(1752) Traité sur la poésie dramatique « Traité sur la poésie dramatique — CHAPITRE IV. La Tragédie est-elle utile ? Platon condamne toute Poesie qui excite les Passions. » pp. 63-130
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(1752) Traité sur la poésie dramatique « Traité sur la poésie dramatique — CHAPITRE IV. La Tragédie est-elle utile ? Platon condamne toute Poesie qui excite les Passions. » pp. 63-130

CHAPITRE IV.
La Tragédie est-elle utile ? Platon condamne toute Poesie qui excite les Passions.

La Tragédie ne fut pas reçue sans contradiction à Athenes ; je parle de celle même de Thespis (si elle peut être appellée Tragédie) qui quoique trop grossiere encore pour être capable d’émouvoir les Passions, allarma Solon qui s’écria en frappant du pied contre terre, que de pareils amusemens, si on les permettoit, parleroient enfin plus haut que les Loix. Ce n’étoit point la peinture des Passions voluptueuses qu’il craignoit : il en étoit si peu ennemi, que dans sa vieillesse, il chantoit encore dans ses Vers l’Amour & le vin : il craignit que toutes ces lamentations dont le Théâtre retentissoit, n’affoiblissent le courage de l’ame. Les Lacédémoniens ne voulurent jamais écouter ni Tragédie ni Comédie, disant qu’il n’étoit pas permis d’entendre même par amusement, ceux qui contredisoient les Loix.

Platon pensa des Spectacles comme Solon, & poussa la sévérité jusqu’à condamner toute Poësie imitative. Sa raison est rapportée dans Ciceron. Les Poëtes, disoit-il, en nous présentant des Héros qui se lamentent, amolissent les ames, & font perdre à la Vertu tous ses nerfs. Lamentantes inducunt fortissimos viros, molliunt animos nostros … nervos omnes virtutis elidunt. Il vaut mieux entendre parler Platon lui-même. Je vais en rapporter un Passage très-beau, & traduit par celui de nos Poëtes Tragiques, qui a si bien su émouvoir les Passions.

Traduction d’un passage du dixiéme Livre
de la République contre les Spectacles & les Poëtes.

Socrate, Glaucon.

« De tout ce que nous venons de dire, il faut donc conclure que la Poësie imitative non plus que la Peinture, n’a point pour but de nous faire connoître la vérité ; mais seulement de flatter ce ce qu’il y a en nous de plus foible & de moins conforme à la Raison. Gl. J’en tombe d’accord. Soc. Or cette imitation étant de soi vaine & frivole, venant à se mêler à ce qu’il y a de vain & de frivole en nous, peut-elle produire autre chose que des effets très-frivoles ? G. Je ne le crois pas. S. Examinons de plus près la chose, & considerons si cette Partie de notre ame avec laquelle la Poësie imitative a du rapport, est en effet frivole ou sérieuse. G. J’y consens. S. N’est-il pas vrai que cette Poësie imite les Hommes en tant qu’ils font des actions ou forcées ou volontaires, & qu’il deviennent heureux ou malheureux, à ce qui leur semble, par ces actions ; je veux dire qu’il leur en arrive d’être ou dans la joie ou dans la tristesse ? G. Cela me paroît ainsi. S. Et vous paroît-il que dans toutes ces occasions, l’Homme soit bien d’accord avec lui-même, ou ne vous semble-t-il pas au contraire, que de la même façon que ses yeux le trompent souvent, & lui font avoir d’un même objet des opinions toutes contraires, il est aussi très-contraire & très-opposé à lui-même dans la plupart des choses qu’il fait ou qui lui arrivent ? Car nous sommes déja convenus que notre Ame est toute pleine de ces sortes de contrariétés. G. Je m’en souviens. S. Nous sommes convenus par exemple, que si un homme naturellement doux & moderé, vient à perdre ou son Fils ou quelque autre chose qui lui soit extrêmement chere, il portera plus patiemment cette perte que ne seroit un homme d’une autre humeur. G. Vous dites vrai. S. Nous ne disons pas qu’il sera entierement exemt d’affliction, car il n’est pas possible qu’une pareille perte ne le touche ; mais n’est-il pas vrai que son affliction sera plus moderée que celle d’un autre ? G. Sans doute. S. N’en demeurons pas là, mais dites-moi dans quel tems il se roidira le plus contre son affliction. Sera-ce quand il se trouvera seul ou en compagnie ? G. Ce sera sans doute lors qu’il sera devant le monde. S. Vous convenez donc que lorsqu’il sera seul & abandonné à lui-même, il dira ou fera des choses qu’il seroit bien fâché qu’on lui vît faire ou qu’on lui entendît dire ? G. Qui en doute ? S. Ainsi ce qui le porte à combattre sa douleur, c’est la Loi & la Raison, & ce qui le porte au contraire à s’y livrer, c’est la Passion ? G. Cela est ainsi. S. Puis donc que le même homme se sent ainsi tirailler de deux côtés, il s’ensuit qu’il y a en lui deux Parties tout opposées. G. Il le faut bien. S. L’une qui ne répugne point à la Loi, mais qui est prête à la suivre en tout. G. Expliquez-vous je vous prie. S. La Loi dit, par exemple, qu’il est beau d’être ferme dans les accidens, & de ne point se laisser abattre. Et la raison qu’elle en donne, c’est qu’il n’est pas trop sur si ce sont en effet des biens ou des maux ; que celui qui s’en afflige ne tirera dans la suite aucun fruit de s’être affligé ; que les choses de la vie ne méritent pas même une fort grande attention, & qu’enfin l’affliction est un obstacle à ce qu’il y auroit de plus important à faire dans ces accidens. G. Et que faut-il faire ? S. Bien examiner le parti qu’on doit prendre alors, voir si comme les habiles joueurs nous pourrons rectifier par notre bonne conduite le mauvais coup que le dé nous a amené, & ne pas faire comme les enfans qui étant tombés, perdent le temps à crier en portant la main à l’endroit où ils se sont blessés ; mais au contraire accoutumer notre ame à appliquer promptement des remedes à la playe, sans s’amuser à se lamenter. G. C’est sans doute ce qu’il y a de mieux à faire dans les malheurs que la Fortune nous envoye. S. Et c’est aussi à quoi la plus saine Partie de notre Ame n’a nulle peine à obéir. G. Sans doute. S. Comment donc appellerons-nous cette autre Partie qui ne cesse de nous attendrir sur nous-mêmes & sur notre mauvaise fortune, qui nous porte aux plaintes, & qui ne peut se rassasier de lamentations ? Ne dirons-nous pas que c’est quelque chose d’insensé, de lâche & de timide ? G. Il faut bien le dire. S. Convenons aussi que ce qui s’afflige & ce qui se plaint étant très-facile à représenter, fournit beaucoup à la Poësie Dramatique, & qu’au contraire une ame ferme & paisible étant toujours égale & uniforme est très-difficile à représenter, & que la peinture qu’on en pourroit faire ne seroit gueres vive ni gueres propre à frapper cette multitude d’hommes qui s’assemblent d’ordinaire dans les Théâtres. Car ce seroit leur peindre une chose trop éloignée de leur mœurs, & qui leur est entierement inconnue. G. Cela est très-vrai. S. Le Poëte même Dramatique se sent peu de génie pour exprimer cette tranquillité de l’ame, tout le but de son art n’allant qu’à plaire au commun des hommes. Tout au contraire il excelle, & son génie le porte naturellement à peindre une Ame troublée & pleine de discorde & d’agitations, ce caractere étant bien plus susceptible d’imitation. G. Sans doute. S. Ce n’est donc pas sans raison que nous entreprenons de le condamner, & que nous le comparions tantôt aux Peintres, puisqu’il a de commun avec eux de ne travailler qu’à des choses frivoles si on les compare à la vérité, & de songer à plaire à toute autre chose qu’à la Partie saine & solide de notre ame. Nous ne recevons donc point dans une Ville gouvernée par de sages Loix, un homme qui nourrit & qui fortifie dans l’ame ce qui est insensé, & qui affoiblit ce qu’il y a de conforme à la Raison. Car de même qu’un homme qui dans une République appuyeroit le parti des méchans & les rendroit les plus forts, & qui au contraire opprimeroit le parti des gens de bien, perdroit entiérement cette République : ainsi le Poëte Dramatique introduit dans l’Ame un très-pernicieux gouvernement, par le soin qu’il prend de flatter ce qui est en elle d’insensé, ne se connoissant ni à ce qui est grand ni à ce qui est petit, mais jugeant au hazard de toutes choses, & tantôt se faisant de la même chose de grandes idées & tantôt de petites, & n’approchant jamais de la vérité. G. Tout cela est vrai. S. Mais nous n’avons pas encore découvert ce qu’il y a de plus mauvais dans cette Poësie. Et n’est ce pas une chose bien terrible de voir combien elle est capable de corrompre les plus gens de bien à la reserve d’un très petit nombre ? Elle le peut si elle est telle que nous le disons. Ecoutez & vous jugerez si j’ai raison. N’est-il pas vrai que tout tant que nous sommes, je dis même les plus raisonnables, lorsque nous voyons représenter dans Homere ou dans les Tragiques, quelques-uns des Héros dans l’affliction, & que nous les entendons se lamenter, pousser des cris, & se frapper l’estomach, nous sentons du Plaisir & nous abandonnant à ces représentations, nous nous y laissons entraîner. Et compatissant & nous affectionnant à ces Héros ainsi affligés, nous louons & nous regardons comme un excellent Poëte celui qui sait nous mettre dans cette disposition ? G. Et qui en doute ? S. Mais en même tems s’il nous arrive à nous-mêmes quelque malheur, n’est-il pas vrai que nous nous savons bon gré si nous faisons tout le contraire de ce que nous avons approuvé dans le Poëte ; je veux dire si nous pouvons gagner sur nous de prendre patience & de demeurer en paix, reconnoissant que ce parti est celui d’un homme, au lieu que l’autre est celui d’une femme. G. Je conçois ce que vous dites. S. Y a t-il donc de la raison quand nous voyons faire à un homme des choses que nous serions honteux de faire, au lieu que nous devrions l’avoir en horreur, de nous y plaire & de l’approuver ? Cela ne paroît point raisonnable. Non sans doute cela ne l’est pas : sur tout si nous regardons la chose du côté qu’il la faut regarder. G. De quel côté ? S. Si nous considérons que cette Partie de notre Ame contre laquelle la Raison veut que nous combattions dans l’adversité, cette Partie dis-je laquelle est affamée de pleurer & de sangloter, & qui est naturellement insatiable de lamentations, c’est cette même Partie que la Poësie flatte & qu’elle cherche à rassasier, & qu’alors cette autre Partie de notre Ame qui est la plus excellente, ne se trouvant pas encore assez fortifiée par l’habitude & par la Raison, devient plus négligente à tenir en bride la Partie pleureuse, supposant que ces malheurs qu’elle voit représenter ne la regardent pas, & s’imaginant qu’il n’y a aucun mal à plaindre & à louer même un autre homme, qui passe d’ailleurs pour un homme de vertu, lequel s’abandonne mal à propos à la douleur. Et notre Ame compte même alors pour un gain le plaisir qu’elle en reçoit, & seroit bien fâchée de s’en priver en méprisant ces sortes de Poëmes. Car bien peu de gens font réfléxion que ces sentimens d’autrui passent infailliblement en eux-mêmes : étant bien clair qu’après avoir nourri cette Partie foible par la contemplation des malheurs des autres, il ne sera pas aisé de la contenir dans ceux qui nous arriveront à nous-mêmes. G. Vous dites très-vrai. S. N’en dirons-nous pas autant du Ridicule ? Je veux dire que quelque aversion que vous ayez pour faire le Personnage de bouffon, si néanmoins vous prenez trop de plaisir aux bouffonneries des Comédies ou même des conversations, il vous arrivera le même inconvénient que dans les imitations Tragiques, je veux dire que vous vous accoutumerez à faire ce que vous aurez approuvé. Et au lieu que vous reteniez en vous ce qui vous excitoit à vouloir faire rire les autres dans la crainte de passer pour bouffon, vous le lachez alors, & lui donnant pleine liberté, vous succombez aux occasions & vous faites insensiblement le Personnage de Farceur. G. Cela est vrai. S. Disons la même chose de l’Amour de la Colere, & de toutes les autres Passions de l’Ame qui regardent ou le plaisir ou la douleur, & confessons qu’elle nous surmontent dans toutes les occasions, étant fortifiées en nous par la Poësie, qui au lieu de les secher, les arrose & les nourrit, au lieu de les faire obéir les rend maîtresses, & par-là d’heureux & de vertueux que nous étions, nous rend les plus méchans & les plus malheureux de tous les hommes. Ainsi donc, ô mon cher Glaucon, lorsque vous rencontrerez de ces effrénés amateurs d’Homere qui vous disent que ce Poëte a instruit la Grece, & qu’on ne peut trop le lire ni l’étudier toute sa vie, ni trop se conformer à ses préceptes si l’on veut bien se conduire parmi les hommes, il leur faut répondre avec amitié, comme à de bonnes gens qui se connoissent en Poësie, & leur avouer qu’Homere est en effet le plus grand des Poëtes, & le premier des Poëtes Tragiques ; mais que pourtant nous ne pouvons recevoir dans notre République d’autres ouvrages de Poësie que les Hymnes & les louanges des Dieux, persuadez que nous sommes que du moment que nous y recevrons cette autre Poësie molle & voluptueuse, ce ne seront plus les Loix ni la Raison qui y regneront, mais seulement la douleur & la volupté. G. Vous dites vrai. S. Voilà ce que nous dirons pour notre défense à ceux qui nous accusent d’avoir banni la Poësie de notre République. Nous avons crû ne faire en cela que nous rendre à la Raison. Et en même-tems nous prierons la Poësie de ne point imputer cette sévérité à aucune grossiereté, ni à aucune rusticité, comme si nous voulions épouser la querelle qui dure depuis si longtemps entre la Poësie & entre la Philosophie, qui a donné lieu à tant d’invectives des Poëtes contre les Philosophes. Que si la Poësie Dramatique veut s’opiniatrer à demander entrée dans notre République, & prétend nous prouver par raisons qu’on ne la peut exclurre des Républiques bien reglées, nous lui dirons que très-volontiers nous la recevrions, si nous consultions le plaisir qu’elle nous donne, & les charmes que nous lui trouvons ; mais que nous ne croions pas qu’il nous soit permis de trahir ce qui nous paroît la vérité. Car, mon cher ami, n’êtes-vous pas aussi de ceux qui sont charmés de la Poësie, surtout lorsqu’elle se présente à vous dans Homere ? G. J’en suis touché au dernier point. S. Hé bien permettons à ses défenseurs qui sans être Poëtes eux-mêmes, sont épris de la Poësie, de plaider sa cause par un discours simple & sans harmonie. Qu’ils nous prouvent que non seulement elle est agréable, mais qu’elle est même très-utile dans les Républiques pour la conduite de la vie. Nous les écouterons très-volontiers, & nous croirons gagner beaucoup, si avec le plaisir, nous trouvons encore en elle cette utilité qu’ils prétendent. Et comment n’y gagnerions-nous pas ? Que s’ils ne peuvent nous le prouver, ne ferons nous pas, ô mon Cher, ce que font les gens qui étant tombés dans de violentes passions, viennent à connoître le danger où ces passions les peuvent jetter ? Ils ont beaucoup de peine à s’en détacher, mais pourtant ils s’en détachent. Et nous tout de même étant naturellement prévenus d’inclination pour cette charmante & aimable Poësie en considération du plaisir qu’elle nous a autrefois donné, nous souhaiterons qu’elle nous paroisse très-bonne & très-utile pour le gouvernement de notre République. Mais si elle ne peut nous persuader de cette utilité, nous l’écouterons, mais avec toute la précaution nécessaire, & après nous être fortifiés contre ses enchantemens par toutes les raisons que nous venons de dire, de peur de retomber encore dans cette passion que nous avons eue pour elle dans notre jeunesse, & que le commun des hommes a toujours pour elle. Et nous demeurerons fermes dans l’opinion qu’on ne doit point se livrer à elle, ni l’étudier comme quelque chose de serieux & de conforme à la vérité ; mais qu’il faut au contraire que tout homme qui craint de voir troubler l’œconomie de son ame soit en garde contre elle, & ne l’écoute qu’avec crainte. G. J’en tombe d’accord. S. Car c’est un grand combat, ô mon cher Ami, & plus grand qu’on ne sauroit croire que celui qui nous est proposé, dans lequel il s’agit d’être homme de bien ou d’être un méchant. Et il n’y a ni louanges, ni richesses, ni dignités, ni Poësies qui doivent nous détourner de l’amour de la justice & des autres vertus. G. Je le reconnois comme vous après tout ce que nous en avons dit. S. Cependant nous n’avons pas encore touché les plus grandes récompenses qui sont réservées à la Vertu. G. Il faut que ces récompenses soient bien grandes, si elles le sont plus que celles dont vous avez parlé. S. Et qu’est-ce qu’on peut appeller grand lorsqu’il se passe en très-peu de temps ? Pouvez-vous appeller une longue durée celle de notre vie depuis l’enfance jusqu’à l’extrême vieillesse, si vous la comparez à l’Eternité ? C’est moins que rien. Quoi donc, croyez-vous qu’une chose immortelle ne doive travailler que pour un temps si court, & non pas pour tous les temps ? G. Non sans doute, si cela… S. Mais pourquoi dites-vous si cela…. Est-ce que vous ne savez pas que notre ame est immortelle & qu’elle ne périt jamais ? »

