(1752) Traité sur la poésie dramatique « Traité sur la poésie dramatique —  CHAPITRE X. Des six parties de la Tragédie, suivant Aristote. Examen de ces six parties dans Athalie. » pp. 260-315
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(1752) Traité sur la poésie dramatique « Traité sur la poésie dramatique —  CHAPITRE X. Des six parties de la Tragédie, suivant Aristote. Examen de ces six parties dans Athalie. » pp. 260-315

CHAPITRE X.
Des six parties de la Tragédie, suivant Aristote. Examen de ces six parties dans Athalie.

Dans le passage d’Aristote que j’ai rapporté page 81, ce Philosophe après avoir défini la Tragédie, la divise en six Parties : L’Action ou Fable, les Mœurs, les Sentimens, la Diction, la Décoration & le Chant.

Cette division n’a rien qui ne soit clair. La Tragédie, étant comme le dit Aristote, une imitation, non pas des Hommes, mais de leurs Actions, la premiere & la plus importante Partie de la Tragédie est l’Action. Comme toute action suppose des hommes qui agissent, & arrive souvent parce que ces hommes ont telles mœurs, telles inclinations, tels caracteres, ces Mœurs sont la seconde Partie : les hommes agissent parce qu’ils sont dans une telle disposition d’esprit, dans un tel sentiment. Leurs sentimens sont ainsi que leurs mœurs les principes de leurs actions, & en agissant ils expriment leurs sentimens : ce sont ces Sentimens exprimés par leurs paroles, qui font la troisieme Partie. Ils expriment leurs sentimens, dans un tel style, dans un tel arrangement de paroles : c’est la Diction. Voilà le Poëme : les deux autres Parties, la Décoration & la Musique, sont nécessaires à la Représentation du Poëme.

Mon dessein n’est pas de rechercher, comme un Commentateur d’Aristote, tout ce qu’on peut dire sur ces six Parties, je ne veux qu’examiner chacune séparément, dans Athalie.

§. I. L’Action ou Fable.

L’Action est non seulement, suivant Aristote, ce qu’il y a de plus important dans la Tragédie, μέγιςον, le Principe αρχη & la fin τέλος, elle en est comme l’ame οἶον ψυχη, une Tragédie peut subsister sans Mœurs, & non pas sans Action.

L’Action, ou Fable, est le tissu, le contexte des affaires, la composition des choses : c’est par ce tissu, cette composition, par l’art de disposer sa Fable, que le Poëte est, suivant Aristote, plus Poëte, c’est-à-dire plus créateur, que par ses Vers. Quoique l’Action qu’il imite soit véritable, il n’est pas moins créateur & auteur de sa Fable, parce que l’œconomie avec laquelle il l’a disposée, est ce qui en établit la vraisemblance.

Cet Action doit être, une, grave, & entiere, faire un Tout parfait, & avoir une juste grandeur.

Cette grandeur n’est point determinée par un certain nombre d’Actes, terme inconnu à Aristote. Une Action ne cesse pas réguliérement quatre fois, pour recommencer quatre fois ; mais les Intermedes ont été établis pour la variété du Spectacle, le délassement des Spectateurs, & le repos des Acteurs.

Une Action grave d’où dépend une revolution dans un Etat, doit être Publique : il est vraisemblable qu’elle se passe devant des témoins qui s’y intéressent : de-là suivent nécessairement les deux autres Unités. Les témoins de l’Action en attendent la fin au même endroit où elle a commencé : ils ne s’en vont point, pour revenir, puisqu’ils en perdroient la suite : ainsi une Action ne doit durer qu’autant de tems qu’on y peut prêter attention, & j’ai remarqué dans les Tragédies que j’ai examinées, que ce tems est presque toujours le même que celui de la Représentation : c’est par condescendance qu’Aristote l’a étendu jusqu’à celui d’un tour de Soleil, c’est-à-dire environ douze heures.

Ce que j’ai dit jusqu’à présent, d’après Aristote, est absolument nécessaire à l’Action : ce qu’il va dire, n’est pas absolument nécessaire, mais contribue à la perfection de la Tragédie.

Elle est bien plus parfaite, quand l’Action qu’elle imite est implexe, quand elle a une Péripétie, ou une Reconnoissance, ou l’une & l’autre, & quand l’une & l’autre naît du Sujet. La plus heureuse Reconnoissance est celle qui cause la Péripétie. C’est par les Péripéties & les reconnoissances que la Tragédie ψυχαγωγεῖ, entraîne l’Ame où elle veut. C’est ce mot qu’Horace avoit en vue quand il comparoit un Poëte Tragique à un Magicien.

Meum qui pectus inaniter angit,
Irritat, mulcet, falsis terroribus implet
Ut magus, &c.

Comme dans Athalie la Reconnoissance cause la Péripétie, je vais rapporter fidélement ce qu’Aristote dit de plus important sur les Reconnoissances.

« Il y en a de plusieurs sortes. La premiere qui est la plus grossiere, & dont la plupart se servent faute d’invention, est celle qui se fait par les signes. Ces signes sont ou attachés au corps de la personne, comme les cicatrices, ou tout à fait extérieurs comme les colliers. On peut faire des cicatrices de bonnes & de médiocres Reconnoissances. Ulysse, par exemple, à la faveur de sa cicatrice est reconnu d’une façon par sa Nourrice, & d’une autre façon par ses Bergers. » [Il y a moins d’art dans cette derniere, où Ulysse découvre exprès sa cicatrice, pour vérifier son discours, au lieu que dans l’autre c’est sa Nourrice qui le reconnoît en la voyant. Il n’y a point de dessein dans cette Reconnoissance, il y a au contraire une surprise qui fait une Péripétie.] Celles-ci sont les meilleures.

« La plus belle des Reconnoissances est celle qui étant tirée du sein même de la chose, se forme peu à peu d’une suite vraisemblable des affaires, & excite la terreur ou l’admiration, comme celle qui se fait dans l’Œdipe de Sophocle & dans l’Iphigénie : car qu’y a-t-il de plus vraisemblable à Iphigénie que de vouloir faire tenir une Lettre dans son Pays ? Ces Reconnoissances ont cet avantage par dessus toutes les autres, qu’elles n’ont pas besoin de marques extérieures, & inventées par le Poëte, de colliers & d’autres sortes de signes. Les meilleures après celles-ci sont celles qui se font par raisonnement. [J’appliquerai ces Reflexions à la reconnoissance de Joas.] »

Aristote donne le premier rang à une Action qui finit par le malheur d’un homme qui n’est ni bon ni méchant, & qui s’est attiré son malheur par quelque faute : il ne met qu’au second rang celle dont la Catastrophe est heureuse pour les bons, & funeste aux méchans.

Comme les Sujets qui rassemblent toutes ces perfections sont rares, il reconnoît que les grands Sujets de la Tragédie ne se trouvent que dans le petit nombre de ces anciennes Familles, fameuses par leurs malheurs. Il est vrai que les Familles des Atrées, des Œdipes, des Agamemnons, sembloient faites pour fournir aux Poëtes des Sujets Tragiques.

Voilà les Principes d’Aristote sur l’Action ou la Fable. J’en vais faire l’application à celle d’Athalie.

L’Action est le rétablissement de Joas sur le Trône de ses Peres, usurpé par Athalie : & par cette raison, cette Piéce, comme le dit l’Auteur dans sa Préface, devroit être intitulée Joas.

Tout ce qui est dit dans l’Ecriture Sainte sur cet événement se borne à ceci. Dans la septiéme année, depuis que Joas arraché au couteau d’Athalie, étoit élevé dans le Temple, le Grand-Prêtre envoya chercher cinq Officiers commandans chacun cent hommes, leur fit reconnoître Joas, & les ayant engagés par secret au serment, les envoya dans tout le Pays donner ordre aux Levites, & aux Principaux de Juda, de se rendre à Jérusalem à un jour marqué. Quand ils s’y rendirent, il leur donna les armes de David, couronna Ioas, & fit crier vive le Roi. A ce bruit Athalie accourut, & voyant un Enfant sur le Trône, s’écria, ô trahison ! Le Grand-Prêtre la fit tuer hors du du Temple.

Voici comme le Poëte a conduit l’imitation de cette Action, c’est-à-dire, sa Fable.

Le Grand-Prêtre qui soutient sa Dignité par une foi intrépide, ne songe point à avoir recours aux Officiers ni aux Principaux de Juda, afin que dans ce grand événement, le doigt de Dieu se manifeste davantage. Il n’y veut employer que ses Prêtres & ses Levites dont il a redoublé le nombre, & sans leur apprendre quel Roi il leur doit donner, il leur a promis un successeur de David, & les a engagés par serment à lui être fidelles, lorsqu’ils le connoîtront,

Un serment solemnel par avance les lie
A ce fils de David qu’on doit leur révéler.

