(1752) Traité sur la poésie dramatique « Traité sur la poésie dramatique —  CHAPITRE VIII. Dans quelle Nation la Poësie Dramatique Moderne fit-elle les plus heureux progrès ? » pp. 203-230
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(1752) Traité sur la poésie dramatique « Traité sur la poésie dramatique —  CHAPITRE VIII. Dans quelle Nation la Poësie Dramatique Moderne fit-elle les plus heureux progrès ? » pp. 203-230

CHAPITRE VIII.
Dans quelle Nation la Poësie Dramatique Moderne fit-elle les plus heureux progrès ?

J’espere ne rien dire dans ce Chapitre, qui me fasse soupçonner d’un préjugé aveugle pour ma Nation. Je n’imiterai pas ce zéle du P. D. Feijoo pour la sienne, qui lui fait dire que Rome n’a produit qu’un Ciceron, au lieu que l’Espagne a produit deux Seneques, & que si tant de personnes mettent Virgile au dessus de Lucain, ce n’est qu’à cause que Lucain étoit Espagnol, & que toutes les autres Nations sont envieuses de la gloire de l’Espagne.

Je me sens très-incapable d’une jalousie qui m’engageroit à rabaisser injustement les Ouvrages de nos Voisins, & je fuis très-éloigné d’un esprit de vengeance qui me porteroit à mal parler de leurs Poëtes, parce que quelques-uns de leurs Ecrivains ont très-mal parlé des nôtres. Je n’impute point à toute une Nation, des sentimens particuliers à quelques Ecrivains. Que Dryden, Poëte Dramatique Anglois, se soit déclaré l’ennemi de notre Poësie Dramatique ; que Gravina qui avoit fait cinq Tragédies, qu’il trouvoit bonnes, n’ait point admiré les nôtres, & que M. Maffei qui a entendu faire de si pompeux éloges de sa Merope, ait parlé avec un mépris inconcevable de la Tragédie Françoise, nous ne songeons point à nous en chagriner.

Il est même fort naturel que nos grands Poëtes ne reçoivent pas chez les Etrangers, tous les honneurs qu’ils méritent. Ceux qui ne les connoissent que par des traductions, les voient dépouillés de tous leurs ornemens, & souvent même travestis. Ceux qui peuvent les lire dans notre Langue, ont-ils l’oreille assez Françoise, pour être frappés de toutes ces beautés de Langage & d’Harmonie, qui dépendent souvent de l’endroit où une expression est placée ? L’Harmonie de nos Vers paroît à quelques Espagnols, comme à D. Feijoo, une parure maussade, Traye desayrado, & notre cadence, languissante & lâche, parce que leurs oreilles sont accoutumées à une cadence très-différente.

Les sentimens de quelques Auteurs entêtés sur leur Nation, ne sont pas toujours ceux des Personnes éclairées dans cette Nation. Ne croyons pas qu’à Londres, où il y a tant de Gens de Lettres, & où les Poëtes Grecs sont si connus, le Théâtre Anglois soit approuvé de tout le monde. Dans une Comédie de Congreve, on détourne un jeune homme de se faire Poëte en lui disant : Fai-toi plutôt Chapelain d’un Esprit fort, ou Complaisant d’une vielle veuve, que Poëte, à moins que tu n’aies assez de talens pour faire revivre parmi nous le Théâtre d’Athenes & rétablir la Poësie. Congreve qui a tant imité notre Moliere, étoit donc persuadé que la Poësie de sa Nation étoit fort éloignée de la perfection.

Dans le tems que toute Piéce de Théâtre étoit imprimée en Espagne avec ce titre, Comedia famosa, è grande, les Ouvrages des autres Nations n’y étoient pas connus. Depuis que les Espagnols ont pris un style plus naturel, ils ne nous méprisent point. D. Ignatio de Luzan dans sa Poëtique a vanté avec discretion les anciens Poëtes Espagnols, & n’a point voulu par prudence parler des nôtres, qui sont aujourd’hui très-connus & très-estimés de plusieurs Espagnols éclairés, & amateurs des belles choses, comme j’en ai été assuré par une Lettre dont m’a honoré D. Montiano de l’Académie Royale de Madrid, auteur de la Virginie.

