(1752) Traité sur la poésie dramatique « Traité sur la poésie dramatique — CHAPITRE IX. Défauts que les Etrangers ont coutume de reprocher à notre Tragédie. » pp. 231-259
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(1752) Traité sur la poésie dramatique « Traité sur la poésie dramatique — CHAPITRE IX. Défauts que les Etrangers ont coutume de reprocher à notre Tragédie. » pp. 231-259

CHAPITRE IX.
Défauts que les Etrangers ont coutume de reprocher à notre Tragédie.

L’obligation que nos Voisins ont eue à notre Tragédie, ne les engage pas à la ménager par reconnoissance, & dans les Ouvrages de leurs Critiques, sur tout dans ceux qui paroissent en Italie, elle est souvent attaquée. Ils reprochent principalement à nos Poëtes Tragiques trois choses. 1°. La simplicité du Stile. 2°. L’ennui de la Rime. 3°. Le Langage Amoureux. Je voudrois qu’il me fût aussi facile de les justifier sur la troisiéme accusation que sur les deux premieres.

§. I. Le Stile de notre Tragédie.

Le Stile de notre Tragédie ne doit point paroître Poëtique aux Peuples accoutumés au Stile enflé de ces Poëtes, qui s’écartant de la Nature, cherchent un Langage extraordinaire. Cette faute, qui fut toujours celle des premiers Poëtes Tragiques, est excusable lorsqu’elle ne dure pas longtems. L’idée qu’ils ont de la majesté que doit avoir la Tragédie, est cause que ne faisant pas d’abord reflexion qu’on peut parler majestueusement & naturellement, ils vont chercher un langage que les hommes ne parlent jamais. J’ai rapporté plus haut, d’après Aristote dans sa Rhétorique, que les premiers Tragiques Grecs tomberent dans cette faute. Le successeur d’Eschyle prit un ton plus uni : ce qu’entend Boileau, en disant que Sophocle,

Des Vers trop raboteux polit l’expression.

Et Boileau est très-juste dans la sienne, quand il appelle les Vers d’Eschyle, des Vers raboteux.

Euripide prit un ton encore plus simple, & son Stile est une noble imitation du Langage naturel ; voici ce qu’en dit Aristote au même endroit. De même que quand le Comédien Théodore joue, ce n’est par Théodore qu’on croit entendre, mais le Personnage qu’il imite ; le Poëte pour cacher son artifice, ne doit employer que les mots qui sont le plus en usage. Euripide a trouvé le premier ce secret, & l’a appris aux autres. Ce n’est donc pas des-comparaisons, des expressions nouvelles ou hardies que doit affecter le Poëte Tragique ; puisqu’il n’est imitateur qu’en se servant d’expressions en usage. Tout son secret consiste à n’en savoir employer que de nobles, & à les savoir ranger dans un ordre harmonieux, & tel a été je crois le secret de notre Euripide. J’ai fait remarquer plus d’une fois qu’il employe souvent des mots d’une conversation familiere ; mais qu’il les place toujours d’une façon qui les annoblit. En voici un exemple. Mettre une barriere est une expression fort simple, & nous ne nous en servons pas pour dire qu’on empêche deux personnes de se parler. Quand Agrippine irritée de ce qu’un homme qu’elle a fait Gouverneur de son Fils, ne la laisse jamais seule avec lui, dit à Burrhus,

Ai-je donc élevé si haut votre Fortune,
Pour mettre une barriere entre mon Fils & moi ?

quelle image présente ce mot ! Cet homme que de si bas, elle a élevé si haut, est devenu une barriere, qui l’empêche d’approcher de son Fils.

On ne doit donc pas attaquer notre Tragédie, sur la Partie qui en fait une grande beauté, & qui consiste dans le Stile. Je n’ai jamais pu comprendre ce qui avoit engagé M. de Cambrai à soutenir que dans nos Tragédies, toute belle personne est nommée un Soleil, ou tout au moins une Aurore ; que tous les termes y sont outrés, & que rien n’y montre une vraie Passion. A quoi il ajoute, tant mieux, la foiblesse du poison en diminue le mal. Ce tant mieux ne peut avoir lieu pour le Stile, puisque ce fade langage, dont les anciens Poëtes ornoient leurs Stances ne se trouve dans aucune de nos Tragédies, depuis que nous avons une Tragédie.

Notre éloignement à rechercher une vaine parure de Stile, a fait croire à quelques Italiens que nous n’avions pas une Langue Poëtique comme eux. J’aurois cru, comme M. de Voltaire, pouvoir appeller très-simple cette expression de la Mérope,

Dissimulato in vano
Soffre, di febre assalto.

