(1668) Idée des spectacles anciens et nouveaux « Idée des spectacles anciens et nouveavx. — Des anciens Spectacles. Livre premier. — Chapitre II. Des Amphitheatres. » pp. 44-72
/ 78
(1668) Idée des spectacles anciens et nouveaux « Idée des spectacles anciens et nouveavx. — Des anciens Spectacles. Livre premier. — Chapitre II. Des Amphitheatres. » pp. 44-72

Chapitre II.

Des Amphitheatres.

I e ne suis pas l’ordre des choses ny de leur naissance ; je me regle sur la ressemblance & sur la conformité des Ieux, des lieux, & des plaisirs. Car ie ne doute point que les Theatres n’ayent esté devant les Amphitheatres, & que le plus simple des deux n’ait precedé le plus grand & le plus parfait. Les premieres inventions ne sont jamais les plus belles ; & comme la reflexion des corps solides augmente la chaleur & la lumiere, les premieres pensées croissent & profitent infiniment des imaginations retâtées & reflechies. Ainsi le Théatre apparemment a precedé, & (comme dit Philandre de Chastillon) le luxe a joint un Theatre à l’autre & a fait un lieu des deux, que l’on a depuis appellé Amphitheatre.

Section I.

Du nom de la forme, de la grandeur, & du nombre des Amphitheatres.

L es Autheurs confondent assez souvent ces deux noms de Theatre, & d’Amphitheatre. Pline appelle le Theatre de Pompée Amphitheatre, & compare sa grandeur à celle du Theatre de Scaurus. Dans ce mesme endroit, il donne l’honneur à Cesar d’avoir le premier de tous fait bastir un Theatre qui fut appellé Amphitheatre. Ainsi dans cette confusion que la negligence des Autheurs, ou que l’usage de parler a laisée indecise : il est bien-mal aisé de dire les premiers fondateurs, ou les veritables commancemens de l’Amphitheatre. Ce qu’il y a de plus sur est, que les courses, les chasses & les Ieux qui avoient esté celebrez dans le Cirque avant qu’il y eust des Amphitheatres, parurent avec un nouvel éclat dans ces nouveaux & pompeux bastimens.

Ce nom a son fondement assez connu : & le tout ne signifie que l’enceinte du Theatre. Car l’Amphitheatre estoit un espace presque rond, distribué en trois parties principales. La premiere qui estoit comme le Theatre, estoit la plus basse & faisoit comme un parterre de sable ; elle estoit appellée Cave, soit à cause de sa bassesse, soit à cause qu’elle estoit cavée & qu’elle estoit pleine de cavernes sousteraines & artificielles, dont les unes servoient a enfermer les bestes, & les autres à conserver les eaux necessaires pour les divertissemens des Naumachies, & pour la commodité des Spectateurs assemblez. Le lieu estoit plein, égal, & sablé, dont il eut aussi le nom d’Arene, qui en Latin signifie sable.

La seconde partie estoit l’enceinte de cette Arene & de cette Cave, & comprenoit un grand corps de bastiment, où il y avoit divers degrez, dont les plus bas & les plus proches du fonds estoient aussi plus courts & plus larges, & les plus eslevez, s’ils n’estoient pas plus étroits, du moins ils estoient beaucoup plus longs. Cette disposition des degrez facilitoit le commerce des yeux, & faisoit que les plus éloignez Spectateurs n’estoient point empeschez par les plus proches.

La troisiéme estoit plus necessaire qu’aparante : L’on y gardoit diverses especes d’animaux, des chevaux pour les courses & pour les chasses, des bestes feroces pour les Criminels ou pour les Athletes, ou des rares & curieuses pour le divertissement des curieux.