Puisque Platon pousse la sévérité jusqu’à condamner la Poësie Epique, nous sommes certains qu’aucune Tragédie n’eût eu son approbation.

Il condamne dans un autre endroit la Comédie, parce qu’étant une imitation des folies & des Passions de la jeunesse, elle peut entraîner à l’amour vulgaire, c’est-à-dire, à celui qu’il oppose à l’Amour de la Vérité & de la Vertu. Condamnons comme lui tous les Ouvrages qui peuvent nous précipiter dans cet Amour qu’il appelle vulgaire, & profitons de ce qu’il a dit de bon. Le Passage que je viens de rapporter, contient de très-belles Reflexions, & finit par une grande vérité dont nous devons être mieux persuadés que Platon. Cette vie si courte, ne mérite pas que nous en soyons tant occupés, & un Etre immortel ne doit travailler que pour l’Eternité. Cette seule Pensée suffit pour nous faire regarder comme très-frivole, non seulement la Poësie, mais tout ce qui n’est pour les Hommes qu’amusement. Comme les Hommes cependant ont besoin de quelques amusemens, il s’agit de les leur rendre utiles, & on peut les rendre meilleurs, en frappant à propos en eux, cette Partie de leur ame, que Platon apelle la partie foible, cette partie qui aime à s’attendrir & à pleurer, parce que c’est elle qui les fait compatir aux malheurs de leurs semblables.

C’est ce que je ferai voir en examinant le sistême d’Aristote sur la Tragédie, que je vais tâcher de développer.

§. I. Aristote exhorte les Poëtes à exciter la Crainte & la Pitié, qui sont, selon lui, les deux Passions essentielles à la Tragédie.

La sévérité de Platon contre les Poëtes, n’est pas ce qui me le fait paroître admirable ; elle n’appartient qu’à des Hommes plus parfaits que lui. J’admire un S. Augustin quand il se repent des larmes que Didon lui a fait verser, & du tems qu’il a perdu à suivre Ænée dans ses voyages ; mais je soupçonne Platon de mauvaise humeur contre la Poësie, dans laquelle il n’avoit pu briller, quand il condamne jusqu’à la Poësie Epique. N’est-il pas lui-même Poëte en plusieurs de ses Dialogues ? Et n’est-ce point une Poësie imitative que son Banquet, dans lequel Aristophane parle d’une maniere très-digne de lui, & par conséquent très-peu convenable à une sage compagnie, & où Socrate tient sur l’Amour un langage, qui dans quelque sens qu’on veuille l’entendre (suivant la remarque de Denys d’Halicarnasse) n’est pas digne de Socrate.

Sans chercher les raisons qui ont pu engager Platon à être si sévere contre la Poësie, opposons-lui son fameux Disciple.

Aristote a été bien éloigné de penser qu’il étoit dangereux d’exciter les Passions, puisque quand il parle de la Tragédie, il exhorte toujours les Poëtes à chercher les sujets les plus terribles, & à les traiter de la maniere la plus pathétique.

Persuadé que les Passions n’étoient en elles-mêmes ni des vertus ni des vices, & qu’il ne s’agissoit que de les rendre conformes à la Raison, il a cru sans doute que la Poësie Dramatique y pourroit contribuer : il n’eût pas tant écrit sur cette Poësie, s’il l’eût cru pernicieuse, mais nous le faisons parler d’une maniere fort obscure quand nous lui faisons dire qu’elle excite les Passions pour les purger. Avant que de chercher le sens qu’on peut donner à ces paroles, tâchons de développer tout le systême d’Aristote sur la Tragédie.