Voici ce que lui répond M. Maffei. Il est vrai que ce Vers rendu ainsi dans votre Langue,

On ne peut vous cacher que la Reine a la fiévre, devient Prosaique, ce qui doit vous faire connoître la grande différence qui est entre une Nation qui a une Langue Poëtique, & une autre qui n’en a point. Si nous disions la Regina ha la febre, cette expression nous feroit rire ; mais quand nous disons, Soffre di febre assalto, cette transposition, & cette métaphore, annoblissent une maniere de parler qui cesse d’être commune & devient Poëtique. Nous avons aisément les mêmes secours, puisque nous pouvons dire aussi,

De la fievre en silence elle souffre l’assaut.

Mais ni la transposition, ni la métaphore n’annobliront jamais parmi nous un mot, que ne recevroit pas notre Vers Tragique. Sans nommer la fiévre, nous disons,

Phedre atteinte d’un mal qu’elle s’obstine à taire…
Elle meurt dans mes bras d’un mal qu’elle me cache…

Et nous pouvons soutenir à tous les Italiens qui croyent que nous n’avons qu’une Prose rimée, que nous avons aussi notre langue Poëtique.

Je dirois volontiers que je ne trouve aucune Poësie dans le style de quelques Piéces Italiennes : mais les Italiens sont toujours prêts à nous répondre, que nous n’entendons pas les finesses de leur Langue. M. Maffei dans cette même réponse à M. Voltaire soutient que Boileau n’avoit pas lu le Tasse qu’il ne pouvoit entendre : c’est, dit-il, ce que m’a assuré M. Racine l’aîné, son intime Ami. Je puis assurer à mon tour que mon Frere, qui après avoir passé en Italie assez de tems pour entendre les finesses de la langue, pensoit du Tasse tout ce qu’en a pensé Boileau, n’a pu dire à M. Maffei que Boileau n’entendoit pas le Tasse, que par politesse pour un Etranger, que rendent illustre des connoissances bien plus admirables & plus utiles que les talens d’un Poëte.

§. II. La Rime.

Les Italiens pour justifier leur infidélité à la Rime, dont l’envie de faire plus aisément des Vers a été la véritable cause, prétendent qu’on doit trouver des graces incomparables dans leurs Vers qu’ils appellent Endecafillabo sciolto. Il est d’autant plus beau, dit l’Abbé Conti, qu’il n’estropie & n’énerve jamais les Pensées, comme les Vers qu’enchaîne la Rime. Non estropia, ne s’nerva l’idee, come il legato d’alla rima. Il convient au Dialogue, parce que cette variété de Césure & cette facilité d’enjamber, donne aux Vers la liberté de la Prose, introduce nel dir legato, la liberta del dir sciolto, c’est-à-dire, selon moi, change la Poësie en Prose. C’est ce que je pense, parce que je suis persuadé que dans les Langues où l’on ne se régle pas sur la quantité breve ou longue des Syllabes, il n’y a point de Vers sans Rimes ; & la Beauté de ces Vers, quand ils sont faits par un bon Poëte (les autres n’en devroient point faire) est que la Rime ne fait jamais rien dire, & se présente si naturellement, que le discours quoiqu’enchaîné dir legato a toute la liberté d’un discours qui ne l’est pas, & paroît dir sciolto. C’est ce qu’on loue dans les Tragédies que j’ai examinées, quoique les Vers y soient enchaînées par des rimes si exactes. La même Beauté doit se trouver dans la Poësie Italienne, puisque Dante assuroit que jamais la Rime ne lui avoit fait dire ce qu’il n’avoit pas voulu dire ; puisqu’on ne s’apperçoit jamais que la Rime empêche l’Aristote de dire ce qu’il veut, & puisque suivant Castelvetro & Martelli, il n’y a point chez les Italiens comme parmi nous de Poësie sans Rime. Il est certain que ceux de leurs Poëtes qui ont rimé, sont les plus fameux, & ceux qu’on lit le plus souvent. Dans la traduction d’Athalie par l’Abbé Conti, on retrouve les mêmes tours, & les mêmes images de l’Original : y retrouve-t-on la même Poësie ? J’en ai rapporté un morceau à la fin de mes Remarques sur cette Piéce. Voici un autre exemple. Andromaque recommandant à sa Confidente de faire connoître à son Fils les Héros de sa Race, ajoute,

Di-lui par quels exploits leurs noms ont éclaté,
Plutôt ce qu’ils ont fait que ce qu’ils ont été :
Parle-lui tous les jours des exploits de son Pere,
Et quelquefois aussi parle-lui de sa Mere.

