tirant beaucoup sur le burlesque. Pomone a plutôt l’air d’une farce que d’un Opéra-Sérieux. La musique devait certainement être analogue au genre des paroles & de l’action ; elle formait donc un Opéra dans le genre de ceux qui nous font actuellement tant de plaisir. Je suis persuadé que si le Théâtre Italien jouait cette Pomone autrefois si célèbre, elle serait généralement applaudie ; elle aurait peut-être encore plus de succès qu’elle n’en eut du tems de son Auteur. Le Dieu des jardins qu’on y voit agir, les bouteilles qui marchent toutes seules, ainsi que la plus-part des plaisanteries de cette Pièce, ne manqueraient pas de faire un bel éffet de nos jours sur le Théâtre moderne. Encore une fois, je ne saurai jetter les yeux sur la naissance du grand-Opéra, sans être tenté de le prendre pour l’Opéra-Bouffon. Dans les peines & les plaisirs de l’amour 48, on rencontre des Chansons aussi enjouées, aussi gaillardes, que les Ariettes du nouveau Spectacle. Le Prologue des Fêtes de l’Amour & de Bachus 49 est tout-à-fait dans le goût des Poèmes dont nous fesons nos délices. Je ne conçois pas ce qui empêcha l’Opéra-Bouffon de se former dès-lors. Le genre des talens de Lully, & les mœurs graves de son siècle, en furent apparemment la cause. A mesure que le goût se développait, on bannissait de l’Opéra-Sérieux les plaisanteries & le comique ; nous avons rétabli ce qu’on rejettait alors. Serai-ce que le goût a décliné, & qu’il s’est remis dans le même état qu’il était au commencement de l’autre siècle ? il serait absurde de le croire. Nous adoptons un genre nouveau de Spectacle, parce qu’il nous a paru qu’il était agréable. D’ailleurs, nous en avons retranché tout ce qui lui est étranger ; chaque genre à sa place & son Théâtre marqué.

On ne vit pas toujours des Danseuses sur le Théâtre du grand Opéra.

L’Opéra-Sérieux a été comblé d’honneurs qu’aucun Spectacle ne peut se vanter d’avoir reçu. L’on vit danser aux représentations de plusieurs de ses Poèmes, tout ce qu’il y avait de plus distingué à la Cour. Louis XIV. daigna lui-même paraître dans quelques Balets. La Pièce intitulée le Triomphe de l’Amour 50, jouée en 1681, est un époque remarquable dans l’histoire du grand-Opéra. On y vit danser à St. Germain, M. le Dauphin & Madame la Dauphine ; Mademoiselle, la Princesse de Conti, le Prince de Conti, le Duc de Vermandois, & Mademoiselle de Nantes ; avec ce que la Cour avait de mieux en jeunes personnes tant en hommes qu’en femmes. Le succès de ce mêlange des deux sèxes fut si grand, que lorsqu’on donna cette Pièce à Paris, on introduisit pour la prémière fois des Danseuses sur le Théâtre de l’Opéra ; avant ce tems-là, les Balets n’étaient formés que par des hommes. Je trouve pourtant des Bergères dans les peines & les plaisirs de l’Amour, qui suivit de bien près Pomone ; car il fut joué en 1672 : sans doute que ces Bergères étaient représentées par des hommes déguisés ; & sans doute qu’on se servit de cet èxpédient jusqu’à l’année 1681. Nous le tenions des Italiens qui se fesaient, surtout alors, un scrupule de mettre des femmes sur la Scène : c’est dommage qu’ils n’eussent pas la même sévérité dans ce qui concernait l’intrigue de leurs Drames. L’Opéra perdrait beaucoup si l’on s’avisait de revenir à un pareil usage.

Des Opéras d’Italie ; & réfléxions sur les Balets.

J’observerai qu’il n’y a presque point de danse dans les Opéras-Sérieux d’Italie ; ils sont aussi tout-à-fait dénués du secours des chœurs, qui dans nos Drames lyriques font souvent tant d’éffet, & qui sont ordinairement des chefs-d’œuvres de musique. Le peu de Balets qu’on voit dans les Opéras des Italiens, ne se rapporte jamais au sujet. Après qu’une Princesse a quitté la Scène, il est tout naturel, par éxemple, en Italie, que les sept péchés mortels viennent former un divertissement. Enfin les danses de l’Opéra des Italiens n’ont aucune liaison avec ce qui les précède ou les suit ; nos Balets sont au moins plus supportables. Ce que je viens de dire suffit pour donner en même-tems une idée des superbes Opéras de l’Espagne, de l’Allemagne & de l’Angleterre ; puisqu’ils sont tous fais par des Italiens, les danses n’y sont pas mieux amenées qu’à Venise ou qu’à Milan.

Il est absurde d’imaginer que des danses introduites dans un Poème, seront plus supportables quand elles n’auront aucune liaison avec l’intrigue. Puisque vous admettez des danses dans le Poème lyrique, ne vaut-il pas mieux qu’elles soient amenées par le sujet même ? Tous les Arts qui concourent a embellir l’Opéra-Sérieux, nous charmeraient-ils tant à ce magnifique Théâtre, si de leur union intime il ne résultait un tout parfait ?

On doit encore remarquer à propos des Balets de l’Opéra d’Italie, que la musique en est ordinairement fort mauvaise ; les Italiens sont loin de réussir dans une musique de ce genre : c’est sans doute pourquoi leurs Poèmes lyriques sont souvent dépourvus de Balets. Lorsqu’ils veulent mettre un peu de danse dans leurs Drames, ils sont quelquefois contraints de récourir à notre musique.

Disons encore, qu’ils ne sont agir dans leurs Drames lyriques que des Hèros véritables, ou dont les fais sont consacrés dans l’Histoire ; aussi leurs Pièces chantantes sont-elles toujours froides, malgré les beautés de leur musique. Ils ont tort aussi de n’employer jamais le secours des machines, que nous plaçons naturellement dans un Spectacle où tout est merveilleux.

D’après cet èxposé sincère de l’Opéra-Sérieux des Italiens, on peut s’en former une juste idée ; on n’y voit ordinairement ni danse, ni chœur, ni machines, ni Spectacle : est-il comparable au nôtre ?

Une observation qu’il est èssentiel de faire ici, au sujet de la danse, & qui regarde particulièrement les Maîtres de Balets, c’est que la danse ne saurait plaire si elle n’a un dèssein, si elle n’èxprime quelque chose. Le spectateur est peu touché des sauts, des entre-chats ; il n’est nullement charmé des mouvemens variés d’une foule de Danseurs, si tout cela n’a un but, & ne satisfait notre âme en peignant des passions. Il faut ensuite que ces diverses peintures se lient, se confondent au tableau principal, en se rapportant à la circonstance qui les amène.

Un Poète agréable, qu’on peut appeller le favori des grâces51, s’est depuis peu élevé, avec beaucoup de raison, contre les masques des Danseurs. Il est certain qu’en se couvrant de la sorte le visage, ils oublient que tout leur corps doit èxprimer des passions, & que le visage sur-tout doit être le fidèle miroir de ce qui agite l’âme. Lorsqu’on peint par des gestes, par des pas lents ou précipités, le trouble, l’amour, l’abattement, la fureur ; pourquoi la phisionomie serait-elle toujours la même ? pourquoi n’y verrait-on pas, ou ne s’imaginerait-on pas y voir, ces changemens subits de traits & de couleurs, qui dénotent ce qui se passe dans notre intérieur ? Est-ce là saisir la nature, dans un Art où l’on se flatte le plus d’en approcher ? Renonçons donc à un usage qui n’a pour lui que son antiquité.

