(1769) De l’Art du Théâtre en général. Tome II « De l’Art du Théâtre. — Chapitre III. De la Musique Française & Italienne. » pp. 252-286
/ 414
(1769) De l’Art du Théâtre en général. Tome II « De l’Art du Théâtre. — Chapitre III. De la Musique Française & Italienne. » pp. 252-286

Chapitre III.

De la Musique Française & Italienne.

C e que j’entreprends est rempli de difficultés qui pourraient éffrayer les plus hardis : je veux éssayer de les vaincre ; non que je présume trop de mes forces ; mais parce que j’espère qu’on èxcusera mon entreprise en faveur du motif. Tâchant de ne rien oublier d’èssentiel dans cet Ouvrage, je dois parler des deux genres de musique qui divisent toute la France. Les Auteurs qui l’ont fait avant moi se sont très-peu entendus, ou n’ont suivi que leurs opinions : si le vrai se découvre quelquefois dans leurs Ecrits, c’est une faible lueur qui brille au milieu de la nuit, & qui nous échappe bientôt. Sans marcher sur leurs traces, voyons s’il est possible de raisonner juste, & de discerner la vérité, qu’ils ont environnée de tant de nuages.

Dans la crainte qu’on ne m’accuse d’écrire sur un être imaginaire en parlant de la musique Française, je dois démontrer que nous en avons une, digne même d’être comparée à celle dont s’énorgueillit l’Italie. Le Philosophe immortel qui fait tant d’honneur à notre siècle, rira de mon sentiment : sans ôser combattre ce grand homme, je vais proposer mes idées ; s’il trouve que je sois dans l’erreur, il daignera me faire grâce ; il sait trop que les malheureux humains sont sujets à se tromper.

Que nous avons une Musique ainsi que les Italiens.

Chaque Peuple de l’Univers a une Musique qui lui est particulière. Le Lapon qui vit sous la neige, & l’Africain brûlé par le soleil, connaissent les charmes de l’harmonie. Les Sauvages les plus féroces chantent une espèce de Chanson, & se réjouissent au bruit de certains instrumens. Mais les Nations les plus policées sont celles qui doivent éxceller davantage dans la musique ; car la connaissance des Arts, & sur-tout de ceux qui tiennent à la frivolité, n’est venue qu’à mesure que les lumières se sont agrandies, & que le luxe a fait des progrès. Les Peuples de l’Europe sont actuellement ceux qui ont éprouvé ces diverses révolutions ; il est donc clair qu’ils ont beaucoup perfectionné la musique. Pourquoi les Français seraient-ils les seuls éxceptés ? On me dira que les différens climats fesant varier le génie, l’instinct des Habitans de chaque Contrée ; il est peut-être impossible aux différentes Nations de s’imiter les unes-les-autres. Si cela était ainsi, nous n’aurions point à rougir d’avoir chez nous des Compositeurs moins habiles qu’en Italie, supposé que nos Musiciens eussent réellement moins de talens : quand on ne doit son mérite qu’à la vertu du climat sous lequel on vit, on n’a pas trop lieu de se glorifier.

Il s’en suit toujours que nous possédons une musique perfectionnée, telle que nos mœurs l’éxigent, & qui nous peint au naturel : sa marche grave & quelquefois légère, est l’image du Français tout-à-la-fois raisonnable & frivole. La musique des Italiens les représente tels qu’ils sont toujours ; elle est bouffonne & sémillante ainsi que leurs manières. Examinez d’un œil de Philosophe un Italien & la musique qu’on chérit dans sa Patrie ; vous serez surpris de la parfaite ressemblance que vous trouverez entre-eux. Il en est de même de toutes les connaissances & de tous les usages ; ils ont de l’analogie avec la Nation qui les adopte.

Que notre Langue n’est point si méprisable qu’on veut la faire paraître.

Quelques Savans ont ôsés soutenir de tout tems, que la Langue Française n’était point propre à la musique. On a vu dans le Chapitre du grand-Opéra combien l’on eut de peines à sortir de cette erreur. Dès qu’on se fut apperçu que notre Langue était susceptible de mélodie, on ne voulut plus écouter que des Opéras Français ; peut-être que si on nous prouvait un jour que nous sommes capables de composer d’éxcellente musique, cesserait-on de même de tant chérir l’Italienne. Qu’a donc notre Langue de si dur, de si barbare ? n’est-elle pas généralement estimée ? Les Etrangers s’appliquent à l’apprendre ; on la parle dans toutes les Cours de l’Europe : si elle était aussi stérile, aussi méprisable qu’on le prétend, serait-il croyable qu’on l’accueillît par-tout ?

Que la Langue Française est plus douce que celle des autres Peuples de l’Europe.