Bien que les Amphitheatres fussent beaucoup plus petits que le Cirque, ils ne laissoient pas d’estre fort spacieux : L’on peut conjecturer & conclure leur grandeur par le grand nombre de personnes qu’ils pouvoient contenir : Le Theatre de Scaurus dont nous parlerons au Chapitre suivant, pouvoit tenir quatre-vingt mille personnes. Celuy de Pompée quarante mille, & celuy de Vespasian encore un beaucoup plus grand nombre. Ie laisse à penser au Lecteur qu’elle pouvoit estre l’étenduë, dont la hauteur estoit à perte de veuë, dont la longueur n’estoit point interrompuë par le Corps du Theatre, qui en occupoit une bonne partie. Mais le tout se peut plus aisément dire que prouver.
Il ne nous reste de tous ces pompeux Edifices de Rome, que quelques ruïnes de celuy de Vespasian, on le nomme aujourd’huy le Colizée à cause du Colosse. Celuy de Verone est plus entier, & Lipse nous en a laissé non seulement vne docte & curieuse description, mais il adjouste encore une dimention Geometrique & Mechanique ; d’un certain Sebastien Serly grand Architecte. Ie ne m’atacheray pas à le copier ou traduire, ny à faire le detail de la hauteur des Arcades, des Portiques, & des Colomnes. Ie m’arresteray simplement à la longueur du fonds ou de l’Arene, qui estoit de trente-huit perches sur trente-deux de large : La perche revenoit à nostre toise, & contenoit six pieds. Mais cette supputation m’est suspecte, & ie m’imagine, ou que cet Amphitheatre estoit petit, ou que la mesure estoit plus grande. Il n’y avoit que quarante degrez, ayant un peu plus d’un pied de hauteur sur deux de largeur. Enfin, par la supputation d’un nommé Torelly, il y avoit de l’espace pour tenir vingt-trois mil & tant de personnes.

Le mesme Serly dont nous avons parlé, donne le plan d’un Amphitheatre de Pole, dont Lipse n’a touché que la description des dehors, sans nous en specifier la grandeur. Il dit seulement que les principaux murs de l’enceinte sont basties de bonnes pierres quarées, mais que tout le dedans est destruit, & qu’il croit que les degrez, & les diverses commoditez internes estoient de bois, que l’on dressoit, ou que l’on demolissoit selon l’occasion.

Il n’en a pas oublié deux tres-considerables qui sont en France. Sur tout il nous a depeint celuy de Doüé en Anjou, où la nature a invité l’art, & a engagé la magnificence des Romains ; car il y a une coline si favorable, qu’il n’y a point eu de bastimens ny de depense à faire pour y eslever ny pour distinguer les divers degrez qui le composent. La description en est trop exacte dans Lipse, pour en entreprendre une nouvelle. Nous dirons seulement deux choses de cet Amphitheatre naturel, qui luy sont singulieres, & par où il doit estre distingué de tous les autres. La premiere est, cette heureuse rencontre de ce tour de colines disposées par la nature à tout ce que l’art & la coustume en pouvoient desirer. La seconde est, une espece de tombeau au milieu du Parterre ou de l’Arene, eslevé en rond, de la hauteur de sept pieds, & de trente de diametre. La superficie en paroissoit de niveau ; il y avoit neantmoins une imperceptible inclination du milieu aux extremitez. Elle estoit percée en six endroits de distance égale, & les trous estoient bouchez de grosses pierres, où il y avoit un anneau pour les lever, ou les remetre plus aisément. Ces trous ouverts, on descendoit par autant d’escaliers d’environ treize marches. Ces escaliers estoient esclairez par des petites fenestres carrées, pratiquées autour du tombeau sur la hauteur.

Ie seray un peu plus exact sur celuy de Nismes, dont il n’a presque remarqué que le nom de ses illustres ruïnes ; & je le fais d’autant plus volontiers, que j’en ay eu, par la faveur & par les mains de Monsieur Cassaigne Conseiller à Nismes une plaine & parfaite description des principales dimensions & des remarques importantes faites par Monsieur Guiran, qui sans doute a esté un des plus habiles & des plus curieux de son temps, & qui a promis au public une Histoire de son pays, dont tout le Royaume luy sera obligé & deviendra son admirateur.

Sa forme est ovale comme tous les autres, & a de diametre 67. cannes ou perches. La canne contient huit grandes palmes, & les palmes reviennent à peu pres à nostre pied commun. Sa circonference est de 195 cannes, & sa surface en comprend 618 en quarré. La hauteur est de dix perches, cinq palmes. Et enfin, l’estenduë de cet Edifice a pû recevoir & placer 17 mille personnes. Il y a apparence que les marches d’alentour ont esté en plus grand nombre. Quelques uns veulent qu’il y en ait eu jusques à trente, d’autre jusqu’à 28, maintenant il n’en reste en tout que dix-sept. Le fonds ou le parterre est aujourd’huy remply de maisons. Le besoin des particuliers & le desordre des affaires publiques prevalant à la conservation de l’antiquité, l’a tellement defiguré, qu’il ne paroist estre qu’une ruë. On ne laisse pas toutefois de desmesler les restes de sa vieille beauté & de sa premiere magnificence, comme les grands murs, les marchez, & les cavernes. On y voit mesme encor des Arcades de deux ordres, les unes sur les autres, chargées de grosses pierres où l’on attachoit les voiles pour donner de l’ombre. Et enfin, quatre differentes portes par où l’on y entroit.