Afin de donner le même caractère au visage de plusieurs Danseurs, on est contraint d’employer les masques ; la figure ingrate de quelques Elèves de Therpsicore, a fait imaginer aussi un pareil èxpédient. Mais cette uniformité de traits, tant de phisionomies si ressemblantes, sont tout-à-fait contre la nature. Et pourquoi ceux qui composent les chœurs des Opéras sont-ils sans masques ? n’ont-ils pas aussi un caractère à èxprimer ? Qu’il y a là de visages peu èxpressifs dignes d’être couverts ! Il est vrai qu’on a remarqué que la figure de plus d’un Danseur n’est guères agréable quand elle ôse paraître sans voile ; mais alors elle est au moins l’image de la nature.

Fesons encore une autre remarque. On se permet de masquer tous les Danseurs, & on se dispense d’en faire autant aux Furies, représentées par des femmes. Il est vrai qu’il serait criant de dérober aux yeux les charmes d’une jolie Danseuse ; j’en conviens ; cependant l’idée qu’on se forme des Furies éxige qu’elles n’ayent point une mine si friponne, si tentante. Qu’il y a de contradiction dans les moindres actions des hommes !

Idée du Spectacle lyrique.

Essayons maintenant de donner une juste idée de l’Opéra-Sérieux, tel qu’il est en France. C’est un spectacle qui réunit tout ce qui peut plaîre, comme les décorations, la danse, la Poèsie & le chant. Il ne lui manque plus que d’employer la déclamation, encore ses récitatifs en approchent-ils beaucoup. Ce Théâtre est particulièrement consacré aux prodiges. Les Fées, les Magiciens & les Dieux, s’y disputent tour à-tour à qui produira le plus de merveilles. Le surprenant y fait toujours plaisir. La variété embellit aussi notre Drame lyrique. Le monde naturel & fabuleux s’y découvrent à nos regards. On y voit de simples mortels & des Hèros ; des Guerriers & des Prêtres ; des Bergères & des Princesses ; des Nations entières & des Rois ; des Démons & des Dieux ; des Magiciens & des Enchanteresses : d’horribles déserts sont remplacés par des campagnes riantes ; des jardins magnifiques sont changés tout-à-coup en des rochers arides, en des gouffres affreux ; une sombre forêt est suivie d’un palais superbe ; la nuit la plus obscure succède au jour le plus vif ; l’enfer paraît dans des lieux où l’on admirait l’Olimpe. A peine le Spectateur a-t-il le tems de respirer ; ses yeux sont à chaque instant frappés, éblouis, par de nouveaux objets ; son âme nage dans l’ivresse ; des Danseuses charmantes viennent enchanter ses regards, incertains des grâces qu’ils doivent fixer. Les prémiers Danseurs de l’Europe remplissent les Balets. Une musique délicieuse, les accords les plus parfaits, & des voix qui ne savent que trop émouvoir notre âme, achèvent de charmer le Spectateur. Lorsqu’il pourrait languir, lorsqu’il commence à s’accoutumer aux merveilles qu’on lui présente, la Scène change, un Spectacle différent se découvre, d’autres Acteurs paraissent, & une nouvelle harmonie se fait entendre.

Le nouveau Théâtre nous offre-t-il tant de diversités, tant de beautés réunies ? & cependant il nous transporte, il nous séduit davantage. Ce serait-on attendu que des Drames maigres, décharnés, vides d’actions & de spectacles, l’emporteraient sur le grand-Opéra, qui oblige tous les Arts à concourir à nos amusemens ?

Il est certain que le Théâtre lyrique est le seul qui puisse nous donner une idée des Spectacles étonnans des Grecs & des Romains. Philippe Duc d’Orléans, Régent de France, dont nous avons encore sous nos yeux les grandes qualités & l’amour des Arts & des Lettres ; le trouvait si beau, si capable d’éxciter en nous des mouvemens de surprise & de joye, qu’il s’écriait souvent ; qu’il lui serait impossible, malgré son rang & ses richesses, de procurer aucun plaisir à celui qui n’en ressentirait pas à l’Opéra : ce Prince èxprimait par ces paroles tout ce qu’on peut dire à la louange du Théâtre lyrique.52

Que les Drames lyriques sont susceptibles de la plus-part des règles des autres Pièces de Théâtre.

Ceux qui ont prétendu que ses Poèmes n’étaient susceptibles d’aucune règle, ont montré qu’ils ne le connaissaient guères. S’ils avaient fait une sérieuse attention à la plus-part de ses Drames, tant Français qu’Italiens, ils auraient bientôt changé de langage. Il est vrai que les Poètes lyriques se permettent quelques libertés qui seraient ridicules sur d’autres Théâtres ; mais le genre de ce Spectacle semble les éxiger, & veut en même-tems que ses Pièces soient soumises aux règles.

Soyons fortement persuadés que l’Opéra-Sérieux est une vraie Tragédie, qui doit être composée avec tous les soins de l’Art. Ses Drames, de quelque genre qu’ils soient, doivent être aussi l’ouvrage de la méditation & du goût. Ils sont fondés tous ensemble sur les mêmes principes qui dirigent les Auteurs des divers Spectacles.

Il faut que la prémière Scène renferme une èxposition claire & précise du sujet ; tout ce qui la distingue, c’est qu’il est nécessaire qu’elle soit très-courte, que les Acteurs & les Spectateurs soient instruits en peu de mots. Le Poète aura soin ensuite que les Scènes & les Actes soient bien liés entre-eux ; que les uns & les autres s’amènent naturellement. Il faut encore que l’entrée & la sortie des Acteurs n’ayent rien de gêné ; l’homme d’esprit s’en moquerait autant que s’il appercevait un pareil défaut dans une Tragédie en récit, ou dans une Comédie. Sur-tout qu’on ait grand soin que l’intrigue ne languisse jamais, & que les événemens multipliés concourent au dénouement, & le fasse arriver sans violence. Malgré qu’une machine termine presque toujours en France les Opéras-Sérieux, à l’imitation des Pièces Grecques, on peut dire que leur dénouement est selon les règles, puisque cette machine est à demi-prévue ; l’Opéra nous fesant attendre du merveilleux, & ceci en étant le comble. D’ailleurs, la Divinité qui paraît tout-à-coup pour dénouer un Poème lyrique bien constitué, est liée à l’action, puisqu’elle protège quelques-uns des Personnages, & qu’on a soin de le faire savoir dans le cours du Drame fait avec art. Il est donc naturel que cette Divinité bienfaisante vienne au secours de ceux qu’elle chérit ; & nous ne tombons pas tout-à-fait dans le défaut de la Tragédie des Grecs. Mais on voit bien que pour qu’un dénouement à machine soit supportable, il faut qu’il ait été souvent question, dans le cours du Drame, de la divinité qui vient tout-à-coup le terminer.

Enfin l’Opéra-Sérieux est semblable, à peu de chose près, aux Poèmes sérieux & comiques dénués des agrémens du chant. Il s’efforce ainsi qu’eux d’éxciter les passions, la douleur, la joie & la surprise. Formé sur le modèle de nos deux principaux Théâtres, il est tout simple qu’il les imite dans ce qu’ils ont de mieux.