Ce sont les Italiens qui ont le plus fait éclatter leur mépris pour notre Poësie. Je ne m’arrête point à Crescembeni, à qui toute Piéce Italienne paroît une merveille ; mais je suis fâché de voir le P. Saverio mieux juger des Poëtes de la Grece que des nôtres. On ne m’accusera pas de mauvaise humeur contre lui, puisque le Poëte qui m’intéresse le plus, est appellé par lui, il Principe di Tragici Francesi. Il déclare qu’il excelle par la peinture des Passions, l’art de les émouvoir, la beauté des expressions, & la pureté du langage : mais il nous reproche à tous en général de faire parler à la Françoise, les Héros de l’Antiquité, de même que nous les faisons paroître sur le Théâtre avec des parures Françoises, ensorte qu’on les pourroit appeller selon lui, M. Achille, M. Hippolyte, Mademoiselle Iphigénie. Martelli, grand admirateur de notre Tragédie, nous reproche aussi de faire paroître Agamemnon avec une perruque & un chapeau.

Cette critique n’est pas mieux fondée que la premiere. Si nos Acteurs & nos Actrices faisoient faire leurs habillemens sur le modele de ceux que nous ont conservé les antiques Statues, nous les trouverions aussi ridicules, que s’ils nous parloient entierement à la maniere des Grecs. C’est ce qu’a dit l’Abbé Conti dans la Préface de ses Œuvres. On accuse Racine d’avoir passé les bornes de la vraisemblance dans ses peintures des Heros de l’Antiquité ; mais ce Poëte si sage a mieux aimé rendre ses Personnages un peu trop François, que de les laisser trop Grecs. Qu’on dise tant qu’on voudra que Corneille est plus majestueux & plus sublime, je ne m’y opposerai point, quoique je ne m’en apperçoive pas toujours.

C’est ainsi qu’a parlé de nos Poëtes un Italien habile, qui les connoissoit, parce qu’il avoit fait un long sejour parmi nous ; & Martelli qui avoit aussi vecu quelque tems à Paris, n’en a parlé qu’avec admiration. Les Etrangers en parlent souvent sans les connoître, & les Italiens sont communément plus disposés que les autres, à les mépriser : je ne sais si quelque vanité ne les aveugle pas, & s’ils ne veulent pas s’attribuer sur toutes les autres Nations, cette supériorité dans tous les Arts, que nous ne leur disputons pas dans celui de la Peinture. Nous serons à genoux devant eux, quand il s’agira de Peinture : mais quand il s’agira de Poësie, nous nous releverons sans fierté.

Ne croyons pas non plus que toutes les Tragédies Italiennes ayent paru à tout Italien, comme à Crescembeni, autant de merveilles, puisqu’au contraire aucune d’elles ne paroissoit au Tassoné s’être élevée au dessus du médiocre. Ce qu’il en a dit est très-remarquable : Soit par la faute de nos Poëtes, soit par l’imperfection de notre Langue, qui n’est pas propre aux Sujets majestueux, aucun de nos Tragiques n’a eu le bonheur de passer la médiocrité.

Riccoboni n’est pas plus favorable à sa Nation, lorsque dans son Histoire des Théâtres, il dit : Tout ce que les Italiens ont fait de mieux en 250 ans en fait d’Ouvrages Dramatiques, ne peut être comparé à ce que la France a produit en 70 ans, & parmi le grand nombre de Tragédies Françoises, qui traduites en Italien ont été si bien reçues en Italie, il y en a beaucoup qui n’ont été représentées qu’une fois ou deux à Paris, c’est-à-dire, que ce que nous rejettons peut encore être bien reçu en Italie.

Pourquoi donc M. Maffei est-il si difficile, & pourquoi notre Rhodogune même n’a-t-elle pu lui plaire, ce qui paroît par la longue critique qu’il en a faite ? Quand il nous offrira dans sa Langue une Tragédie avec les mêmes beautés, & tous les mêmes défauts qu’il y trouve, nous reconnoîtrons que la Tragédie a fait de très-grands progrès en Italie.

Que ce ne soit ni la prévention, ni la jalousie qui nous fassent parler les uns des autres ; ne méprisons pas tout ce que nous ne possédons point, & n’admirons pas tout ce que nous possédons. Loin de ressembler à ces Nations qui vantent jusqu’à leurs Antiquailles, avouons que nous avons été longtems dans l’indigence, & que l’enfance de la Poësie Dramatique a été par tout très-longue. J’en vais dire la raison.

§. I. Le désordre regna longtems par tout. Quelle en fut la cause.