Ainsi jusqu’au moment de l’exécution, l’Action n’est préparée que par cette promesse, ce serment, & l’attention que le Grand-Prêtre a eu de redoubler le nombre des Levites :

Près de vous en secret rassemblé
Par vos soins-prévoyans leur nombre est redoublé.

Le jour choisi pour l’exécution est le jour d’une grande Fête, afin que le Temple soit rempli de fidelles Hebreux. Ce jour, un Officier prévient le lever du Soleil, va au Temple & entre chez le Grand-Prêtre. Le Grand-Prêtre, quoique témoin de son horreur pour Athalie, & de son zele pour le sang de ses Rois, s’il en étoit échappé quelque goutte, ne lui dit rien de son projet, & lui recommande de venir le retrouver dans quelques heures. Le Grand-Prêtre, seul avec son Epouse, se prépare à exécuter son projet, qui paroît devoir être déconcerté par l’arrivée imprévue d’Athalie, & par les soupçons que lui donne la vûe de Joas.

Si le Poëte n’eut fait entrer Athalie dans le Temple qu’au bruit du couronnement de Joas, comme le rapporte l’Ecriture Sainte, elle n’eût paru qu’une fois à la fin de la Piéce, & le Spectateur n’auroit pas conçu pour elle toute l’horreur qu’il doit avoir : il falloit trouver un moyen pour la faire auparavant paroître sur la Scene, ce qui n’étoit pas aisé, puisque le lieu de la Scene est dans le Temple : il a supposé que troublée par un songe, elle est sortie pour aller au Temple de Baal, & par une crainte superstitieuse pour le Dieu des Juifs qu’elle veut appaiser, elle est entrée dans son Temple. La ressemblance de Joas avec l’enfant qu’elle a vu en songe lui cause des soupçons. Mathan envoyé bientôt par elle, le vient demander de sa part à Josabet, qui allarmée songe à s’enfuir & à le cacher. Le Grand-Prêtre au contraire à cause du péril avance l’heure de l’exécution de son projet, sans attendre Abner. Il découvre à Joas ce qu’il est, appelle les Prêtres, leur montre leur Roi, & leur fait prêter serment de fidélité. On vient dans ce moment annoncer que la montagne sur laquelle ils sont, est environnée par l’Armée d’Athalie, & qu’Abner est en prison. Tout espérance paroît perdue, le Grand-Prêtre qui ne la perd jamais, se prépare à soutenir l’assaut, & lorsqu’il va partir avec le jeune Roi pour aller combattre, Abner envoyé par Athalie, vient lui offrir la paix à condition qu’on lui livrera l’Enfant & un Trésor dont on lui a donné connoissance. Le Grand-Prêtre ayant répondu que si elle veut venir, accompagnée seulement de ses principaux Officiers, elle trouvera un Trésor, renvoye Abner, sans lui découvrir encore son secret, & ordonne que si tôt qu’Athalie sera entrée dans le Temple, on aille annoncer au Peuple le nouveau Roi, au son des Trompettes. Athalie arrive, lui demande le Trésor qu’il a promis, il fait tirer le rideau qui couvroit Joas assis sur son Trône, & par les preuves qu’il donne à Athalie, la force à reconnoître que l’Enfant qu’elle voit est Joas. Elle ordonne à ses soldats de le tuer : les Levites qui sont en plus grand nombre le défendent, & environnent Athalie, qui attend le secours de son Armée ; mais on vient annoncer que son Armée a pris la fuite au nom de Joas ; que le peuple a brisé les portes du Temple de Baal, & égorgé Mathan. Les Levites entraînent Athalie hors du Temple, & la font mourir.

Cette Action, dont la premiere entrée d’Athalie dans le Temple forme le Nœud, est partagée, comme celles des Tragédies Grecques, en quatre intervalles, que remplissent quatre Chants du Chœur. Quoiqu’elle soit véritable, & que le Poëte n’y ajoute aucune circonstance considérable, il est créateur de son Sujet, par la maniere dont il a disposé les choses. Les incidens qui naissent les uns des autres, arrivent comme ils ont du arriver suivant la vraisemblance. Le Poëte n’employe qu’un petit nombre de Personnages, qui tous, excepté celui d’Abner, sont fournis par l’Ecriture Sainte. Mathan n’est point un Personnage épisodique. Prêtre du Dieu d’Athalie, il est aussi le Ministre & le Confident de cette Reine. Il ne paroît sur le Théâtre que parce qu’Athalie l’envoye chercher, & il n’y revient qu’envoyé par Athalie. Abner pourroit être regardé comme un Personnage Episodique. Comment, dira-t-on, peut-il contribuer à une Action dont il n’a jamais eu le secret ? Il y a une très-grande part sans le savoir. C’est lui qui dans la premiere Scene, ayant instruit Joad des fureurs d’Athalie dont il a été témoin, l’a animé à exécuter dés le jour même son grand projet ; c’est lui qui s’opposant aux conseils sanguinaires de Mathan, qui vouloit qu’Athalie s’assurât sur le champ de Joas, est cause que la fureur d’Athalie est suspendue pour quelques heures, & que par conséquent le Grand-Prêtre a le tems de faire reconnoître Joas.

Cette Action si grande est une, entiere, & compose un Tout parfait. Elle ne demande pas plus de tems que la durée de la Représentation, & elle se passe dans le même lieu, puisque le Chœur qui remplit les quatre intervalles, ne laisse jamais de vuide. Elle est complette, & la fin ne laisse rien à désirer, puisque Joas proclamé Roi par tout le Peuple, & délivré de ses ennemis, est paisible possesseur du Trône qui lui appartient. Les périls qu’il a courus ont tenu le Spectateur dans de continuelles allarmes : ainsi cette Piéce a pour ame les deux Passions essentielles à la Tragédie, la Crainte & la Pitié.

Le Dénouement arrive par une Reconnoissance qui cause une Péripétie, & la Reconnoissance comme la Péripétie, naît du Sujet. Voilà l’espece de Tragédie qui entraîne l’ame où elle veut, suivant le terme d’Aristote.

La Reconnoissance a toutes les qualités qu’il demande. Elle se fait par un signe extérieur qui cause la surprise, la marque du couteau, deux témoins qui ont vu donner le coup, Josabet & la Nourrice ont emporté l’Enfant, & ne l’ont jamais quitté ; un autre témoin du coup, celle qui l’a ordonné, le reconnoîtra avec surprise, en disant :

Je reconnois l’endroit où je le fis frapper.

Cette Reconnoissance qui est tirée du sein même de la chose, se forme peu à peu d’une suite vraisemblable ; [je repete les termes d’Aristote] le Grand-Prêtre a promis un Roi aux Levites : quand il le leur présente il leur en raconte l’Histoire.

Josabet dans son sein l’emporta tout sanglant.
Et n’ayant de son vol que moi seul pour complice,
Dans le Temple cacha l’Enfant & la Nourrice.

Ces Levites qui ont vu l’Enfant apporté & élevé dans le Temple, doivent sur ce qu’il est, croire deux Personnages aussi respectables pour eux que leur Grand-Prêtre & son Epouse. Et quand ils auroient quelque doute, ils sont entiérement convaincus, au moment qu’Athalie reconnoît la Nourrice,

Vois-tu cette Juive fidelle
Dont tu sais bien qu’alors il suçoit la mamelle,

Et la marque du couteau,

Reine, de ton poignard connois du moins les marques.

Lorsqu’Athalie est elle-même forcée de reconnoître celui dont elle occupe le Trône, celui qui reconnu son Roi, va la faire égorger : personne ne peut plus douter de la certitude d’une Reconnoissance qui produit la Catastrophe, Athalie perdant une autorité usurpée, & succombant sous l’autorité légitime.

A la vérité la Catastrophe est heureuse pour les bons, & funeste pour les méchans ; elle remet l’ame des Spectateurs dans la tranquillité : mais une Tragédie, peut, comme je l’ai dit, être parfaite, sans exciter la Terreur : & quand on ne mettroit celle-ci qu’au second rang, pour obéir à Aristote, on ne l’admirera pas moins.