Il est si vrai que le Drame lyrique est composé selon les principales règles qu’éxigent les autres Théâtres, que si quelque Auteur s’avisait d’en écrire un qui n’eut point d’èxposion, de nœud, ni de dénouement, on ne pourrait soutenir la vue d’un Ouvrage aussi informe. En faut-il davantage pour nous persuader qu’un Opéra-Sérieux est l’ouvrage du goût & de la connaissance parfaite des règles de l’Art ?

Régles particulières à l’Opéra-Sérieux.

Voyons présentement les règles qui lui sont particulières, & ce qu’il est important de savoir pour bien entrer dans son genre.

Il est étonnant que l’énnemi de notre Scène lyrique, (je veux parler de M. Rousseau) se soit éfforcé de prouver que la musique devient un langage naturel dans un Drame où tout est merveilleux ; & qu’il n’en ait pas conclu que les Poèmes de l’Opéra doivent donc toujours offrir du merveilleux : il craignait, sans doute, de donner trop de prise à la critique contre les Italiens, qu’il semble avoir fait vœu de défendre en tout. Mais tirant de son raisonnement la conséquence qu’il présente, & après avoir réfléchi sur le genre des Poèmes sérieux, donnons pour règle certaine, que les Sujets du grand-Opéra doivent être susceptibles du merveilleux, puisque la musique est une partie èssentielle de ses Drames.

Les sujets des Opéras-Sérieux doivent être puisés dans la Fâble.

Les prodiges, la variété, la pompe de Spectacle qui doivent toujours accompagner le grand Opéra, obligent ses Auteurs à prendre presque tous leurs sujets dans la Fâble. Les aventures des Dieux de la mythologie, les merveilles que l’on suppose qu’ils opéraient, fournissent des incidens qui sont très-analogues au genre du Spectacle lyrique. L’Histoire ne lui ouvre qu’un champ stérile en comparaison. L’imagination du Poète est bornée lorsqu’il puise chez elle le sujet d’un Opéra-Sérieux. Le Hèros véritable qu’il met alors sur la Scène, ne peut éprouver que des revers connus, ou naturels. Il serait ridicule qu’Aléxandre, ou César, se trouvassent tantôt sur la terre, tantôt dans les cieux. Enfin il me semble que la mythologie met le Poète lyrique bien plus à son aise ; il est maître de retrancher, d’ajouter, & de créer à chaque instant de nouvelles merveilles. La magie lui permet encore de laisser prendre un libre essor à son imagination : les deux Amadis 53, Roland furieux 54, Zoroastre 55, &c. sont remplis de tout le surprenant si nécessaire aux Poèmes de ce Théâtre. Cahuzac est le prémier qui à mis avec succès sur le Théâtre de l’Opéra, des Fées & des Magiciens. Je crois pourtant que la mythologie est à préférer aux sujets qui font intervenir des Magiciens ; les événemens de la Fâble ont quelque chose de grand, de noble ; ils partent d’une cause tout-à-fait relevée : ils sont donc plus dignes de la majesté du Drame lyrique.

Qu’on peut mettre encore en action les Génies élémentaires.

M. de Montcrif, s’appercevant que les sujets de la Fâble & de la magie étaient presque épuisés, a eu recours aux Sylphes ; c’est à-dire que le Conte de Gabalis lui a ouvert une nouvelle carrière Cet Auteur est, je crois, le prémier qui ait fait paraître à l’Opéra, des Sylphes, ou des Esprits élémentaires. On ne peut qu’applaudir à son idée. Des Génies offrent des choses aussi nobles, des événements aussi prodigieux, que les Hèros & les Dieux de la mythologie. Il est seulement à craindre que de pareils sujets ne deviennent bientôt rares.

On nous vante envain les sujets tragiques, c’est-à-dire tirés de l’Histoire ; je soutiens que l’Opéra-Sérieux doit les employer rarement, ou les mêler de quelque chose de fabuleux. Son genre éxige absolument du Spectacle & de la variété, sans quoi il serait d’un ennui insupportable ; & un fait pris dans l’Histoire n’offre pas toujours un champ assez vaste. Le goût des Italiens ne doit pas décider du nôtre. Il me semble donc que la Fâble, la Magie & le systême des Esprits élémentaires promettent au Poète lyrique un succès plus brillant. Et d’ailleurs, le tragique ne peut-il pas se trouver aussi bien dans un sujet fabuleux, que dans un sujet véritable ? C’est l’Art du Poète qui le fait naître ordinairement. Quinault n’a-t-il pas mis des situations tragiques, déchirantes, dans Alceste, Cadmus, Armide ? &c. Il s’en faut pourtant de beaucoup que les sujets de ces Poèmes tragiques soient puisés dans l’Histoire.

Que l’action des Drames lyriques est vraisemblable, contre la commune opinion.

J’attaque une opinion généralement reçue, qui, selon moi, n’est fondée que sur le préjugé. Avant de m’accuser d’avancer de purs sophismes, qu’on daigne au moins m’entendre. Entraîné par le torrent, j’ai long-tems pensé avec tout le monde que l’incroyable seul embellissait le Théâtre de Quinault ; mais de sérieuses réfléxions m’ont découvert mon erreur, & celle d’un grand nombre d’Ecrivains. Il me semble que le possible-vraisemblable est l’âme de l’Opéra-Héroïque de même que la vraisemblance est le fondement de la Comédie & de la Tragédie. Voici comme je prouve mon sentiment, qui ne paraît hazardé qu’au prémier coup d’œil.

Lorsque l’on dit que le Théâtre lyrique est dénué du vraisemblable, l’on doit entendre, que tout ce qui s’y passe est contraire aux idées que nous nous formons des choses ; mais n’en est pas moins dans la nature. Je demande s’il n’est pas naturel que tel Magicien fasse changer le lieu de la Scène trois ou quatre fois, & que des Dieux opèrent les prodiges les plus étonnans ? On a donc tort de prétendre que les Drames de l’Opéra ne sont fondés que sur l’incroyable. Si l’on fesait agir des Personnages qui n’ont aucun pouvoir, & qu’ils occasionnassent cependant les merveilles dont nous sommes témoins, on soutiendrait avec raison que de tels Poèmes sont dénués de vraisemblance. Mais puisque ceux qui viennent sur la Scène sont supposés avoir la puissance en partage, il est tout simple qu’ils se distinguent du commun des mortels, en fesant naître des merveilles sans nombre.

Il résulte de ce que je viens de dire, que le Théâtre lyrique rejette l’incroyable avec autant de soin que les autres Spectacles. Il serait loin de s’écarter de l’impossible, s’il attribuait mal-à-propos un pouvoir surnaturel à ses Personnages, ou s’il rendait plus puissant celui qui doit être le plus faible.

Après avoir démontré qu’il ne blesse aucunement la vérité dans tout ce qu’il nous représente de merveilleux ; il est facile de faire connaître qu’il la respecte sans cesse dans les moindres parties de son action, & dans les sentimens de ses Personnages.