Mais Lipse ne doute pas que le changement des temps, de Religion & de domination, n’en ait fait ruyner de beaucoup plus considerables, qui estoient à Lion, Vienne, & ailleurs.

Section II.

Du commencement des Amphitheatres.

I l n’est rien parmy les Autheurs de plus embroüillé que cette question. Car outre que le mot de Theatre est presque toûjours confondu avec celuy d’Amphitheatre ; toutes les nouveautez que divers particuliers ont introduit dans leurs Ieux ou dans leurs chasses, leur ont acquis le nom d’Inventeurs & les ont ainsi fait passer pour les premiers Autheurs des choses mesmes qu’ils n’avoient qu’embellies.

Lipse avoüe la difficulté de la chose, & le peu de certitude des conjectures que l’on peut former sur la relation des Autheurs. Il ne laisse pas toutefois d’establir la naissance des Amphitheatres sur le declin de la Republique, & se persuade que le Theatre de Curion estoit aussi un Amphitheatre, parce que quand on vouloit on le separoit en deux parties, & quand on changeoit de dessein & qu’on se vouloit servir de toute son estenduë, il faisoit un plein Amphitheatre. Ces paroles sont à peu pres de Pline, & semblent donner droit à ce Tribun du Peuple également turbulant & ambitieux, de passer pour le premier Inventeur des Amphitheatre ; car dans le mesme endroit il est expressément remarqué que les plaisirs de la Scene y furent pris & donnez avec tant d’artifice, qu’encore qu’il y eust comme deux Theatres, l’adresse des Machinistes avoit si bien disposé les choses, que l’vn n’estoit point incommodé du bruit de l’autre : Et que le lendemain ces deux parties reunies par l’abatement de quelques separations, on ne voyoit plus qu’un enceinte, ou qu’un Amphi-theatre, où il donna le divertissement d’une chasse & d’un combat de Gladiateurs. Par-là, il y a toutes les apparences du monde de croire, que ce fut là le premier Amphitheatre.
Toutefois Scaurus, ce renommé & magnifique Ædile, avec quelque fondement peut estre censé avoir precedé Curion dans ce dessein. Car au dire du mesme Pline, Sçaurus fut le premier qui exposa au Peuple & dans son Theatre cent cinquante Pantheres ; & Boulanger adjoûte qu’on y a donné des chasses, & qu’on s’en est seruy comme d’un Amphitheatre.
Cependant du consentement de plusieurs, Jule Cesar passe pour le premier Fondateur des Amphitheatres : & le mesme Boulanger, au mesme endroit asseure, qu’apres avoir subjugé l’Asie & l’Affrique, il bastit un Theatre qui fut appellé Amphitheatre à cause des degrez qui l’entouroient, & sur lesquels les Spectateurs pouvoient s’asseoir pour leur commodité. Dion l’appelle une Nouvelle invention. Mais comme tous ces ouvrages ne surent que de bois, les fondements en ont esté peu solides, les bâtimens assez fragiles, & la durée tres-courte. Ainsi je n’ose pas tout a fait me rendre à toutes ces opinions.
Contre le Theatre de Scaurus, je le trouve trop riche, trop orné, pour pouvoir fournir en nature quelque chose de si beau que son art ; & c’eust esté ruïner le plus beau des ouvrages, que d’oster une Scene si precieuse, que celle qui nous est depeinte par les Autheurs (& dont nous parlerons en son lieu) pour faite un Amphitheatre & pour y donner des chasses. Outre que les bestes rares, comme les Pantheres, pouvoient estre un Spectacle assez agreable, sans qu’il fût accompagné du plaisir de la chasse. Comme bien souvent on s’est contenté de faire voir au Peuple divers Animaux étrangers & inconnus, sans autre ceremonie, & sans autre divertissement.