Quand je lis ces Vers dans la traduction Italienne, très-exacte,

Digli, per quali imprese
Porto la fama i loro nomi al cielo,
E narragli più tosto
Le loro gesta, che la loro sorte.
A lui parla ogni giorno
Del vador di suo padre, & qualche volta
Della tua bocca esca il mio nome ancora,

ou quand je les lis dans le traducteur Anglois,

Make him acquainted with his Ancestors,
Trace out their Shining story in his Thoughts ;
Dwell on the exploits of his immortal Father,
And Sometimes let him hear his mother’s name :

parce que les Muses ne m’ont pas donné des oreilles pour le Vers Sciolto, ni pour le Vers Blank, j’entens les mêmes choses, & je ne les entens plus avec le même plaisir : au lieu qu’après avoir lû ces quatre Vers de Phedre,

J’ai pris, j’ai fait couler dans mes brûlantes veines
Un poison que Médée apporta dans Athenes.
Déja jusqu’en mon cœur le poison parvenu,
Dans ce cœur expirant jette un froid inconnu,

mon oreille est également satisfaite, en les entendant rendus ainsi par l’Abbé Conti :

Io presi, io stillar fei nell’ ardenti mie vene
Un velen, che Medea porrò seco d’Athene ;
Gia dentro del miu core il veleno diffuso,
Sparge nel cor spirante languor fredo non uso.

L’Espagnol qui a traduit Cinna, a si parfaitement rendu tous les sentimens & les expressions de son Original, que suivant l’Approbation du Docteur Espagnol qui est à la tête de cette Traduction, Si le Systême des Philosophes Payens sur la métempsycose étoit vraisemblable, on pourroit croire que l’ame de Corneille a été la même que celle de son Traducteur. Ce Traducteur rime les Scenes qu’il juge à propos, & ne rime pas les autres. Nous retrouvons un peu Corneille, quand il rime, comme dans ces Vers sur l’ambition humaine,

La ambicion del humano devanto,
Ya’ satisfecha cansa, y de un deseo
A otro contrario passa, de tal suerte
Que sin sossiego alguno, hasta la muerte,
Lograda y à la altura de su ideà,
No pudiendo subir, baxar desea.

Dans les Scenes non rimées, ce n’est plus Corneille que nous croyons entendre.

A l’égard de ces variétés de Césure, dont parle l’Abbé Conti, & de ces graces de l’Enjambement qui rendent le Vers libre, rival du Vers Grec & Latin, (ce que M. Maffei, s’appuyant sur l’autorité de Ronsard, a avancé dans la Préface de sa Traduction du premier Livre de l’Iliade) je puis répondre que nos Vers ont toutes ces graces dans la bouche de ceux qui savent les prononcer.

Les Etrangers s’imaginent qu’en prononçant deux Vers, nous nous reposons quatre fois, à cause des quatre hémistiches : le sens & l’ordre des mots s’y opposent souvent, surtout dans les Vers de passion, & nous obligent d’y faire deux ou trois Césures, & d’enjamber. Croient-ils que dans la colere, Hermione marche à pas comptés,

A dieu, tu peux partirje demeure en Epire
Je renonce à la Greceà Sparte, à ton Empire
A toute ta famille,& c’est assez pour moi
Traître, qu’elle ait produitun monstre tel que toi.

Voici comme la Passion peinte dans ces Vers conduit la voix,

Adieutu peux partirje demeure en Epire
Je renonceà la Greceà Sparteà ton Empire
A toute ta famille& c’est assez pour moi
Traîtrequ’elle ait produit un monstretel que toi.

Nous lisons même les Vers qui sont sans passion, tout autrement que ne le croient les Etrangers,

Oui, je viensdans son Temple adorer l’Eternel
Je viensselon l’usage antique & solemnel
Célébrer avec vousla fameuse journée
Où sur le mont Sina la Loi nous fut donnée
Que les tems sont changés !Sitôt que de ce jour
La trompette sacrée annonçoit le retour
Du Templeorné partout de festons magnifiques
Le Peuple sainten foule innondoit les Portiques

Nous pourrions peut-être accorder à nos Voisins, que leur Vers non rimé, comme imitant le ton de la conversation, doit être celui de leur Poësie Dramatique ; mais pourquoi veulent-ils qu’il puisse être celui de la Poësie Lyrique & Epique ? Il a été très-facile aux Italiens de traduire avec ce Vers, tous les Poëtes de l’Antiquité : cependant Anguillara, si estimé par eux pour sa Traduction des Métamorphoses d’Ovide, a rimé ; & Pope a donné le même ornement à sa Traduction d’Homere, si vantée par les Anglois.

Enfin de quelque maniere que les Etrangers pensent de la Rime, tant qu’Apollon nous protégera, nous y resterons fidelles, & même à la Rime la plus exacte. Quiconque parmi nous manque à cette exactitude, fait voir que la Rime le gêne, & tout homme que la Rime gêne, n’est pas Poëte.

