(1752) Traité sur la poésie dramatique « Traité sur la poésie dramatique — CHAPITRE V. En quoi consiste le Plaisir de la Comédie, & de ce Sel qui assaisonnoit les Comédies Grecques. » pp. 131-144
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(1752) Traité sur la poésie dramatique « Traité sur la poésie dramatique — CHAPITRE V. En quoi consiste le Plaisir de la Comédie, & de ce Sel qui assaisonnoit les Comédies Grecques. » pp. 131-144

CHAPITRE V.
En quoi consiste le Plaisir de la Comédie, & de ce Sel qui assaisonnoit les Comédies Grecques.

Lorsqu’après avoir admiré une Muse qu’éleve le Cothurne, & qui porte le Sceptre & la Couronne, on voit sa Compagne en brodequin, qui n’a d’ornemens que son Masque, on est porté à la mépriser : elle a donc un merite très-rare, quand malgré la bassesse apparente de sa condition, & la simplicité de son langage, elle parvient à se faire admirer.

J’ai rapporté dans l’Histoire de la Poësie Dramatique chez les Grecs, que pour rendre la joie au Spectateur attristé par la Tragédie, les Poëtes inventerent les Piéces Satyriques, Piéces de mauvais goût, parce qu’il ne peut y avoir d’alliance entre la Tragédie & la Comédie, deux espéces de Poësie, entierement opposées l’une à l’autre. L’une doit être toujours baignée de larmes, & telle étoit la Tragédie Grecque : l’autre doit toujours rire, & tel étoit le caractere de la Vieille Comédie. Destinée à l’amusement d’une vile Populace, elle étoit grossiere dans ses discours : & dans ses bouffonneries, se permettoit toute médisance, toute obscénité, & que d’obscénités devoient remplir un Spectacle consacré à la joie, chez un Peuple qui dans sa Religion avoit des Fêtes si impures & si extravagantes !

Aristophane, un de ces Génies, heureusement très-rares, parce qu’ils sont très-dangereux, Génies qui sachant assaisonner d’un sel fin, les choses les plus grossieres, savent faire rire à la fois la canaille & les gens d’esprit, entreprit de rendre utile, non pas aux mœurs, mais au Gouvernement public, une Comédie si folle & si obscéne. Au milieu des bouffonneries dont ses Piéces sont remplies, nous voyons que le Chœur s’adressoit souvent aux Spectateurs pour leur faire observer que ce Poëte ne les amusoit pas comme les autres, par un frivole badinage, & leur débitoit d’importantes vérités, auxquelles ils devoient faire attention. Quel est en effet l’objet de ces Piéces, où l’Auteur paroît ne songer qu’à faire rire ? De faire connoître la mauvaise conduite des Administrateurs de la République, & des Généraux d’Armée, d’engager le Peuple à terminer par une Paix nécessaire, une Guerre qui duroit depuis plusieurs années, de lui faire sentir le ridicule de sa Religion, de lui reveler les fourberies de ses Prêtres, & de lui inspirer du mépris pour les Philosophes, qui ne débitent que de vaines subtilités. Jamais Poëte ne fut si extravaguant en apparence, & ne traita des Sujets si sérieux : mais jamais Poëte ne put traiter de pareils Sujets, que dans une Ville où toute critique étoit bien recue sur le Théâtre, pourvu qu’elle fût tournée de façon, qu’elle fît rire : les Atheniens s’imaginoient que quand Bacchus étoit fustigé sur leur Théâtre, ce Dieu en rioit lui-même.

Cette liberté de la Comédie cessa lorsqu’Athenes eut perdu la sienne : la nouvelle Comédie fut très-différente. Par les passages qui nous restent de Ménandre, de Philemon, & de plusieurs autres Poëtes, il paroît qu’elle étoit toute morale, & sententieuse. Elle devint plus utile aux mœurs, mais elle perdit son véritable caractere, qui est d’être plaisante. Elle doit toujours l’être, & il lui est permis de l’être, quand elle attaque d’une maniere fine & innocente les Ridicules des hommes.

Ces Ridicules, dépendans des usages, des modes, & des différentes manieres de penser, suivant les tems & les Nations, ne doivent pas, à ce qu’il semble, être toujours attaqués de la même façon. Ce qui paroissoit plaisant aux Atheniens, peut nous paroître froid, & ce qui étoit un bon mot pour eux, peut n’en être point un pour nous. Cependant une de nos Comédies, entierement imitée d’une Comédie Grecque, a été mise au nombre de nos bonnes, puisque depuis tant d’années qu’elle paroît sur notre Théâtre, elle fait rire & le Parterre, & les Spectateurs délicats, je parle de celle des Plaideurs. C’est le même Ridicule, que dans des siécles si différens, deux Poëtes ont attaqué, de la même façon, & avec les mêmes plaisanteries : elles sont donc asaisonnées d’un sel que le tems n’affadit point, & qui plaît à toutes les Nations. Avant que d’examiner la nature de ce sel, je vais rechercher la nature du plaisir que nous cause la Comédie.