La marche de ses Drames est simple, unie, les événemens qui tiennent du prodige, y sont amenés, encore une fois, par des Magiciens ou par des Dieux, à qui tout est supposé possible. Les Acteurs s’èxpriment d’une manière proportionnée à leur rang, & aux passions qu’ils ressentent. La jalousie, la fureur, agitent ceux qu’elles doivent enflammer ; l’amour y fait sentir ses loix à des cœurs dont il est vraisemblable qu’elles soient chéries : en un mot, je défie qu’on me montre le moindre sentiment mal placé ; c’est-à-dire, la perfidie dans l’âme d’une amante ; la férocité parmi des mœurs douces, &c. Les objets sont toujours dépeints tels qu’ils doivent être. Ce Sultan goûte un bonheur insipide au milieu des plus belles femmes de l’Univers ; Armide est une enchanteresse aimable & dangereuse ; Renaud oublie dans les bras d’une jolie femme son devoir & la gloire : apperçoit-on là rien de forcé ? N’est-ce pas au contraire l’image de la nature ? Concluons-en, que les Auteurs lyriques sont obligés d’être vrais & d’éviter l’incroyable, avec autant de soin que dans le genre de Thalie & de Melpomène. Soyons convaincus que tous ceux qui ont écrit que l’Opéra-Sérieux était énnemi du possible & du simple, se sont furieusement trompés, puisqu’il renferme ces deux qualités si précieuses au Théâtre.

Pour moi, (dussai-je me répéter,) je crois qu’on s’est mal-entendu en soutenant que ce Spectacle n’était susceptible d’aucune vraisemblance. On a peut-être voulu dire que son action, composée de Faits étonnans, était d’abord difficile à croire, & que notre raison ne savait que penser des choses diverses qui la frappent tour-à-tour à l’Opéra ; parce que nos yeux ne sont point accoutumés à contempler des Magiciens, des Fées, des Génies & des Dieux.

Du miraculeux au Théâtre lyrique.

« Si les événemens des Poèmes de l’Opéra-sérieux sont vraisemblables, quoique surnaturels, ils n’en font pas moins arriver quelquefois le miraculeux, un peu plus difficile, à èxcuser ; me dira-t-on sans doute. Le Miraculeux, continuera-t-on, est au Théâtre, non-seulement contre la nature, mais encore contre toute impossibilité : un Dieu même peut à peine le faire recevoir. L’Opéra-Sérieux est le seul Spectacle dans lequel on veuille bien le supporter, quoiqu’il blesse absolument la raison. » Je vais répondre à cette objection, qui cessera peut-être bientôt d’en être une, & d’avoir quelque rapport aux Ouvrages des Poètes lyriques.

Gardons-nous de confondre le Prodigieux avec le Miraculeux. Un Magicien, ou un Dieu, fait changer tout-à-coup le lieu de la Scène ; un tel événement tient du prodige ; mais il ne doit point révolter au Théâtre lyrique, ainsi que je me suis éfforcé de le prouver. Qu’est-ce donc que les Critiques appellent Miraculeux dans les Drames de Quinault ? Le voilà. On veut que l’ouverture par laquelle les Démons sortent de l’Enfer, ressemble à ces abîmes que la terre forme en s’entre-ouvrant : on veut que la voûte d’un Palais se partage, se brise quand une Magicienne ou une Divinité est supposée la fendre pour s’élancer dans les airs. Il est certain que lorsqu’on ne voit rien de tout cela, on est forcé de croire qu’un Miracle en est la cause ; & l’on perd toute l’illusion, parce qu’un Miracle de ce genre n’est point recevable au Théâtre, qui veut toujours que les choses soient dans la Nature.

Mais est-ce donc au Poète lyrique qu’il faut s’en prendre ? Le Miraculeux disparaîtrait bientôt, si les Machinistes voulaient y faire attention ; eux seuls sont cause qu’il éxiste souvent à l’Opéra. Qu’ils disposent leurs trapes de manières qu’en s’ouvrant elles semblent former un gouffre ; que des toiles peintes trompent les yeux des Spectateurs : & quand Médée, par éxemple, perce la voûte d’un Palais en s’envolant dans son char, que le Machiniste fasse disparaître une partie des toiles qui représentent cette voûte, & qu’il fasse entendre un certain bruit, comme si véritablement tout le Palais s’entre-ouvrait avec violence. Il est aisé maintenant de s’appercevoir que c’est le Machiniste peu attentif qui a fait particulièrement accuser le Poète lyrique d’employer le Miraculeux, ou des faits impossibles, qu’on ne saurait admettre au Théâtre. On a jetté sur le Poète un ridicule dont le Machiniste, ou le Décorateur, mérite seul d’être couvert.

Le Poète lyrique doit faire attention aux vérités que je viens de lui découvrir. Je le prie encore de remarquer avec soin le reste de mes observations, que je vais lui présenter sous un même point de vue.

Pourquoi l’unité de lieu ne se trouve point observée dans le grand-Opéra ; & l’art d’amener les changemens.

L’unité de lieu n’est point observée dans le grand-Opéra ; j’ôse avancer qu’elle y ferait un défaut. Elle ôterait aux Spectateurs le plaisir de la surprise ; elle rendrait l’action trop monotone & trop froide ; elle ferait disparaître enfin ces décorations superbes, qui sont souvent le principal mérite des Drames chantans. Mais il faut que le lieu de la Scène ne change qu’au commencement de chaque Acte. On souffre, on est révolté, lorsqu’au milieu d’une Scène tous les personnages, & ceux qui les observent, se trouvent transportés dans un endroit nouveau. On ne saurait se prêter à une illusion aussi forte. Le merveilleux perd alors une partie de ses charmes, & paraît sur-tout à l’homme délicat une absurdité insoutenable. Il est bien plus naturel que dans l’intervale d’un Acte à l’autre, les Acteurs ayent eu le tems de parcourir certain espace. Tandis qu’on ne les voit pas, on peut se figurer qu’ils se sont transportés dans le lieu que la Scène représente ; lorsqu’ils sont sous nos yeux, nous nous appercevons bien clairement qu’ils n’ont fait aucun mouvement pour changer de place.

Que l’unité de tems n’est guères propre à l’Opéra-Sérieux.

Je ne sais si je dois conseiller aux Lyriques de négliger de même l’unité de tems. Il me semble cependant qu’elle ne se rencontre guères dans la plus-part des Opéras-Sérieux Italiens & Français. Il n’est pas trop possible que les événemens dont ils sont remplis soient arrivés dans vingt-quatre heures : ils seraient alors trop entassés les uns sur les autres. Prenons pour éxemple Alceste 56 ; on verra que l’intrigue des Opéras-Sérieux en général demande une plus grande étendue de tems que celle qu’on a prescrite aux Poèmes simplement récités. Le prémier Acte est en Thessalie dans la ville d’Yolcos. Lycomède enlève Alceste ; l’époux de cette Princesse, suivi d’Hercule, court à la vengeance. Le second Acte se passe dans l’Ile de Scio, qui est située dans l’Archipel ; on assiége la Ville capitale de cette Isle. Je demande si l’on peut dans un instant traverser un bras de mer considérable, former un siége dans toutes les règles, & faire la conquête d’une Ville fortifiée ? Mais ce n’est pas tout. On revient en Thessalie. Admette blessé est sur le point de mourir ; sa femme s’offre généreusement à perdre la vie afin de conserver la sienne. Alcide descend aux Enfers, combat les Démons ; arrache Alceste du séjour de la mort, la ramène sur la terre, & la cède à son époux : est-il croyable que tant d’événemens se soient passés dans vingt-quatre heures ? Le seul voyage que tous les Acteurs font de la Thessalie dans une des îsles de l’Archipel, éxige un tems bien plus long. On peut en dire autant de l’intrigue de presque tous les Drames lyriques.