Ie serois volontiers pour l’invention de Curion, mais les doctes sont pour Cesar, & ils veulent qu’il ait fait faire un Amphitheatre dans le Champ de Mars, qui à la verité n’estoit que de bois, qui en eut toutefois & le nom & la forme. Car Suetone Ecrivain exact, remarque* qu’Auguste se piquoit de tous les plaisirs de la Scene, des boufons triviaux qui joüoient dans les* Places publiques, des Amphitheatres, & du Cirque. Or il est certain que de son temps il n’y avoit dans Rome* que trois Theatres & un Amphitheatre.

Il n’est pas toutefois impossible que cet Amphitheatre dont le Neapolitain parle, ne soit aussi-tost celuy de Statilius Taurus que celuy de Cesar. Le croirois mesme, & d’autant plûtost, qu’il est certain & accordé par tous les Autheurs, qu’Auguste fit demolir l’ouvrage de Cesar qui n’estoit que de bois, pour y faire un Mausolée ; & que Taurus en fit un de pierre*, & à ses despens, pour complaire & pour complaire & pour faire sa Cour à Auguste. Telle pensée peut encore estre appuyée sur le nombre des Amphitheatres que* Bulanger a marqué ; car il compte celuy de Cesar pour le premier, celuy de Taurus pour le second, & celuy de Tite pour le troisiéme.

Ie ne fais donc pas difficulté de conclure deux choses : La premiere, que Pline s’est mespris, ou plûtost que les Copistes & les Libraires l’ont fait faillir, quand ils ont lâché ou posé le mot d’Amphiteatre pour celuy de Theatre de Pompée. La seconde, que Statilius Taurus a esté l’Autheur du premier Amphitheatre de pierre qui ait esté fait à Rome, & qui a duré seul de cette matiere, jusques à celuy de Tite : Car tout ce que les divers Empereurs ont medité de faire, n’ont esté que des idées & de foibles desseins, qui n’ont pas passé plus avant que le projet, ou qui ont avorté dés le commencement. La preuve en est aisée & invincible dans tous les Autheurs. Car Neron seul en fit un pour reparer la perte & la ruïne de celuy de Taurus, dans le mesme lieu, c’est à dire dans le Champ de Mars, où Iules & Taurus avoient fait les leurs : mais il ne fut que de bois : & si la grandeur ou la situation eût quelque chose d’extraordinaire, la difference de la matiere fit aussi une grande difference du prix.

Section III.

Des Ieux ou des chasses de l’Amphitheatre.

L es jeux du Cirque estant apuyez, partie sur la Religion, partie sur la Coustume, subsisterent malgré le changement des gousts & des temps. Mais l’inquietude du luxe & l’inconstance des esprits y aporterent tant de diversitez & y a adjoûterent tant de choses nouvelles, qu’ils semblerent avoir esté abolis, ou du moins estre degenerez en ceux de l’Amphitheatre, quoy qu’il n’y eust de difference entr’eux que par la maniere du lieu. Les combats & les chasses continuerent comme auparavant, car s’il y eût plus de dépense, plus d’agrément & plus d’industrie, le fonds du divertissement demeura toûjours le mesme, & on s’y batit, on y courut, on y dança, & enfin, on y fit tout ce que l’on avoit déja fait dans le Cirque.

Nous avons suffisamment parlé dans le premier Chapitre, des Athletes ou Gladiateurs, & des diverses manieres de leurs combats : & bien qu’on y eust pû mesler quelque chose des chasses qui se donnoient tantost devant, tantost apres, nous en avons reservé la description pour ce Chapitre, parce qu’asseurément les chasses faites dans les Amphitheatres ont esté beaucoup plus celebres & plus galantes, que celles que l’on a données dans le Cirque.