Du moins si notre musique ne peut prétendre le prémier rang dans l’estime de tous les connaisseurs, à cause de la sécheresse prétendue & de la dureté imaginaire de l’idiome auquel elle est associée ; du moins, dis-je, a-t-elle lieu de se flatter d’obtenir le second. Je donne le pas pour un instant à la musique Italienne ; faudra-t-il le céder encore à la musique de quelque autre Peuple ? Il n’est aucun préjugé, aucune envie de se distinguer par des opinions singulières qui puissent porter qui que ce soit à avancer une chose aussi absurde, aussi fausse. Nos Vers ne sont-ils pas plus doux, plus sonores que ceux des Anglais, des Espagnols, & sur-tout que ceux des Allemands, qui se prétendent grands Musiciens ? Notre Poèsie réunit un avantage que celle d’aucun Peuple ne saurait lui disputer : notre rime féminine, en variant les Sons, répand dans nos Vers une douceur infinie. Notre Prose est élégante, forte, gracieuse. Nous ne déchirons point les oreilles par une multitude de doubles, de triples consonnes, & de H aspirées ; ainsi que l’Angleterre, l’Allemagne & la Hollande. Les superlatifs entassés les uns sur les autres ; les façons de parler gigantesques & empoulées des Espagnols, les empêchent peut-être de nous disputer l’avantage de bien écrire. Les inversions de la plus-part des langues étrangères, qu’on regarde comme un mérite, sont au contraire un très-grand défaut. Elles rendent le sens moins clair, & fatiguent l’esprit, qui est obligé de mettre sur le champ chaque mot à sa place. L’arrangement symétrique de notre Prose est plus dans la nature ; la pensée se développe d’elle-même. La musique doit gagner à une construction si coulante, & si analogue à la façon dont parlent les hommes. Nous sommes donc les seuls, après l’Italie, qui èxcellions dans la musique, puisqu’on la fait dépendre de la beauté d’une langue, ce qui peut être vrai pour le chant, & jamais pour la Symphonie.

Èxaminons maintenant s’il nous serait possible de nous élever un peu au-dessus des Italiens, ou de marcher au moins de pair avec eux.

Que notre Langue l’emporte même sur la Langue Italienne.

Je ne sais pourquoi l’on a prétendu que leur Langue était plus agréable que la nôtre. Elle est loin, selon moi, d’approcher de l’élégance & de la douceur du langage Français. Elle est remplie de faux brillans & d’anthitèses. Qu’on a sujet de la trouver pauvre & stérile, en comparaison de celle qu’on ôse lui préférer ! Son principal mérite est d’avoir retenu quelquefois la construction latine ; mais je crois avoir prouvé en peu de mots que les inversions des membres d’une phrase répandaient de l’obscurité dans le discours ; & que la Nature éxige qu’on èxprime ses idées dans le même ordre, & avec autant de clarté qu’on les conçoit. La langue des Italiens offre toujours à l’oreille les mêmes terminaisons. Tous ses mots finissent en a e i o ou : non-seulement plusieurs phrases riment ensemble, mais souvent plusieurs mots de suite. Je demande à ces gens délicats, qui ont tant de peine à écouter les ouvrages de nos Compositeurs, s’il résulte d’un langage aussi rimé une harmonie agréable ? On se rebute enfin de n’entendre sonner à ses oreilles que les finales i, o, a. Des chûtes si fréquentes forment une èspèce de charivari, sur-tout pour ces gens que le moindre bruit peu harmonieux choque & fatigue.

Un chant qui appuie sur les mêmes terminaisons doit être dur.

Il est difficile que le chant composé sur de telles paroles soit tout-à-fait d’une douceur èxtrême, & qu’il réunisse tous les charmes possibles. Quelque art qu’employe le Musicien, il est contraint d’appuyer sur bien des mots, & par conséquent de faire arriver trop souvent les mêmes sons. On dirait que les Italiens ne sentent pas le mauvais éffet qui en résulte, ou que le genre de leur musique les empêche de l’éviter ; ils pèsent souvent sur la plus-part de leurs finales, & font ainsi appercevoir combien elles sont peu variées. Je le répète, cet assemblage des mêmes sons donne au chant une espèce de dureté ; si l’on veut écouter les Arriettes Italiennes avec attention, l’on en conviendra bien tôt. Leur e, i, o, ou, détruisent l’harmonie, parce que l’oreille délicate ne saurait entendre long-tems des terminaisons trop fréquentes, sans être rebutée. Ceux qui ont prétendu que la musique d’Italie valait mieux que la nôtre, n’ignoraient pas les défauts qui gâtent son chant, qu’on peut appeller des vices de terroir ; mais l’estime qu’on conçoit ordinairement pour tout ce qui est loin de nous, ou l’envie de se distinguer, les a porté à soutenir un systême hazardé.

Notre Langue n’est point si rimée que la Langue Italienne.