Je vais choisir quatre principaux endroits de sa Poëtique, que je rapporterai traduits de la main dont est traduit le passage de Platon que j’ai rapporté. Ce Traducteur devoit entendre Aristote, dont il avoit si bien profité. C’est à la marge de son Exemplaire que j’ai trouvé ces endroits traduits par lui. Je mettrai entre deux crochets, quelques mots qu’il a ajoutés au texte. Le premier morceau contient la définition & la division de la Tragédie.

« La Tragédie est l’imitation d’une Action grave & complette, & qui a sa juste grandeur. Cette imitation se fait par un discours [ou stile] composé par le Plaisir, de telle sorte que chacune des parties qui le composent subsiste & agisse séparément & distinctement. Elle ne se fait point par un récit, mais par [une Représentation vive, qui excitant] la Pitié & la Terreur, purge [& tempere] ces sortes de Passions [c’est-à dire qu’en émoussant ces Passions, elle leur ôte ce qu’elles ont d’excessif & de vicieux, & les ramene à un état moderé & conforme à la Raison].

« J’appelle un discours composé pour le Plaisir, un discours qui marche avec cadence, harmonie & mesure : & quand je dis que chacune des parties doit agir séparément, je veux dire qu’il y a des choses qui se représentent par les Vers tout seuls, & d’autres par le Chant.

« Or, puisque c’est en agissant que se fait l’imitation, il faut d’abord poser qu’il y a une des parties de la Tragédie qui n’est que pour les yeux [comme la décoration, les habits &c.] Ensuite il y a le Chant & la Diction ; car c’est avec ces choses qu’on imite. J’appelle diction la composition des Vers, & pour le Chant il s’entend assez, sans qu’il soit besoin de l’expliquer.

« La Tragédie est l’imitation d’une Action : or toute Action suppose des gens qui agissent, & les gens qui agissent ont nécessairement un caractere, c’est-à-dire des mœurs & des inclinations qui les font agir : car ce sont les mœurs & l’inclination [c’est-à-dire la disposition de l’esprit] qui rendent les actions telles ou telles, & par conséquent les mœurs, ou le sentiment [ou la disposition de l’esprit] sont les deux principes des Actions. Ajoutez que c’est par ces deux choses que tous les hommes viennent ou ne viennent pas à bout de leurs desseins, & de ce qu’ils souhaitent.

« La Fable est proprement l’imitation de l’Action. J’entens par le mot de Fable le tissu [ou le contexte] des affaires. Les mœurs [ou autrement le caractere] c’est ce qui rend un homme tel ou tel [bon ou méchant] & le sentiment marque la disposition de l’esprit, lorsqu’il se déclare par les paroles qui font connoître dans quel sentiment nous sommes.

« Il faut donc nécessairement qu’il y ait six parties à la Tragédie, lesquelles constituent sa nature & son essence. La Fable, les mœurs, la diction, le sentiment, la décoration [& tout ce qui est pour les yeux] & le chant. Car il y a deux choses par lesquelles on imite [qui sont le chant & la diction] une maniere d’imiter [qui est la Représentation du Théâtre, c’est-à-dire, la décoration, les habits, le geste &c.] & il y a trois choses qu’on imite, au-delà desquelles il n’y a rien de plus [c’est-à-dire l’action, les mœurs & les sentimens.] »

J’examinerai dans la suite les six parties dans lesquelles Aristote divise la Tragédie, je me contente maintenant d’examiner 1° quelles sont les deux Passions qu’il regarde comme essentielles à la Tragédie, 2° ce qu’il entend quand il dit (supposé qu’il l’ait dit) que la Tragédie purge les Passions. Il seroit très téméraire à moi, d’oser contredire Aristote, & encore plus téméraire d’oser contredire son Traducteur, que je viens de faire connoître : qu’il me soit du moins permis de proposer mes doutes.

La Passion nommée par Aristote Φόβος, est avec la Pitié si essentielle, selon lui, à la Tragédie, qu’une Piéce qui n’exciteroit point ces deux Passions, ne seroit pas une Tragédie.

Nous sommes depuis longtems en usage de rendre ce mot, Φόβος, par celui de Terreur ; cependant la Terreur est un trouble de l’ame très différent de celui que cause la Crainte, & Φόβος ne signifie que Crainte. L’Auteur de l’Argument qui est à la tête de l’Agamemnon d’Eschyle, pour dire que le discours de Cassandre excite la Terreur & la Pitié, employe ces deux mots ἕκπληξιν καί οἶκτον. Metus est le mot dont les Interprétes Latins d’Aristote se servent ordinairement : Castelvetro s’est servi d’ispavento, & non de terrore. Un Commentateur Espagnol se fert du mot miedo, qui veut dire Crainte : enfin Corneille dans son Discours sur la Tragédie, nommant les deux Passions qui en sont l’ame, suivant Aristote, nomme toujours la Pitié & la Crainte. Athalie inspire ces deux Passions, & non pas la Terreur : elle ne seroit donc pas une Tragédie, si la Terreur étoit essentielle à la Tragédie.

Il est bien vrai que les Sujets les plus terribles sont ceux que, pour la raison que j’expliquerai dans la suite, Aristote recommande le plus : c’est peut-être ce qui nous a engagés à dire toujours la Terreur en parlant de la Tragédie ; mais la Terreur n’est pas essentielle à la Tragédie, puisque les objets qui l’excitent sont rares, & ne l’excitent que parce qu’ils sont rares. Un Œdippe quoiqu’innocent, une Phedre quoique vertueuse, objets rares dans la Nature, nous inspirent la Terreur parce qu’ils nous font craindre pour nous mêmes, & par là nous causent ce plaisir qui consiste à contempler les malheurs dans lesquels nous pourrions tomber, mais dont nous sommes exemts, quibus ipse malis careas, quia cernere suave est. Quand je vois un Néron, un Narcisse, certain que je ne serai jamais un Scélérat, je ne crains rien pour moi-même, je ne crains que pour Britannicus & Junie : quand je vois Œdippe & Phedre, je crains pour moi-même, parce que je puis commettre involontairement de grands crimes, & je puis par foiblesse m’abandonner à une Passion criminelle en la détestant. Une Tragédie de cette Nature, excitant en moi la plus grande émotion qu’elle puisse exciter, est plus parfaite que celle qui n’en excite pas une si grande, parce qu’elle va jusqu’au but qu’elle se propose, qui est d’exciter la plus grande émotion. Mais comme il n’est pas nécessaire, & qu’il est même très difficile qu’elle aille toujours jusqu’à son but, & qu’il suffit qu’elle en approche, il suffit par conséquent qu’elle excite en moi cette émotion que causent la Crainte & la Pitié. Ces deux Passions sont donc essentielles à la Tragédie, & la Terreur n’y est pas essentielle.

Cette explication fait voir que je puis aisément m’accorder avec ceux qui regardent la Terreur comme la Passion de la Tragédie. Je pense comme eux, pourvu qu’ils ne soutiennent pas qu’elle y soit essentielle, & voici mon sentiment.

Une Piéce qui n’excite ni la Crainte ni la Pitié, mais seulement l’Admiration, comme Cinna, Polieucte, Pompée, Nicoméde, &c. est une Piéce, qui quoique très belle, ne peut suivant la définition d’Aristote, être appellée Tragédie.

Une Piéce qui n’excite que la Pitié sans la Crainte, comme Bérénice, est une Tragédie imparfaite. Une Piéce ne peut exciter la Crainte sans la Pitié, puisqu’on ne craint que pour ce qu’on plaint, sans cela je dirois de même qu’une Piéce qui exciteroit la Crainte sans la Pitié, seroit une Tragédie imparfaite.

Une Piéce qui excite la Crainte & la Pitié, comme Athalie, Iphigénie & tant d’autres, est une véritable, & même une parfaite Tragédie : mais si elle excite jusqu’à la Terreur, comme Œdippe, & Phedre, elle est encore plus parfaite. Des Tragédies de cette espece sont rares, parce qu’elles ne peuvent être que l’imitation d’Objets rares ; ainsi Aristote n’a pu regarder comme imitation essentielle à la Tragédie, celle qui trouve peu de modeles.

La Tragédie n’est donc pas nécessairement une imitation d’objets terribles, mais elle est nécessairement une imitation d’objets tristes & pitoyables. En quoi elle est opposée à la Comédie, qui est une imitation d’objets gays & risibles. Aristote ne recommande donc aux Poëtes Tragiques, les Sujets terribles, que pour les faire approcher plus près du but de la Tragédie.

Plus un Spectacle jette d’émotion dans l’ame, plus il attache. Un Criminel qu’on conduit au supplice est toujours suivi d’un Peuple qui le suivra en plus grand nombre, si le supplice qu’on va lui faire souffrir est plus grand. Un homme attaché à une roue aura plus de Spectateurs qu’un homme attaché à une potence : mais quelque soit son supplice, il ne mourra jamais sans Spectateurs, parce que nous trouvons un plaisir secret à contempler le malheur des autres : magnum alterius spectare laborem. Nous trouvons un plaisir dans l’émotion que nous cause ce spectacle ; & c’est dans cette disposition du cœur humain (comme je l’ai dit plus haut) que le plaisir de la Tragédie prend sa source. C’est en conséquence de cette Réflexion, & après avoir vu l’effet que produisoit Œdippe sur les Spectateurs, qu’Aristote a conseillé aux Poëtes les Sujets les plus terribles, & a écrit les trois morceaux que je dois encore rapporter. Je fais observer qu’Aristote au commencement du morceau qui suit, ne parlant que de la Tragédie excellente καλλίςης, ne prétend pas parler de ce qui est essentiel à la Tragédie, mais de ce qui la rend plus belle, c’est-à-dire, plus propre à émouvoir les Hommes.