Ces sortes de chasses peuvent estre reduites en deux manieres. La premiere, fût la chasse d’animaux privez & herbatiques : la seconde, celle des sauvages & carnaciers. Celle-là n’eût rien de dangereux, & l’on n’y couroit que des bestes timides & innocentes, dont la fuite & la legereté faisoit toute l’adresse. Mais celle-cy fut toûjours perilleuse, & bien souvent funeste, mesme aux plus braves.
Vn celebre Autheur nous a laissé une belle & pleine description de ces deux differentes especes de chasse, que l’Empereur Probus donna dans le Cirque apres avoir triomphé des Allemans. Elle est conceuë en ces termes. Il donna une Chasse considerable, où le Peuple profita de tout le degast qu’on y fit. Le Spectacle fut ainsi disposé ; Il fit arracher aux Soldats les plus hauts arbres avec leurs racines, & les fit replanter & soustenir par de bonnes & de grosses poutres liées ensemble. On les couvrit ensuite de terre nouvelle & choisie, dont la loüable substance ayant reveillé, la seve de ces troncs transplantez, leur fit bien-tost jetter de nouvelles faciles. Ainsi le Cirque parut comme une forest naissance & Soudaine, que l’on remplit aussi-tost de mille Autruches, d’autant de Cerfs, & de pareille quantité de Sangliers, de Dains, de Chevreuls, de Brebis, & d’autres Bestes, tant sauvages que domestiques, autant qu’on en pût trouver & nourir : & toutes ces diverses proyes furent abandonnées au Peuple, & chacun en emporta sa part. Un autre jour il donna dans l’Amphitheatre une Chasse de cent gros Lyons qu’il fit lâcher tout à la fois, dont les effroyables rugissements aprochoient du bruit des Tonerres : Ils furent toutefois tous tuez avec plus de prestesse que de plaisir, car ils ne témoignerent point avoir ces impetuositez qu’on éprouve en eux, quand ils sont sortis recemment de leurs forets. Dans ce mesme lieu, on y courut cent Leopards de Libie, autant de Syrie, cent Lyonnes, & trois cents Ours tout ensemble. Ce Spectacle à la verité fut plus extraordinaire qu’agreable.
L’on voit dans ce passage une premiere Chasse plus utile que perilleuse, & où le Peuple sans aucun risque emportoit tout ce qu’il pouvoit prendre, & s’attachoit à tout ce qui luy plaisoit d’avantage. Ce degast donna à ces sortes de Chasses le nom de Direption ou de Visceration, où toutes les provisions estoient abandonnées à la discretion & au desir des Spectateurs. Ie sçay bien que ce mot de Visceration faisoit une partie des ceremonies funebres, où la liberalité estoit sans desordre. Mais enfin, soit qu’on l’ait étendu à celle qui se faisoit dans ces Chasses de joye & de magnificence, soit qu’on l’ait tiré du carnage qui se faisoit, pour distribuer au Peuple la viande qui luy estoit destinée, ce mot est devenu commun à ces deux fortes de solemnitez.

Par cette autre peinture des Chasses de la seconde espece, l’on voit qu’elle estoit toute meurtriere & toute cruelle, & contre des bestes farouches recherchées pour cela de tous les coins du monde, & renfermées dans ces cavernes dont nous avons parlé. Cette Chasse se fait soit en deux ou trois façons.

Premierement, lors que les Gladiateurs, ou Athletes, ou Esclaves estoient commis avec un ou plusieurs Lyons, non pas par condamnation, mais par leur profession & par leur engagement. Pour lors ils estoient veritablement tenus de se batre & de s’exposer à la rage de ces animaux en faveur du Peuple & des Spectateurs ; mais ils avoient la liberté de se deffendre, & d’user de leur vertu & de leur adresse pour se tirer du peril & pour éviter la mort.

Secondement, quand on estoit condamné aux bestes. Pour lors quelquefois on les lioit pour s’asseurer de leur suplice, & pour ne point frustrer le crime de la peine qui luy estoit deuë. Quelquefois on leur laissoit la liberté de la suite ou de la deffense, sans armes, & on les exposoit ainsi en proye à des Lyons affamez & irritez par leurs gardiens. Il estoit mille manieres de faire perir ces miserables, & de divertir de leurs morts l’humeur barbare des Spectateurs.
3. Quelquefois aussi les honnestes gens vouloient donner des preuves de leur adresse, & se commettoient avec les Ours & les Lions. P. Servilius, Preteur, qui donnoit le divertissement des Ieux, s’abandonna à ces sortes de combats. Mais il y avoit aussi deux manieres de combatre ces bestes. L’une consistoit en une bravoure étourdie, qui se faisoit, un plaisir du peril ; & l’autre estoit un simple amusement d’adresse & de dexterité, à tirer l’Arc de bonne grace, & à se rendre sûr de son coup. La premiere maniere, quoy qu’elle fit paroître plus de courage, n’a pas laissé d’étre blâmée, & de passer pour infame, mesme dans les personnes les plus qualifiées. La seconde fit toute la gloire de Commode, qui dans un endroit basty tout exprez dans l’Amphitheatre, exempt de tout peril, tuoit en courant, & prenant sa demy-volte, tous les animaux qui passoient devant luy. L’autheur remarque qu’il n’employoit jamais deux traits pour tuer une beste, tant il estoit asseuré d’en blesser ou le cœur, ou la teste du premier coup.
Le femmes mesme prirent & donnerent ces divertissemens de l’Amphitheatre, & pour singularizer d’avantage dans leurs plaisirs, elles passerent les nuits à combatre aux flambeaux pour le divertissement du Prince & du Peuple.
Le dernier genre de Combats estoit des bestes contre les bestes. Cette curiosité estoit d’autant plus agreable qu’elle estoit moins inhumaine, & qu’il ne s’y hazardoit que la vie des animaux ennemis de l’homme. On y commettoit des Lyons contre des Ours, des Lyons contre des Elephants, des Rhinoceros contre des Taureaux, & l’on voyoit quelquesfois former des partis parmy plusieurs de ces animaux qui malgré leur fureur sẽbloient faire choix de leurs veritables ennemis, sitost qu’ils étoient exposez à leurs yeux.