Balancera-t-on encore à croire notre Langue moins mélodieuse ? La Rime dans sa Prose serait une faute impardonnable ; ce n’est que dans les Vers qu’on lui permet de paraître, encore prend-elle tant de formes diverses, qu’on la voit toujours avec un nouveau plaisir. Nous éloignons avec soin les mêmes chûtes de phrases, les mêmes sons. Notre style marche d’un pas égal, rien ne l’arrête : il est semblable au ruisseau qui coule sur un sable fin. Chaque membre de nos périodes, en contentant l’esprit, charme l’oreille par les diverses infléxions & consonnances qu’il lui fait entendre. En un mot, notre Langue est un mêlange gracieux de sons différens ; combinés avec art, ils se varient à l’infini, & forment une harmonie délicieuse.

Il est clair que la langue Italienne ne saurait nous en offrir autant. Je n’éxamine pas si elle est plus accentuée que la nôtre ; il est certain que nous avons aussi un grand nombre de Sillabes longues & brèves, que les personnes qui parlent bien ont soin de faire sentir, & que les Auteurs de nos jours commencent à marquer dans leurs Ouvrages, en employant fréquemment les accens ou les signes qui indiquent la manière de prononcer les mots. Il suffit aussi de lire nos bons Poètes pour connaître que notre langue sait même très-souvent peindre les choses qu’elle èxprime. Nous avons donc une mélodie agréable, que nous pouvons porter pour le moins aussi loin que celle des Italiens. Je n’ôse affirmer que nous jouissions déjà de nos succès. J’aime mieux les faire voir dans l’avenir. Je ménage par ce moyen les énnemis de notre musique. Mais le présent doit leur faire juger de ce que nous avons lieu d’attendre.

Nos Musiciens sont les seuls qui éxcellent dans les petits airs.

Les Français éxcellent dans la composition des petits airs. J’ai dit plusieurs fois que nous tournons un Vaudeville, un couplet, tendre ou malin, mieux qu’aucun peuple de l’Europe ; nous avons encore une autre supériorité ; les Italiens même ne sauraient se flatter de composer si bien que nous, ce qu’en musique on appelle petits-airs. Peu de Notes nous suffisent pour attraper ce chant simple & gracieux, qui peint au naturel un sentiment.

La France peut se vanter d’avoir de célèbres Compositeurs dans le genre héroïque.

Plus j’y réfléchis, moins je conçois les raisons qui nous ont fait accuser d’être mauvais Musiciens, & de parler un idiôme tout-à-fait incapable de se prêter aux modulations & aux mouvemens de la musique. La France n’a-t-elle pas lieu de se glorifier depuis long-tems d’avoir vu naître dans son sein une foule de Compositeurs célèbres dans le genre héroïque ; c’est-à-dire, même dans un genre, où l’on a eu le plus sujet de nous critiquer ? Je pourrais placer ici un nombre infini de noms immortels ; mais je me contenterai de citer trois ou quatre de nos plus fameux Musiciens. La Lande jouira toujours d’une réputation dont rien ne ternira l’éclat ; on èxécute même en Italie la plus-part de ses Motets. Observons à propos des Motets de Lalande, que notre musique d’Eglise est beaucoup au-dessus de celle de nos rivaux, par sa noblesse, son énergie & la force de son èxpression. Mais revenons aux Musiciens célèbres de la France. André Destouches fit les délices du siècle éclairé de Louis XIV. On admire dans ses Ouvrages un chant naturel & gracieux. Campra sut marcher sur les traces de nos illustres Compositeurs ; il èxcella dans la Mélodie & dans les Accompagnemens. Rameau ne fait-il pas honneur au siècle où il vivait, à sa patrie & à l’art enchanteur qu’il perfectionna en partie ? Son systême de la Basse-fondamentale est une découverte importante ; nos voisins mêmes l’ont applaudi : avec quelle surprise ont-ils dû voir un Compositeur Français èxceller, non - seulement dans son Art, mais y porter une lumière, & l’enrichir de beautés dont on ne l’aurait jamais cru susceptible ? Il me paraît que les Italiens mêmes rendent plus de justice aux talens de Rameau, que la plus-part de ses Compatriotes. Ils ont traduit dans leur Langue quelques-uns de ses chefs-d’œuvres, afin de pouvoir les représenter plus facilement. Zoroastre est un des grands Opéras auxquels ils ont fait cet honneur. On voit entre autres en France la Partition de cette Pièce gravée en Italie, & dont les paroles sont traduites : on la trouve dans plusieurs de nos Bibliothèques, & particulièrement dans celle de M. le Comte de P***.

Quelle est la Langue qui a fourni aux Campra, aux Rameau, des paroles sur lesquelles ils ont composés tant de chefs-d’œuvres ? C’est la Française. Elle n’est donc point si dure, si peu mélodieuse qu’on le prétend. Quinault a prouvé depuis long — tems l’énergie & la légèreté dont elle est susceptible ; ses Drames sont aussi lyriques que ceux des Italiens.

Observations sur Lully.