Il est donc prouvé qu’il est permis aux Poètes du grand-Opèra de négliger l’unité de tems ; mais ils doivent le faire avec adresse. Voici la politique qu’employent les plus habiles. Ils donnent à l’action de leurs Drames toute la durée qu’ils jugent nécessaire ; mais rien n’annonce les libertés qu’ils se permettent. Aucun mot, aucun signe, n’avertissent les Spectateurs que les vingt-quatre heures sont èxpirées. Ce n’est qu’en réfléchissant qu’on s’apperçoit que le Poète lyrique est contraint de secouer le joug d’une règle qui serait trop gênante. Il nous persuade d’abord avec adresse qu’il ne s’en écarte jamais ; la raison nous découvre par dégrés ce que son silence nous cachait, & nous oblige en même-tems de l’èxcuser.

Les danses sont quelquefois mal placées dans le grand-Opèra.

Il serait à souhaiter que les Auteurs Français du grand-Opéra missent autant d’art dans la manière dont ils amènent les divertissemens. Ils se laissent trop séduire par l’éxemple des Italiens. L’usage a décidé qu’on terminerait chaque Actes des Poèmes lyriques par un Balet ; on risquerait de déplaire au public en refusant de se soumettre à cet usage bisare. Qu’arrive-t-il de là ? Nos Lyriques placent souvent des danses dans des endroits qui n’en sont point susceptibles. Lorsque la douleur occupe la Scène, ils sont arriver une troupe de Bergers, ou de plaisirs personnifiés, qui se livrent à l’allégresse. En un mot, ils négligent trop de considérer ce qu’éxige la situation de leurs Acteurs ; aussi l’action est-elle souvent refroidie par le plus beau Balet : & ce qu’il y a de pis, ce Balet magnifique arrive souvent dans des circonstances où les principaux personnages ne songent qu’à pleurer. Il est vrai que la danse de notre Opéra-héroïque est toujours admirable, & qu’elle l’élève au-dessus de tous les Spectacles de l’Europe ; mais quand elle est mal placée, elle ne choque pas moins l’homme de goût.

Je n’adopte pourtant point le sentiment de M. Rousseau, qui prétend que la danse étant par des gestes l’imitation de la parole, doit être bannie d’un Poème où la parole est employée ; car, dit-il, pourquoi se contenter des gestes, lorsque l’usage de la voix est possible ? Toutes les raisons qu’il allégue se détruisent d’elles-mêmes, lorsque l’on considère que la danse est l’image de la joye qu’on éprouve ; & qu’il est fort naturel qu’une grande multitude de gens forment des danses, lorsqu’ils ont quelques sujets d’allégresse. Il est encore des cas où la danse n’a rien que de naturel, comme dans une cérémonie de religion, dans une pompe funèbre, &c.

L’Auteur qui sera jaloux de se distinguer & de perfectionner les Poèmes lyriques, aura soin de n’y faire intervenir des danses qu’à propos. Il se montrera un grand Maître, si les danses sont amenées par le sujet même, ou lorsque l’action est prète à languir.

On peut observer qu’en France, un Balet termine presque tous les Actes des Poèmes lyriques ; c’est-à-dire, que des Danseurs viennent occuper le lieu de la Scène dès que les personnages nécessaires à l’action sont obligés de sortir, ou dès qu’ils ne parlent plus. Il s’ensuit donc que la Scène n’est jamais vide, & qu’il n’y a point de divisions d’Actes à l’Opéra des Français ; puisque nous entendons par le terme d’entre-Acte un intervale, un repos général, ou l’instant où le Théâtre cesse d’être occupé. Néanmoins nos Poèmes lyriques se divisent en trois & en cinq Actes. Dès que les Acteurs chantans sortent du lieu où se passe l’action, l’Acte est censé fini. Nous avons des Opéras que les Balets multipliés sont diviser en un nombre d’Entrées considérables ; ce qui paraît absurde, & tout à-fait contre la règle, qui veut que les Pièces de Théâtre ne contiennent tout au plus que cinq Actes, ou cinq divisions. Les Lyriques feront bien de ne pas trop répéter les danses, afin de ne point tomber dans un ridicule pareil. Les Fêtes Vénitiennes 57 ont dix Entrées ; & le Triomphe de l’Amour 58 en a jusqu’à vingt : je demande quel intérêt on peut prendre à une action si souvent interrompue ?

Les Prologues ne sont plus guères en usage.

La coutume voulait autrefois en France que les Opéras fussent précédés d’un Prologue ; c’était ordinairement un petit Poème à la louange de Louis XIV : l’éloge était caché sous une fine allégorie, ou bien amené avec beaucoup de délicatesse. Je crois qu’à présent on peut se dispenser de faire des Prologues, s’ils n’ont un certain rapport avec l’action du Drame qu’ils précèdent.

Explications des différentes manières de désigner le genre des Poèmes lyriques.

Les Poèmes de notre Opéra-sérieux sont désignés par différentes épithètes, pour èxprimer le genre de l’action qu’ils contiennent, & la qualité de leurs personnages. La Pièce lyrique où l’on voit agir des Hèros & des Dieux, n’emporte pas moins le nom de Pastorale ; il suffit que le lieu de la Scène soit champêtre, ou que quelques-uns de ses Acteurs soient d’un rang subalterne. On appelle Pastorale-héroïque le Drame dont le sujet est plutôt grave que simple, & dont la catastrophe est quelquefois tragique.

Les Opéras qui portent parmi nous le titre de Balets, sont ordinairement gracieux & rians ; ils ne renferment que des aventures amoureuses, dont le dénoument est toujours heureux : on prétend que le nom d’Opéras-Balets, qui tire son origine du vieux mot François Baller, qui signifiait sauter, danser, se réjouir, vient de ce qui s’observait dans les Fêtes que donnait Louis XIV. On ne représentait proprement à sa Cour que des Balets dans lesquels on introduisait un peu de chant ; mais il est arrivé par la suite que le chant a pris le pas sur la danse ; celle-ci ne s’est plus trouvée que l’accessoir : c’est ainsi que chez les Grecs la déclamation l’emporta sur la musique. Observons au sujet des Opéras-Balets, qu’ils sont composés de plusieurs Actes qui n’ont aucun rapport les uns aux autres, puisqu’ils forment autant de Pièces détachées, rassemblées sous un même titre. Ce qui distingue encore les Opéras-Balets des autres sortes de Poèmes lyriques, c’est que dans chacun des Actes qui les composent, on amène ordinairement deux divertissemens, au lieu qu’on n’est point même obligé de placer une seule Fête dans le cours d’un Acte d’un Opéra-Tragédie. Ai-je besoin de faire observer qu’on appelle divertissemens les danses des Opéras-Balets, & qu’on donne plus particulèrement le nom de Fêtes à celles qui sont mêlées dans l’action des Opéras-Tragédies.

Le terme de Fragmens, usités seulement en France, dénote plusieurs petits Opéras joints ensemble. On ajoute à ce terme l’épithète d’héroïques, lorsque les Actes qu’on a réunis contiennent une intrigue relevée ou sérieuse. Il n’est pas, je crois nécessaire d’èxpliquer ce qu’on entend par Tragédie au Théâtre de l’Opéra. On conçoit assez qu’on désigne par ce mot une action grave, qui renferme de grands intérêts. Tout ce qui se passe dans les Poèmes lyriques qui portent le titre de Tragédies, doit être digne de la majesté de Melpomène ; le chant èxprime la douleur, le trouble de l’âme ; & les danses mêmes en sont l’èxpression.