« Puisqu’il faut que la constitution d’une excellente Tragédie soit non pas simple, mais composée, & pour ainsi dire nouée, & qu’elle soit une imitation de choses terribles & dignes de compassion Φοβερων και ἐλεινων car c’est-là le propre de la Tragédie ; il est clair premiérement qu’il ne faut pas introduire des hommes vertueux qui tombent du bonheur dans le malheur, car cela ne seroit ni terrible ni digne de compassion, mais bien cela seroit détestable & digne d’indignation μιαρον. Il ne faut pas non plus introduire un méchant homme, qui de malheureux qu’il étoit, devienne heureux : car il n’y a rien de plus opposé au but de la Tragédie, cela ne produisant aucun des effets qu’elle doit produire, c’est-à-dire, qu’il n’y a rien en cela de naturel ou d’agréable à l’homme, rien qui excite la Terreur ou qui émeuve la Compassion. Il ne faut pas non plus qu’un très méchant homme tombe du bonheur dans le malheur : il y a bien en cela quelque chose [de juste &] d’agréable aux hommes, mais cela ne peut exciter ni Pitié ni Crainte, car on n’a pitié que d’un malheureux qui ne mérite pas son malheur, & on ne craint que pour ses semblables : ainsi cet événement ne sera ni terrible, ni digne de compassion.

« Il faut donc que ce soit un homme qui soit entre les deux, c’est-à-dire, qui ne soit pas extrêmement juste & vertueux, & qui ne mérite point aussi son malheur par un excès de méchanceté & d’injustice ; mais il faut que ce soit un homme qui par sa faute devienne malheureux, & tombe d’une grande félicité & d’un rang très considérable dans une grande misere, comme Œdippe, Thyeste, & d’autres Personnages illustres de ces sortes de Familles. »

En lisant ce morceau on voit qu’Aristote n’y est nullement occupé de l’utilité de la Tragédie. Quand il dit que l’exemple d’un méchant qui devient heureux, est opposé au but de la Tragédie, il devroit naturellement ajouter, parce que cet exemple est contraire aux bonnes mœurs. Il se contente de dire qu’il n’est point agréable, & n’excite ni Crainte, ni Pitié ; & j’observe que le mot a été ici rendu par Crainte, le Traducteur n’ayant pu se servir du mot Terreur pour rendre ces termes Φόβος περιτων ὅμοιων. On ne craint que pour ses semblables. C’est ce que dit Aristote pour prouver qu’un méchant qui devient malheureux n’excite ni Crainte ni Pitié : sa Réflexion est véritable ; mais ne devoit-il pas aussi ajouter, que cependant cet exemple est très utile pour les mœurs ? C’est ce qu’il ne dit point, parce qu’il n’est point ici occupé de cette utilité, non plus que dans le passage suivant.

« Voyons maintenant quelles sortes d’Evénemens peuvent produire cette Terreur & cette Pitié. Il faut de nécessité que ce soient des actions qui se passent entre amis, ou entre ennemis, ou entre gens qui ne soient ni l’un ni l’autre. Si un ennemi tue un autre ennemi, nous ne ressentons aucune Pitié, ni à lui voir faire cette Action, ni lorsqu’il se prépare à la faire. [Il n’y a que le moment même où nous lui voyons répandre du sang, où nous pouvons ressentir cette simple émotion que la Nature ressent en voyant tuer un homme] nous n’aurons point non plus une grande pitié pour des gens indifférens qui voudront se tuer les uns les autres. Il ne reste donc que ces événemens qui se passent entre des personnes liées ensemble par les nœuds du sang & de l’amitié, comme par exemple lorsqu’un frere est prêt de tuer son frere, un fils son pere, une mere son fils, ou un fils sa mere, & ce sont ces événemens qu’un Poëte doit chercher. »

Quand il dit qu’il faut chercher de pareils Sujets ταῦτα ζητητὲον, ne devoit-il pas ajouter de quelle maniere on les devoit traiter pour les rendre utiles ? Il n’en dit rien, parce que son seul objet, est de recommander ce qui cause le plus d’émotion : si un ennemi tue son ennemi, la vue du sang en causera ; mais si un fils tue son pere, l’émotion sera bien plus grande. Cette Tragédie terrible est celle du goût des Grecs.

Aristote va plus loin, & après avoir dit qu’il faut qu’une action s’acheve ou ne s’acheve pas, & que ceux qui la commettent agissent ou par ignorance ou avec connoissance ; il ajoute : « De ces manieres la plus mauvaise, c’est lorsqu’un homme veut faire une action horrible avec connoissance de cause, & qu’il ne l’acheve pas, car il n’y a rien en cela que de Scélérat, & il n’y a point de Tragique, [n’y ayant point de sang répandu] aussi il arrive peu qu’on représente rien de cette Nature. On en peut voir un exemple dans l’Antigone, où Hemon veut tuer son pere Créon & ne le tue pas. La seconde de ces manieres, & qui est meilleure que l’autre dont je viens de parler, c’est lorsqu’un homme agit avec connoissance, & qu’il acheve l’action ; mais le meilleur de bien loin, c’est lorsqu’un homme commet quelqu’action horrible sans savoir ce qu’il fait, & qu’après l’action il vient à reconnoître ce qu’il a fait, car il n’y a rien là de méchant & de Scélérat, & cette reconnoissance a quelque chose de terrible & qui fait frémir. έκπληκτεκον. Ce n’est plus ici le Φοϐερον qu’Aristote employe. »

Ces trois morceaux suffisent pour entendre tout le systême d’Aristote sur la Tragédie, que pour rendre encore plus clair j’explique par cet exemple.

Je veux représenter Oreste vengeant la mort de son pere sur Clytemnestre sa mere. Je puis m’y prendre de trois manieres.

1°. Oreste tue sa mere sans la connoître, & la reconnoîtra après. Voilà la meilleure maniere suivant Aristote, & suivant tout le monde, parce qu’elle épargne l’atrocité du crime. Mais dans les Principes d’Aristote, ce n’est point parce qu’elle épargne cette atrocité de crime, qu’elle est la meilleure, mais parce qu’elle est plus pathétique qu’une autre, à cause de la surprise & du désespoir d’Oreste qui reconnoît son crime.

2°. Oreste connoissant sa mere & prêt à la tuer, n’acheve pas, soit que le remords l’arrête, soit que Clytemnestre s’enfuie. Cette seconde maniere est très-mauvaise, suivant Aristote, parce que l’atrocité du crime s’y trouve, & le Tragique ne s’y trouve point ; cela n’est point pathétique.

3°. Oreste tue sa mere, la reconnoissant pour sa mere : cette maniere n’est pas si bonne que la premiere, suivant Aristote ; mais elle est beaucoup meilleure que la seconde.

Cette Décision, qui nous fait frémir, est établie sur ce fait certain, que plus un Spectacle cause d’émotion, plus il est agréable ; & Aristote recommande toujours les Sujets qui excitent la plus grande émotion ; c’est le but de la Tragédie : ainsi les Principes d’Aristote, pourvu qu’on y ajoute le Principe indispensable, de l’utilité des mœurs, sont les véritables Principes. La Tragédie étant destinée à être la peinture des Passions les plus violentes, doit nous entretenir toujours dans l’émotion & nous remplir de tristesse jusqu’à la fin. Il n’en est pas de même du Poëme Epique, dont la fin doit être un passage de l’agitation & du trouble, au repos & à la tranquillité : il ne doit jamais finir par l’infortune de celui qui y a joué le principal Personnage. Ces Regles ne sont point arbitraires. Elles sont fondées sur la nature de chaque espece de Poëme. L’un est fait pour être lû, & l’autre pour être représenté. L’un qui doit être médité à loisir, doit faire son impression sur un Lecteur qui a le tems de refléchir. L’autre doit faire son impression sur le champ par la Représentation, sur un Spectateur qui n’ayant pas le tems de méditer, ni de réflechir, applaudit, quand il a été vivement ému. Un homme qui commence la lecture d’un long Poëme, ne continue cette lecture, que quand il s’intéresse au Héros, & il ne veut pas voir tomber par une Catastrophe funeste celui pour qui il s’est toujours intéressé : il aime au contraire à le voir sortir de ses périls & devenir heureux. Il n’en est pas de même de celui qui va au Spectacle ; il n’y va point pour admirer un Héros, il n’y va que pour être occupé pendant quelques heures, & se distraire de l’ennui qui nous saisit toujours quand nous sommes oisifs. Le Poëte Dramatique qui travaille à dissiper cet ennui, ne peut y réussir ou que par l’imitation d’une Action plaisante qui force ses Spectateurs à rire, c’est l’objet de la Comédie, ou que par l’imitation d’une Action triste, qui les touche assez vivement pour les faire pleurer, c’est l’objet de la Tragédie. Les Spectateurs trouvent leur amusement & leur plaisir dans ces larmes. ἅμα χαιροντες κλάωσι, dit Platon, & ils sont contents du Poëte qui les fait verser, parce qu’il les a occupés pendant quelque tems. Si le Poëte par une Catastrophe heureuse pour les bons & funeste aux méchans, remet les choses dans l’ordre, & l’ame de ses Spectateurs dans la tranquillité, comme dans le Poëme Epique ; le Spectateur n’a pas à se plaindre d’un Poëte qui a su par son Art l’entretenir pendant quelque tems dans un trouble qui s’est appaisé ; mais ce Spectateur est encore bien plus content lorsqu’au lieu d’essuyer ses larmes & d’étouffer ses sanglots sur le champ, il quitte le Spectacle encore tout ému, & emporte avec lui sa tristesse ; ce qui arrive dans ces Sujets qui répandent la Terreur, & dans ces Catastrophes qu’Aristote recommande.

C’est la raison pour laquelle il exhorte les Poëtes Tragiques à chercher des Sujets terribles, & c’est peut être ce qui nous faisant croire qu’il regardoit la Terreur comme la Passion essentielle à la Tragédie, nous a accoutumés à rendre toujours par Terreur le mot ϕόβος dont il s’est servi. Boileau peut aussi nous y avoir accoutumés, pour avoir dit en parlant de la Tragédie,

Si d’un beau mouvement l’agréable fureur
Souvent ne nous remplit d’une doute Terreur, &c.

Ce n’est point une douce Terreur dont les Atrées, les Œdippes, les Phedres nous remplissent : ainsi l’on pourroit croire que Boileau, toujours si exact dans ses expressions, ne l’a point été dans ces deux Vers.