Il me serait facile de faire voir que la musique de l’Opéra-Sérieux nous vient directement d’Italie ; ce serait de Lully que je tirerais toutes mes preuves. Sans entrer dans aucune discussion à ce sujet, il me suffit, pour la gloire de notre Langue, que Lully n’ait travaillé que sur des paroles Françaises. Il est singulier qu’un Italien ait mis avec beaucoup de succès plusieurs de nos Drames en musique, & que des Français s’éfforcent ensuite de soutenir que leur Langue n’est susceptible d’aucune harmonie ; ils veulent encore qu’il n’y ait que la musique Italienne de passable, sans considérer que c’est directement des Italiens qu’ils tirent la leur. Quand il serait vrai que Lully ne porta chez nous que l’enfance de la musique Italienne, & que cette musique n’est plus absolument en Italie ce qu’elle était de son tems ; on aurait toujours tort de mépriser totalement notre Opéra-Sérieux. Je demande si la musique de ce brillant Spectacle est de nos jours ce qu’elle était autrefois ? Les habiles Compositeurs que j’ai cités, & ceux qui se distinguent actuellement, ne l’ont-ils pas rendue moins lente & plus èxpressive ? Elle a d’ailleurs une noblesse, une grandeur très-convenables au Théâtre où elle est employée & qui la distinguent avec avantage de celle des autres Spectacles lyriques.

Tout nous prouve que notre Langue se prête aux mouvemens de la Musique.

On ne saurait prétendre actuellement que nous n’avons aucun goût pour la musique légère, & que notre langue ne saurait se prêter à ce qu’elle éxige. L’Opéra-Bouffon nous rétablit dans nos droits. Nous composons des Ariettes dont le chant brillant & animé, inspire la gaité. Un nombre infini de Musiciens Français ont composés de nos jours des Ouvrages célèbres, dans lesquels on apperçoit autant de grâces & de légèreté qu’en réunit la musique des Italiens. On peut comparer notre chant gracieux, enjoué, aux morceaux lyriques les plus fameux qui sont répandus dans les Drames bouffons de nos Rivaux. Je crois que le Peintre amoureux de son modèle ; le Roi & le Fermier, Tome-Jones, soutiendraient un parallèle avec la Serva-Padronna, la Dona superba, &c. S’ils ne les égalaient pas par la beauté du chant, on verrait au moins que la Langue Française est susceptible de mélodie.

La Traduction littérale que M. Favart a faite de la Serva-Padronna, nous prouve depuis long-tems que notre Langue est aussi mélodieuse, aussi chantante que l’Italienne, puisqu’on n’a fait aucun changement à l’éxcellente musique de cette Pièce, pour l’assujettir à des paroles Françaises ; cette vérité, qui est sous les yeux de tout le monde, détruit sans ressource les critiques & les sophismes de ces hardis Ecrivains, qui refusant de se rendre à la raison, doivent céder à l’évidence.

Que nous ne sommes pas les humbles Copistes des Italiens.

On m’objectera, sans doute, que j’ai grand tort de tant crier à la merveille, puisque nous ne fesons que copier aujourd’hui les Italiens dans le nouveau genre de musique que nous adoptons. Quand ce reproche serait aussi vrai qu’il est faux en plusieurs points, nous ne mériterions pas moins d’être estimés. Mais appellera-t-on serviles imitateurs ceux qui ajoutent aux choses qu’ils copient des ornemens qui leurs étaient étrangers ? Il est vrai que nous avons d’abord fidèlement imité la musique Italienne ; y joignant ensuite des qualités particulières à la nôtre, nous en avons presque fait une musique nouvelle. Je veux pour un instant que nous ne soyons que d’humbles Copistes ; il s’ensuit toujours que les critiques dont on a cherché à nous accabler, sont injustes, & que tant de raisonnemens, qui tendaient à nous ôter jusqu’à la moindre espérance de connaître la Mélodie, sont tombés en pure perte.

Il est si vrai que nous pouvons composer de la musique purement dans le goût Italien, sitôt que nous voulons nous y appliquer, qu’un Français, dont les talens sont très-connus, vient de mettre en musique un Opéra Italien, représenté à Londres avec le plus grand succès. Ce qu’il y a de plus singulier, c’est que M. Barthelemon dont je parle, est actuellement à Milan,(61) où l’on va donner un nouvel Opéra de sa composition. Que vont dire ceux qui regardent encore les Français comme des Ecoliers en musique ?

Qu’on peut marquer en quoi notre Musique en général diffère de celle d’Italie.

J’ai fait mon possible afin de répondre à ceux qui dépriment notre Langue & nos talens. Il me semble avoir montré qu’ils sont dans l’erreur, ou qu’ils faignent de ne pas s’appercevoir de leurs torts. Les raisonnemens qu’il m’a fallu faire pour les combattre, & les preuves que j’ai alléguées, m’ont conduit plus loin que je ne pensais.