Je n’ai pas besoin de prouver que le désordre regna par tout, je l’ai assez fait connoître par l’Histoire de la Poësie Dramatique moderne. Nous nous égarâmes tous, & notre égarement fut si grand, que nous ignorâmes jusqu’à cette distinction si naturelle, que les Yncas même, comme je l’ai dit dans le premier Chapitre, savoient faire entre le Genre sérieux & le bouffon, le Tragique, & le Comique. Tout dialogue exécuté sur un Théâtre, sur quelque Sujet que ce fut, badin ou triste, fut appellé Comédie, nom qui est resté au lieu où se font ces Représentations & aux Acteurs. Les Piéces Espagnoles sur les plus graves Sujets, eurent très-longtems le même titre, & dans la Comédie des travaux de Job, il est dit que la patience de Job, que Dieu contemple des balcons du Ciel, lui donne une belle Comédie. Dans les anciennes Piéces Espagnoles on trouve avec Cyrus & Astyage, une Philis, une Flore, & toujours un Gracioso, Personnage assez conforme à l’Arlequin de l’Italie.

Personne n’ignore de combien de bouffonneries, les Tragédies de Shakespear sont remplies. Nous avons vu dans l’Histoire de la Poësie Dramatique chez les Grecs, que leurs Poëtes furent obligés de faire succéder aux Représentations Tragiques, quelque Piéce plaisante, pour reveiller le Peuple qu’attristoit la Tragédie ; c’étoit pour une Populace qu’ils avoient cette complaisance : les Poëtes modernes traiterent leurs Spectateurs comme Peuple, quand ils eurent peur de les trop attrister. Ils firent plus : au lieu de faire du moins succéder la joie à la tristesse, ils crurent qu’il falloit faire rire & pleurer tout à la fois.

Quand on s’apperçut que ces Piéces étoient monstrueuses, on en voulut faire de plus regulieres, & on y mit des Chœurs, pour pouvoir dire qu’elles étoient à la maniere des Grecs : mais cette maniere etoit bien ignorée des Poëtes qui travailloient alors. Les seules Tragédies de l’Antiquité qu’ils lisoient, étoient celles de Seneque : elles furent leurs modéles, & dans toutes nos anciennes Tragédies, on ne trouve par cette raison, qu’une Action mise en Déclamation, sans liaison de Scenes, avec un Chœur, qui sans s’intéresser à l’Action ne vient que pour débiter des lieux communs de Morale.

Ces Poëtes cependant devoient être plus encouragés à bien faire, que ceux de la Grece : ce n’étoit pas comme eux, à une assemblée tumultueuse de tout un Peuple, qu’ils avoient à plaire. Ils avoient pour Spectateurs, des Papes, des Empereurs, des Rois. Pourquoi ne leur présentoient-ils rien de bon ?

Ces Spectateurs, dira-t-on, ignoroient alors aussi bien que les Poëtes les Régles d’Aristote. C’étoit un bonheur pour les Poëtes, qui avoient à contenter des Spectateurs moins difficiles que nous. Pour juger d’une Piéce de Poësie, les Papes, les Rois, les Cardinaux étoient Peuple, & pour plaire au Peuple, il n’est pas nécessaire de suivre les Régles. Pope fait à peu près ce raisonnement dans sa Préface sur Shakespear, il le loue jusqu’à dire que ses Caracteres sont la Nature même, ensorte que si ses Piéces étoient imprimées sans les noms des Personnages, le Lecteur les mettroit, après avoir lu leurs paroles. Il avoue en même tems les grands défauts de ce Poëte, un merveilleux contraire à la Nature, des pensées outrées, des expressions ampoullées Bombast, une versification tonante Thundering : mais il l’excuse en disant qu’il travailloit pour plaire à une Populace to please the Populace, & que juger Shakespear sur les Régles d’Aristote, ce seroit juger un homme sur les Loix d’un Pays où il n’a jamais été, & qu’il n’a pu connoître. Il est aisé de répondre à Pope, que les Régles du bon sens sont de tous les Pays, & qu’Aristote n’avoit point écrit, quand Sophocle & Euripide charmoient une Populace innombrable qui entroit au Spectacle gratis. Pourquoi prirent-ils une route si différente de celle de Shakespear, & de Lopes de Vega ? Parce qu’ils consulterent le bon sens, qui leur dit que pour plaire par l’Imitation d’une Action, il falloit que cette Imitation fût faite avec vraisemblance.