§. III. Le Langage amoureux.

Le troisiéme reproche que nos Voisins font à notre Tragédie, est d’être un Poëme tout rempli d’Amour, au lieu qu’il devroit être tout rempli de majesté : or l’Amour & la Majesté s’accordent mal ensemble, comme dit Ovide,

Non bene conveniunt, nec in unâ sede morantur
Majestas & Amor.

Si un Accusé se justifioit en prouvant que ses Accusateurs sont aussi coupables que lui, nous serions bientôt innocens. Ce que j’ai rapporté de la Cleopatre du Cardinal Delfino, & de celle de Dryden, ce que je pourrois dire du Caton Anglois, & du Caton Italien, nous serviroit de réponse. Dans quelle Piéce ancienne, en Italie, en Angleterre, & en Espagne, n’est-il point parlé d’Amour ? & dans quel stile en est-il parlé ? C’est bien là que les personnes sages qui condamnent les ouvrages dangereux, peuvent dire le tant mieux de M. de Cambrai.

Tachons, sans accuser les autres, de nous justifier, ou plutôt de nous excuser en remontant à l’origine du mal, qui fut général, & commençons par avouer que les Anciens nous avoient donné un exemple tout contraire.

Après avoir passé beaucoup de tems de ma vie à lire des Poëtes, tems employé souvent avec ennui, tems quelquefois agréablement perdu, mais toujours perdu ; j’ai conservé une telle affection pour deux Poëtes, que je ne puis les relire, sans y trouver quelques beautés nouvelles.

L’un des deux est celui, qui dans le Passage de Platon que j’ai rapporté, est appellé le premier des Poëtes Tragiques. Homere admirable par tant de raisons, me le paroît sur tout, par cette dignité qu’il a répandue dans sa Poësie : le Sujet de l’Iliade dans lequel il trouve parmi ses Personnages Paris, Helene, & Venus, lui fournissoit bien des occasions de parler d’amour ; au lieu que le Siége de Jérusalem n’en présentoit naturellement aucune au Tasse. Le Tasse cependant ne nous entretient que d’avantures amoureuses, & Homere ne nous entretient que de combats. Ce n’est pas seulement quand il chante la guerre, qu’il ne songe point à parler d’amour ; il n’y paroît pas songer d’avantage dans le Poëme où il a à dépeindre les Amans de Penelope, la Cour d’Antinous, le Palais de Circé, & la grotte de Calypso : cette grotte dans l’Odyssée est bien différente de ce qu’elle est dans notre Telemaque.

On ne peut attribuer cette sagesse du premier & du plus grand des Poëtes qu’à l’idée qu’il se fit de son Art : il sentit que les descriptions amusantes, badines, voluptueuses, ne pouvoient trouver place dans la Poësie Epique, où tout doit être grand, sérieux & utile.

Il en faut dire autant des Poëtes Dramatiques Grecs, qui très-libertins dans la Comédie, furent toujours sages dans la Tragédie, parce qu’ils ne s’imaginerent jamais qu’un Poëme destiné à faire verser des larmes, & à peindre des douleurs véritables,

Dût connoître l’Amour & ses folles douleurs.

Leur unique objet étoit d’exciter une grande émotion ; & une Action simple, mais terrible leur suffisoit. Ajax se jettant sur son épée fournit une Tragédie à Sophocle ; Philoctete à qui l’on veut enlever ses fleches, lui en fournit une autre, sans qu’il ait besoin d’un Personnage de femme. Il semble que dans son Antigone il ne pouvoit se dispenser de parler d’Amour. Antigone pour avoir donné la sépulture au cadavre de son frere, est condamnée à mort, dans le moment qu’elle doit épouser Hémon, qui lorsqu’il apprend la fin cruelle de sa future Epouse, va se tuer sur son corps : cependant ces deux Amans ne parlent point de leur Passion dans cette Piéce, & ne se trouvent jamais ensemble sur la Scene.

Euripide a mis sur la Scene des femmes amoureuses, & a été regardé comme le Peintre de l’Amour. Il est très attentif, dit Longin, à traiter d’une maniere Tragique ces deux Passions, la Fureur & l’Amour. Euripide ne parle jamais le langage de la tendresse, il peint seulement les fureurs de l’Amour : c’est ce que Longin appelle traiter cette Passion d’une maniere Tragique εκτραγῳδησαι, maniere si long-tems ignorée parmi nous.