Je reconnois donc la vérité des Principes d’Aristote, & j’avouerai même que suivant ses Principes, il ne faut mettre Athalie que parmi les Piéces du second rang, parce qu’on ne doit mettre au premier rang que celles qui excitent la Terreur, qui n’est jamais excitée par une Catastrophe favorable aux bons & funeste aux méchans. Joas délivré d’Athalie qui vouloit le perdre, est placé sur le Trône qui lui appartenoit, & Athalie est punie. Cette Catastrophe remet les choses dans l’ordre, & l’ame du Spectateur dans la tranquillité. Mais la Piéce quoique dans le second rang est parfaite, puisque les Passions essentielles à la Tragédie sont la Crainte & la Pitié, qu’elle excite jusqu’à la fin. Nous concevons de l’Amour & de la Pitié pour Joas, sans l’avoir vu, sitôt que nous entendons raconter la maniere dont il a été arraché au couteau d’Athalie. Notre Crainte & notre Pitié augmentent pour lui quand nous le voyons paroître devant cette même Athalie qui ne le connoît pas, quand elle l’envoye demander par Mathan, quand elle vient avec son Armée assiéger le Temple, quand elle y entre avec ses Soldats, & quand on tire devant elle le rideau qui cachoit l’Enfant qu’elle cherche pour le faire périr. Ainsi la Crainte & la Pitié vont toujours en croissant jusqu’au moment de la Catastrophe, & par conséquent cette Piéce excite d’une maniere admirable les deux Passions essentielles à la Tragédie. Les excite-t-elle pour les purger ? & est-ce dans cette purgation que consiste l’utilité de la Tragédie ? Avant que de passer à cette difficulté, je vais répondre à une objection spécieuse, qu’on fait contre le Systême d’Aristote que je viens d’exposer.

Castelvetro, & à son exemple l’Abbé Conti, le contredisent, lorsqu’ils conseillent aux Poëtes de ne point représenter un homme entiérement innocent, opprimé par des méchans : ils prétendent au contraire que la compassion la plus grande est excitée par les malheurs de l’Innocence. Un Poëte, dit l’Abbé Conti dans la Préface de son Drusus, qui représente un Innocent, qu’opprime un Scélérat, ne peche pas plus contre son Art, qu’un Peintre qui représente un martyr au milieu de ses bourreaux.

La Comparaison n’est pas juste, & l’on a plus d’une fois abusé de ces mots d’Horace, ut Pictura Poësis erit. Nous ne demandons à la Peinture que le plaisir des yeux ; & l’imitation de tout objet leur plaît : nous demandons à la Poësie le plaisir de l’ame ; & l’imitation de tout objet ne lui plaît pas. Mais je laisse cette Comparaison pour répondre à l’objection.

Puisque, dit-on, la Tragédie la plus pathétique, celle qui jette le plus grand trouble, est la plus agréable, suivant Aristote, puisque plus elle excite la Pitié plus elle cause de plaisir ; pourquoi ne veut-il pas qu’elle représente les malheurs d’un Innocent ? Il a défini lui-même dans sa Rhétorique la Pitié, l’affliction que nous causent les malheurs d’une personne qui ne les mérite pas. Plus cet homme sera admirable par ses vertus, moins il méritera de tomber dans le malheur : par-conséquent plus son malheur sera grand, plus la Tragédie jettera de trouble dans notre ame.

Je réponds que la grande douleur produit un effet tout contraire : elle rend l’homme immobile, & comme insensible, suivant ce que dit ce Vers de Boileau,

A force de douleur il demeura tranquille.

C’est ce que n’ignoroit point Aristote, puisqu’en parlant de la Pitié dans sa Rhétorique, il rapporte l’exemple d’Amasis, qui voyant conduire son fils au supplice ne pleura point, & pleura à la vue d’un ami réduit à demander l’aumône. La grande douleur arrête nos larmes, & la Tragédie les doit faire couler. Aristote a donc refléchi en grand Philosophe sur la nature du plaisir qu’elle doit causer ; il ne parle pas non plus dans le Passage que j’ai cité, de la Tragédie en général ; mais comme je l’ai fait remarquer, de la plus belle.

Il ne prétend pas qu’on ne doit jamais mettre sur le Théâtre un Personnage souffrant des maux qu’il ne mérite pas. Hecube qui après avoir vu périr sa Ville, son Palais, son Mari, ses Enfans, dans le moment même qu’on lui est venu arracher sa fille pour l’immoler, trouve le cadavre du dernier de ses fils qu’elle croyoit avoir sauvé, souffre des maux qu’elle n’a point mérités, & Euripide a excité la Pitié par cette Tragédie qui offre le Spectacle des miseres humaines, accablant un Personnage ordinaire, dont les qualités personnelles n’excitent en nous ni admiration, ni haine.

Il n’en est pas de même quand un Personnage, par ses qualités particuliéres, attache le Spectateur de façon qu’il en épouse les intérêts, comme un Pere ceux de son fils. Je prens pour exemple l’Iphigénie Françoise : elle a dans toute la Piéce intéressé si vivement le Spectateur par ses vertus & sa douceur, que s’il voyoit à la fin couler son sang, il seroit indigné contre les Dieux qui l’ont demandé, contre le pere qui l’a accordé, contre les Grecs qui l’ont versé, & sortiroit mécontent. La Tragédie doit jetter le trouble & la tristesse dans le cœur, mais elle ne le doit pas déchirer : ainsi Aristote qui veut montrer celle qui est la plus agréable, considére les hommes qu’elle présente, de trois façons.

Ou ils sont détestables, ou ils sont admirables, ou ils ne sont ni bons ni méchans, c’est-à-dire, ils n’ont aucune de ces qualités qui excitent l’admiration ou la haine. Ces derniers sont ceux qui nous intéressent davantage, parce qu’ils sont nos semblables ; leurs foiblesses nous instruisent & leurs malheurs nous touchent. Ainsi nous sommes touchés de la mort de Britannicus ; mais quoiqu’il ne mérite pas ses malheurs, nous nous rappellons ses imprudences : ce qui adoucit la douleur de sa mort, & nous instruit.

De cette Réflexion d’Aristote qui me paroît très juste, il s’ensuit qu’on ne doit pas représenter les souffrances d’un martyr Chrétien, puisque mettant son bonheur dans ses souffrances, il n’excite ni la Crainte, ni la Pitié ; mais seulement l’Admiration. Pourquoi donc les premiers Auteurs de nos Spectacles prirent-ils pour leur Sujet ordinaire, la Passion de Notre Seigneur ? Parce qu’ils n’avoient à attendrir que la Populace. Minturnus soutient qu’aucun Sujet n’est plus touchant ni plus lamentable. Cela est vrai pour le Peuple qui ne voit dans ce Spectacle que l’Innocence accablée de tourmens ; mais les Personnes qui font réflexion que la Victime s’offre elle-même, & veut souffrir, regardant ce spectacle avec des yeux éclairés par la Religion, ne sont pas humainement frappés comme le Peuple. C’étoit une foule de Peuple & de Femmes qui poussoient des lamentations en suivant Jésus-Christ au Calvaire, Sequebatur multa turba populi, quæ plangebant & lamentabantur eum. L’Evangile ne dit point que la Mere de celui qui souffroit, les deux Maries, & S. Jean, versassent des larmes ; il est dit seulement qu’ils se tenoient debout aux pieds de la Croix, Stabant. Cette Réflexion suffit pour prouver qu’un tel Sujet n’a pu être mis sur le Théâtre, que dans les tems d’ignorance.

§. II. Aristote a-t-il pu penser que la Tragédie excite la Crainte & la Pitié pour purger ces deux Passions ?

Lorsqu’on fait dire à Aristote que l’objet de la Tragédie est de purger la Pitié ; on fait penser à un fameux Philosophe d’Athenes, qu’il faut endurcir les hommes, & purger leurs cœurs de la Compassion, c’est-à-dire, de cette Vertu qui sous ce nom Ελεος avoit à Athenes cet Autel qui fait tant d’honneur à la Grece, dont la Divinité n’étoit point représentée par une Image, parce qu’elle habite dans les cœurs, comme le dit Stace dans la belle description qu’il a faite de cet Autel,

Nulla autem effigies, nulli commissa metallo
Forma Deæ : mentes habitare & pectora gaudet.

Cette seule Reflexion doit nous empêcher de croire qu’Aristote ait eû une pareille pensée, à moins qu’il ne se soit expliqué très-clairement.

De plusieurs Ecrits qu’il avoit composés sur la Poëtique, il ne nous reste qu’un fragment où il y a des endroits si obscurs, que Castelvetro, après en avoir fait une longue étude, déclare qu’il ne se vante pas d’entendre parfaitement ce petit Traité, Questo oscurissimo libretto. Ce Traité si petit & si obscur, a de tout tems fait regarder son Auteur comme le Législateur du Théâtre. On vient de voir que tous ses Principes conduisent à procurer la Tragédie la plus pathétique qu’il soit possible, & j’ai fait remarquer qu’on ne trouvoit rien qui eût rapport à l’instruction. Il n’y a pas lieu de douter cependant qu’il n’ait été persuadé que l’utile doit toujours être joint à l’agréable. Horace le dit, & tous les Principes d’Horace sur la Poëtique, sont tirés d’Aristote.

Aristote oppose à la Tragédie qu’il nomme pathétique, celle qui est appellée par lui ἠϑικη, par Castelvetro costumata, & mal-à-propos morale, par M. Dacier, puisqu’elle n’étoit pas plus instructive qu’une autre. Quand Aristote dit que l’Iliade est pathétique, & l’Odyssée ήϑικη, il n’entend pas, comme l’explique M. Dacier, qu’Homere donne plus de leçons de Morale dans l’Odyssée que dans l’Iliade : il entend par pathétique la peinture des Passions, & par ἠϑικον la peinture des mœurs. Longin en se servant de ces deux mots, prétend qu’Homere a fait son Odyssée dans la vieillesse, parce que, dit-il, les Grands hommes, quand leur esprit manque de vigueur pour le pathétique, s’amusent ordinairement à peindre les mœurs. C’est ainsi que le mot ἠϑικον est traduit par Boileau, n’ayant aucun rapport à la Morale instructive.

On ne trouve dans le fragment d’Aristote qu’un seul mot qu’on puisse rapporter à cette Morale, & ce mot est inintelligible. Il dit que la Tragédie excitant la Crainte & la Pitié, opere la purgation de Passions semblables. τὴν τῶν τοιοὐτων παϑημάτων κάϑαρσῖν. Pour éclaircir ces mots, le Traducteur a ajouté ceux-ci que j’ai déja rapportés, c’est-à-dire qu’en émoussant les Passions, elle leur ôte ce qu’elles ont d’excessif & de vicieux, & les ramene à un état modéré & conforme à la Raison. Je désirerois que le Traducteur se fût plus étendu pour nous faire comprendre la pensée d’Aristote. Quelle est la nature d’une pareille Médecine ? Qu’y a-t-il à purger dans la Pitié ? Que peut-elle avoir d’excessif & de vicieux ? L’homme peut-il être trop compatissant ? S’il s’agit d’exciter en lui une Crainte & une Pitié conforme à la Raison, quelle Tragédie plus propre qu’Athalie ? Cependant il ne la faut placer qu’au second rang, suivant les Principes d’Aristote.