J’entreprends maintenant de marquer en quoi notre musique en général diffère de celle des Italiens ; c’est-à-dire que je veux éssayer de les faire connaître l’une & l’autre, de manière qu’on puisse les distinguer. Cet Article ne sera pas un des moins curieux de mon Livre. On a toujours cru que la musique Italienne & la nouvelle musique Française étaient tellement confondues ensemble, qu’il serait très difficile de donner à chacune les qualités qui la différencie. Les habiles gens que j’ai eu soin de consulter, m’ont tous répondu, qu’on sentait bien ce que notre Mélodie & nos Accompagnemens avaient de particulier ; mais qu’on ne saurait l’exprimer. Ce que j’ai entre-vu dans leurs discours ; ce que mes réfléxions m’ont appris ; m’encouragent à risquer une définition claire & précise de la musique Française & Italienne.

Caractère primitif du chant Français.

Il est sensible que notre mélodie est tout-à-fait simple ; elle approche beaucoup de la Nature : elle adopte le genre Diatonique ; celle des Italiens suit le Chromatique. Le prémier de ces deux genres est digne de plaire à ceux pour qui le beau naturel a des charmes : sa modulation procède d’une suite de Sons liés ensemble sans violence ; c’est-à-dire conformément à ce que la Nature nous enseigne, & qu’on observe pour peu qu’on ait l’oreille & l’organe de la voix justes. L’autre, au contraire, se plaît à déranger l’ordre naturel qui doit se trouver entre les Sons, en les haussant ou les baissant par des Dièses ou des Bémols. Il s’ensuit de-là que notre musique est toujours très-chantante, & que ses Airs sont aussi très-faciles à retenir. Nos Compositeurs ne cherchent point à former de vains bruits ; ils suivent une modulation douce, & ne la varient que rarement. Ils retirent de cette aimable simplicité un avantage précieux ; tous leurs morceaux de musique sont d’abord retenus ; pour savoir les chanter, il suffit d’avoir pu les entendre un instant.

Ce qui caractérise le chant Italien.

Les Compositeurs d’Italie répètent vingt fois dans leur chant des phrases entières, même un seul mot. Ils donnent la torture aux paroles qu’ils employent. Ils font souvent des Roulades ou des Poses sur des mots vides de sens. Leur mélodie marche en sautillant, ils sont passer le chant par tous les Modes possibles ; d’un Ton bas, ils se transportent tout-à-coup au Ton le plus haut ; & aucune nuance, aucune gradation n’adoucit un pareil écart. En un mot, le chant dans le goût Italien ressemble plutôt à des cris qu’aux accens naturels de la voix ; on ne le retient qu’avec beaucoup de peine ; on ne peut le faire valoir qu’après une pénible étude.

Voici encore une différence sensible de notre musique d’avec celle des Italiens. Les Compositeurs d’Italie ne s’attachent jamais à faire valoir les paroles modulées ; ils se soucient fort peu qu’on les entende ou non, pourvu que la musique soit brillante, & qu’elle frappe agréablement les oreilles. Le Compositeur Français ne méprise pas tout-à-fait les paroles qu’il met en chant ; il veut qu’elles soient entendues, & se garde bien de les mutiler pour faire admirer ses talens, & pour faire briller une voix fléxible : il nous fait suivre aussi facilement les modes d’un chant que les paroles qui l’accompagnent.

Le goût du chant Italien est presque mêlé avec le nôtre.

On est parvenu de nos jours à joindre ces deux musiques si différentes l’une de l’autre ; on en compose un genre mixte, qui doit plaire tout-à-la-fois aux Partisans de la France & de l’Italie. On voit avec plaisir le trop de vivacité, de fracas & de maniéré, corrigé par une lenteur aimable, & par un beau simple. C’est à cet heureux mêlange qu’est dû le nom de Chromatico-Diatonico : notre Opéra-Bouffon actuel est dans ce dernier genre ; on y découvre le goût Italien & le goût Français ; il n’est pas difficile de le distinguer, malgré leur union intime. Pouvons nous manquer d’avoir une musique éxcellente ; puisque nous avons joint le goût savant & ingénieux de la musique Italienne au goût naturel & simple de la musique Française ?

Qu’on peut discerner les deux genres, même joints ensemble.

Malgré la difficulté de démêler actuellement les deux genres, il est fort agréable de pouvoir se dire dans un concert, ou bien au nouveau Spectacle, telle Ariette est dans le goût Italien ; celle-ci est dans le genre Français. Afin de se procurer cette satisfaction, il suffit de faire ainsi le résumé de tout ce que j’ai dit : la Mélodie Française est tout-à-fait simple ; sa marche est égale ; elle est très-chantante, on la retient sans s’en appercevoir. Celle des Italiens est remplie de variations pénibles ; elle sautille dans sa marche peu réglée ; il s’en faut de beaucoup qu’elle soit aussi chantante que sa rivale. C’est ainsi qu’en fesant attention à mes remarques, on distinguera tout de suite les divers genres de musique.

On connaîtra, par éxemple, que la Romance d’On ne s’avise jamais de tout, est dans le goût Français ; & que l’Ariette, Je suis un pauvre misérable, est composée selon les principes Italiens : le fond de l’air du premier morceau ne se perd jamais ; il n’est point trop varié ; sa mélodie enchante par sa douceur & sa simplicité : le mouvement du second change lorsqu’on s’y attend le moins ; & les répétitions n’y sont point épargnées.