Voilà ce qu’il était nécessaire que l’on sut au sujet des divers Titres que portent en France les Drames du Théâtre lyrique. Personne ne les avait encore définis. Si tout ce que j’en ai dit était susceptible de quelques éxceptions, c’est à l’usage seul qu’il appartient de les faire sentir.

De quelle manière on doit écrire les Opéras-Sérieux.

Il me semble que le stile des Drames lyques doit être d’une douceur èxtrême. Qu’il soit coulant, sonore, mélodieux, & que rien ne l’arrête dans sa marche tranquille : en un mot, qu’on soit nourri de la lecture des ouvrages de Quinault, & quon s’éfforce d’imiter la manière élégante, simple & sublime dont ils sont écrits. Je sais qu’il est des gens qui prétendent que le stile des Opéras-sérieux peut être poètique, c’est-à-dire mâle, nerveux, & plein de force, comme celui qu’on admire dans les Tragédies du grand Corneille : mais ils sont bien dans l’erreur. Quel parti la musique tirerait-elle du sublime ? Comment ferait-elle valoir une pensée qui emprunterait toute sa force de la manière dont elle est èxprimée ? Soyons certain que les grands mots, ou pour parler plus juste, le sublime du stile, ne seront jamais sentis en musique. Il faut au Musicien des paroles douces & tendres, qui cachent sous une simplicité apparente des pensées grandes & majestueuses. Quinault connaissait bien le genre du Spectacle qu’il a formé ; & Lully qui ne put s’accommoder de Corneille, le connaissait bien aussi. Concluons que celui qui voudrait écrire un Opéra-sérieux avec autant de force & de poètique qu’en éxige la Tragédie récité, ne travaillerait point dans le genre de Quinault ; il pourrait faire de beaux vers, mais il ne ferait point des vers lyriques.

Lorsque de nos jours on voit paraître un Drame nouveau sur le Théâtre de notre Opéra-sérieux, le stile en est si froid, si languissant, si monotone, qu’on en est bientôt dégoûté.59 Les Poèmes chantans qu’on a représenté depuis quelques années à la Cour, ont sur-tout le défaut de la sécheresse & des anti-thèses. Les Poètes lyriques de nos jours, en voulant faire dire à leurs personnages une pensée galante ou spirituelle, leur mettent souvent dans la bouche des complimens entortillés, d’une fadeur èxtrême, ou des jeux de mots ridicules : est-ce donc là l’image de la nature ? Les hèros de l’Opéra ne doivent-ils pas s’èxprimer ainsi que le reste des hommes ? On s’apperçoit d’ailleurs que nos lyriques actuels se donnent la torture afin d’être concis. Ils écrivent avec tant d’art, qu’on peut soutenir sans crainte de se tromper, que la musique & la danse sont toujours au dessus des paroles : Eh ! que deviendrait sans leurs secours la plus-part de nos Opéras modernes ?

J’ai rapporté en général les principales choses qu’il est bon de faire remarquer au Poète qui veut travailler pour l’Opéra-sérieux : il trouvera encore dans les matières que je me propose de traiter dans les Chapitres suivans, des articles qui le concerneront, & qui pourront peut-être servir à le diriger dans ses travaux.

Tout ce que je viens de dire doit montrer que le Théâtre lyrique est fondé sur des règles assez difficiles, contre la commune opinion : je prouve de plus que celui des Français est digne de plaire, non-seulement à ceux qui ne chérissent que la magnificence du Spectacle ; mais encore à l’homme de goût.

Bien des choses nuisent à l’Opéra-Sérieux

Fesons part maintenant des inquiétudes que me donne avec sujet le Théâtre lyrique des Français. Tant de choses conspirent à lui ravir l’estime générale, qu’il est bien difficile qu’il puisse l’obtenir. Qu’on ne pense pas qu’aucun mauvais motif m’éngage à parler de la sorte : je découvre le mal en souhaitant qu’on y apporte un prompt remède.

La petitesse de sa salle le fait mépriser des Etrangers.

La petitesse de nos Salles de Spectacles, & sur-tout de celle du grand-Opéra, révolte justement tous les étrangers. La Salle d’un Spectacle si magnifique devrait être proportionnée aux merveilles qu’on y représente. Il est certain que le peu d’espace que contient le Théâtre lyrique, nous empêchera toujours d’égaler l’éclat, la magnificence des Opéras d’Italie, & des Cours étrangères. Si nous l’emportons par nos danses & la variété de nos Décorations, nos voisins nous surpassent par la vaste étendue de leur Théâtre, qui prête plus de grandeur & d’illusion à tout ce qu’on y représente. Pourrions-nous faire paraître réellement sur la Scène cent Cavaliers montés sur des chevaux superberbes, comme on fait souvent à Madrid, à Vienne & à Turin ? A peine un petit nombre d’Acteurs ont-ils la liberté de se mouvoir sur le Théâtre, qui devrait être le plus vaste de France. Oserons-nous comparer notre Théâtre lyrique à celui de Venise, de Turin & d’Espagne ? Les Salles de ces différentes Villes sont èxtrêmement grandes, aussi voit-on la Scène occupée par un nombre considérable d’Acteurs ; & la moindre décoration y frappe-t-elle davantage. Nous ne pouvons sûrement pas ignorer combien la petitesse de nos Salles nous décrie chez les Etrangers ; il était à présumer que nous nous corrigerions, & que nous ferions voir à l’Europe qu’il ne tient qu’à nous d’être magnifiques dans nos édifices publics. Cependant la nouvelle Salle que l’on construit pour le grand-Opéra, ne sera guères plus vaste que celle qui vient d’être brûlée. Nous voulons, sans doute, que nos Ouvrages dramatiques soient plus célèbres que nos Théâtres, au lieu que les Salles de Spectacles des Etrangers méritent souvent plus d’attention que leurs Drames. Mais venons à des causes plus visibles qui tendent à occasionner un jour parmi nous la décadence du grand-Opéra ; causes que l’on peut détruire sans être obligé de dépenser des millions.

L’Opéra-Sérieux n’est plus aussi goûté que du tems de Louis XIV.

Nous n’avons que trop lieu d’être convaincus que l’Opéra-héroïque ne fait plus la même sensation que du tems de Louis XIV. La Salle est très-souvent remplie ; mais le public n’y court avec affluence que par ce qu’il lui faut un amusement ; & que par ce que tout Paris ne peut pas jouir à la fois des Spectacles qui sont en droit de lui plaire. Les danses, les machines, les décorations, attirèrent d’abord une foule de curieux ; on s’est accoutumé insensiblement à la vue de tant de prodiges.

Les Partisans de Lully & de Rameau travaillent à sa ruine.