On croiroit devoir trouver quelque ressemblance entre Heraclius & Athalie, parce qu’il s’agit dans ces Piéces de remettre sur un Trône usurpé, un Prince à qui ce Trône appartient, & ce Prince a été sauvé du carnage dans son enfance. Ces deux Piéces n’ont cependant aucune ressemblance entre elles, non seulement parce qu’il est bien différent de vouloir remettre sur le Trône un Prince en âge d’agir par lui-même, ou un Enfant de huit ans : mais parce que Corneille a conduit son Action d’une maniere si singuliere & si compliquée, que ceux qui l’ont lue plusieurs fois, & même l’ont vue représenter, ont encore de la peine à l’entendre, & qu’on se lasse à la fin,

D’un divertissement qui fait une fatigue.

Dans Heraclius, Sujet & Incidens, tout est de l’invention du génie fécond de Corneille, qui pour jetter de grands intérêts, a multiplié des incidens peu vraisemblables. Croira-t-on une mere capable de livrer son propre Fils à la mort, pour élever sous ce nom le fils de l’Empereur mort ? Est-il vrai-semblable que deux Princes se croyant toujours tous deux ce qu’ils ne sont pas, parce qu’ils ont été changés en Nourrice, s’aiment tendrement, lorsque leur naissance les oblige à se détester, & même à se perdre ? Ces choses ne sont pas impossibles ; mais on aime mieux le Merveilleux qui n’ait de la simplicité d’une Action, que celui que peut produire cet amas confus d’incidens extraordinaires. Peu de personnes connoissent Heraclius : & qui ne connoît pas Athalie ?

Il y a d’ailleurs de grands défauts dans Héraclius. Toute l’Action est conduite par un Personnage subalterne, qui n’intéresse point. C’est la Reconnoissance qui fait le Sujet, au lieu que la Reconnoissance doit naître du Sujet & causer la Péripétie. Dans Heraclius la Péripétie précede la Reconnoissance. La Péripétie est la mort de Phocas : les deux Princes ne sont reconnus qu’après cette mort, & comme alors ils n’ont plus à le craindre, qu’importe au Spectateur, qui des deux soit Héraclius ? Il me paroît donc que le Poëte qui s’est conformé aux Principes d’Aristote, & qui a conduit sa Piéce dans la simplicité des Tragédies Grecques, est celui qui a le mieux réussi.

§. II. Des Mœurs.

Les Mœurs des hommes sont la cause de leurs Actions. La Tragédie est l’imitation d’une Action ; cette Action arrive ordinairement, parce que tels Personnages ont telles Mœurs, telles Inclinations, tels Caracteres : il faut donc qu’une Tragédie ait des Mœurs.

Ce que je dis ici, d’après Aristote, est si simple, qu’on ne voit pas d’abord la nécessité de le dire : & comme tout homme a des Mœurs, on peut demander s’il est possible qu’il y ait une Tragédie sans Mœurs.

Il y en a beaucoup parmi nous, & il y en eut parmi les Grecs après le tems de leurs grands Poëtes, puisqu’Aristote se plaint de ce que la plûpart des Tragédies de son tems étoient sans Mœurs. Il faut donc chercher ce qu’il a voulu dire.

Il compare ces Poëtes de son tems, qui faisoient des Tragédies sans Mœurs, à Zeuxis dont les Ouvrages ne portoient aucune idée des Mœurs, au lieu que tous les tableaux de Polignote faisoient connoître les Mœurs des personnes qu’ils représentoient. Cette comparaison nous fait entendre la pensée d’Aristote.

Un Peintre qui n’est que médiocrement habile, se contente de rendre fidellement les traits du visage de la personne qu’il peint ; un habile Peintre sait peindre le visage & l’ame. Dans un Tableau où seront ensemble Helene & Penelope, on distinguera du premier coup d’œil l’une de l’autre, si le Peintre est du nombre de ceux qui savent peindre les Mœurs.

Voilà ce que sait faire un grand Poëte. Les Mœurs, soit bonnes soit mauvaises de ses principaux Personnages, sont si marquées, & pour me servir d’un terme de Peinture dans notre Langue, si prononcées, qu’elles nous préparent à ce qui doit arriver : ce qui contribue à la vraisemblance de l’Action. On prévoit, en voyant Britannicus imprudent, & toujours prêt à donner dans les piéges qu’on lui tend, qu’il sera la victime d’un Frere dissimulé : on prévoit qu’Agrippine par ses plaintes continuelles va perdre le peu de crédit qui lui reste. Les choses arrivent comme on a prévu, parce qu’elles arrivent suivant les Mœurs des Personnages. Cette vraisemblance ne se trouve pas dans les Piéces où les Mœurs ne se trouvent pas marquées. C’est ainsi, ce me semble, qu’il faut entendre ce qu’Aristote dit des Mœurs, & je juge de sa pensée par ce qu’il dit dans un autre endroit sur Homere. Quelque Personnage qu’Homere amene, homme ou femme, tout Personnage parle suivant ses Mœurs & son Caractere : car tout a son caractere chez Homere. Il seroit aisé de faire voir que les Personnages de Corneille n’ont pas toujours un caractere marqué, & que dans les Piéces de son successeur tout a son caractere.

Le Poëte fait quelquefois connoître les Mœurs des Personnages avant qu’ils paroissent, par le rapport des autres. On sait, avant que de voir Pyrrhus, qu’il n’est jamais le maître de lui-même, & qu’il essuie les pleurs qu’il fait couler. Le caractere de Mithridate est si bien connu, avant qu’il arrive, que la nouvelle de son arrivée prépare à ce trouble qui va suivre ; mais le même Poëte a souvent l’art de faire connoître les Mœurs d’un Personnage, par les premieres paroles qu’il lui fait prononcer. Quand on entend Agrippine dire en parlant de son Fils,

Ah ! que de la Patrie il soit s’il veut le Pere, &c.

on est instruit qu’une femme de ce caractere s’embarrasse peu du bien public & de la vertu de son Fils, pourvu que ce Fils la laisse gouverner. A peine Achille est entré sur la Scene, qu’on connoît ses Mœurs par sa réponse à Ulysse, Dans les champs Phrygiens les effets feront foi, &c. & l’on juge qu’un Heros de ce caractere ne se laissera pas aisément enlever Iphigénie. Si-tôt qu’on entend parler Roxane, on ne doute point que Bajazet ne soit très-malheureux d’en être aimé, & qu’il ne lui en coute la vie, s’il manque de complaisance pour une femme de ce caractere.

Les premiers Vers d’Athalie nous font connoître les caracteres d’Athalie, de Mathan, & d’Abner ; & celui du Grand-Prêtre est connu par le premier Vers qu’il prononce. Abner lui vient annoncer des périls qui le menacent : Athalie médite sa perte ; il répond tranquillement à celui qui tremble pour lui,

D’où vous vient aujourd’hui ce noir pressentiment ?

Voilà un homme qui est intrépide, & qui à ce même Officier plein de foi, reproche son peu de foi, & lui fait une vive réprimande. On remarque dès le commencement quelque chose de dur, dans ce caractere que Mathan appelle de Joad l’inflexible rudesse, & Abner dira lui-même à ce Grand-Prêtre, votre austere vertu. Cette austérité de vertu ne se fait connoître que quand il s’agit de la cause de Dieu. Cet homme qui par devoir a entrepris un projet dont l’exécution paroît presque impossible, le conduit avec une si grande confiance, qu’on peut l’appeller,

Justum & tenacem propositi virum.

Il est si tranquille au milieu des plus grands périls, qu’on peut bien dire encore de lui,

Si fractus illabatur orbis,
Impavidum ferient ruinæ.

Cependant un tel caractere ne paroît point théatral : nous aimons à voir dans les Heros de Théâtre, dans Pyrrhus, dans Mithridate, &c. les troubles, les agitations, le choc des passions : voilà les objets que nous aimons, & qu’il est bien plus facile à un Poëte de nous présenter. J’en donne pour preuve la Reflexion de Platon que j’ai rapportée, page 67. Une ame ferme & paisible, étant toujours égale & uniforme, est très-difficile à représenter. Une telle peinture ne seroit pas assez vive pour frapper la multitude qui s’assemble dans les Théâtres, parce que ce seroit leur peindre une chose très-éloignée de leurs Mœurs : le Poëte Dramatique se sent peu de génie pour exprimer cette tranquillité d’ame. Cette Reflexion de Socrate est très-juste ; cependant je suppose que les Comédiens, un de ces jours destinés à donner au Peuple le Spectacle gratis, jour auquel ils ne donnent que des Comédies plaisantes, jour auquel je ne leur conseillerois pas de donner Britannicus, donnent Athalie, je suis presque certain que notre Peuple, (qui n’est pas celui d’Athenes) attaché à cette Piéce par bien des raisons, admireroit le Personnage du Grand-Prêtre, quoiqu’une seule fois exceptée (à la vûe de Mathan) il soit toujours tranquille. Il faut donc que le Poëte qui a su rendre théatral un pareil caractere, ait eu un génie très-rare : ce qui devroit faire changer de langage ceux qui ne savent que dire, le sublime Corneille & le tendre Racine, parce qu’ils n’ont étudié ni l’un ni l’autre.