Les moyens que j’indique feront encore ranger chaque Opéra-Bouffon & chaque Comédie-mêlée-d’Arriettes, dans la classe qui leur sont due, selon le genre de leur musique. On verra que le Maréchal est entièrement dans le goût Italien ; on verra qu’Isabelle & Gertrude, est presque entièrement dans le genre Français. Il serait trop long de citer d’autres Drames.

On peut aussi connaître les divers genres de nos Compositeurs de musique enjouée.

On jouira encore du plaisir de discerner quel est le genre des plus fameux Musiciens de notre Théâtre favori. M. Philidor sera rangé dans la classe des Compositeurs d’Italie ; parce que sa musique est èxtrêmement travaillée, & remplie de variations. On avouera que M. Monsigi fait particulièrement honneur au goût Français ; & qu’on retient d’abord par cœur tous ses Ouvrages, tant ils sont simples & chantans. On s’appercevra d’une chose singulière, qui est qu’un Italien préfère le genre de notre musique à celui de sa Patrie ; je veux parler de M. Duny. Ce fameux Compositeur travaille plutôt selon les principes de la musique Française, que selon les règles de la musique Italienne. Cet homme estimable nous rend une justice que nous nous refusons souvent à nous-mêmes : il a donc trouvé que notre chant, presque toujours égal, avait des beautés, puisqu’il s’applique dans la plus-part de ses Ouvrages à saisir cette unité de Sons, cette mélodie si chantante, qui distingue tous les genres de notre musique.

Je ne dois pas oublier de faire ici une remarque digne de la curiosité du Lecteur. Convenons de bonne foi que les raisonnemens de J. J. Rousseau contre notre musique, font plutôt honneur à son esprit qu’à la vérité. Il est si certain que nous avons une musique, malgré ce grand homme, & malgré ses admirateurs, que lui-même n’a travaillé que dans le genre Français. Qu’on ne croye point que j’avance un problême difficile à démontrer. La musique du Devin de Village n’est aucunement dans le goût Italien : sans y faire une trop longue attention, l’on s’appercevra qu’elle est tout-à-fait Française ; puisqu’elle n’est composée que de petits Airs légers, d’un chant simple & très-aisé à retenir. Je m’en rapporte à tous ceux dont l’oreille est tant soit peu délicate. Ainsi, emporté par son génie, le fameux Citoyen de Genève compose de la musique Française ; & soutient ensuite, par une contradiction singulière, que la Langue Française n’est point absolument susceptible de musique. Voilà quels sont les Philosophes ; leurs actions démentent quelquefois leurs discours.

Différence du chant Italien d’avec le chant Français, selon J. J. Rousseau ; & sentiment d’un autre Auteur.

Voici comme le fameux Citoyen de Genève définit la mélodie Italienne & la nôtre. « Dans le Mode Italien, dit-il, la justesse & la fléxibilité de la voix, l’èxpression pathétique, les sons renforcés, & tous les passages, sont un éffet naturel de la douceur du chant & de la précision de la Mesure, de sorte que ce qui me paraissait le plus difficile à apprendre, n’a pas même besoin d’être enseigné. Le caractère de la mélodie a tant de rapport au ton de la Langue, & une si grande pureté de modulation, qu’il ne faut qu’écouter la Basse & savoir parler pour déchiffrer aisément le chant. Toutes les passions y ont des èxpressions aiguës & fortes : tout au contraire de l’accent traînant & pénible du chant Français, le sien, toujours doux & facile, mais vif & touchant, dit beaucoup avec peu d’éfforts : enfin, je sens que cette musique agite l’âme & repose la poitrine ; c’est précisément celle qu’il faut à mon cœur & à mes poulmons ». Il est inutile de faire remarquer le peu de justesse de cette définition, où l’èxpérience & les principes de l’Art sont souvent contredits. Et d’ailleurs, notre musique a tellement changé depuis quelques années, & se perfectionne tellement chaque jour, que tout ce qu’écrivit autrefois contre-elle J. J. Rousseau, ne peut plus y avoir aucun rapport.

Voici un passage de cet Auteur, qui étant tout nouveau, puisqu’il est pris dans le Dictionnaire de Musique, semble mériter plus d’attention ; mais on découvre toujours la forte prévention qui anime M. Rousseau, & lui fait souvent hazarder des choses fausses, ou de purs sophismes. « La musique Française, dit-il, dans son nouvel Ouvrage, aurait beaucoup plus besoin que l’Italienne d’une Mesure bien marquée, car elle ne porte point sa cadence en elle-même. Ses mouvemens n’ont aucune précision naturelle. Aussi les Etrangers n’apperçoivent-ils point le mouvement de nos Airs. Si l’on y fait attention, l’on trouvera que c’est ici une des différences spécifiques de la musique Française à l’Italienne. En Italie la Mesure est l’âme de la musique ; c’est la Mesure bien sentie qui lui donne cet accent qui la rend si charmante ; c’est la Mesure aussi qui gouverne le Musicien dans l’éxécution. En France, au contraire, c’est le Musicien qui gouverne la Mesure ; il l’énerve & la défigure sans scrupule ».