Aristote n’a point fait une autre Régle. On a beau dire, pour justifier les Tragédies des Anglois, pleines d’Episodes inutiles, & leurs Comédies où l’on voit au moins deux intrigues qui n’ont ensemble aucune liaison, que la simplicité & l’unité d’Action ne plaît qu’à des François, au lieu que les Anglois qui aiment à être occupés, savent porter un esprit d’attention jusques dans leurs amusemens. On a beau ajouter que cette Nation, qui aime la liberté en tout, est supérieure aux Regles. Nous ne connoissons aucun Ouvrage généralement estimé, fait par un esprit supérieur aux Regles, & l’Auteur de D. Quichotte nous en dit la raison, dans une conversation entre le Curé & le Chanoine. J’avois voulu, dit le Curé, faire un Poëme suivant les regles ; mais je fis reflexion que je me casserois la tête pour plaire aux personnes éclairées, qui sont en petit nombre, au lieu qu’en ne les suivant pas j’aurois beaucoup moins de peine, & je plairois aux ignorans qui sont en très grand nombre. Nos Comédies ne sont-elles pas applaudies, quoique ridicules & contre les Regles ? Si elles étoient dans les Regles, elles ennuyeroient. Vous vous trompez, lui répond le Chanoine, ce n’est pas le Peuple qui aime les choses ridicules, ce sont les Poëtes qui n’en savent pas faire d’autres. Si leurs Piéces de Théâtre étoient faites avec ordre & bien conduites, elles feroient bien plus de plaisir, parce qu’elles exciteroient les Passions qu’elles doivent exciter. Le raisonnement du Chanoine est très-juste. Un Poëte ne sera jamais bon Poëte, si l’Art & la Nature ne se prétent la main pour le former. La Nature seule fait un Camoens, un Lopes, un Calderon, un Shakespear : l’Art seul fait un Guarini, un Marini : la Nature & l’Art font de concert un Homere, un Sophocle, &c. & ce sont toujours les Ouvrages de ces Genies qui n’ont point été supérieurs aux Regles, qui enlevent & conservent l’admiration de tous les Peuples.

Notre Corneille lui-même, quand il entra dans la carriere Dramatique, la connoissoit si peu qu’il soutenoit dans la Préface de sa troisiéme Piéce, qu’une Piéce Dramatique ayant cinq Actes, on pouvoit donner à l’Action cinq jours de durée, & il n’intitula son Clitandre Tragédie, qu’à cause que dans le cours de cette Piéce, quelques Personnages se battoient & se tuoient.

Voilà donc la premiere cause du désordre qui regna sur tous les Théâtres, l’ignorance des Régles. La seconde fut la paresse des Poëtes, défaut de ces Poëtes même si étonnants par leur fécondité, des Lopes de Vega, des Hardis, parce que quand un Poëte a fait une Piéce, il lui est bien plus aisé d’en faire une autre, que de corriger celle qui est déja faite. Horace disoit que les Romains aimoient à écrire, & non pas à effacer, que le travail de la lime les rebuttoit ; nos premiers Poëtes ont eu la même aversion ; ils avoient bientôt composé une Piéce nouvelle, & la nouveauté suffisoit pour leur attirer des Spectateurs.

Comme il étoit plus aisé d’occuper leur attention par plusieurs avantures, que par une seule bien détaillée, & bien conduite ; les Piéces furent remplies d’avantures arrivées en différens tems, & en divers lieux.

Comme il étoit plus aisé de faire rire le Peuple par des jeux de mots, & par des obscénités, que par de fines plaisanteries, la Comédie ne fut qu’indécence & bouffonnerie.

Comme il étoit plus aisé de ne point rimer, que de savoir faire venir naturellement des Rimes, on se dispensa de rimer.

Enfin comme il étoit plus aisé de faire parler aux Passions tout autre langage que le leur, ont prit un style outré, & voici la troisiéme cause du désordre général.

Les Poëtes s’imaginerent d’abord que pour donner de la grandeur à la Tragédie, il falloit lui faire parler un langage merveilleux. Les premiers Poëtes Tragiques de la Grece tomberent eux-mêmes dans cette faute, dont nous trouvons assez d’exemples dans Eschyle. Nous lisons dans la Rhétorique d’Aristote, qu’ils ne disoient que des niaiseries dans un langage très-éloigné du langage ordinaire ; qu’ils sentirent enfin qu’il falloit rabaisser leur ton, pour dire des choses plus sensées, & parler à l’esprit, plutôt que de ne parler qu’aux oreilles.