On sait bien que la Pitié peut avoir un excès. Un Juge, par exemple, qui pour être compatissant ne voudroit pas prononcer la mort d’un coupable, se rendroit coupable lui-même. La Tragédie apprend aux hommes, dit le P. Rapin, à ménager leur compassion pour les Sujets qui la méritent, & à voir sans Pitié Clytemnestre égorgée, parce qu’elle a égorgé son mari. La Tragédie ne nous attendrit que pour des malheureux. Si elle vouloit nous attendrir pour des Scélérats, elle ne seroit plus agréable ; elle nous rempliroit au contraire d’indignation : ainsi le raisonnement du P. Rapin ne leve pas la difficulté.

M. Dacier pour expliquer ce Passage dit que la Tragédie est une Médecine qui purge les Passions, parce qu’elle apprend à l’Ambitieux à modérer son ambition, à l’Emporté à retenir sa colere, &c. C’est ce qu’on accorde à M. Dacier ; mais la Tragédie n’excite point en nous la colere ni l’ambition, elle ne fait que nous en présenter la peinture : & par la même raison que les Lacédémoniens faisoient voir à leurs Enfans, des Esclaves yvres, les Poëtes nous font voir, non pas des Esclaves, mais des Rois & des Héros dans l’yvresse des Passions, pour nous apprendre dans quels égaremens nous pouvons tomber. M. Dacier n’explique donc point Aristote, qui donne à la Tragédie la vertu de purger les deux Passions qu’elle excite, ou de semblables. Nous accoutume-t-elle aux poisons, à force de nous en remplir ? Ou change-t-elle en Médecine les poisons qu’elle nous fait prendre ?

Corneille avoit donné au Passage d’Aristote, un sens à peu près pareil à celui qu’a suivi M. Dacier2. La Pitié d’un malheur, où nous voyons, dit-il, tomber nos semblables, nous porte à la crainte d’un pareil pour nous, cette crainte au desir de l’éviter, & ce desir à purger, moderer, rectifier, & même déraciner en nous la Passion qui plonge à nos yeux dans ce malheur les personnes que nous plaignons…. Cette explication, ajoute Corneille, ne plaira pas à ceux qui s’attachent aux Commentateurs de ce Philosophe. Elle ne peut leur déplaire que parce qu’elle n’est pas conforme au texte d’Aristote, qui paroît donner à la Tragédie le pouvoir de purger les Passions qu’elle excite.

Suivant le P. Brumoy la Tragédie corrige la Crainte par la Crainte, & la Pitié par la Pitié, en nous apprivoisant avec la vue de nos maux : ce qui nous rend plus courageux pour les supporter quand ils arrivent. C’est le même sens qu’Heinsius, & Sarrazin après lui, donne à Aristote, en disant que l’habitude de voir sur le Théâtre les miseres humaines, nous acquiert une médiocrité de Passions qui produit la tranquillité de l’ame, de même que la pratique donne aux Médecins & aux Chirurgiens l’insensibilité pour les infirmités humaines. La Tragédie en nous familiarisant avec nos miseres nous y rend insensibles. Castelvetro dit, dans le même sens, que dans une Ville où la peste commence, on s’effraye les premiers jours, lorsqu’on entend parler de vingt morts, & qu’ensuite on en entend compter deux cent sans s’effrayer ; qu’un Soldat, la premiere fois qu’il se trouve à une Action, plaint ses camarades que le canon emporte à ses côtés, & craint pour lui-même : quand il a été à plusieurs actions il n’a plus la même émotion.

Pour appuyer ce sentiment qu’on donne à Aristote, on a coutume de citer un passage de Marc Aurele, qui prétend que les premieres Tragédies furent introduites pour faire souvenir les Hommes, des malheurs de la vie, & les avertir qu’ils doivent s’y préparer. Les Sujets de ces premieres Tragédies, & de celles qu’Aristote recommande, sont des crimes, ou plutôt des horreurs qui n’arrivent presque jamais, & qui n’étoient arrivées que par la vengeance des Dieux sur certaines Familles. On ne voit point sur le Théâtre de la vie humaine, un Fils involontairement meurtrier de son Pere, & Mari de sa Mere, ni un Fils de dessein prémédité, assassin de sa Mere. Ainsi le premier objet de la Tragédie n’a point été d’accoutumer les hommes, par des exemples si affreux & si rares, à supporter les maux de la vie.

Il est certain que la vue des vanités humaines, des revers de la fortune & de toutes nos miseres, doit modérer nos desirs, & regler nos Passions, continet omnem sedationem animi, dit Ciceron, humana in conspectu posita natura. Mais l’Histoire nous présente toutes ces leçons, & Aristote suivant le sens qu’on lui donne prétend que la Poësie fait plus que l’Histoire : en nous jettant dans le trouble, elle guérit le mal qu’elle a fait : en excitant en nous la Crainte & la Pitié, elle parvient à purger ces Passions. Lorsqu’on entend ses Interpretes l’expliquer ainsi, ne croiroit-on pas que pareils à ces Médecins qui donnoient la petite verole par insertion, les Poëtes Tragiques donnent les maladies de l’Ame par insertion, pour les guérir ensuite ? Cette pensée est si bizarre que je ne puis l’attribuer à Aristote, & les différentes explications de ses Commentateurs prouvent l’obscurité de ce Passage.

Et pourquoi chercher à guérir & même a modérer dans les hommes, les Passions plus propres que les autres à les porter à la vertu, & que la nature a rendues plus communes parmi nous que les autres, parce qu’elle nous a faits pour être vertueux, comme dit Quintilien, natura nos ad mentem optimam genuit ? La vue du crime, quand nous n’y sommes point encore familiarisés, nous effraye toujours. Oenone ne donnera que des conseils détestables à sa Maîtresse, quand elle saura sa Passion. Mais dans le moment qu’elle lui en entend faire l’aveu, elle s’écrie :

Juste Ciel ! tout mon sang dans mes veines se glace.
O désespoir ! O crime ! O déplorable Race.

Voilà le premier mouvement de la Nature, le premier cri du cœur que revolte l’horreur du crime, & la crainte de ses suites funestes.

La Nature nous a donné un cœur compatissant à tous les maux de nos semblables : ce qui nous porte à nous secourir les uns les autres. Les personnes qui ont essuyé les adversités, sont plus disposées que les autres à plaindre les malheureux. Quand deux cordes d’un instrument sont montées à l’unisson, celle qu’on fait frémir, fait frémir l’autre : il en est de même parmi nous. Ce cœur si disposé à la pitié, est un heureux présent de la Nature, qui permet que notre facilité à nous laisser attendrir, aille même jusqu’à la puérilité.

Un homme, quoique persuadé que l’Histoire d’Hippolyte est fabuleuse, pleure en lisant le recit de sa mort, & les Spectateurs pleurent lorsqu’ils entendent le recit de cette mort, quoiqu’ils n’ignorent pas que l’Acteur qui a fait devant eux le rôle d’Hippolyte, est occupé, pendant qu’ils le pleurent, à partager l’argent qu’ils ont laissé à la porte, pour être attendris. Quelque puérile que soit cette sensibilité, pourquoi les Poëtes n’entretiendront ils pas en nous, quand ils le peuvent, une qualité du cœur si excellente ? La pitié que nous inspire Joas, la crainte ou nous sommes qu’il ne soit la victime des Méchans, reveille en nous le zéle pour l’innocence opprimée, l’Amour pour le sang de nos Rois, & l’Amour de la Patrie, Amour qui renferme, comme dit Ciceron, tous les autres Amours. Vouloir purger du cœur des hommes la Crainte & la Pitié, c’est vouloir émousser les deux éguillons de la Vertu.

Dans une Ville, capable de recevoir des combats de Gladiateurs, il faudroit, disoit un Ancien, abattre l’Autel de la Misericorde. Cependant les Romains ont eux-mêmes goûté le plaisir de la Tragédie. Tel est le pouvoir de la Fiction. Un Romain qui voyoit d’un œil sec, un homme déchiré sur le Théâtre par des bêtes, pouvoit à une Représentation d’Œdipe joindre ses larmes à celles d’un Comédien.

Néron qui aimoit les Tragédies, s’y laissoit sans doute attendrir. Quelle gloire pour la Poësie de faire entrer la Pitié dans le cœur de Néron ! Etoit-ce pour la purger ? Alexandre tyran de Pheres, se sentant ému à la représentation des Troades d’Euripide, sortit en disant qu’il avoit honte de pleurer les malheurs d’Hécube & d’Andromaque, lui qui étoit insensible aux maux de ses Sujets. Je ne prétens pas que ceux de nous qui vont tous les jours à la Comédie, soient plus doux, plus humains, plus charitables, que ceux qui n’y vont jamais. L’homme est un composé de contradictions ; mais puisque la Pitié, excitée par une Tragédie, a pu faire faire à un Tyran une réflexion sage, elle pouvoit peu à peu le ramener à l’humanité.

Si l’objet de la Tragédie est de nous endurcir, qu’on rétablisse donc les Spectacles sanglans des Romains. Martial nous parle de ceux où l’on voyoit un Promethée, ou un Orphée, réellement déchiré par des animaux, & un homme jetté vivant dans les flammes sous le nom d’Hercule. De pareilles Tragédies étoient bien propres à purger la Pitié.

Qui ne voit qu’un tel sentiment ne peut se soutenir, & que les Poëtes doivent travailler au contraire à augmenter en nous cette sensibilité, qui ne peut nous porter qu’à des actions vertueuses ? Les Stoiciens étoient assez insensés pour faire un crime aux hommes de cette sensibilité. S. Augustin leur oppose ce que Ciceron disoit à Cesar : De toutes vos vertus la plus admirable & la plus aimable est votre miséricorde : nulla de virtutibus tuis nec admirabilior nec gratior misericordia est. Et qu’est-ce que la miséricorde ? poursuit S. Augustin, si ce n’est une compassion de la misere des autres, qui s’éleve en notre cœur & nous porte à les secourir quand nous le pouvons. Quid est misericordia ? nisi alienæ miseriæ quædam in nostro corpore compassio, qua ubique, si possumus, subvenire compellimur. Ciceron, cet homme qui parle si juste, ajoute S. Augustin, la met au nombre des vertus, & les Stoiciens n’ont pas de honte de la mettre au nombre des vices. Hanc Cicero, locutor egregius, non dubitavit apellare virtutem, quam Stoicos inter vitia numerare non pudet.