J’ai dit que la Tragédie avoit à Athenes précédé la Comédie, parce que les Poëtes trouverent qu’il leur étoit plus aisé de faire pleurer que de faire rire. Je suppose que tandis que le Peuple s’amuse à entendre un Baladin monté sur des treteaux, un Criminel condamné à un supplice douloureux, vienne à passer, le Baladin verra presque tous ses Auditeurs le quitter & courir au Spectacle tragique.

Par quelle bisarrerie l’homme qui ne souhaite que la joie, va-t’il chercher les objets qui l’attristent, plutôt que ceux qui le font rire ? Il est certain, comme dit si bien Ciceron, que la nature nous a faits pour les choses sérieuses plutôt que pour jouer & folâtrer. Neque enim ita generati à naturâ sumus ut ad ludum & jocum facti esse videamur, sed ad severitatem potius. Il n’est pas nécessaire de faire valoir cette raison : nous conviendrons aisément que la Tragédie nous procure un plaisir plus vif que celui de la Comédie.

La Tragédie qui excite en nous les deux Passions qui nous sont données pour notre conservation & celle des autres, en les excitant nous fait jouir d’un Bien. La vue des malheurs des autres nous fait faire réflexion que nous en sommes exemts, & la compassion que nous avons des Malheureux flatte notre amour propre. Nous nous vantons d’avoir une Ame tendre & généreuse, voilà un Bien dont la Tragédie nous fait jouir, nos larmes nous font honneur, est honor & lachrymis.

Outre cela cette tristesse que cause la Tragédie est un chatouillement de l’Ame : & Descartes remarque dans son traité des Passions, que de même que le chatouillement, quand les nerfs ont assez de force pour le soutenir, cause un sentiment agréable qui deviendroit douloureux, si les nerfs n’avoient pas assez de force pour y resister, la tristesse que nous causent les Représentations Tragiques ne pouvant nous nuire en aucune façon, semble chatouiller notre ame en la touchant, & ce chatouillement cause un plaisir. On trouve dans S. Augustin, une réflexion à peu près pareille. Quand j’allois, dit-il, aux Spectacles, j’aimois ces pointes de douleur qu’ils impriment. Je n’aurois pas aimé ce qui les auroit trop enfoncées ; mais ce que des malheurs en peinture avoient de piquant, ne faisant qu’effleurer la peau, soulageoit ma démangeaison, comme le soulagement qu’on trouve à se gratter.

Voilà donc encore dans cette espece de tristesse, que cause la Tragédie, la jouissance d’un Bien, que ne nous procure pas l’enjouement d’une Comédie. Le rire n’est pas toujours le témoignage de la joie, & dans la véritable joie, comme celle que nous cause une heureuse nouvelle, nous ne rions jamais. Le rire est causé par une émotion subite dans notre corps, qu’excitent quelquefois, suivant les circonstances & notre humeur, des objets peu plaisans. On se vante d’avoir pleuré à une belle Tragédie, parce qu’on est flatté de paroître avoir un cœur tendre : mais on ne se vante point d’avoir ri des balourdises d’Arlequin : on dit au contraire, j’ai ri comme un Enfant. Homere qui veut rendre ses Dieux méprisables, les fait éclatter de rire, & leur rire ne finissoit point. Dequoi rioient-ils ? de voir marcher un Boiteux.

Le rire immodéré est celui des Dieux d’Homere, des Enfans, & des gens du Peuple. Platon a raison de le condamner : mais il est trop severe, s’il ne permet pas aux Poëtes de faire quelquefois rire les hommes. Ciceron plus humain, permet les jeux & les divertissemens, pourvu qu’on en use comme du sommeil, après avoir satisfait aux affaires sérieuses, & il distingue deux genres de jeux : l’un indigne d’un honnête homme, quand la grossiereté des choses est jointe à l’obscénité des paroles (que de Comédies condamnées !) Si rerum turpitudini adhibetur verborum obscenitas : l’autre élégant, poli, ingénieux, & plaisant avec finesse, Alterum, elegans, urbanum, ingeniosum, facetum. Et Ciceron ajoute qu’on trouve des traits de ce genre dans Plaute, & dans la vieille Comédie d’Athenes. Dans Ménandre & dans Terence on ne trouve point ce facetum, cet Atticisme.