La dispute qui s’est élevée de nos jours au sujet de la musique, lui fait perdre beaucoup de Spectateurs, ou du moins lui en ravira un grand nombre par la suite. Les talens immortels de Rameau sont admirés avec raison ; mais ses zélés partisans s’égarent un peu en les comparant à ceux de Lully. Ce prémier Musicien du Théâtre lyrique a trouvé des défenseurs jusques dans notre siècle. Les deux partis se disputent avec chaleur. Le parterre de l’Opéra est souvent le centre de leur espèce de guerre civile. Ceux qui tiennent pour Rameau, s’écrient que la musique de Lully est pitoyable ; leurs clameurs se font quelquefois entendre tandis qu’on éxécute les chefs-d’œuvres qu’ils ne peuvent souffrir. Les Lullystes de leur côté soutiennent que leurs adversaires n’ont ni bon sens ni oreille ; & que la musique de Rameau ne réunit aucune des beautés de celle qu’on cherche à dénigrer. Ainsi chaque parti se flatte de remporter la victoire. On se querelle, on s’injurie, & personne ne s’entend. Pour moi qui ne tient ni pour les uns ni pour les autres, je vais proposer mon avis, & tâcher de concilier tous les sentimens.

Réfléxions que devraient faire les deux partis.

Les Admirateurs outrés de Rameau devraient bien faire cette réfléxion : Lully créa le Spectacle lyrique en France ; son seul génie le soutint : peut-on s’empêcher d’estimer les talents qui s’élèvent, sans avoir aucun modèle à suivre ? Les Lullystes devraient se dire à leur tour : laissons chanter les louanges de Rameau ; les goûts sont changés, il a su prendre celui de son siècle ; il viendra un autre homme de génie, qui obscurcira peut-être à son tour la gloire de Rameau, de même que ce Musicien célèbre balance la réputation de Lully.

Moyen de les calmer.

Après avoir raisonné de la sorte, qu’on se garde de rien changer à la musique de Lully ; qu’on la laisse paraître telle qu’elle est ; & qu’on ne mêle jamais sur-tout de la musique nouvelle avec l’ancienne : un pareil assemblage ne sert qu’à faire faire des comparaisons, quelquefois au désavantage de l’une & l’autre musique.

Le Théâtre lyrique ne donne point assez de nouveauté.

Des raisons encore plus fortes me feraient appréhender la ruine de l’Opéra-Sérieux, si les talens & l’attention des Compositeurs de nos jours ne nous donnaient lieu d’espérer un heureux changement. Un Spectacle ne se soutient qu’en offrant souvent des nouveautés au Public ; & cependant des années entières s’écoulent sans que le Théâtre lyrique en donne une seule : qu’il agissait différemment le siècle passé ! Dans une année on voyait sur son Théâtre jusques à trois & quatre Pièces nouvelles : une pareille attention à réveiller la curiosité du Public, ne contribua pas peu à ses succès.

Trop peu d’Auteurs travaillent pour lui.

Encore si beaucoup d’Auteurs écrivaient pour la Scène chantante, on espérerait y voir souvent paraître plusieurs Poèmes éxcellens ; le génie de Quinault pourrait n’être pas tout-à-fait éteint ; quelque Poète, perçant la foule, nous le ferait peut-être admirer de nouveau. Mais le nombre des Gens de Lettres qui consacrent au Théâtre lyrique quelques-unes de leurs veilles, est malheureusement très-peu considérable.

Quelles en sont les raisons.

J’en trouve facilement les raisons ; l’homme de génie n’est guères flatté de partager sa gloire avec un Musicien, ou de ne jouir même d’aucun applaudissement, tandis que l’Artiste avec qui il est contraint de s’associer, est comblé de louanges & d’honneurs. Il retire aussi trop peu du travail pénible de composer un Poème lyrique. Le Drame en récit lui rapporte trois fois davantage, & lui coûte moins de peines ; parce qu’il n’est pas obligé de se soumettre aux caprices d’un Musicien, & de recommencer plusieurs fois tel morceau de son Poème. Et puis d’ailleurs, l’Académie de musique a établi un usage qu’elle devrait bien abandonner, puisqu’il peut rebuter quelques-uns de ceux qui voudraient l’enrichir du fruit de leurs travaux. Les paroles des Drames qu’elle reçoit lui appartienent entièrement ; elle les fait imprimer à ses fraix, & en retire tout le profit. Ainsi les Poètes lyriques sont non-seulement moins récompensés que ceux qui travaillent pour les autres Théâtres ; mais ils sont encore privés de ce qui leur reviendrait en fesant passer leurs Ouvrages à l’impression. Pourquoi le Compositeur a-t-il le droit de faire graver sa musique, & les paroles du Poème, tandis que le prémier Auteur ne retire d’autres profits de son Ouvrage que celui des représentations ?

Les nouveaux Directeurs, MM. Trial & Berton, paraissent vouloir remédier à une partie des inconvéniens dont je parle. Ils promettent aux Poètes lyriques d’augmenter les honoraires qu’ils doivent retirer de leur travail quand la fortune les y contraint. Le dessein des nouveaux Directeurs achève de nous prouver que l’homme de mérite se plaît toujours à encourager les Lettres.

Je n’ai pas encore relevé tous les désagrémens qu’éprouvent les Poètes en parcourant la carrière lyrique. La représentation d’un Drame sur les divers Théâtres, n’est retardée que par ce qu’il faut que chacun passe à son tour. La Scène lyrique n’a point tout-à-fait cette èxcuse à alléguer ; & pourtant les Pièces qu’on lui destine ne sont rendues publiques qu’après des longueurs infinies. Le Musicien est très-long tems à les orner des richesses de son art ; les Acteurs chantans ont beaucoup de peine à apprendre leurs rôles ; & les Répétitions durent au moins trois mois.

Je demande si toutes ces difficultés, ces traverses, ces dégoûts, ont engagé beaucoup d’Auteurs à travailler pour le grand-Opéra ? Non sans doute ; & l’Académie de Musique ne laisse pas de s’en ressentir.

Les causes que je viens de rapporter de la sensation moins vive que fait ce beau Spectacle, & qui nous donnent peut-être lieu d’appréhender un jour sa décadence, toutes dangereuses qu’elles paraissent, ne sont encore rien en comparaison de la dernière dont je vais parler.

Dernière cause qui annonce peut-être plus particulièrement la décadence de l’Opéra-Sérieux.

L’avourai-je ? ce qui pourra faire le plus grand tort au Théâtre lyrique ; ce qui nous présage peut-être de loin sa perte totale, si l’on n’y met ordre, c’est le nouveau Spectacle. Un tems peut venir que si Lully sortait de son tombeau, il ne saurait plus dans quel lieu faire entendre ses accords.

Qu’on devrait joindre l’Opéra-Bouffon au grand-Opéra.

L’Opéra-Sérieux, court donc risque en France de cesser entièrement de plaire un jour, si le projet qu’on forma, dit-on, autrefois, qu’on a débattu si long-tems, n’est mis au plutôt à èxécution ; car je ne sais s’il suffirait de retoucher un peu au genre de sa musique. Il faudrait donc réunir, ainsi qu’on l’avait sagement proposé, le Spectacle moderne au Théâtre fondé par Quinault pour la gloire des Arts. L’Opéra-bouffon serait alors placé bien plus naturellement que dans le séjour de la Comédie récitée. Il est tout simple de mettre la musique avec la musique ; on formerait par cet heureux èxpédient un Spectacle lyrique complet. Après le chant sérieux, on passerait à la mélodie bouffonne ; de même que les Drames de Corneille sont remplacés par de petites Comédies : à Thésée, ou à Castor & Pollux, on verrait succéder avec plaisir sur le même Théâtre : On ne s’avise jamais de tout, ou le Sorcier, &c. N’oublions pas qu’il n’est peut-être que ce seul moyen de conserver en France le grand-Opéra dans tout son éclat.