Les malheurs d’autrui nous frappent toujours par contre-coup, quand nous en sommes témoins. Nous allons même jusqu’à plaindre ceux qui expient leurs crimes par de justes supplices, quand nous sommes présents à ces supplices. Le Peuple, quand il voit un homme sur la roue, oublie son crime, & s’attendrit. C’est ce qui ne doit jamais arriver dans les sujets de Fiction, à moins que le Poëte ne soit assez ignorant dans son art, pour faire pleurer pour Olopherne mis à mort par Judith. Mais quand il ne nous émeut que pour des sujets dignes de larmes, il excite en nous un sentiment qui ne peut ne nous porter qu’au bien, & qui nous fait honneur. Virgile qui a voulu donner le modele d’un Heros parfait, le représente toujours prêt à pleurer. Les hommes prompts à s’attendrir, sont ordinairement les plus vertueux.

Ne faisons donc pas penser à Aristote que l’objet de la Tragédie est de nous endurcir. Plutôt que de lui faire dire que la Tragédie purge les Passions qu’elle excite, M. Maffei, dans la Préface de sa Merope, prétend qu’il faut supprimer le τοιοῦτων de sa définition. Il est vrai que la suppression de ce seul mot rend la lumiere. La Tragédie excite la crainte & la pitié, pour purger en nous toutes nos Passions. Mais si Aristote eut parlé d’une maniere si claire de l’utilité générale de la Tragédie, n’en eût-il pas encore parlé dans d’autres endroits qui devoient l’y engager ? Sans chercher à réformer son Texte, je me borne à dire, qu’en cet endroit il y a grande apparence qu’il est corrompu, & il n’est pas étonnant que ses Ecrits soient venus jusqu’à nous très-défigurés, puisqu’ils l’étoient déja, à cause de la maniere dont ils avoient été conservés, lorsque Sylla qui les trouva à Athenes, les apporta à Rome.

§. III. La Tragédie, dont la fin est d’exciter deux Passions qui peuvent rendre les hommes meilleurs, ne devient dangereuse que par la faute des Poëtes, & la nature des Représentations.

Je déclare en commençant cet Article, & en le finissant je déclarerai encore que je ne prétens en aucune façon justifier les Représentations publiques, & que je ne parlerai sur l’utilité de la Tragédie, qu’en la considérant comme Poëme dont la lecture peut nous occuper. Or personne ne doute qu’on ne puisse s’occuper utilement de la lecture d’Athalie, de Britannicus, d’Iphigénie, de Phedre, &c. & que les événemens des siécles passés ne puissent être traités par la Poësie, dans la forme Dramatique, comme dans l’Epique.

La forme Dramatique donne, dira-t-on, une trop grande vivacité aux Passions. A quelles Passions ? A la Crainte, & à la Pitié. Un Poëme dont l’objet est de rendre les hommes sensibles, tendres, compatissans aux malheureux, a leur bien pour objet : ainsi lorsqu’une Tragédie a un autre objet, ce n’est point l’Art qu’il faut accuser, mais le Poëte qui pêche contre son Art.

La Tragédie, dira-t-on encore, n’offre que meurtres, incestes, parricides, & toutes ces actions que Lactance appelle cothurnata scelera. Un Ancien a dit des Scythes, qu’ils vivoient dans l’ignorance des crimes, & que cette ignorance leur étoit plus avantageuse que la connoissance des vertus. Plus prodest apud Schythas ignoratio vitiorum, quàm cognitio virtutum. Il seroit à souhaiter que nous pûssions vivre dans la même ignorance : mais puisque nous voyons tous les jours des exemples des fureurs dont nous sommes capables, & que l’Histoire est le récit des crimes des hommes, il est permis à la Poësie de nous en retracer les images, pourvu qu’elle nous en inspire de l’horreur, ce qu’elle peut faire plus vivement & par conséquent plus utilement que l’Histoire.

Platon débite une très belle maxime, quand il dit que n’y ayant rien sur la terre qui doive nous causer de grandes douleurs, on ne doit point flatter en nous cette foible Partie de nous-mêmes, cette Partie plaintive qui aime à s’épancher en gémissemens. Mais ce n’est point sur la perte des biens de la terre que la Tragédie nous fait gémir, c’est sur les malheurs de nos semblables : ce qui nous rend compatissans & secourables, comme je l’ai fait voir.

Un Anglois a avancé un sentiment bien contraire à celui de Platon dans un Ouvrage intitulé de l’utilité du Théâtre, & imprimé à Londres en 1698. Il y soutient que pour rendre l’homme heureux, il est nécessaire de remuer ses Passions ; que la Raison seule ne sert qu’à nous affliger par ses réflexions & ses remontrances, & que la tranquillité de l’Ame, qui est l’ouvrage de la Raison, est un état de langueur qui conduit à la tristesse. Par ce raisonnement si peu conforme à la morale chrétienne & humaine, il prétend prouver la nécessité des Spectacles, dont la Nation Angloise a, selon lui, un besoin plus pressant que toute autre, parce qu’il faut retirer les Anglois de ces rêveries sombres où les plonge leur tristesse naturelle, causée par la température de leur climat : il faut les arracher à leur humeur ténébreuse & mélancolique, & les distraire de leurs pensées lugubres par la Représentation de nos Passions sur le Théâtre. Le zele de cet Anglois pour la Tragédie, va jusqu’à la regarder comme la source de la gloire d’une Nation dans les armes. Il avance que les Poëtes Tragiques animerent chez les Grecs cette valeur qui les rendit victorieux à Salamine, & à Marathon ; que le Cardinal de Richelieu travaillant en même tems à l’agrandissement de notre Monarchie & à la gloire de notre Théâtre, d’une main tenoit les rênes de l’Etat, & de l’autre écrivoit des Tragédies, enfin que les François doivent leurs conquêtes à leurs grands Poëtes. Mais, ajoute cet Auteur3, depuis la décadence de la Poësie Dramatique, par la mort de Corneille, & par la vieillesse de Racine, la jeunesse Françoise s’est avilie, son courage s’est relâché & s’est amolli, depuis qu’il n’a plus été soutenu & enflé par les mouvemens héroïques de la Tragédie. La France n’a conservé ce génie de supériorité qui la rendoit si triomphante, qu’autant qu’elle a vu fleurir la Poësie Tragique. On n’auroit pas songé à soupçonner un Poëte qu’on surnomme le Tendre, d’avoir rendu sa Nation belliqueuse & triomphante. Ce n’est point à moi à combattre une opinion qui fait rejaillir sur lui une partie de la gloire de nos conquêtes.

Quand je fais cependant réflexion que la gloire de la Grece à Marathon, à Salamine, à Platée, a précédé celle de son Théâtre, & que les Athéniens étoient occupés des Piéces de Sophocle & d’Euripide, lorsqu’ils se laissérent subjuguer par les Lacédémoniens ennemis des Spectacles, j’ai peine à me persuader que les grands Poëtes Tragiques rendent une Nation invincible. Eschyle à la vérité dans Aristophane, appelle une de ses Piéces un Ouvrage tout plein de Mars. Il prétend que sa Tragédie des Perses a inspiré à ses Citoyens l’amour de la victoire, & qu’il est cause que les Athéniens ne soupirent qu’après la lance, l’épée, & le casque. C’est ce qu’Aristophane lui fait dire, & l’on sait qu’Aristophane raille toujours.

Si la Tragédie contribuoit à rendre une Nation guerriere, elle auroit une utilité certaine ; mais il faut avouer qu’une utilité pareille n’occupe point les Poëtes : on pourroit même demander s’ils ont quelquefois une autre vue que celle de nous amuser. Les premiers Poëtes Tragiques n’en eurent point d’autre. Des Personnages barbouillés de lie n’étoient pas de graves Prédicateurs. Ils sentirent dans la suite la nécessité de se rendre utiles. Nous devons, dit Euripide dans une Comédie d’Aristophane, rendre les Citoyens meilleurs : & lorsqu’Echyle lui reproche de les avoir rendus plus méchans, parce qu’il a fait paroître sur le Théâtre des Phedres & des Stenobées, Euripide s’excuse en disant qu’il n’a point inventé ces Sujets. Cette excuse ne vaut rien, reprend Eschyle : un Poëte ne doit point publier les exemples dangereux, quelque véritables qu’ils soient. Un Précepteur n’en apprend que d’utiles aux enfans, & un Poëte est le Précepteur des hommes. Le mot est beau : mais quel Précepteur étoit ce même Aristophane qui fait si bien parler Eschyle ? Ceux qui ont dit que le Théâtre d’Athenes étoit une Ecole de Vertu, en ont eu trop bonne opinion : il étoit, quand on jouoit les Comédies d’Aristophane, une Ecole de Libertinage & d’Impiété.

Les Grands Poëtes Tragiques d’Athenes avoient en vue dans leurs Piéces les affaires publiques. Les maximes que nous y trouvons répandues, avoient de leur tems des applications particulieres ; c’est ce qu’on remarque dans l’Andromaque d’Euripide : les Atheniens vouloient toujours recevoir des avis. Bacchus, dans une Comédie d’Aristophane, va aux Enfers chercher un des Anciens Poëtes Tragiques, parce que, dit-il, les Athéniens ont grand besoin de conseils. Eschyle est choisi, & Pluton lui dit en le renvoyant, Retourne sur la terre, & va sauver la République. Une République est bien à plaindre, quand pour son salut elle n’a plus de ressource que dans un Poëte. Telle étoit celle d’Athenes : il falloit toujours lui parler en Vers.

Il arrive de-là que nous condamnons souvent dans des Piéces ce que nous n’entendons pas. Les choses qui nous paroissent déplacées, avoient alors leur objet. Ce n’étoit pas pour nous que les Poëtes écrivoient ; ils étoient occupés des affaires des Athéniens : & il y a grande apparence qu’ils songeoient plutôt à cette utilité particuliere, & au Gouvernement d’Athenes, qu’à la Morale en général. Le crime n’y est pas toujours puni comme il devroit l’être. La nourrice de Phedre est bien plus criminelle dans Euripide que dans la Piéce Françoise. Elle a exigé d’Hippolyte ce Serment qui l’empêche de se justifier. Après la mort de sa Maîtresse, il faut donc nécessairement ou qu’elle se donne aussi la mort, ou qu’elle justifie l’innocence calomniée. Euripide qui n’a pas besoin d’elle sur le Théâtre, n’en parle plus, & le Spectateur ignore ce qu’est devenue cette détestable femme, plus coupable encore par le silence qu’elle a gardé, que par les affreuses maximes qu’elle a débitées.