Médée a été pour nous un Sujet de Tragédie & d’Opéra ; mais ce Sujet n’étoit point traité sur le Théâtre d’Athenes comme sur le nôtre. La Médée d’Euripide est une Piéce pleine de fureur sans amour. Jason voulant se justifier de répudier sa femme pour en épouser une autre, se contente de dire qu’il veut par une alliance avec un Roi, donner de l’appui à ses enfans. Notre Jason n’a pas besoin de raisons politiques ; son excuse est toute prête ; c’est l’Amour :

Je vois mon crime en l’une, en l’autre mon excuse.
L’éclat d’un tel visage
Du plus constant du monde attireroit l’hommage.

C’est ainsi qu’il parle dans Corneille : & Longepierre lui fait dire,

Oui, transporté d’amour & voyant ce que j’aime
J’oublie & mon devoir, & Médée, & moi-même ;
Je m’enyvre à longs traits d’un aimable poison :
L’Amour devient alors ma suprême raison.

Quand Médée après son crime croit voir les Enfers ouverts, & l’ombre de son frere qu’elle a tué, elle prétend que cette Ombre lui doit pardonner une rage dont l’amour a été la cause.

Ah ! pardonne, chere Ombre, à ma rage inhumaine,
Pardonne, l’Amour seul a causé ma fureur.

Belle raison de consolation pour son frere ! De pareils Vers eussent fait rire le Peuple d’Athenes : pourquoi ne nous paroissent-ils pas ridicules ? Parce que nous sommes depuis longtems accoutumés à ce langage. Il faut donc pour nous excuser, remonter, comme je l’ai dit, à la source du mal.

Quand les Lettres reprirent naissance en Europe, on n’y étoit occupé de tous côtés, que des Romans de Chevalerie, productions de l’ignorance, & de l’amour du Merveilleux. Ces Ouvrages sont si anciens, tant les ténebres avoient duré, qu’on ne peut découvrir d’une maniere certaine, chez quel Peuple, & dans quelle Langue parurent d’abord les Amadis. Ce Roman si fameux, dont l’Auteur est inconnu, fut suivi d’un grand nombre d’Ouvrages dans le même genre, qui quoique dans un stile moins agréable, avoient eu une grande vogue, parce qu’ils contenoient autant de merveilles extravagantes. On ne s’entretenoit que des exploits incroyables, & de la constance en amour de ces Chevaliers aussi admirables par leur courage que par leur tendresse. Tout Chevalier devoit nécessairement avoir une Maîtresse, parce que, comme Cervantes le fait dire à son D. Quichotte, un Chevalier sans amour, est un arbre sans feuilles & sans fruit, un corps sans ame, Quoique bon Chrétien & très dévôt, il étoit si amoureux, qu’avant que de commencer ces combats dont l’occasion se présentoit si souvent, son premier devoir étoit de se recommander à la Dame de ses pensées : ce qui ne nous dispense pas, ajoute gravement D. Quichotte, de nous recommander aussi à Dieu, mais nous avons le tems de le faire, en el discurso de la obra, pendant le cours de l’exploit. Telles étoient les maximes des Héros de ces Livres si à la mode, & telles étoient les mœurs de la Noblesse dans plus d’une Nation. Il est rapporté dans l’Histoire des Croisades, qu’un Chevalier amoureux de la femme de son voisin, obligé de partir pour la Guerre sainte, y mourut, après avoir ordonné par son Testament que son cœur seroit reporté à celle qui l’avoit toujours possédé. Cet homme qui se faisoit gloire sans doute, comme Renaud dans le Tasse, d’être un Soldat de J.C. fit gloire aussi jusqu’à la mort d’un amour adultere. Dans un tems que tout dévot Chevalier avoit une Maîtresse, une souveraine de toutes ses pensées, tout Poëte, amoureux ou non, devoit chanter une Dame souveraine de son esprit, & ne manquoit pas d’allier le langage de l’amour à celui de la dévotion, comme a fait Petrarque. Pouvoit-on s’imaginer que l’amour ne devoit point s’accorder avec la majesté de la Tragédie, dans un tems où on croyoit pouvoir l’accorder avec la sévérité de la Religion ?

Aux Romans de Chevalerie succéderent ces longs Romans, qui moins raisonnables que l’Astrée, ne parloient comme l’Astrée que d’amour, & contenoient les galanteries & les billets doux des Heros les plus graves de l’Antiquité. Notre Tragédie prit une vie conforme à l’air qu’on respiroit alors, & Corneille fit écrire des billets doux à Cesar dans le champ de Pharsale.

Si nos premiers Poëtes eussent connu leur Art, ils eussent pensé tous, qu’un Poëme dont l’objet est d’exciter la plus grande émotion, ne devoit point prendre pour Passion ordinaire, celle qui ne cause ordinairement qu’une foible émotion : mais aucun de nos premiers Poëtes Tragiques n’avoit, comme je l’ai dit plus haut, étudié son Art : ils ne songeoient qu’à satisfaire le goût de leurs Spectateurs.