Pourquoi ce Poëte né si tendre, & qu’on accuse d’a voir francisé les Heros de l’Antiquité, a-t-il mis un peu de dureté dans ce caractere ? parce qu’il étoit grand Imitateur. Quand il a fait parler d’Amour les Héros de l’Antiquité, il les a fait parler comme on parle d’Amour par tout, comme tous les Héros profanes en doivent parler. Mais n’étant pas capable de franciser, comme quelques Ecrivains, les Patriarches & les Prophetes ; quand il en met un sur la Scene, il lui donne ce zele contre les Pecheurs, que David exprime dans ses Pseaumes, ce zele avec lequel Isaïe, Elie, Jérémie parloient aux Rois infidelles.

Ce même Grand-Prêtre que rien ne peut troubler, qui parle quelquefois avec une espece de dureté à Abner, & à Josabet, & qui ne caresse jamais l’Enfant, se trouble pour lui, s’attendrit & pleure, quand il prévoit les dangers où il l’expose en le couronnant :

O mon Fils, de ce nom j’ose encore vous nommer,
Souffrez cette tendresse, & pardonnez aux larmes,
Que m’arrachent pour vous de trop justes allarmes, &c.

Il pleure sur lui, à cause de ces dangers très-éloignés, & ne pleure point sur ce même Enfant lorsqu’Athalie vient à main armée pour le lui arracher.

Un tel caractere dont le modele ne se trouve ni chez les Anciens, ni dans la Nature ordinaire, n’a pu être créé que par un homme né très-grand Poëte & très-honnête homme. Je crois aussi qu’on pourroit mettre sur sa tombe très modeste, ces Vers que Pope fit pour un Poëte qui ne fut pas comme tant d’autres Poëtes Anglois honoré d’un tombeau de marbre à Westminster : Ce que peu de ces marbres orgueilleux peuvent dire, cette pierre modeste le peut dire, sous moi gît un honnête homme, un Poëte que le Ciel a plus favorisé qu’un autre.

This modest stone, what few vain marbles can,
May truly say, Here lies an honest Man,
A Poet, blest beyond the Poet’s fate, &c.

On y pourroit ajouter quelques Vers de l’Epitaphe d’un autre Poëte, faite par le même Poëte, il étoit dans ses Mœurs agréable & doux ; par l’esprit Homme, par la simplicité Enfant : il vecut dans une médiocre fortune exemt de tentation, & parmi les Grands exemt de corruption.

Of Manners gentle, of affections mild
Un wit, à Man, simplicity, à Child …
Above Temptation, in à Low estate,
And incorrupted, ev’n among The Great.

§. III. Des Sentimens.

Aristote ne s’arrête point à cette troisiéme partie de la Tragédie, parce qu’il renvoye à ce qu’il a dit dans sa Rhétorique, des Sentimens, & il entend ici par le mot qu’il employe, la disposition de l’esprit où nous sommes, & que déclarent nos paroles.

Nous n’avouons pas toujours cette disposition d’esprit, principe de nos actions ; mais elle se manifeste par nos discours. Mithridate à son arrivée avoue la sienne à son Confident. Il a trouvé ses deux Fils à Nymphée : qu’y viennent-ils faire ?

L’un & l’autre à la Reine ont-ils osé prétendre ?

Cette inquiétude sera la cause de tout ce qu’il dira à ces deux Fils & à Monime, & la cause de ses malheurs.

Dans Athalie le Poëte oppose deux tableaux l’un à l’autre : les méchans & les bons. Ceux-ci au milieu des périls ont cette tranquillité que donne la vertu ; les autres dans la Grandeur & sur le Trône, ont l’ame toujours troublée & inquiete. Pourquoi Mathan conseille-t-il le meurtre d’un Enfant ? Pourquoi anime-t-il Athalie à mettre le feu au Temple ? parce qu’il espere,

A force d’attentats perdre tous ses remords.

On sait par Abner, qu’Athalie est pleine d’agitation,

La superbe Athalie
Dans un sombre chagrin paroît ensevelie.

Si-tôt qu’elle entre sur la Scene, elle tombe dans un siége en demandant

Cette paix qu’elle cherche, & qui la fuit toujours.

Le trouble de son ame paroît dans le récit qu’elle fait de son songe ; mais pourquoi commence-t-elle par le récit de ses prospérités, en disant

Le Ciel même apris soin de me justifier ?

C’est parce que sa conscience lui reproche tout ce qu’elle a fait, & par la même raison elle fait encore à Josabet un long détail des meurtres que la vengeance lui a fait ordonner, & à son récit plein de fureur, Josabet se contente de répondre,

Tout vous a réussi, que Dieu voye, & nous juge.

Cette même tranquillité étonne dans Joas : il doit frémir au nom d’Athalie, dont il n’a entendu parler qu’avec horreur. Cependant quand il est amené devant elle, il en approche sans crainte, & il répond à toutes ses demandes avec une fermeté proportionnée à son âge. Pline l. 35, parle d’un tableau de deux Enfans, où l’on admiroit la simplicité & la sécurité de l’âge, spectatur securitas & ætatis simplicitas. La Scene de Joas devant Athalie offre le même tableau. Quand ce même Enfant verra apporter en cérémonie l’épée de David, & croira qu’on va l’immoler, il sera tout prêt :

Hélas ! un Fils n’a rien qui ne soit à son Pere.

Le Grand-Prêtre qui donne ses conseils à cet Enfant, rassure les craintes de Josabet, ranime la foi d’Abner, excite le courage des Levites, les fait partir pour le combat, regle leurs places, prend une épée pour y aller aussi, est à tout, & malgré tous ses soins, tant de sujets de crainte, tant d’ordres à donner, conserve toujours une ame tranquille. Lui seul commence, conduit, & termine l’Action : il est presque toujours sur la Scene ; il n’y pouvoit être quand Joas paroît devant Athalie, elle n’auroit pas eu la liberté de l’interroger ; mais il écoutoit tout ce qu’elle disoit,

J’entendois tout & plaignois votre peine.
Ces Lévites & moi, prêts à vous secourir,
Nous étions avec vous résolus de périr.

Prêt à couronner Joas, il apprend la foiblesse de tout le Peuple que la crainte a dispersé ; il se contente d’en gémir,

Peuple lâche en effet & né pour l’esclavage
Hardi contre Dieu seul !

Et il ajoute tranquillement,

Poursuivons notre ouvrage.

Il ne voit plus pour le secourir que des Enfans & des Prêtres, il en remercie Dieu,

Voilà donc quels vengeurs s’arment pour ta querelle
Des Prêtres, des Enfans !

Quand on va ouvrir les portes du Temple à Athalie environnée de ses Soldats, voici le moment où il doit trembler : c’est celui de sa joie, il dit à Dieu,

Grand Dieu, voici ton heure, on t’amene ta proye.

Quand les portes s’ouvrent & qu’Athalie entre, il est surpris de voir pâlir Josabet, & il lui dit avec vivacité,

Vous changez de couleur, Princesse.

C’est ainsi qu’un Poëte chez qui ordinairement tout est Passion, a su inventer un Personnage toujours admirable par ses sentimens, sans être jamais dans la Passion. Il semble s’exposer à tout pour l’amour de Joas, & de la Race de David, & lui-même demande à Dieu, si Joas doit un jour être indigne de cette Race,

Qu’il soit comme le fruit en naissant arraché.

Il prend cet Enfant pour le mener au milieu des combattans, en lui disant,

Et périssez du moins en Roi, s’il faut périr.

Quand il le verroit périr, il ne seroit pas ébranlé, il est sur la montagne où Abraham mit sur un bûcher son Fils unique,

Laissant à Dieu le soin d’accomplir sa promesse.

Telle est la disposition de son esprit : faire ce qu’il doit, laisser à Dieu le soin du reste.

Uniquement occupé de son grand dessein, il ne parle jamais à son Fils, ni à sa Fille, il voit arriver son Fils, il sort sans lui dire de le suivre : mais aussitôt Josabet dit à ce Fils avec empressement,

Allez, ne vous arrêtez pas,
De votre auguste Pere accompagnez les pas.

Elle l’appelle Auguste, & elle n’est jamais devant lui comme avec son mari, mais comme devant un Grand-Prêtre, que par respect elle n’ose interroger. Elle est pleine de piété & de timidité : elle craint même de voir Joas, de peur que son trouble ne revéle le secret.