Oreste meurtrier de sa mere est à la vérité poursuivi par les Furies : mais Apollon, dans Eschyle, se déclare son protecteur, par la raison que le meurtre d’une mere n’est pas le meurtre d’un pere : la mere n’étant que la dépositaire de son fruit, c’est au pere qu’on doit la vie. Minerve, par la même raison, donne dans l’Aréopage, son suffrage à Oreste : elle n’a jamais eu de mere, parce qu’elle est née du cerveau de Jupiter ; ainsi elle ne prend point d’intérêt à la mort de Clytemnestre. Dans cette Piéce les Furies disent de meilleures raisons, que la Déesse de la Sagesse : mais l’objet du Poëte étoit de flatter les Athéniens, en faisant paroître Minerve dans l’Aréopage.

Le Sujet de Médée a été traité par les Poëtes, comme fort Tragique, & non pas comme instructif. Après que cette Magicienne a tiré de sa Rivale, & du pere de sa Rivale, la vengeance la plus affreuse, elle déchire ses propres enfans, sans autre motif que celui de désespérer son mari : & couverte de tant de crimes anciens & nouveaux, elle paroît protégée du Ciel, puisqu’elle est enlevée dans les airs sur un char. Jason, quand il l’y voit, n’a pas tort, dans la Piéce Latine, de lui dire, Rends-nous témoignage d’où tu es, qu’il n’y a point de Dieux.

Testare nullos esse quâ veheris Deos.

Longepierre pour chercher une Morale à cette Piéce l’a terminée par cette Reflexion,

Quels horribles malheurs,
O trop funeste Amour, produisent tes fureurs !

Tout Sujet, quelque dangereux qu’il soit, peut donner lieu à des Réflexions vagues ; mais la Morale d’une Piéce est celle qui est particuliere à la Piéce qui en fait le fondement, & que le Poëte a eu en vue quand il a construit sa Fable. Depuis le commencement de l’Iliade jusqu’à la fin, l’instruction qu’Homere veut donner n’est pas obscure. Lorsqu’on entend dire à la fin d’Athalie,

Que les Rois dans le Ciel ont un Juge severe,
L’Innocence un Vengeur, & l’Orphelin un Pere,

on en étoit convaincu avant la Catastrophe. Tous les soins qu’on a vu prendre de Joas, ont fait connoître le pere de l’Orphelin. Athalie a fait connoître le Vengeur qui la poursuit, dans les premiers Vers qu’elle a prononcés, & Mathan a fait connoître ce même Vengeur, lorsqu’il a révelé ses remords à son Confident.

Depuis le commencement de Britannicus jusqu’à la fin, on voit un Prince qui en écoutant un Flateur, étouffe peu à peu ses remords, & arrive au point de n’en plus avoir. Voilà ce que j’appelle la Morale d’une Piéce, & j’avoue que peu de Tragédies ont ce mérite. Les Poëtes songent donc principalement à nous amuser : & leur demandons-nous autre chose ?

Dans les critiques qui s’éleverent contre le Cid, on n’attaqua point cette Piéce sur la Morale. Quelle Tragédie cependant offre de plus pernicieux exemples que celle-ci, qui commença la gloire de notre Théâtre ? Ce n’est point assez d’y voir une Fille qui recevant dans sa chambre un homme couvert du sang de son pere, s’entretient de son amour avec lui, en gémit avec lui, & qui lui est enfin destinée pour épouse, par un Roi qui paroît autoriser le crime : on y entend toujours vanter cette affreuse justice qu’un Particulier se rend à soi-même ; & dans une Nation où les Rois, par des Loix si sages travaillent à éteindre la fureur du duel, on entend le coupable de ce crime s’en glorifier sans cesse, l’appeller une bonne action, & son Pere transporté de joye comparer ce funeste exploit aux Exploits guerriers contre les ennemis de l’Etat, en disant à ce Fils,

Ton premier coup d’épée égale tous les miens.

Dans le tems que le Cid recevoit tant d’applaudissemens, les Gens graves n’ont-ils pas pu dire ce que Solon disoit de la Tragédie naissante à Athenes, de pareils amusemens parleront plus haut que les Loix ? Ils le disoient : mais les Spectateurs attendris, tantôt pour Chimene, tantôt pour Rodrigue, & goûtant ce plaisir d’une grande émotion, qu’aucune Tragédie ne leur avoit encore fait sentir, étoient contents, & le Poëte l’étoit aussi.

Je n’impute point à Corneille des sentimens qui peuvent se trouver dans les Epîtres & les Préfaces qu’il retrancha de l’Edition de 1663, & qui se retrouvent dans les Editions suivantes. Lorsqu’un Auteur a retranché des Piéces du Recueil de ses Ouvrages, il est à croire qu’il n’a plus pensé dans un tems ce qu’il avoit pensé dans un autre. Quand Corneille écrivoit l’Epître qu’on retrouve à la tête de la suite du Menteur ; il ne connoissoit encore ni son Art, ni Aristote, ni Horace. Je ne suis pas, disoit-il, de ceux qui tiennent que la Poësie a pour but de profiter autant que de plaire. Pour moi je tiens avec Aristote & Horace, que notre Art n’a pour but que le divertissement. Voici ce que longtems après, un de nos Poëtes Tragiques a avoué4. Si on prétend que les Tragédies ne peuvent pas être d’un grand fruit pour les mœurs, la sincerité m’obligera d’en demeurer d’accord. Nous ne nous proposons pas d’ordinaire d’éclairer l’esprit sur le Vice & la Vertu, en les peignant de leurs vraies couleurs : nous ne songeons qu’à émouvoir les Passions, par le mélange de l’un & de l’autre. Il ajoute que dans la Catastrophe on a égard à la morale : mais, dit-il, cet hommage passager que nous rendons à la Raison, ne détruit pas l’effet des Passions que nous avons flatées dans le cours de la Tragédie. Nous instruisons un moment ; mais nous avons longtems séduit. Le remede est trop foible, & vient trop tard.

Cet aveu d’un de nos Poëtes me dispense de m’étendre sur le danger ordinaire des Tragédies. Je me borne à exhorter ceux qui travaillent pour les Spectacles qu’ils trouvent établis dans une Ville, à avoir toujours en vue l’utilité publique : leur Art seroit très-méprisable, s’il n’avoit pour objet que l’amusement. Il ne leur suffit pas de mêler l’utile à l’agréable ; ils doivent faire en sorte que dans leurs Piéces l’utile soit le fondement de l’agréable.

Qu’ils soient toujours attentifs à ne nous faire pleurer que sur des Sujets dignes de larmes. Le danger de la Tragédie n’est pas de nous faire entendre des lamentations, comme le dit en général Platon : ce sont les lamentations amoureuses qui amolissent les ames, & font perdre à la Vertu ses nerfs. Molliunt animos nostros…. Nervos omnes virtutis elidunt, dit Ciceron. Lorsque dans ma jeunesse, dit S. Aug., Conf. l. 2. j’allois au Théâtre, je m’affligeois avec les Amans qui étoient obligés de se séparer, j’avois compassion de leur malheur ; & aujourd’hui j’ai compassion de celui qui se réjouit dans une félicité misérable, ou qui s’afflige de la perdre. Voilà la véritable Pitié. Il seroit bien difficile à un Poëte Tragique d’exciter une Pitié de cette nature : ainsi quoique persuadé qu’une Tragédie peut être très-utile, je suis également persuadé du danger de presque toutes les Tragédies.

Je repete à la fin de cet Article ce que j’ai dit au commencement. Je n’y ai jamais prétendu justifier les Représentations publiques. On dit ordinairement qu’elles sont nécessaires pour occuper une multitude de Citoyens oisifs, & que si dans une grande Ville, il n’y avoit point de Plaisirs publics, il y auroit plus de crimes secrets. Je n’examine point ces raisons de la Morale humaine. Il ne seroit peut être pas difficile de prouver que cette Morale doit elle-même condamner les Spectacles. Sans parler des dangers ordinaires des Piéces, quand toutes les nôtres seroient innocentes, quel danger n’y ajoutent pas les Acteurs & les Actrices ? Dangers dont les suites funestes à l’honneur, au repos, & à la fortune des Familles, peuvent causer des désordres qui intéressent l’Etat ; dangers qui se trouvent dans la Représentation même d’Athalie, Piéce qui n’eût jamais paru sur le Théâtre public, si les intentions de l’Auteur, & celles de sa Famille, avoient été suivies.

M. de Cambray (Let. à l’Ac.) prétend que si nous avions une Tragédie qui n’inspirât que l’amour de la Vertu, un tel Spectacle entreroit fort utilement dans le dessein des meilleures Loix, & n’allarmeroit pas la Religion la plus pure.

Nous avons certainement quelques Piéces qui n’inspirent que l’amour de la Vertu : peuvent-elles être jouées sans danger ? Ce n’est point à moi à discuter cette question : je me contente de dire que mon sentiment est différent de celui de M. de Cambrai, & que je ne crois pas, comme le P. Saverio,5 que le Théâtre puisse être jamais une Ecole publique pour les Peres de Famille, les Enfans & le Peuple.

Ce Pere qui nomme un Acteur de la Comédie Italienne, qui vivoit comme un Saint, & ne montoit jamais sur le Théâtre sans avoir mis un cilice sur sa chair, austérité à laquelle l’engageoit sa Femme, qui exerçant là même profession, vivoit dans la même sévérité de mœurs, nous apprend aussi que cette Comédienne deux ans avant sa mort, se retira du Théâtre, & exhorta son Mari à l’imiter, ce qu’il ne fit pas. Le Pere Saverio nous apprend encore que le fameux Solis, lorsqu’il embrassa l’Etat Ecclésiastiques, voulut anéantir les Comédies qu’il avoit composées, quoique sages & décentes, Tuttoche savie e decenti, & resistant aux prieres & même aux ordres de ses Supérieurs, ne voulut jamais fournir au Théâtre des Autos Sacramentales dont on avoit un grand besoin depuis la mort de Calderon, & quoique ces Piéces soient toutes saintes, tuttoche religiosissime è sacre.

Ces traits, & plusieurs autres pareils nous prouvent, qu’après nous être fait pendant un tems de notre vie, des principes sur certaines matieres, qui nous paroissent certains, dans un autre tems de la vie, où nous voyons les choses d’un autre œil, ces mêmes principes nous paroissent faux, & la désobéisance de Solis à ses Supérieurs nous apprend ce qu’il pensa, quand il fut bien pénétré de ses devoirs, du Théâtre & des Autos Sacramentales.