Quand les Poëtes modernes, après s’être rendus inintelligibles par un pompeux galimatias, voulurent rabaisser leur ton, ils chercherent le merveilleux du style dans le brillant des pensées. Un Poëte Italien disoit en voyant sa Maîtresse couchée sous un arbre, Approchez, & venez voir le Soleil couché à l’ombre. Un Poëte Espagnol étoit si content de mourir pour sa Maîtresse, qu’il disoit à la mort, O mort, viens me saisir furtivement, que je ne sache pas que tu viens, de peur que le plaisir de mourir ne me rende la vie. On sait combien ce stile devint commun en Italie, & combien celui du Pastor fido est opposé au langage des habitans de la campagne. Ce stile dont les Italiens ont prétendu s’être corrigés, se retrouve dans toutes les Tragédies du Cardinal Delfino. Sa Lucrece, après s’être donné un coup de poignard, dit à son Pere, que voulant instruire les Siécles à venir de sa vertu, elle n’a point trouvé d’autre plume qu’un poignard, ni d’autre encre que son sang.

Les Piéces de l’Abbé Metastasio ne sont-elles pas encore remplies de brillantes comparaisons ? C’est-là qu’un Roi vaincu, & méditant d’aller encore attaquer son Vainqueur se dit à soi-même, Le chêne après avoir combattu cent hivers contre les vents, quand il est abattu par eux, vole ensuite sur la mer, pour les y aller trouver & les combattre encore. C’est-là qu’un Amant contraint d’éloigner de lui pour quelque tems sa Maîtresse, afin de ne la point perdre pour toujours, fait cette reflexion sur sa peine, la Vigne coupée à propos en devient plus belle, & ce sont les blessures que la main du Pasteur Arabe fait à un arbre, qui en font couler le beaume. On dira peut-être, qu’on ne doit point désaprouver ces choses dans les Ouvrages d’un Poëte qui travaille pour un Musicien, & que ce stile ne se trouve point dans la Mérope de M. Maffei, ni dans les Tragédies de l’Abbé Conti.

Ces Piéces sont sans doute plus estimables que celles de Delfino : je reconnois une réforme arrivée sur le Théâtre de l’Italie, & même sur celui de l’Angleterre ; & je crois que l’exemple du nôtre en a été la cause. Je vais m’en expliquer.

§. II. L’exemple du Théâtre François fait cesser le grand désordre qui regnoit sur les autres.

Je vais montrer dabord que nos voisins ont été enfin obligés de mettre plus de régularité dans leurs Piéces Dramatiques : je ne parlerai point de leurs Comédies ; qu’aurois-je à dire de celles de l’Italie ? L’Abbé d’Aubignac a marqué son étonnement de ce que dans le Pays de Plaute & de Térence, les Enfans des Latins étoient si peu savans dans l’Art de leurs Peres. Addisson dans son voyage d’Italie, en porte ce jugement très-remarquable, elles sont toutes basses, pauvres, & dissolues beaucoup plus que celles mêmes de mon Pays : leurs Poëtes n’ont aucune idée de l’agréable Comédie. Instruit par Addisson de la licence qui regne dans ces Comédies, & dans celles de son Pays, je n’examinerai ni les unes ni les autres.

A l’égard de la Comédie Espagnole, que nous avons goûtée quand nous n’en connoissions pas une meilleure, elle est quelquefois amusante, & les Poëtes de cette Nation ont été très-féconds à inventer des intrigues ingénieuses. Mais, comme l’a dit S. Evremond, elle n’est pas une peinture de la vie humaine, suivant les caracteres des Hommes : elle n’est qu’une peinture de la vie de Madrid, suivant les intrigues des Espagnols.

D’ailleurs Moliere ayant été copié par tout, est cause qu’on nous accorde par tout la gloire de la Comédie, tandis qu’on nous dispute encore celle de la Tragédie.

Si l’on en croit Gravina & Crescembeni, les Italiens ne connoissent dans ce Genre de rivaux que les Grecs : & pour confondre la jalousie des autres Nations, il leur suffit des Tragédies du Cardinal Delfino.