Autant que je le puis j’évite sa présence.

Quand il est demandé de la part d’Athalie, elle le croit perdu :

Ah ! de nos bras sans doute elle vient l’arracher.

Quand elle lui essaye le Diadème, elle s’attendrit & pleure : lorsqu’elle apprend qu’Athalie vient avec son Armée, sa foi s’affoiblit, & dans sa frayeur il lui échappe de dire,

Dieu ne se souvient plus de David notre Pere.

Et elle essuie aussi-tôt cette vive réprimande,

Quoi ! ne craignez-vous pas d’attirer sa colere
Sur vous, & sur ce Roi si cher à votre Amour ?

N’est-il pas également cher à lui-même ? Sans doute : mais Joad ne craint rien. Quel contraste entre ces deux caracteres ! L’un toujours intrépide, & un peu dur, l’autre toujours tendre & timide.

§. IV. De la Diction.

Comme l’harmonie d’un discours contribue beaucoup à nous y rendre attentifs, Aristote veut que l’imitation d’une Action soit faite dans un stile très-agréable à l’oreille, & cependant il ne met la Diction qu’à la quatriéme place. Le Poëte le plus parfait de tous nos versificateurs, pensoit de même, puisqu’il disoit que sa Tragédie étoit faite, lorsqu’ayant, après de longues méditations, arrêté la conduite de l’Action, les caracteres, & les discours qu’il devoit faire tenir à ses Personnages, il ne lui restoit plus à faire que les Vers.

On pourroit dire que cette quatriéme Partie n’est pas essentielle, puisque nous avons quelques Tragédies dont la Versification est très-médiocre, & qui firent dans leur naissance une fortune, qu’elle n’ont pas perdue, comme Andronic, Alcibiade, Penelope, Inès de Castro, &c. & puisqu’enfin ce Thomas Morus, qui couta, dit-on, la vie à quatre ou cinq Portiers de la Comédie, & où l’on suoit au mois de Décembre, étoit une Tragédie en Prose. Un Spectateur quand il est en larmes n’examine point si les Vers qui le font pleurer sont harmonieux ou bien rimés, ni même si l’on parle en Vers, & la Poësie Dramatique n’est faite que pour être représentée.

Voilà ce qu’on pourroit dire pour prouver que la Partie de la Versification n’est pas essentielle à la Tragédie, à quoi l’on peut répondre que jamais Piéce bien versifiée n’est tombée dans l’oubli, & que jamais la voix publique n’a mis au nombre des bonnes Piéces, celles qui n’ont point de Lecteurs.

J’avoue que le Poëme Dramatique est fait pour être représenté, & je soutiens en même tems qu’il n’est jamais bon, quand il ne se fait pas lire. Il ne peut être bon, qu’il ne soit composé par un homme que Melpomene,

Nascentem placido lumine viderit.

Si l’Auteur est un de ces hommes heureux & si rares, il ne pechera jamais contre la quatriéme Partie de son Poëme, qui est pour lui la plus facile ; s’il n’a pas la force de la bien exécuter, il n’a point de génie, il n’est point Poëte, & il est certain qu’il n’a pas bien exécuté les trois autres Parties, qui sont plus difficiles. Le Spectateur emporté par la Représentation rapide d’une Action touchante, ne s’en apperçoit pas ; mais le Lecteur qui juge avec tranquillité, & que des Vers médiocres rendent encore plus tranquille, parce qu’ils le refroidissent, s’apperçoit des défauts des autres Parties, méprise la Piéce, & ne la reprend pas pour la lire ; cependant lui-même, s’il retourne à la Représentation, y sera peut être encore ému, ce qui ne prouve pas que l’Ouvrage soit celui d’un bon. Poëte ; mais seulement que l’Action est touchante, & que l’extrême sensibilité que la Nature a mise en nous, va quelquefois jusqu’à la puérilité.

Le Peuple, comme je l’ai dit ailleurs, pleure sur un Scélérat conduit au supplice, quand ce Scélérat témoigne son repentir par ses pleurs, parce que flentibus adsunt humani vultus. C’est ce que prouve l’étonnant succès d’une Tragédie Angloise, toute en Prose, & si peu annoblie par ses Personnages, qu’elle est intitulée Tragédie Bourgeoise. Nulle vraisemblance n’y est observée ; George Barnewel, garçon Marchand, très vertueux, & n’ayant nulle Passion, rencontre par hasard une Coquette qui le rendant tout-à-coup amoureux, le rend traître, voleur, & assassin de son Bienfaiteur. Il est pris par la Justice, condamné à mort, & conduit à la potence. Les regrets de ce Scélérat paroissent si touchans, que cette Piéce eut dit-on, à Londres 38 Représentations de suite. On peut bien dire qu’alors tous les Spectateurs étoient Peuple, ce qui arrive aussi parmi nous.

Baron racontoit que jouant dans une très-mauvaise Piéce qu’il faisoit valoir, (gloire dont il s’est vanté souvent) il faisoit pleurer en prononçant ce très-mauvais Vers,

Cependant, cependant, Seigneur, mon fils est mort.

Par la passion avec laquelle il le prononçoit, cette répétition ridicule de cependant, contribuoit à attendrir l’Auditeur. Combien de fois le lieu où nos Tragédies sont représentées, a-t-il été arrosé de larmes ! & cependant où se réduit le nombre de nos excellentes Tragédies ?

Un Grand homme n’excelle pas toujours également dans toutes les Parties de son Art ; mais il les exécute toutes bien & sur tout la plus facile. Soyons donc persuadés que ces Tragédies qui sont mauvaises dans la Partie de la Versification, ne sont jamais bien bonnes dans les autres Parties. Elles ne sont jamais non plus comptées par la voix publique, parmi les bonnes : mais le Spectateur, quand même il est instruit de leurs défauts, les leur pardonne, en faveur du plaisir qu’elles lui causent quelquefois dans la chaleur de la Représentation.

Dans un Spectacle fait pour enchanter les hommes, l’harmonie du discours doit enchanter leurs oreilles, ainsi celle de la Prose ne peut suffire. Les Modernes ont permis (mal à propos peut-être) à la Comédie, parce qu’elle imite des Actions ordinaires, de parler le langage ordinaire : mais la Tragédie, si elle parloit ce langage, n’auroit plus de Grandeur.

Comment, dira-t-on, la Versification ne détruit-elle pas la vraisemblance de l’Action ? des hommes emportés par les Passions, peuvent-ils en parlant compter leurs syllabes, & les placer dans l’ordre que demande une certaine mesure ?

Il est vrai qu’ils comptent leurs syllabes, qu’en les arrangeant ils observent une certaine mesure, & que dans cet arrangement de syllabes comptées, se trouvent des repos & des rimes : cependant quand un bon Poëte les fait parler, leur langage est si naturel, qu’on n’y sent ni contrainte, ni artifice, quoique ce soit cet artifice qui produise le plaisir de l’oreille. C’est ce qu’on éprouve lorsqu’on a rompu la mesure des Vers. On a quelque peine à la rompre quand les Vers sont écrits dans un stile naturel, comme je l’ai observé sur les premiers Vers de Mithridate : je vais essayer de rompre celle d’un morceau poëtique de la premiere Scene d’Athalie.

« L’impie Achab détruit, & le champ qu’il avoit usurpé par le meurtre, trempé de son sang. Jesabel immolée près de ce champ fatal ; cette Peine foulée sous les pieds des chevaux, les chiens désaltérés dans son sang inhumain, & les membres de son corps hideux, déchirés. La troupe des Prophetes menteurs confondue, & la flâme du Ciel descendue sur l’Autel. Elie parlant en souverain aux Elémens ; les Cieux fermés par lui, & devenus d’airain, & la terre trois ans sans rosée & sans pluie ; à la voix d’Elisée les morts se ranimans. »

Aucun mot n’est changé, l’ordre seul est changé, & l’oreille est contente d’une Prose noble : que les mêmes mots soient remis dans l’ordre de la Versification, une harmonie bien plus agréable contente l’oreille,

L’impie Achab détruit, & de son sang trempé
Le champ que par le meurtre il avoit usurpé :
Près de ce champ fatal, &c.

J’ai choisi ce morceau pour exemple, parce que contenant une énumération de miracles, il doit être plus poëtique qu’un autre. Il est très-poëtique, & n’a point cependant la pompe du récit de la mort d’Hippolyte, & de plusieurs autres morceaux de la Tragédie de Phedre, parce que le Poëte attentif en tout à la vraisemblance, conforme son stile à ses Sujets, ce qui fait que ses Tragédies ont toutes une Versification différente, au lieu que la Versification de Corneille, si j’ose le dire, est toujours la même, toujours pareille tournure de Vers.