Je vais citer tout de suite un assez long passage d’un Auteur Français, qui achèvera de prouver que le Citoyen de Genève s’est beaucoup trompé dans les morceaux que je viens de rapporter, & qui achèvera de faire entendre au Lecteur en quoi les deux musiques différent l’une de l’autre. « On ne peut s’empêcher, dit l’Auteur dont je vais transcrire les paroles(62) ; « On ne peut s’empêcher d’admirer dans les Musiciens d’Italie les desseins nouveaux de leurs figures si bien imaginées, la vivacité pétillante de leurs imitations redoublées & de leurs modes enchaînés ; mais si nous leur cédons la science, ne doivent-ils pas nous céder le naturel, & l’éxécution tendre & noble, sur-tout pour l’harmonie des instrumens ? Ne pourrait-on pas dire, sans offenser les admirateurs de cette musique, que les ornemens trop fréquens & déplacés en étouffent l’èxpression, & que les Italiens ne caractérisent point assez leurs Ouvrages ? Ils traitent de la même manière les passions diverses, la joye, la douleur, la crainte & l’audace, l’amour & la haine : c’est une gique continuelle. Si la voix commence seule, l’instrument répète en écho le chant ; ce chant bisarre roule de corde en corde, de ton en ton, de mode en mode, & l’on ne saurait dire à la fin de quel mode il est. Après vingt répétitions, il faut encore retourner da-Capo. Ce passage est souvent dur ; c’est un défaut dans tous les Ouvrages ; c’en est un grand dans les Pièces de musique de ne pouvoir finir : les Italiens tombent dans ce défaut plus que les Français. On a peine à s’accoutumer aux intervales fantasques de leurs récits, qui passent quelquefois l’étendue de l’octave, & que les plus habiles ont peine à entonner juste. Les Tenues sur-tout impatientent ; ces Tenues que nous ne fesons que sur les mots de repos, ils les font indifféremment sur tous les mots qui finissent par des voyelles. Ils sacrifient les èxpressions aux ports de voix, & la beauté même de la voix, que les accompagnemens doubles & triples étouffent à la vîtesse, à la légèreté de la main de celui qui accompagne ». C’est ainsi que parle cet Auteur judicieux & éclairé, qui démontre si bien la vérité de mon sistême.

Preuves que le chant Italien n’est point si naturel que le nouveau chant Français.

J’ai dit en marquant la différence de notre musique nouvelle d’avec celle de nos rivaux, qu’elle est beaucoup plus chantante ; peut-être pensera-t-on que je pars d’un faux principe. Il est vrai que les amateurs de la musique Italienne peuvent citer des morceaux qui feraient croire ma proposition hazardée ; mais je prie de considérer sans partialité ces mêmes morceaux, dont la mélodie paraît si agréable : on verra bientôt qu’elle n’est point continuë, & qu’elle change de modulations au bout de quelques mesures. L’air Italien est souvent coupé dans sa marche ; il quitte tout-à-coup ce qu’il avait de naturel, pour se soumettre aux tortures, aux éfforts de l’Art. D’ailleurs, il ne me serait pas difficile de prouver qu’un morceau de musique Italien dont le mode est simple & chantant, n’est qu’une imitation du genre Français. Afin de mettre les Lecteurs en état de juger tout de suite si j’ai raison, il me suffit de les prier de se ressouvenir d’un ou de deux chef-d’œuvres de nos rivaux, dans le genre le plus simple & le plus chantant qu’il sera possible de trouver. Le second morceau que chante Lubin, lorsqu’il arrive sur la Scène, dans l’espèce de Pastorale si connue d’Annette & Lubin, remplit toutes les conditions. Je veux parler de l’Ariette qui commence ainsi, ma chère Annette n’arrive pas , & qui est parodiée de la Jardinière Italienne. Il est aisé de s’appercevoir que le fond de l’air, ou le motif, se perd presque entièrement, & qu’il est des endroits où l’on croit entendre un autre morceau de chant, tant la marche & la mesure varient. Les Italiens contredisent cette règle èssentielle de la musique, qui veut qu’on conserve toujours le même mouvement, ou qu’on ne s’en écarte qu’avec une grande circonspection.

De l’Harmonie de nos Voisins & de la nôtre.