Dans nos Romans ce n’est point parce qu’une femme est admirable par les qualités de son ame, qu’elle a un empire absolu sur un Heros, c’est parce qu’elle est belle ; son empire est celui de la Beauté : ainsi dans nos Tragédies toute Maîtresse fut appellée une Divinité : Emilie en est une pour Cinna, qui s’écrie :

O Dieux, qui la rendez comme vous adorable.

Severe voit sa Divinité dans les yeux de Pauline,

Je n’aurois adoré que l’éclat de vos yeux.
J’en aurois fait mes Rois, j’en aurois fait mes Dieux.

Polieucte, tout Chrétien qu’il est, dit en parlant de sa Femme,

Sur mes pareils, Nearque, un bel œil est bien fort.
Tel craint de le fâcher qui ne craint pas la mort.

Quand Rodogune a demandé aux deux Freres la mort de leur Mere, & qu’un des deux l’appelle une ame cruelle, l’autre lui répond,

Plaignons-nous sans blasphême :
Il faut plus de respect pour celle qu’on adore.

C’est blasphemer que de parler sans respect d’une Maîtresse qui est toujours une Divinité : & peut-on lui désobéir ? Cinna se représente toutes les horreurs du crime qu’il va commettre ; mais si Emilie l’ordonne, il faut qu’il assassine Auguste, de même que le Maréchal d’Hocquincourt prenant un couteau, disoit au P. Canaye, si elle m’avoit commandé de vous tuer, je vous aurois enfoncé ce couteau dans le cœur. Nos Romans avoient mis ce langage à la mode, aussi-bien que celui des Amans qui se disent trop heureux de mourir pour celle qu’ils aiment.

Le monologue de Rodrigue dut produire un grand effet à cause de notre maniere de penser sur le point d’honneur, & sur l’amour. Il faut bien que Rodrigue tire vengeance, mais de qui ? Du Pere de sa Maîtresse.

 En cet affront mon Pere est l’offensé,
 Et l’offenseur, le pere de Chimene.
Pere, Maîtresse, Honneur, Amour, &c.

Comment se tirer de cet embarras ? Il fait réflexion que s’il ne se vange pas, il perdra également sa Maîtresse, puisqu’elle le méprisera : cette réflexion le détermine,

Allons, mon bras, sauvons du moins l’honneur,
Puisqu’après tout il faut perdre Chimene.

N’imputons point à un Génie tel que Corneille l’amour de ce langage, ne l’imputons qu’à son siécle. Il fut à la vérité le premier qui mit sur la Scene la Raison, mais il fut obligé d’y mettre aussi l’Amour ; & voyant l’effet qu’il produisoit, lorsqu’il écrivit ses Réflexions sur la Tragédie, il n’hésita pas de prononcer, qu’il est à propos d’y mêler de l’Amour parce qu’il a beaucoup d’agrément. Boileau lui-même fut contraint de dire aux Poëtes,

Peignez donc, j’y consens, les Heros amoureux,
Mais ne m’en formez pas des Bergers doucereux.

Il se contenta de demander cette réforme.

Corneille qui mit de l’Amour dans toutes ses Tragédies, même dans les Saintes, même dans Œdippe, ne lui donna pas à la vérité la premiere place, il établit même pour régle qu’il ne devoit occuper que la seconde : en quoi il se trompoit, puisque cette Passion étant froide, quand elle n’est qu’à la seconde Place, il faut ou qu’elle n’en ait aucune dans la Tragédie, ou qu’elle occupe la premiere ; il faut ou qu’elle ne paroisse point ou qu’elle regne.

C’est ce que comprit bientôt son Successeur. Instruit des vrais principes de son Art, nourri dès son enfance des Poëtes Grecs, obligé cependant de se conformer au goût de son siécle opposé au sien & à ses lumieres, quel parti pouvoit-il prendre ? Bannir entierement l’amour de notre Théâtre, n’étoit pas le projet d’un jeune homme. Quelle autorité avoit-il ? Qui seroit venu l’entendre ? Qu’on se rappelle qu’il entra dans la carierre, dans un tems où l’on n’étoit point choqué de voir le Sujet d’Œdippe orné d’une Episode amoureuse, dans un tems où la Galanterie regnoit dans la brillante Cour d’un jeune Roi, dans un tems où les Tragédies de Quinaut faisoient la fortune des Comédiens. L’Astrate tant vantée dans le Journal des Savans 1665, fut jouée pendant trois mois avec un concours si grand, que les Comédiens mirent les places au double : ce qui étoit nouveau. Les partisans de Quinaut reprochoient aux autres Poëtes, de ne pas savoir comme lui parler tendrement.