La versification d’Andromaque n’est pas celle de Britannicus, celle de Bérénice, n’est ni celle d’Andromaque, ni celle de Mithridrate. Celle d’Iphigénie n’est point celle de Phedre, & celle de Phedre, la plus pompeuse de toutes, n’est pas celle d’Athalie, quoiqu’Athalie soit le plus grand Sujet qu’il ait traité. Mais s’il l’eut traité dans ce stile tout poëtique de Phedre, il y eût répandu un air profane, au lieu qu’il a voulu traiter un Sujet tiré des Livres sacrés, dans leur stile simple & sublime.

L’Abbé du Bos, Tom. 2. Sect. 39. prétend qu’il ne paroît plus grand dans Athalie que dans ses autres Tragédies, que parce que son Sujet l’a autorisé à orner ses Vers des figures les plus hardies, & des images les plus pompeuses de l’Ecriture Sainte. On a écouté, dit-il, avec respect le stile Oriental, dans la bouche des Personnages d’Athalie, & ce stile a charmé. Comment peut penser ainsi un homme qui s’établit juge de la Poësie ? Je ne trouve le stile Oriental dans aucun endroit d’Athalie. Il y a quelques figures dans la Prophétie, mais ces figures n’ont rien de trop hardi, tout le reste est dans un stile très-opposé à ce que nous appellons le stile Oriental. On est même surpris d’entendre un Enfant parler avec simplicité de choses quelquefois fort grandes, sans jamais prononcer ni un Vers foible, ni un Vers poëtique ; les Vers les plus pompeux de Phedre ont peut-être couté moins de peine à l’Auteur. Joas parle souvent de Dieu, & ne le nomme jamais l’Eternel, comme il est nommé par Abner dans le premier Vers de sa Piéce : ce stile n’eût pas été celui d’un Enfant. Le Grand-Prêtre sait aussi quand il parle à Joas, se proportionner à la portée d’un Enfant, & on a le même plaisir quand on l’entend rabaisser devant lui la majesté de son langage, que quand on le voit se prosterner à ses pieds.

Dans le récit des miracles que je viens de rapporter, les expressions pompeuses pouvoient trouver place, elles sont toutes fort simples. On n’entend jamais dire dans cette Piéce comme dans Phedre, que les ombres ont trois fois obscurci les Cieux, que le Soleil a trois fois chassé la nuit obscure. Josabet dit en termes très-simples,

J’ai cru devoir aux larmes, aux prieres
Consacrer ces trois jours & ces trois nuits entiéres.

Est-ce là un stile Oriental ?

Telles sont les critiques de l’Abbé du Bos.

§. V. La Décoration.

Un spectacle inventé pour attirer les Hommes par toutes sortes de charmes, doit émouvoir le cœur par l’Action, plaire à l’esprit par la peinture des Caracteres & des Sentimens, enchanter les oreilles par l’harmonie du Discours, & attacher les yeux par l’appareil de la Représentation.

Je ne parle point de ces ornemens du lieu de la Scene qui coutoient des sommes si considérables aux Grecs & aux Romains, & au Cardinal de Richelieu : les Piéces médiocres ne méritent pas ces dépenses, & les bonnes n’en ont pas besoin ; mais un appareil théatral, quand il est nécessaire à la Représentation, cause quelquefois un Spectacle agréable, & donne de la dignité à la Piéce, comme dans Athalie : on voit entrer un Enfant, escorté d’une nombreuse compagnie, un Enfant qui s’approche d’une Reine qui l’attend, & qui attire sur lui tous les regards, parce qu’il est le grand Personnage de cette Scene ; dans la suite on voit apporter en cérémonie un bandeau Royal qu’on pose sur une table, avec l’épée de David, & le Livre de la Loi, on voit seul avec un Enfant un homme respectable par son âge, sa dignité, ses vêtemens, & tout à coup ce Vieillard vénérable est aux pieds de cet Enfant. Les Levites entrent, & le serment est prêté en posant la main sur le Livre de la Loi. Lorsqu’au dernier Acte le rideau se tire, l’Enfant paroît sur un Trône auprès de sa Nourrice : Josabet, son Fils, & ses Filles sont au pied du Trône, les Levites les armes à la main l’environnent, tout cet appareil a quelque chose de majestueux, qui fait plaisir à un Spectateur, & cette raison me persuade encore ce que j’ai avancé plus haut, que si cette Piéce étoit représentée gratis devant notre Populace, comme les Tragédies Grecques devant celle d’Athenes, elle y seroit attentive, & peut-être très-émue, sans songer à l’harmonie du langage, qui n’auroit rien que de très-intelligible pour elle, malgré ce qu’on nomme la contrainte des Vers.

§. VI. La Musique. Les Chœurs.

La Musique est admirablement unie à une Tragédie quand elle ne s’y fait entendre que dans des intermédes, qui liés avec l’Action, délassent un Spectateur par une aimable variété, il prête son attention à ce nouveau plaisir, sans que l’Action lui paroisse suspendue. Il a été si naturel d’unir ainsi la Musique aux Tragédies, que celles des Yncas, comme je l’ai dit, avoient toutes des intermedes. On ne songea point à rendre cet ornement à la Moderne Tragédie, ce qui fait dire au P. Saverio qu’elle n’est que l’ombre de l’Ancienne, & qu’elle a perdu la moitié de sa vraisemblance, parce que les Poëtes pour remplir cinq Actes, sont obligés de dire bien des choses inutiles : c’est pourquoi il loue beaucoup l’Auteur d’Athalie d’avoir su ramener les Chœurs.

Je ne repeterai point ce que j’ai dit de ceux des Grecs. Il est aisé de comprendre la beauté qu’ils ajoutent à un Sujet quand ils y sont naturellement amenés, comme dans l’Œdippe dont l’Action se passe près d’un Autel, dans le tems d’une affliction publique, qui engage le Peuple à implorer, par des Cantiques, la clémence du Ciel. Les Chœurs d’Athalie sont amenés encore plus naturellement, ou plutôt le Poëte ne les amene point, il les trouve au lieu de la Scene, dans un Temple toujours rempli de Musiciens & de Musiciennes ; l’Action se passe le jour d’une grande Fête destinée à des Cantiques, & le premier Cantique de cette Piéce a rapport à cette Fête. La fille de Josabet qui quelquefois fait partie du Chœur, & quelquefois parle en son nom, en est le Coriphée : ainsi cette Tragédie est dans toutes ses Parties, la Danse seule exceptée, dans la forme de celle des Grecs.

L’Auteur à leur exemple a soin, autant qu’il est possible, de ne faire chanter que des choses propres à être chantées, des prieres, des vérités morales, des réflexions. Dans les Scenes des Chœurs, il fait observer ce qui doit être chanté, & ce qui doit être recité. Dans l’Interméde du quatriéme Acte quand les Levites partent pour le combat, les Filles pour les animer, chantent,

Partez, enfans d’Aaron, partez, &c.

Ensuite elles adressent leurs prieres à Dieu : mais quand elles sont effrayées du bruit qu’elles entendent, ce n’est plus en chantant, qu’elles disent, comme l’Auteur le fait observer ;

Cheres sœurs, n’entendez-vous pas
Des cruels Tyriens la trompette qui sonne ?
J’entens même les cris des barbares soldats,
Et d’horreur j’en frissonne.
Courons, fuions, &c.

Si elles chantoient ces paroles, je frissonne, courons, fuyons, la Musique seroit mal placée. Ce n’est que dans nos Opéra que nous mettons un combat en Musique,

Courage, courage, courage …
A moi, compagnons, à moi …
Au secours, au secours, au secours …
Ah ! je me meurs ! Ah ! je me meurs …
Je suis ton prisonnier.
Quartier, quartier, quartier.

On ne peut faire chanter avec vraisemblance que les personnes qui sont dans une situation tranquille : l’employ du Chœur chez les Grecs étoit d’invoquer les Dieux, de donner des avis, & d’être conciliateur, & concilietur amicis, ceux qui font cet office, sont dans une situation tranquille. Les Passions violentes ne nous font point chanter. Si après que Berenice a dit à Titus,

Adieu, Seigneur, regnez, je ne vous verrai plus,

tous deux chantoient,

Hélas ! Une chaîne si belle
Devoit être éternelle,

le Spectacle au lieu de nous faire pleurer nous feroit rire : dans la tristesse on ne chante pas. Quand on ordonne aux Compagnes d’Esther de chanter, elles se disent entre elles,

Cheres sœurs, suspendez la douleur qui vous presse,
Chantons, on nous l’ordonne.