S. Evremond a pensé bien différemment quand il écrivoit sur les Spectacles des Italiens, à l’égard de leurs Tragédies elles ne valent pas la peine qu’on en parle : les nommer seulement c’est inspirer de l’ennui. Ce jugement est trop dur, mais il est vrai que leurs anciennes Tragédies sont presque toutes fort ennuyeuses, à cause de ces longs Monologues pleins de froides Réflexions, & que l’Action est conduite sans vraisemblance. Celles du Cardinal Delfino, qui suivant Crescembeni, doivent confondre notre jalousie, sont dans le même goût. J’en ai déja fait connoître le stile : voici la conduite de sa Cléopatre. Après que Megere & l’Ombre d’Antoine ont fait la premiere Scene, sans qu’on sache pourquoi elles sont sorties des Enfers, & pourquoi elles y retournent, un Astrologue vient dans un Monologue étaler toutes ses connoissances : ensuite Octave très-amoureux de Cléopatre en loue la beauté, en disant, qu’elle brille sur les autres beautés, comme la Lune sur les Etoiles ; que si le Sceptre est tombé de ses mains, elle en a un autre sur le front ; que d’un clin d’œil elle écrit ses Loix, & les commande aux cœurs ; que ses paroles sont des chaînes, & ses regards des liens. Résolu de l’amener à Rome avec lui pour l’épouser, afin de tromper le Sénat, il écrit à Rome qu’il amenera Cleopatre pour la faire servir d’ornement à son triomphe. Cette Lettre tombée de sa poche par hasard, est portée à Cleopatre, qui de désespoir se donne un coup de poignard. Elle apprend la vérité, elle revient aussi-tôt demander pardon à Auguste de l’avoir cru un traître, & sentant la mort s’approcher, elle invoque l’Ombre d’Antoine, pour qu’elle vienne au-devant de la sienne, lui montrer le chemin des Enfers, & empêcher qu’elle ne soit mordue par Cerbere,

Riparami dà morsi
Di Cerbero feroce.

Des Tragédies ainsi conduites & écrites dans ce stile, sont-elles donc capables de confondre notre vanité Poëtique ? Sont-elles capables de faire marcher leurs Auteurs de pair avec les Grecs ?

Quand les Piéces Dramatiques de l’Italie ne peuvent rester longtems sur ses Théâtres, faut-il en accuser le mauvais goût du Peuple ? On peut en croire un homme qui a exécuté plusieurs fois sur ces Théâtres, & des Piéces Françoises traduites, & des Piéces Italiennes anciennes & modernes.

Riccoboni dans son Histoire du Théâtre Italien, nous raconte qu’ayant voulu représenter à Venise une Piéce de l’Arioste, le meilleur Poëte Comique qu’ait en l’Italie, le Peuple y courut à cause du nom de l’Arioste, & ne sachant pas qu’il eût fait des Comédies, s’attendit à voir sur le Théâtre Roland le furieux. Sitôt qu’il entendit parler d’autre chose, il s’éleva un si grand murmure, que les Comédiens furent obligés de se taire, & de baisser la toile. Ce fait nous apprend que les Comédies de l’Arioste, quoique le meilleur Poëte de l’Italie, n’y sont pas connues comme le sont parmi nous celles de Moliere. Dans ce même Livre Riccoboni paroît vouloir nous faire entendre qu’il représenta avec succès quelques Tragédies Italiennes, & que la Mérope de M. Maffei fut reçue avec applaudissement ; mais c’est ce qu’il raconte d’une maniere bien différente dans une Lettre écrite à l’Abbé Desfontaines, & imprimée dans ses Observations, tom. 8. Ce récit est curieux. Dans le tems, dit-il, que je marchois avec beaucoup de peine, mais aussi avec beaucoup d’honneur par le beau chemin de l’excellent Théâtre François, M. Maffei me dit qu’il étoit fâché de me voir jouer continuellement des Tragédies Françoises ; qu’elles ne valoient toutes rien, (il n’exceptoit pas même les meilleures) & que la seule Sophonisbe du Trissin valoit mieux que tout Corneille & Racine. J’eus pour lui la complaisance de la jouer, aussi-bien que le Torismon du Tasse, & la Cleopatre du Delfino. Malgré l’intérêt que chacun y prenoit pour la gloire de sa Patrie, Corneille & Racine triomphoient toujours. Ma Femme & moi, nous priames M. Maffei de ne plus nous charger de ces antiquailles, & de faire lui-même une Tragédie. Il fit la Mérope, que je représentai à Venise : mais le gain ne compensa pas la dépense que je fis pour la représenter. Elle fut jouée onze fois. On a parlé de cette Tragédie parce qu’elle a paru sur le Théâtre. S’il n’eût fait que l’écrire, elle eût eu le sort des autres. C’est-à-dire, qu’après les premiers complimens faits à l’Auteur par un petit nombre de Gens de Lettres, elle seroit demeurée ensevelie dans l’oubli.