Ainsi par un sel Attique, par Atticisme, nous n’entendons pas seulement la délicatesse du langage des Atheniens, mais leur maniere délicate de penser, & leur maniere fine & enjouée de railler. Les Romains attachoient la même idée à leur mot urbanitas. Ciceron prétend que leurs Ancêtres avoient possédé plus qu’eux cet agrément. Mirifice capior facetiis : accedunt non Attici, sed salsiores quàm illi Atticorum, Romani veteres atque urbani sales. Ce sel de l’Esprit assaisonne les Comédies d’Aristophane, les écrits de Lucien, & ceux de l’Auteur dont parle Rousseau dans ces Vers :

C’est dans ce bel Esprit Gaulois,
Que le gentil Maître François
Appelle Pantegruelisme,
Qu’à Neuilli, la Fare & Sonin
Puisent cet enjouement benin
Qui compose leur Atticisme.

Je n’ai garde de vouloir expliquer quel est ce sel de l’Esprit qui fait qu’un mot est un bon mot : on peut parler avec agrément, suivant Ciceron, de toute autre matiere que de celle-ci. Omni de re facetius quàm de ipsis facetiis : & Ciceron remarque que quoique les Grecs, & surtout les Atheniens, excellassent dans la Plaisanterie, leurs Ecrivains qui avoient voulu expliquer en quoi elle consistoit, ne faisoient rire que de leur impertinence. Sic insulsi extiterunt, ut nihil aliud eorum nisi ipsa insulsitas rideatur. Ciceron lui-même vouloit être plaisant, & ne l’étoit point. On peut juger par ses bons mots, dit Quintilien, que le talent de la plaisanterie ne lui avoit pas déplu, mais que la Nature le lui avoit refusé, non displicuisse illi jocos, sed non contigisse : à quoi il ajoute qu’il est aisé de se méprendre en fait de plaisanterie, parce que de la bonne à la mauvaise le pas est glissant & que le rire est très-voisin du ridicule, à derisu non procul abest risus. Que de Livres ennuieux, intitulés Faceties ! Que d’anciennes Comédies Italiennes très-ennuieuses, quoiqu’ornées de ce titre Comedia facetissima ! Quiconque est annoncé pour Plaisant, soutient rarement sa reputation ; & dans le tems où les Princes avoient à leur suite un homme chargé de les divertir, le Fol du Roi devoit souvent faire sa charge très-mal.

Une fine plaisanterie est souvent un mot dit sans paroître vouloir plaisanter. Lorsque dans les Plaideurs, le Portier du Juge vante sa condition, parce qu’on n’entroit pas chez son Maître sans graisser le marteau, & qu’il ajoute,

Il est vrai qu’à Monsieur, j’en rendois quelque chose,
Nous comptions quelquefois,

ces derniers mots dits sérieusement, font rire du Portier & du Juge. Lorsque le Juge répond au Plaideur qui lui demande audience,

Voyez mon Secretaire,
Allez lui demander si je fais votre affaire ;

ce mot dit par simplicité, fait sentir plusieurs traits picquans. La raillerie est amere & enjouée : voilà ce sel qui se fait sentir à l’esprit, dit Quintilien, comme le sel ordinaire se fait sentir au palais : quand il assaisonne un Ouvrage, cet Ouvrage n’ennuie jamais. Condimentum, quod sentitur latente judicio, velut palato, excitatque & tædio defendit orationem. Des traits fins & enjoués, répandus dans une Comédie ne suffisent pas : il faut savoir donner à toute la Comédie un tour plaisant. La Poësie Dramatique est toute Action, & toute Action de la Comédie doit paroître plaisante. Un bon Poëte Comique fait comme les Peintres, qui dans ces Portraits qu’ils nomment Charge, savent peindre un homme en ridicule, en lui conservant sa ressemblance. C’est le grand Art d’Aristophane & de Moliere. Le premier sait faire rire le Peuple de Socrate : il sait peindre en ridicule, un Philosophe qui veut faire des raisonnemens sublimes : Moliere sait peindre en ridicule, un Tartuffe. Un Poëte peut être très-fin railleur, & ne pas savoir donner ce tour plaisant à une Comédie. Cervantes qui par sa fine raillerie, est si admirable dans son D. Quichotte, ne l’est plus dans ses Comédies. Rousseau qui possédoit le talent de l’Epigramme, a travaillé dans le genre Comique, dont il avoit beaucoup étudié la Théorie. Ses Comédies ne sont point plaisantes. Il en estimoit une surtout, que ses Amis l’ont sagement empêché de rendre publique. Je l’ai lue, & j’y ai cherché inutilement ce que l’Auteur y pouvoit trouver de plaisant. Moliere avoit peut-être moins étudié son Art, mais l’Art d’être plaisant ne s’apprend point. C’est la Nature qui nous fait imitateurs enjoués, perpetuæ festivitatis ars non desideratur ; natura enim fingit homines & creat imitatores, & narratores facetos. L’Imitateur enjoué, rend amusans des objets qui par eux-mêmes sont très-ennuyeux. On éviteroit dans la Société un homme de Palais ne parlant que de procédures, & un Plaideur ne parlant que de ses Procès. Ces Personnages si ennuyeux, deviennent plaisans sur le Théâtre, par la maniere dont le Poëte sait les y faire paroître : l’Imitateur sait même nous faire appercevoir d’un Ridicule qui ne nous avoit pas frappés, avant son Imitation. Le Stile que Moliere imita dans ses Précieuses Ridicules, étoit alors à la mode, & avoit séduit des gens d’esprit. On rapporte que Menage sortant de cette Comédie, dit à Chapelain, nous admirions vous & moi, ces sottises-là : brûlons ce que nous avons adoré. Menage ne s’attendoit pas que lui-même seroit dans la suite mis aussi sur la Scene par le même Imitateur, & qu’il seroit un objet risible.