Dans la douleur où se trouvoit Calipso, dit M. de Cambrai en commençant son Telemaque, sa grotte ne résonnoit plus de son chant. C’est en Poëte, & non pas en Physicien que Virgile fait pousser une plainte harmonieuse, miserabile carmen, au rossignol à qui on vient d’enlever ses petits. La Nature n’invite ni les oiseaux ni les hommes à chanter leurs malheurs ; elle leur fait seulement pousser ces exclamations si frequentes dans les chœurs des Anciens, des soupirs, des gémissemens, & pour me servir du terme dont les Prophétes font si souvent usage, des hurlemens. Il y a dans nos Lamentations une espece de mélodie : nous la remarquons, dit Quintilien, lorsqu’aux funérailles nous entendons gémir les Femmes. Viduas videas in ipsis funeribus, canoro quodam modo proclamantes. C’est cette mélodie que tache d’imiter le Musicien qui compose un Air triste : s’il est bien composé, nous le chantons avec plaisir, en goûtant l’imitation de la tristesse, mais un homme plongé dans une douleur véritable ne le chanteroit pas, & même ne voudroit pas l’entendre chanter.

C’est par cette raison que les Tragédies Grecques ne finissent jamais par des chants, mais par une Réflexion morale. On ne chante point après la Catastrophe. Il n’en est pas de même des Comédies ; celle des Oiseaux dans Aristophane finit par des chants, & celle des Guepes par ces paroles du Chœur, retirons-nous en dansant : ce qui n’arrive jamais à un chœur Tragique. On comprend tout d’un coup d’où vient cette différence. L’objet de la Comédie est d’inspirer la joye : l’objet de la Tragédie est d’inspirer la tristesse, & l’on ne remporte pas la tristesse d’un Spectacle qui finit par des danses & des chants. La Musique y peut être associée lorsque pendant la durée de l’Action elle est placée avec vraisemblance dans des intermédes : mais quand l’Action est finie, le Spectateur qui doit sortir tout rempli de la Catastrophe, ne doit point être dissipé par des chants. Il s’en suit de là, qu’à Athenes même, c’est-à-dire chez un Peuple tout Musicien, notre Opera eût paru un Spectacle ridicule : c’est ce qui m’engage à une Digression d’autant plus nécessaire qu’elle me servira dans la suite, à prouver que la Déclamation Théâtrale des Anciens n’étoit pas un chant.

Digression sur les Poëmes Dramatiques en Musique.

Après ce que je viens de dire sur la Musique ajoutée à la Tragédie ; & après avoir établi dans tout ce que j’ai dit jusqu’à présent sur la Poësie Dramatique, qu’elle a deux objets, ou de faire pleurer ou de faire rire, dans quelle espece mettrai-je une Poësie qui aidée de la Musique, ne produit aucun de ces effets ? Le lieu destiné à ses Représentations, ne fut jamais arrosé de larmes, quoiqu’on y traite des Sujets fort Tragiques. Ils y sont à la vérité, ordinairement traités d’une maniere fort peu vraisemblable, & d’ailleurs le Poëte, dans des Scenes faites pour être chantées, ne peut donner aux Passions toute l’étendue dont elles ont quelquefois besoin. Mais je suppose une Scene parfaitement composée de sa part, & je prends pour exemple, une Scene admirable d’Esther, que le Poëte a été obligé de sacrifier à la Musique. Elle est toute de douleur, & il faut observer qu’elle n’est pas contre la vraisemblance, parce que ces jeunes Filles déplorant leur malheur présent, par des passages des Pseaumes, faits sur la prise de Jerusalem, ne sont pas censées composer sur le champ ce qu’elles chantent, mais s’appliquer des Cantiques, qu’elles savent depuis longtems. C’est pourquoi lorsqu’elles paroissent pour la premiere fois sur le Théâtre, Esther leur dit,

Mes Filles, chantez-nous quelqu’un de ces Cantiques,
Où vos voix si souvent se mêlant à mes pleurs,
De la triste Sion celebrent les malheurs.

A la nouvelle que tout le Peuple Juif sera égorgé dans dix jours, elles s’écrient,

Pleurons & gémissons, mes fidelles compagnes….
Levons les yeux vers les saintes montagnes ….

Elles arrachent leurs parures en disant,

Arrachons, déchirons tous ces vains ornemens.

Elles font la description d’un carnage pareil à celui qui fut fait à la prise de Jerusalem,

Quel carnage de toutes parts !
On égorge à la fois les Enfans, les Vieillards,
Et la Sœur, & le Frere,
Et la Fille, & la Mere, &c.

Cette peinture terrible est suivie de la plainte tendre d’une Fille de dix ans, qui se croyant dans le carnage, éléve ainsi sa voix,

   Hélas ! si jeune encore,
Par quel crime ai-je pu mériter mon malheur !
Ma vie à peine a commencé d’éclore,
Je tomberai comme une fleur
Qui n’a vu qu’une Aurore.

Que cette plainte si touchante, soit déclamée avec des tons aussi naturels que le sont les Vers, que toute la Scene soit déclamée par d’excellentes Actrices, quel Spectateur retiendra ses larmes ? En versera-t-il, quand il l’entendra chanter, quelque excellente que la Musique puisse être ?

Et comment celui qui chante, me feroit-il pleurer ? il ne pleure jamais lui-même. Quintilien dit qu’il a vu des Comédiens, sortir du Théâtre, pleurer encore en déposant leurs masques. Vit-on jamais un Acteur de l’Opera, entrer ainsi dans la Passion ? Et s’il y entroit de même, pourroit-il chanter ? Il songe moins aux paroles qu’il chante, qu’aux modulations de sa voix, qui ne sort de sa bouche qu’avec une contrainte qu’elle n’auroit pas, si la Nature seule, agitée par la Passion, la faisoit sortir : c’est ce qui fait que la voix d’un homme qui chante va toujours en s’abaissant, si elle n’est soutenue par un instrument, au lieu que dans une conversation animée, notre voix va toujours en s’élevant.

J’ai prouvé plus haut que la douleur ne nous fait jamais chanter, c’est ce que je puis prouver encore par l’Opera même, par Quinaut lui-même qui avoue la même chose quand il fait dire après la mort d’Alceste :

Que notre zele se partage,
Que les uns par leurs chants célébrent son courage,
Que d’autres par leurs cris déplorent ses malheurs.

Ce sont ces cris, ces αῖ, αῖ des Anciens qui conviennent à la douleur : mais lorsqu’Admette qui est tombé évanoui, revient de son évanouissement pour chanter,

Croyez-vous que je puisse vivre ?
Laissez-moi courir au trépas,

il n’a point envie d’y courir, puisqu’il chante. Sans être dans une grande douleur, sitôt qu’on n’a pas l’esprit tranquille, on n’aime ni le chant ni la danse, ce que je prouve encore par l’Opera même. Les Plaisirs en personne viennent chanter & danser devant Renaud, & l’ennuient, il les renvoye, parce que quand Armide est absente, tout l’ennuie, tout augmente sa peine.

Puisque dans la douleur, & dans le trouble des Passions on ne veut ni chanter ni entendre chanter, pourquoi s’est-on imaginé que la Tragédie, consacrée à la douleur, & au trouble des plus grandes Passions, pouvoit être mise toute entiere en Musique ?

La Musique, dira-t-on, étant une imitation de la Nature, comme la Déclamation, doit produire sur nous le même effet.

Je répons que la Déclamation est la premiere imitation des tons de la Nature, au lieu que la Musique est l’imitation des tons de la Déclamation. L’habile Musicien quand il met des paroles en chant, cherche les tons que prendroit un habile Déclamateur, & y ajoute ses Modulations. La Musique est donc une imitation plus éloignée de la Nature, que la Déclamation. Elle n’est que la copie d’une copie, ainsi elle affoiblit l’expression ; aussi n’est-elle jamais si pathétique que quand elle est simple, parce qu’alors elle se rapproche de plus près de la Nature.

Ce qui prouve que ce que j’avance est l’insensibilité de plusieurs personnes pour la Musique. Les Peuples du Nord en comparaison de ceux de l’Orient, y sont insensibles, & nous trouvons souvent parmi nous des hommes qu’elle ne touche point. Malherbe qui avoit une oreille si délicate pour l’harmonie des Vers, n’avoit aucune oreille pour la Musique. Boileau étoit de même, mais personne n’est insensible à une Déclamation, conforme aux tons de la Nature. Le véritable Orateur, se fera écouter même chez les Sauvages, & les attendrira jusqu’à les faire pleurer.