Si le nouveau Théâtre surpasse le Spectacle lyrique.

Il se présente ici une question importante ; savoir si l’on doit préférer notre Opéra-bouffon aux Poèmes de Quinault. J’avertis que je ne vais considérer ici nos deux diverses espèces de Poèmes lyriques que par rapport aux paroles & aux différentes beautés que renferme leur action.

On n’a point jusques à présent tant critiqué notre Spectacle favori que le grand-Opéra. Lorsque même ce dernier Théâtre était le plus couvert de gloire, des esprits critiques ou trop difficiles s’élevèrent contre lui de toutes parts. Les uns se moquaient de voir danser les Diables & les Furies ; les autres riaient de voir des soldats s’égorger en chantant. Ils ne considéraient pas que l’Opéra ne s’écarte alors nullement de son genre, qui ne promet que du merveilleux & de l’èxtraordinaire. D’ailleurs tous ceux qui s’avisent de critiquer l’usage de la musique dans ce Spectacle superbe, devraient bien s’appercevoir que le chant au Théâtre de l’Opéra-sérieux, est l’image de la parole ; & que si le chant est quelques fois ridicule dans certains cas, il n’est guères moins naturel que la déclamation empoulée de nos Acteurs tragiques(60). D’autres Censeurs lui reprochaient, & lui reprochent encore, que ses personnages sont toujours amoureux & fades, & que ses Poèmes ne sont rempli que de maximes galantes.

Il est certain que les Hèros de la Scène lyrique sont trop tendres & trop langoureux ; il faudrait les peindre avec des couleurs plus mâles, & leur donner la grandeur, la magnanimité de la Tragédie en récit : on éviterait par là ces maximes d’amour, qui révoltent les gens scrupuleux. Les sujets des Drames chantans ne respireraient plus tant l’indécence, parce qu’il y serait moins question de tendresse. Cependant ne pourrions-nous pas croire que Quinault n’a tant mis la galanterie en jeu, que pour favoriser le Musicien, & afin qu’il lui fût possible de répandre de la variété dans sa musique ? Si cela était, on aurait tort de lui faire son procès ; il ne serait coupable que pour avoir voulu porter trop loin le genre naissant de l’Opéra.

Puisque sans le vouloir, je défends notre Opéra-Sérieux, on doit en conclure, qu’il est donc facile de répondre à toutes les critiques qu’on a faites à son sujet. St. Evremond n’écrivit contre lui que de belles phrases, que des jeux de mots. J. J. Rousseau n’a pu nous faire croire qu’un Théâtre pour lequel il travailla avec succès fût aussi méprisable qu’il a voulu le persuader, sans doute par modestie. Boileau, que j’aurais du citer le prémier, n’a point épargné non plus notre Opéra-Sérieux : il avait ses raisons ; l’aimable Quinault consacrait ses veilles à ce Spectacle. Mais qu’il est faible dans les critiques qu’il lança contre ce Théâtre, afin de nuire à Quinault par contre-coup ! Voici un des traits que décocha notre satirique : « On ne saurait, (dit-il) jamais faire un bon Opéra, parce que la musique ne saurait narrer, que les passions n’y sauraient être peintes dans toute l’étendue qu’elles demandent ; & que d’ailleurs elle ne saurait souvent mettre en chant les èxpressions vraiment sublimes & courageuses ». Ce n’est point ici le lieu d’éxaminer ce raisonnement peu approfondi. Il me semble qu’il ne prouve rien ; s’il prouvait quelque chose ce serait autant au désavantage du Lyrique-Bouffon que de l’Opéra-Sérieux, puisqu’ils employent tous les deux le secour de la musique.

Afin de mieux faire sentir le mérite de l’un & de l’autre ; afin de mieux faire connaître quel est celui qu’on doit préférer, fesons un parallèle éxact des deux Spectacles. Sur tout gardons-nous de rien embellir de rien défigurer aux dépens de la vérité. Présentons naïvement les objets tels qu’ils sont. Tâchons que ceux qui tiennent pour les différens genres lyriques, soient contraints d’avouer que l’on rend à chacun de ces genres la justice qui lui est due.

Parallèle de l’Opéra-Bouffon avec l’Opéra-Sérieux.

On ne peut disconvenir que le Spectacle du grand-Opéra ne soit magnifique ; celui de l’Opéra-Bouffon n’offre sûrement rien qui soit digne de lui être comparé. L’un nous transporte dans un Pays enchanté ; tous les objets qu’il présente à notre vue sont autant de prodiges : l’autre nous fait voir la misère de ceux qui habitent nos campagnes, ou l’indigence du menu Peuple ; si quelquefois il enrichit ses décorations, s’il lui arrive d’annoblir son genre, il est toujours de beaucoup au-dessous du magnifique Théâtre qu’il veut imiter. Celui-ci possède l’Art de se varier, il nous découvre à chaque instant des beautés nouvelles : on est en droit de reprocher à celui-là une triste uniformité ; il met plus volontiers en action des Paysans & des Ouvriers, des Ouvriers & des Paysans. La Scène de l’Opéra-Sérieux est couverte d’une multitude d’Acteurs, qui paraissent habillés par les mains de la richesse & du goût ; ses Balets sont les plus beaux de l’Europe, & composés des plus fameux Danseurs : l’Opéra-Bouffon n’employe communément que trois ou quatre Personnages, assez mal vétus ; & je ne crois pas que ses danses ayent l’éclat & les attraits de celles de son rival. Le prémier élève l’âme de ses Spectateurs ; il les conduit dans des Palais somptueux, dans tout l’Univers, & jusques dans l’Olimpe ; il les fait s’entretenir avec des Hèros & des Dieux : le second se traînant plus particulièrement parmi la vile populace, ne montre presque toujours à nos regards que de misérables chaumières ; & nous fait souvent converser avec des Rustres & des Artisans. Le stile de l’un est noble & poètique, malgré même le galimatias & les pointes dont le remplissent quelques Auteurs modernes : l’autre ne s’èxprime que bassement, & met en usage les quolibets & les façons de parler de la populace. Si l’on trouve de l’indécence dans les Drames de Quinault, on ne l’entre-voit que dans certaines maximes, & tout au plus dans une Scène entière : au-lieu que la plus part des Sujets du nouveau Théâtre sont d’une licence révoltante ; & que plusieurs de ses Poèmes font d’un bout à l’autre rougir la vertu.

Le nouveau Théâtre l’emporte par le genre de sa Musique.

Je me serais bien gardé de tracer un parallèle aussi singulier, si je ne me piquais d’écrire pour dire la vérité : j’ai cru qu’il me fallait raisonner, & non suivre les caprices du siècle. On doit admirer la violence que j’ai faite à mes sentimens. Mais si le Spectacle moderne perd du côté des paroles ; si son Drame, dénué de musique, ne peut être comparé à ceux de Quinault & des autres Poètes lyriques ; convenons en revanche qu’il les surpasse de beaucoup lorsqu’il est accompagné du chant, & des charmes de l’harmonie. Sa musique enjouée & bouffonne le récompense avantageusement de ce qui lui manque ; elle le rend certain de l’emporter sur l’Opéra-Sérieux ; tant que le goût de la Nation ne changera pas.