Un jeune Poëte, qui avoit lui-même fait écrire des billets doux à Alexandre, entreprit la réforme de notre Théâtre. Que ceux qui seront surpris de m’entendre attribuer cette réforme au Poëte qu’ils nomment le Tendre, & qui croiront que mon attachement pour lui m’aveugle, se rappellent ce qu’a écrit M. Voltaire dans sa Lettre à M. Maffei : Ne croyez pas, Monsieur, que cette malheureuse coutume d’accabler nos Tragédies d’une Episode inutile de galanterie, soit due à Racine, comme on le lui reproche en Italie. C’est lui au contraire qui a fait ce qu’il a pû, pour réformer en cela le Goût de sa Nation.

Il n’est pas étonnant qu’on l’accuse en Italie d’avoir mis à la mode dans notre Tragédie, le langage amoureux, puisque dans le pays où il doit être mieux connu, tant de Personnes s’imaginent que ce langage étoit toujours le sien, qu’il ne faisoit ses Tragédies que pour faire valoir une Actrice, dont il étoit l’esclave, Actrice cependant qui n’eut jamais (comme j’en suis certain) aucun empire sur lui, & qu’on se représente parlant d’Amour parmi les femmes, un homme qui uniquement occupé de l’étude de son Art, passa avec les Poëtes Grecs le tems de la vie où les passions sont les plus vives.

Quelle fut la premiere réforme qu’il fit sur notre Théâtre ? C’est M. Voltaire qui nous l’apprend au même endroit : Jamais chez lui la Passion de l’Amour n’est épisodique ; elle est le fondement de toutes ses Piéces, elle en forme le principal intérêt. Ne pouvant tout à coup la bannir de notre Théâtre, il fut du moins la rendre Théâtrale, en la rendant nécessaire à l’Action.

A cette premiere réforme il en ajouta une seconde, il fit parler à cette Passion son véritable langage. On ne vit plus les Amans diviniser leurs Maîtresses, de leurs yeux faire des Dieux, leur répéter cent fois qu’elles sont adorables, & qu’ils ne souhaitent que le bonheur de mourir pour elles. Il bannit même du langage noble, ce terme qui s’est introduit dans notre Langue, à la honte des hommes, ce mot Maîtresse : s’il se trouve deux fois dans ses Piéces c’est dans un sens de mépris. Phœnix dit à Pyrrhus qui renvoye Oreste à Hermione, ainsi vous l’envoyez aux pieds de sa Maîtresse, & c’est par colere & par mépris que Mithridate se dit à lui-même,

J’ai besoin d’un Vengeur, & non d’une Maîtresse.

Au lieu que Cinna ne se sert point de ce mot par mépris, quand pour faire comprendre l’ardeur des Conjurés contre Auguste, il dit,

Ils semblent comme moi servir une Maîtresse.

C’est-à-dire servir une Divinité.

Enfin il fit une troisiéme réforme. L’Amour avoit toujours été nommé la belle Passion des ames ; la Théodore de Corneille, toute chrétienne qu’elle étoit, parloit

De ces impressions
Que forment en naissant les belles Passions.

Il falloit à cette passion sacrifier toutes les autres. Un frere peut ceder un trône à son frere, c’est un effort de vertu ; mais céder une femme qu’on aime, quel crime ! C’est ne savoir pas aimer.

Un grand cœur cede un trône, & le cede avec gloire :
Cet effort de vertu couronne sa mémoire.
Mais lorsqu’un digne Objet a pu nous enflammer,
Qui le cede est un lâche, & ne sait pas aimer.

Il faut même que cet Amour soit victorieux de la respectable amitié qui a regné jusques-là entre ces deux Freres,

L’Amour, l’Amour doit vaincre, & la triste amitié
Ne doit être à tous deux qu’un Objet de pitié.

La femme qui mérite ce grand Sacrifice, est cependant une femme très-peu estimable, & l’on peut remarquer que dans les Tragédies de Corneille toutes ces femmes adorées par leurs Amans, sont par les qualités de leur ame, des femmes très-communes : ce n’est que par la beauté que Cleopatre captive César, & qu’Emilie a tout empire sur Cinna. Chimene, malgré tout le bruit de sa douleur, aime beaucoup moins son Pere que son Amant, & lorsque le Pere de Camille lui conseille d’étouffer sa tristesse, après la mort de son Amant, & de montrer du courage ; elle répond que l’Amour ne prend point de loix

De ces cruels tyrans
Qu’un Astre injurieux nous donne pour parens.

Elle ne connoît plus ni Pere ni Frere.