Il est aisé de juger par cette Lettre, que Riccoboni, qui possédoit le Théâtre François, n’a point pensé tout ce que dans son Histoire du Théâtre Italien il a écrit de favorable à la Poësie Dramatique de sa Nation, qu’il a voulu ménager. Il en avoit dépouillé les préjugés en France.

Ce récit peu favorable à la Mérope Italienne, & le jugement qui en est porté dans les Observations de l’Abbé Desfontaines, dans celles de Lazarini imprimées à Rome en 1743, & dans une Lettre écrite à M. de Voltaire qui se trouve dans ses Œuvres, fera demander pourquoi une Piéce qui produisit si peu d’effet à la Représentation, & dans laquelle les Critiques ont relevé tant de défauts, fut quand elle parut, si vantée par les Gens de Lettres de l’Italie, & même parmi nous. Elle parut écrite & conduite plus naturellement que toutes celles que l’Italie avoit encore produites, & c’est par cette raison que l’Abbé Conti place à cette Piéce l’époque du bon goût du Théâtre de sa Nation. C’est dans ce même goût qu’il a composé les siennes, qui étant celles d’un homme plein de la lecture des bons Ouvrages de l’Antiquité & des nôtres, sont malgré leurs défauts, préférables à toutes celles que Gravina & Crescembeni vouloient nous faire admirer.

Voici donc la Tragédie perfectionnée en Italie, voyons si elle s’est aussi perfectionnée en Angleterre.

Il est difficile qu’elle se perfectionne, tant que durera une aveugle admiration pour Shakespear. Qu’on vante tant qu’on voudra son génie, qu’il ait été si l’on veut comme Ennius, appellé par Ovide ingenio maximus, il a certainement été comme lui arte rudis.

Il est encore difficile qu’elle se perfectionne, si ceux qui sont capables de faire connoître les beautés de l’Art, ne trouvent pas des Auditeurs, capables de les goûter. On croiroit que l’air du Pays n’est point favorable à ces beautés, à entendre dire à S. Evremond, parlant des Tragédies Angloises : On ne peut avoir toutes choses, & dans un Pays où tant de bonnes qualités sont communes, ce n’est pas un grand mal que le bon goût y soit rare. S. Evremond, dira-t-on, qui vivoit à Londres sans savoir l’Anglois, ne pouvoit pas juger des Piéces qu’il n’entendoit pas. Mais l’Auteur du Spectateur ne donne pas une grande idée de la Tragédie de sa Nation, quand il dit qu’on y excite la Terreur, par des ombres, des spectres, par le son d’une cloche : & M. de Voltaire, très-capable de juger de cette Tragédie, malgré les éloges qu’il a donnés quelquefois au Théâtre Anglois, ne dit-il pas dans sa Lettre à M. Maffei : Il semble que la même cause qui prive les Anglois du génie de la Peinture & de la Musique, leur ôte celui de la Tragédie ?

Les exemples que j’ai rapportés de la maniere dont ils ont imité quelques-unes de nos meilleures Piéces, font connoître leur goût. Je vais encore le faire connoître, par une Piéce entiérement à eux, & qui est mise au nombre de leurs meilleures ; c’est celle de Dryden sur la mort d’Antoine & de Cleopatre.

Tout Poëte connoissant son Art, en traitant ce Sujet, aura pour objet d’inspirer l’horreur d’une Passion qui a des suites si terribles : l’objet de Dryden paroît tout contraire. Il intitule sa Tragédie, Tout pour l’Amour, ou le monde bien perdu, parce que l’Amour en cause la perte. Quel titre pour une Tragédie ! La Catastrophe est le triomphe de l’Amour. Antoine qui s’est jetté sur son épée vient mourir entre les bras de Cléopatre, qui va le suivre. Il est content, parce qu’ils vont se retrouver aux Enfers, sous ces berceaux qu’habitent les Ombres des illustres Amants, qui toutes vont les environner & faire leur cortège. Avant que d’expirer il demande à Cleopatre un bien, qu’il trouve plus précieux que tout ce que sa mort laisse à Octave, un baiser. Ah ! prens en dix mille, lui répond Cleopatre. Encore un mot, si tu vis encore, ou si tu n’as pas la force de parler, soupire pour moi, regarde moi….

Take ten Thousand Kisses, &c.