Il faudroit traduire les Originaux tous entiers, si on vouloit exactement décrire jusqu’où le luxe a porté l’imagination & la fureur des Romains, ou grossir extraordinairement cet Abregé, si je m’abandonois à toutes les surprises où je tombe, en lisant les differentes merveilles des divertissemens des Amphitheatres. Car soit la despence visible dans les superbes bastimens, soit la secrete & necessaire, pour avoir, & pour nourir ce grand nombre d’animaux qu’on égorgoit à-tas dans les Amphitheatres & dans les Ieux publics, ou particuliers ; toute cette depense dis-je se conçoit mal-aisément, sans que le bon sens embarasse un peu la foy, & sans que la raison murmure, ou contre les excez veritables, ou contre les fausses exagerations des Historiens. Ie ne laisseray pas toutefois de transcrire icy un detail, que le grand Monsieur de Montagnes nous a laissé dans ses Essais, de la diversité & de la magnificence des Ieux, & des divertissemens de l’Amphitheatre. Voicy ces paroles.

C’estoit une belle chose de voir le lendemain de cette Chassé assommer cent gros Lions, cent Leopards, trois cens Ours, & pour le troisiéme jour faire combatre trois cens paires de Gladiateurs, de voir ces grands Amphitheathres encroustez de marbre au dehors, labourez d’ouvrages & Statuës, le dedans reluisant d’enrichissements, tous les costez de ce grand vuide, remplis & environnez depuis le fonds jusqu’au comble de soixante on quatre-vingts rangs d’échelons aussi de marbre & couverts de carreaux ou se puissent ranger cent mille hommes assis à leur aise : & la Place du fonds où cela se joüoit, la faire premierement par art entrouvrir & fendre en crevasse, representant des autres qui vomissoient les bestes destinées aux Spectacles, puis l’inonder d’une Mer profonde qui charioit plusieurs Monstres Marins chargez de vaisseaux armez à representer une Bataille Navale. Tiercement, l’assecher & applanir de nouveau pour le Combat des Gladiateurs : & pour la quatriéme façon, la sabler de vermillon & de storrax au lieu d’arene, pour y dresser un Festin solemnel à tout ce nombre infiny de Peuple, le dernier acte d’un seul iour. Quelquefois on y a fait naistre une haute Montagne pleine de fruitiers & arbres verdoyans, rendant par son faîte un ruisseau d’eau comme de la bouche d’une vive fontaine. Quelquefois on y promena un grand Navire qui s’ouvroit & se deprenoit de soy-mesme, & apres avoir vomy de son ventre quatre ou cinq cent bestes à combat, se resseroit & s’evanouyssoit sans aide. Autrefois du bas de cette Place, ils faisoient élancer des surgeons d’eau qui reialissoient contre-mont, & à cette hauteur infinie, alloit arrosant & embaumant cette infinie multitude. Pour se couvrir de l’injure du temps, ils faisoient tendre cette immense capacité, tantost de voiles de pourpre labourez à l’aiguille, tantost de soye d’une autre couleur, & les avançoient ou retiroient comme il leur venoit en fantaisie. Les retz aussi qu’on mettoit au devant du Peuple pour le deffendre de la violence des bestes élancées, estoient tissus d’or. En ces vanitez nous descouvrons combien ces Siecles estoient fertiles d’autres esprits que ne sont les nostres, &c.