Moliere, génie unique, & plus admirable qu’Aristophane, puisqu’il n’avoit pas la même liberté, sut réunir les deux Genres, celui d’Aristophane & celui de Menandre, & força les Nations voisines, peu favorables à notre Poësie, à le regarder comme le Maître de la Comédie. Heureux s’il eut acquis sa gloire en respectant toujours les mœurs, que peut-être il a cru respecter, parce que les Poëtes Comiques qui l’avoient précédé, ignoroient ce que c’étoit qu’un pareil respect. De quel genre étoient les anciennes Comédies des Italiens, & dans quel Ville celle qui est regardée comme la meilleure, & qui a pour Auteur Machiavel, a-t-elle pû trouver un Théâtre & des Spectateurs !

Moliere, au Sel Attique joignit aussi, comme Aristophane, les graces naturelles du Stile. Sa Versification est la seule qui convienne à la Comédie, & sa Prose même a un agrément que peu de personnes remarquent. M. de Cambrai (Lettre à l’Académie) n’a pas fait assez d’attention au genre dans lequel Moliere écrivoit, quand il a condamné sa Versification & sa Prose. Cette Prose a une mesure conforme u ton de la conversation, & l’on m’a assuré qu’une ancienne & célebre Comédienne disoit qu’elle aimoit mieux jouer dans toute autre Piéce, que dans une Piéce en Prose de Moliere, parce que quand sa mémoire ne lui fournissoit pas les mêmes mots, & qu’elle vouloit dire la même chose en d’autres termes, elle perdoit aussitôt le ton naturel, quelle avoit peine à reprendre.

Corneille qui avoit mis à la mode parmi nous le goût de la Comédie Espagnole, à la tête d’une Piéce qu’il avoit intitulée Comédie Héroïque, avoit avancé que la Comédie peut se passer du Ridicule. Lorsque Moliere qui nous avoit accoutumés à une censure enjouée du Ridicule, mourut, Boileau regarda la Comédie comme morte avec lui. Ses successeurs ont pris une route différente, & ont travaillé dans un genre qu’ils ont appellé noble, & qui se passe du Ridicule. Quelque noble qu’il puisse être, je crois qu’au plaisir de voir des intrigues merveilleusement conduites & dénouées, à celui d’entendre des sentimens délicatement développés, & des portraits ingénieusement faits, les hommes préfereront toujours celui d’aller rire d’eux-mêmes, en se regardant dans un miroir qu’un autre Moliere leur présentera.

Après avoir dit que la Tragédie, Poëme qui doit toujours être grave & majestueux, est très-souvent dangereuse, que pourrois-je dire de la Comédie, Poëme où regne la liberté, l’enjouement, & la satyre ? Il n’est pas impossible qu’elle soit une censure innocente ; mais les Comédies qu’on peut appeller innocentes, sont si rares, que nous pouvons dire en général avec Quintilien, qu’il faut interdire cette lecture aux Jeunes gens, jusqu’à ce que leurs mœurs soient en sureté. Cùm mores in tuto fuerint. Et à quel âge sont-elles en sureté ?6 Un S. Jean Chrysostome (supposé que ce qu’on dit de lui soit véritable) pouvoit se délasser à la lecture d’Aristophane, en y cherchant le stile élégant de sa Langue ; & il étoit permis à un S. Jérôme dans son désert de lire Plaute, quoiqu’il se soit reproché le plaisir que lui causoit cette lecture.