Je n’ai qu’un mot à dire sur la différence qu’il peut y avoir entre notre Harmonie & celle des Italiens. J’avouerai qu’elle n’est point aussi sensible que celle du chant. La raison en est toute simple. Le même genre de mélodie ne saurait être universel, parce que le génie des Langues fait nécessairement varier la mélodie ; au lieu que la musique instrumentale de tel Pays peut avoir de grands rapports à celle qu’on estime dans tel autre. Les Peuples qui font usage des mêmes instrumens, doivent en tirer des sons & des accords à peu près semblables. Cependant comme les mœurs, le goût, ou les caprices de chaque Peuple, répandent de la variété jusques dans les moindres occupations des hommes, on démêle quelques nuances qui nous éloignent un peu de la manière dont les Italiens font accorder ensemble plusieurs instrumens. On prétend, par éxemple, que leurs accompagnemens sont plus simples, plus délicats que les nôtres ; nous les chargeons trop & les rendons confus : mais nous éxécutons bien plus noblement & avec plus de délicatesse, quant toutefois il ne s’agit que de Symphonie.

Disons à la louange des Italiens, que leurs accompagnemens ne couvrent pas les voix autant que les nôtres ; ils ont soin que la voix soit toujours de beaucoup au-dessus des instrumens. Il est étonnant que nos Orchestres ne veulent pas s’appercevoir du mauvais éffet de leur éxécution tumultueuse, bruiante, qui éteint, étouffe tout à-fait les accens du chanteur, & ne laisse entendre par intervale que des cris entre-coupés. Il est sur-tout étonnant que l’Orchestre du nouveau Spectacle, d’un Théâtre où l’on s’éfforce d’imiter les Italiens, nous donne lieu de lui reprocher aussi ses Accompagnemens trop renforcés. Les murmures, les plaintes du Public, auraient pourtant dû l’avertir depuis long-tems. On serait moins surpris de son peu d’attention à laisser entendre la voix du Chanteur, si l’on ne savait qu’il est composé d’habiles Musiciens.

Nos Compositeurs & ceux d’Italie se verront toujours de mauvais œil.

Il y aura de tout tems une espèce de haîne entre les Musiciens de France & ceux d’Italie ; les prémiers, piqués d’être regardés comme les moins habiles, voyent toujours d’assez mauvais œil ceux qui leur disputent si fièrement la victoire : les seconds, se prodiguant eux-mêmes les honneurs dûs au mérite, sont indignés d’avoir des concurrens, & s’en vengent en les accablant du plus profond mépris. Cette inimitié que fait naître dans les deux partis la crainte de se voir surpasser, & que les gens à talens ne ressentent que trop, ne s’éteindra jamais, selon toute apparence. Nos rivaux pourront-ils nous pardonner d’avoir un mérite égal au leur ; & pourrons-nous oublier qu’ils nous ravissent la moitié de nos succès ?

Origine singulière de l’espèce d’inimitié qu’on voit entre-eux.

On raconte une histoire assez plaisante, qu’on prétend être la cause de cette anthypatie qu’il est si facile d’entre-voir. Cette histoire est du moins la preuve que ce n’est pas d’aujourd’hui que les Musiciens Français n’aiment pas leurs rivaux d’Italie : j’ai cru que le Lecteur la lirait ici avec plaisir.

Charles-magne, sacré à Rome Empereur d’Occident, par le Pape Léon III, l’an 800, assista le jour de Pâques à une Messe célébrée par le St. Père ; l’Eglise était remplie d’une foule de grands Seigneurs & de Peuples, qu’attirait autant la curiosité que la dévotion : l’on ne s’attendait guères que le trouble & le désordre dussent naître tout-à-coup dans un lieu si respectable. Le Maître de musique de la Chapelle du Pape voulut faire chanter la Messe selon le chant Grégorien ; celui de l’Empereur s’y opposa fortement, & prétendit qu’on se servit de l’ancien chant de St. Ambroise, adopté par l’Eglise Gallicane. La contestation dura long-tems, au grand scandale des fidèles. Les deux Musiciens se calmèrent enfin, & la Messe s’acheva. Charles-magne & le St. Père firent venir devant eux les deux Musiciens opiniâtres ; ils leur ordonnèrent de déclarer les raisons qui les portaient à agir avec si peu de retenue. Celui du Pape eut le droit de parler le prémier. Il soutint qu’il se croyait autorisé à prétendre le pas sur les Musiciens Français, puisqu’il appartenait au chef respectable de toute l’Eglise ; & que d’ailleurs la musique Italienne devait l’emporter sur toutes les autres, parce qu’elle était la source qui les avait produites. Le Maître de musique de l’Empereur, répondit à son tour : que par-tout où se trouvait son Maître, il pouvait prétendre le pas ; & que la musique Française devait être plus considérable que sa source ; de même qu’un ruisseau, faible d’abord, va toujours en grossissant, & devient à la fin un vaste fleuve. L’Empereur, pour empêcher que la dispute n’allât plus loin, ordonna à son Musicien d’aller l’attendre au bas de la source de la musique Française, c’est-à-dire sur les confins de l’Italie. Ainsi finit une querelle à jamais mémorable, qui s’est souvent renouvellée de nos jours ; quels ont été les vainqueurs ? C’est ce qu’il n’est pas facile de décider : chacun des deux partis se flatte d’avoir remporté une victoire complette.