Dans les Piéces du successeur de Corneille, on ne trouve plus ces maximes ni ces exemples : l’Amour y est toujours soumis au devoir, ou malheureux & méprisable, quand il n’y est pas soumis. Monime & Xiphares savent aimer : mais quand ils voyent que pour leur malheur le Ciel a joint si tendrement

Deux cœurs que l’un pour l’autre il ne destinoit point,

aussi-tôt ils se disent un adieu éternel, & Monime n’ose se plaindre de son sort, puisqu’elle a dit à Mithridate, qu’elle n’aime point,

Et même de mon sort je ne pouvois me plaindre,
Puisqu’enfin aux dépens de mes vœux les plus doux,
Je faisois le bonheur d’un Heros tel que vous.

Toutes les femmes qui font soupirer pour elles un Heros, méritent leurs vœux par leurs excellentes qualités ; Andromaque, Junie, Iphigénie, Bérénice ; (je renvoye à ce que j’ai observé sur le caractere de Bérénice, Tom. 1. p. 542) Titus lui doit sa gloire dans les armes, & toutes sa vertus ; c’est-elle qui l’a rendu un Prince bienfaisant, elle fait le bonheur de sa vie : mais il ne s’agit plus de vivre, il faut regner : il la quitte, quand il est Empereur.

Voilà donc notre Tragédie devenue plus morale, & cependant, je suis forcé de l’avouer, plus dangereuse que celles où l’Amour donnoit de mauvais exemples. Et pourquoi ? Parce que dans celles-ci l’Amour parle son langage véritable, ce qui, malgré les intentions de l’Auteur, doit les rendre très-dangereuses, quand elles sont représentées par des personnes habiles à imiter la Nature. Elles ont aussi été cause que les Poëtes qui sont venus depuis, ont voulu faire parler l’Amour aussi tendrement & ne l’ont pas toujours fait aussi sagement : mais les fautes des successeurs, ne doivent pas être imputées à celui qui a été, comme je viens de le montrer, le Réformateur de notre galante Tragédie.

Il osa faire plus, il osa comme Euripide εκτραγῳδῆσαι, traiter l’Amour d’une maniere tragique, & peindre dans Phedre vertueuse toute l’horreur d’une passion criminelle.

Il est certain, dit M. Voltaire dans la Préface de son Oreste, que si ce grand homme avoit vecu, & s’il eut cultivé un talent qu’il ne devoit pas abandonner, il eût rendu au Théâtre son ancienne pureté. On le voit par son Athalie, l’Ouvrage le plus approchant de la perfection, qui soit jamais sorti de la main des hommes.

Il est certain qu’il n’eût plus songé à perfectionner la Tragédie, l’ayant entiérement abandonnée, sans les circonstances qui l’y ramenerent, & qui furent cause qu’en lui rendant toute sa pureté, il lui donna la plus grande majesté qu’elle puisse avoir.

M. Voltaire appelle Athalie, l’Ouvrage le plus approchant de la perfection qui soit jamais sorti de la main des Hommes. Il dit encore dans sa Lettre à M. Maffei, la France se glorifie d’Athalie, c’est le Chef-d’œuvre de notre Théâtre, c’est celui de la Poësie. Et M. Maffei dans sa réponse, avoue qu’elle est une très-belle Tragédie, bellissima Tragedia.

Ce que j’ai dit à la fin de mes Remarques de la maniere dont elle a été imitée dans un Oratorio, & de la fidelle traduction de l’Abbé Conti, & de celle qu’on annonce de l’Espagne, prouve une estime générale, & voici ce que Riccoboni en a dit après avoir examiné tous les Théâtres de l’Europe : Je donne à Athalie le pas sur toutes les Tragédies modernes. De quelque côté qu’on l’examine, on n’y trouve que beautés admirables…. C’est un Ouvrage parfait, qui mérite d’être à la tête de tous les Poëmes Dramatiques.

Soit que cet Ouvrage soit parfait, comme le dit Riccoboni, soit qu’il soit seulement, comme le dit M. de Voltaire, le plus approchant de la perfection, un consentement unanime me paroît le mettre à la tête de toutes les Tragédies modernes : il nous procure donc l’avantage d’établir sans contestation notre supériorité sur nos Voisins.

Nous met-il en droit de disputer la supériorité aux Grecs ? Nous permet-il du moins de nous croire leurs égaux, & pouvons nous dire sans nous tromper, comme Crescembeni quand il parle des Tragédies Italiennes, nous marchons de pair avec les Grecs ? Avant que de proposer cette question, examinons si Athalie a toutes les Parties qu’avoit la Tragédie Grecque, & que doit avoir, suivant Aristote, la Tragédie, pour avoir tout ce qui lui convient.