Cleopatre se fait picquer par des aspics, & prête à mourir veut qu’on approche son corps de celui d’Antoine. Est-ce là respecter les Mœurs, la Raison, & la Tragédie ?

Cependant c’est dans la Préface de cette Piéce que l’Auteur insulte les Poëtes François, leur reprochant de ne point savoir imiter la Nature. Ils mettent, dit-il, tout leur esprit dans leur Cérémonial, & manquent de ce génie qui anime notre Théâtre ; ils sont très-corrects, & nous endorment, de même que ceux qui dans la Société ne savent faire que des civilités, sont fort insipides. Pour prouver son accusation, il cite l’exemple de notre Hippolyte, qui aime mieux mourir injustement accusé, que de révéler la vérité. Cet excès de générosité ne peut se trouver que parmi des fols, suivant Dryden, Is not practicable but with fools And Madmen.

Ne songeons point à rendre à Dryden reproches pour reproches : nous aurions trop d’avantage sur lui. Ainsi ne parlons pas de sa Tragédie intitulée le Duc de Guise, Piéce propre à exciter une Populace à la révolte, & faite pour tourner en ridicule la Religion & ses Ministres, sous le Personnage du Curé de S. Eustache qui y paroît. La Tragédie Angloise s’est perfectionnée, & a eu cette obligation à la nôtre, comme le reconnoît l’illustre Pope, dans une de ses Epîtres imitées de celles d’Horace. C’est ainsi qu’il paraphrase ce Vers d’Horace, Græcia capta ferum victorem cepit, &c. Nous avons conquis la France, mais nous avons senti les charmes de notre Captive, dont les Arts victorieux ont triomphé de nos Armes.

We conquer’d France, but felt our Captiv’s charms ;
Her Arts victorious triumph’d o’er our arms.

Et il ajoute, l’exact Racine, & le noble Corneille nous ont appris que la France avoit quelque chose d’admirable. Ce n’est pas que l’Esprit Tragique ne soit le nôtre ; mais Shakespear, Otwai, Dryden ont négligé le plus important de tous les Arts, l’Art d’effacer,

The last, and greatest Art, the Art to blot.

C’est encore Pope qui nous apprend à placer l’époque d’un meilleur goût dans la Tragédie Angloise, au Caton d’Addisson, lorsque dans le Prologue qu’il a fait pour cette Piéce, il s’adresse en ces termes à ses Compatriotes : Voici, Anglois, un Ouvrage digne de votre attention. L’ancien Caton regarda avec un sage mépris Rome apprenant les Arts de cette Grece qu’elle avoit vaincue ; notre Théâtre a eu trop longtems l’obligation de sa durée à des Piéces transportées de la France, ou à des Chants Italiens ; osez vous-mêmes penser : & pour affermir votre Théâtre, livrez-vous à votre chaleur naturelle,

Dare to have sense your selves, assert the stage.

Une Piéce de cette Nature doit charmer une oreille Angloise ; Caton lui-même n’eût pas dédaigné de l’entendre.

Je ne m’arrêterai pas à relever dans cette Piéce tous les défauts de stile & de conduite, ni des Amours aussi déplacés qu’inutiles à l’Action : cette Piéce, dans laquelle un seul Personnage intéresse, & que notre Corneille, sans lui mettre un Platon à la main, eût rendue plus admirable, fut reçue avec de grands applaudissemens en Angleterre, non seulement parce qu’elle fit, comme dit Pope dans le Prologue, couler sur les Loix mourantes des larmes de bon Citoyen,

Tears ars Patriots shed…

& qu’elle fit tomber des yeux Anglois des larmes Romaines,

Calls fort Roman drops from British Eyes,

mais 1°. Parce qu’elle fut représentée dans un tems très-favorable : les sentimens hardis sur la liberté-étoient alors à la mode, 2°. Parce que quelques uns des caracteres étoient appliqués à des Personnes qui étoient en crédit à Londres. 3°. Enfin qu’elle étoit la premiere Piéce réguliere qu’on eût vue en Angleterre.

Son succès & celui de la Mérope Italienne prouvent que les Ouvrages qui approchent le plus de la régularité, sont ceux qui par tout plaisent davantage, & les Poëtes qui en ont le plus approché jusqu’à présent chez nos Voisins, s’étoient familiarisés avec les nôtres. On profite quelquefois des exemples & des leçons de ceux même qu’on affecte de mépriser, parce qu’on est forcé de rendre justice à la raison.