On me dira encore que la Musique inspire la joye, la tristesse & le courage, & qu’on s’en sert pour animer les Soldats. Je réponds qu’elle agit sur nous par les vibrations de l’air agité suivant une certaine mesure : elle produit ses effets, par des instrumens, & elle les produit encore mieux par la voix Humaine, dont les sons nous frappent plus agréablement que tous ceux des instrumens de Musique. C’est le son de la voix que nous entendons qui nous fait impression, & non les paroles chantées dont nous perdons souvent une partie. C’est pour cela qu’il faut que la voix sorte par un bel organe ; les mêmes paroles chantées avec la même justesse, les mêmes Modulations, ne nous feront pas la même impression, si les oreilles ne sont pas frappées d’un si beau son, au lieu que nous n’exigeons pas le bel organe du Déclamateur ; la voix d’Antoine que Cicéron trouvoit si propre à émouvoir, étoit, dit Quintilien, une voix rauque, & l’Auteur d’Athalie a possédé plus que personne, le talent de la Déclamation, quoique la Nature ne lui eût pas donné une belle voix, & qu’il fût incapable de chanter un seul air avec justesse ; il ne savoit pas prendre les tons du Musicien, & en déclamant il prenoit toujours ceux de la Nature.

Dans ce que je viens dire sur la différente impression que font sur nous la Musique & la Déclamation, je puis me tromper ; mais si tout le monde n’est pas de mon avis, je crois être de l’avis de tout le monde, lorsque je regarde un Opera comme un Poëme d’une espece bizarre, qui n’a de commun avec la Tragédie que le titre qu’on lui donne, comme un Ouvrage contraire au bon sens, comme un Spectacle, qui sans occuper l’esprit enchante tous les sens & ennuie à la fin. Je ne sais, dit la Bruyere, comment l’Opera avec une Musique si parfaite & une dépense toute Royale a pu réussir à m’ennuyer. Il pouvoit ajouter. Avec une grande Action conduite par Quinaut, aussi bien que le peut être une Action dans un Poëme de cette Nature, pourquoi le Poëte & le Musicien m’ont-ils tous deux ennuyé ?

On peut en croire encore un homme qui n’étoit ennemi ni de la Poësie, ni de la Musique, ni de la Volupté. S. Evremond qui voyoit représenter les Chefs-d’œuvres de Quinaut & de Lully, déclare qu’à la Représentation d’un Opera il tombe toujours en langueur, & que le seul plaisir qui lui reste, est l’espérance de le voir bientôt finir. Pour rendre ce Spectacle moins ennuyeux, nous l’avons embelli, par les Décorations, les Machines, les Danses : nous y faisons descendre du Ciel, sortir des Mers ou des Enfers toutes les Divinités fabuleuses, qui ont paru plus souvent parmi nous que sur le Théâtre d’Athenes ; mais comme dit S. Evremond, une Sottise chargée de Musique, de Danses, de Machines, de Décorations, sottise magnifique, est toujours sottise. Il ajoute, que les Grecs faisoient de belles Tragédies où ils chantoient quelque chose, au lieu que les Italiens & les François en font de méchantes où ils chantent tout. Enfin il définit un Opera, un travail bizarre de Poësie & de Musique, où le Poëte & le Musicien, également gênés l’un par l’autre, se donnent bien de la peine à faire un méchant ouvrage. Pour qu’il fût encore plus mauvais, entre les deux Ouvriers qui y travaillent, la principale autorité est donnée à celui qui devroit obéir. Saint Evremond n’exempte de cette obéissance aux Poëtes, que Lully, parce que, dit-il, ce Musicien connoît mieux les Passions & va plus avant dans le cœur des hommes que les Auteurs. Quel éloge de Lully dans ce seul mot !

Saint Evremond écrivoit ainsi contre l’Opera, Spectacle que nous avons reçu des Italiens, dans le tems que nous en étions le plus enchantés, ce qui lui faisoit dire, qu’il prenoit le parti du Bon sens abandonné, & qu’il suivoit la Raison dans sa disgrace, à quoi il ajoutoit, ce qui me fâche le plus de l’entêtement où l’on est pour l’Opera, c’est qu’il va ruiner la Tragédie, qui est la plus belle chose que nous ayons, la plus propre à élever l’ame & la plus capable de former l’esprit.

C’est de ce malheur dont se sont plaint les Italiens : ils ont dit que les Opera avoient fait tomber leur Tragédie. Il ne falloit pas frapper un grand coup pour l’abattre, la nôtre a su résister au même coup, nous avons su conserver notre raison pour goûter la Tragédie, & nous sommes comme convenus que quand nous irions à l’Opera abandonner nos sens aux charmes de l’harmonie, nous laisserions notre Raison à la porte ; par conséquent ce Spectacle quand il est long ennuie, parce que, suivant Saint Evremond, où l’esprit a si peu à faire, c’est une nécessité que les sens viennent à languir : c’est en vain que l’oreille est flattée, & que les yeux sont charmés, si l’esprit n’est pas satisfait.

Les Italiens avouent que leur Poësie Dramatique Musicale, après avoir fait tomber leur Tragédie, devint elle-même si monstrueuse qu’il y fallut mette ordre. De nos jours, dit le P. Saverio, d’illustres Auteurs en eurent compassion, & travaillerent à la rendre, si non parfaite, du moins plus supportable. Se non perfetta, almen sofferibile al quanto. Ces Auteurs qu’il nomme, sont Lemene, Manfredi, Maffei, Monsignor Bernini, & l’Abbé Metastasio, dont il rapporte quelques petits Vers destinés aux Ariettes.

Dans ces nouveaux ouvrages on ne voit plus à la vérité des Dieux & des Déesses, des Magiciennes, & des enchantemens : on y voit les grands sujets de l’Histoire ; & l’on est fort surpris de les y trouver. C’est en faisant main basse sur toutes nos Tragédies, & mettant en piéces nos plus belles Scenes, que les Italiens ont embelli leurs Ouvrages de nos dépouilles. Supposons que les Sujets Historiques y soient traités avec quelque vraisemblance, comment un Poëte peut-il, pour fournir des Ariettes au Musicien, finir toutes ses Scenes par de petits Vers, qui ne contiennent que des comparaisons, des maximes triviales, des vérités sautillantes ? Celui qui mettroit sur le Théâtre lyrique, Caton avant que de se tuer, lisant Platon, termineroit-il cette Scene, par complaisance pour le Musicien, en faisant chanter à Caton,

Oui, vous avez raison,
Admirable Platon,
Votre doctrine est belle,
Notre ame est immortelle.
Est-ce périr
Que de mourir ? &c.

J’ai peine à croire que Caton paroisse jamais sur notre Théâtre Lyrique. Comment pourrions-nous, dans les graves sujets de l’Histoire, admettre la Danse, devenue pour nous une partie si importante de ce Spectacle, qu’en sa faveur on a reçu des Piéces Dramatiques en plusieurs Actes qui n’ont entre eux aucun rapport ? Qu’importe en effet l’unité de Dessein, lorsqu’on ne veut qu’entendre chanter, & voir danser ? Les Ballets qu’on exécutoit dans la jeunesse de Louis XIV, étoient donc, par cette unité de Dessein, plus poëtiquement raisonnables, que nos Ballets modernes, & que les Opéra Historiques de l’Italie. Mais on dira que toutes ces raisons poëtiques ne sont pas faites pour un Spectacle entiérement consacré à la Musique, ni pour un Poëme où le Poëte ne peut donner aux Passions leur jeu nécessaire, ni à ses Vers l’harmonie & la force, & qui par conséquent peut bien, comme Quinaut, se vanter d’avoir fait un excellent Opera ; mais ne peut jamais se vanter d’avoir fait un bon Ouvrage.

Le succès de ce Spectacle inventé dans l’Italie, & répandu ensuite par tout, prouve l’empire de la Musique sur les hommes, empire qu’elle excerce aux dépens de la Poësie, de la raison, & des mœurs. La Tragédie peut rendre les hommes plus vertueux, en les rendant tendres & compatissans pour les Malheureux, La Comédie, peut par une censure innocente, corriger des Ridicules. Quelle utilité donnera-t-on à l’Opera ? Et qu’en diroit Socrate, qui dans le Passage que j’ai rapporté page 75, interdit la Poësie Dramatique à tout homme qui craint de voir troubler l’œconomie de son ame ? Le grand objet d’un Spectacle où la Volupté attaque tous les sens, est de troubler cette œconomie. Lorsque ceux qui y vont la conservent, le Poëte & le Musicien ont donc bien mal réussi.