Il est presque impossible d’inventer quelque chose plus galante ou plus superbe, mais il ne l’est gueres moins de se persuader qu’elles ayent esté si galantes & si superbes. Le ne doute point que Monsieur de Montagne n’ait de bons garans de ses paroles, toutefois je ne laisse pas d’avoir de la peine à concevoir soit en un, soit en plusieurs jours ce tas de miracles si surprenans ; mais il est encore plus aisé de croire que d’examiner exactement le vray : & nous n’avons pas une petite obligation à ceux qui nous ont prevenu, & qui se sont bien voulu charger du hazard des choses douteuses & des bizarreries de nostre incredulité.

Section V.

Des raretez montrées, & de quelques autres circonstances observées dans les Ieux ou dans les Chasses.

E ncore qu’il n’y eust que les gens de qualité, comme Preteurs, Dictateurs, Ædiles & autres personnes de cet Ordre, qui donnassent de tels divertissements : le luxe emporta si loin la despense, que le Public ou les Empereurs furent contraints de les aider, & de leur fournir des deniers. Ce secours en augmentoit beaucoup la magnificence, & attira à Rome tout ce que la nature produisoit de rare & d’extraordinaire dans les Païs les plus éloignez. Un Sevole simple Ædile introduisit les combats de plusieurs Lyons. Sylla en poussa le nombre jusqu’à cent des plus gros. Pompée à 400. & Auguste encore à d’avantage. Et enfin, les Empereurs suivants rendirent la chose si commune, que l’on en exposoit au carnage par centaine aussi bien que des Ours. Antoine y attela des Lyons à son char, & leur fit subir le joug, obeïr aux chastimens & suivre les intentions de leurs conducteurs. Dans les Indes on s’en sert comme des chiens pour chasser. Auguste apres avoir vaincu l’Egypte, fit voir au Peuple dans les Ieux qu’il donna un Cheval Marin, & le premier Rhinoceros qui ait paru à Rome. Il y montra aussi un Tigre aprivoisé.
Dix-huit Elephans combatirent dans les Ieux de Pompée, ce qui fut une nouveauté surprenante, mais qui pensa aussi devenir dangereuse aux assistans, par les divers efforts que ces animaux firent se sentant frapez, soit pour fuir de nouveaux coups, soit pour se venger de ceux qu’ils avoient receus. Depuis ils furent communs, pres-qu’à tous ceux qui entreprirent de pareilles magnificences. Ce qui obligea ce grand homme de chercher quelque chose de nouveau dans un second divertissement où sa curiosité s’arresta à un Loup-servier qu’il fit venir des Gaules.

Pour soustenir sa foy, quand elle chancelle ou quand elle se revolte absolument contre ces apparences fabuleuses, il faut voir dans Quinte-Curce les soûmissions & les services que les Elephãs ont rẽdus aux Rois Indiens, & entr’autres à Porus ; ou lire dans Ælian, leur intelligence & le profit qu’ils font dans les divers Arts que l’on veut leur enseigner. Ce dernier Autheur croit en avoir veu qui sçavoient mesme écrire, ou du moins former avec leur Trõpe les lettres Romaines sans faute & sans méprise. Le n’ose en dire toutes les diverses dexteritez qu’on leur atribuë.

Cependãt, quãd ie devrois étre blâmé d’inserer icy des choses trop suspectes, le ne puis me tenir de toucher legerement les plus illustres & les plus curieuses raretez que j’ay remarqué parmy tous ces grands hommes, qui se sont picquez d’en remplir Rome, & d’en divertir le public. M. Scaurus regala le Peuple dans son Theatre, d’une curiosité inoüye. Ce fut de l’Anatomie d’une estrange & extraordinaire Beste. Il la fit venir de Iudée, où le bruit estoit commun que c’estoit le Squelete du Monstre à qui Andromede avoir esté exposée. Sa longueur estoit de 40 pieds, l’épine du dos estoit de six pieds de grosseur, & il n’est point dans les Indes de si puissant Elephant qu’il ne surpassat en hauteur. Ce curieux Romain fût le premier qui fit paroistre cinq Crocodiles & un Cheval Marin. Ce dernier animal ne fut que pour la veuë : Pour les Crocodiles on les a fait combattre & mesme en grand nombre, encore que Symmachus croye qu’estant arrivez à Rome ils eussent perdu la vigueur & l’avidité qu’ils ont dans le Nil & dans leurs eaux Natales.