(1752) Traité sur la poésie dramatique « Traité sur la poésie dramatique —  RECAPITULATION. » pp. 382-390
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(1752) Traité sur la poésie dramatique « Traité sur la poésie dramatique —  RECAPITULATION. » pp. 382-390

RECAPITULATION.

On peut ignorer toutes les matieres qui font l’objet de ce Traité, puisque la Poësie Dramatique, quoiqu’elle puisse être utile par elle-même, est presque toujours pernicieuse par la faute des Poëtes. Il est très-certain que les premiers qui éleverent des Théâtres n’eurent pas en vue l’utilité publique, & ne les éleverent pas pour y placer des Prédicateurs. Nous avons vu Solon frapper la terre avec colere en s’écriant que de pareils amusemens parleroient plus haut que les Loix ; nous avons vu à Rome les Censeurs faire souvent abattre les Théâtres ; & Pompée, pour mettre le sien à l’abri de leur sévérité, en vouloir faire un Edifice saint, en le consacrant à une Divinité, à Vénus. Le Théâtre d’Athenes étoit consacré à Bacchus. Voilà chez les Anciens les deux Divinités des Théâtres. Les personnes graves qui à Athenes & à Rome murmurerent contre ces Plaisirs, passerent sans doute pour des hommes de mauvaise humeur, pour des Rigoristes, & nous avons avons vû que la fureur des Athéniens pour ces plaisirs causa à la fin leur ruine entiere, & que la même fureur causa aussi celle des Romains.

L’Antique Tragédie fut cependant grave & majestueuse. J’avoue qu’elle dégénéra ; mais dans le tems même qu’elle étoit majestueuse, n’étoit-elle pas dangereuse ? Et les Philosophes avoient-ils tort de dire, que par ces lamentations continuelles qu’elle faisoit entendre, elle énervoit le courage des hommes ? Il est très-bon, comme je l’ai dit, d’exciter en nous la Pitié, & d’entretenir cette sensibilité que la Nature nous a donnée pour les malheurs de nos semblables ; mais les Poëtes Tragiques plus empressés d’amuser que d’instruire, pour exciter dans les Spectateurs une violente émotion, faisoient retentir les plaintes de malheureux qui s’abandonnant à la plus vive douleur, loin d’apprendre à supporter les maux de la vie, & les injustices avec patience, étoient les modeles de toute l’impatience d’une Nature irritée, & qui demande vengeance.

Philoctete ne fait un long récit de ses souffrances, que pour pouvoir exhaler sa colere contre les Atrides.

Aux Atrides cruels, voilà ce que je dois.
Voilà ce qu’ils m’ont fait. Que les Dieux le leur rendent.

Quel tragique Spectacle que celui d’Hercule mourant sur le mont Oëta ! Ce morceau de Sophocle que j’ai autrefois traduit avec tant de plaisir, est admirable : mais n’exprime-t-il pas la fureur de la vengeance, & l’impatience de l’homme dans la douleur ?

O supplice ! O douleur ! O perfidie ! O crime !
Femme horrible, faut-il que je sois ta victime…
Tu m’as enveloppé de ce voile mortel,
Ce voile que pénétre un poison si cruel,
Voile affreux, qu’ont tissu Megére & Tisiphone.
Tout mon sang enflammé dans mes veines bouillonne.
Je succombe, je meurs, brûlé d’un feu caché
Qu’allume en moi ce voile à mon corps attaché.
Ainsi ce que n’ont pu dans l’horreur de la guerre,
Centaures, ni Geans, fiers Enfans de la terre,
Ce que tout l’Univers n’osa jamais tenter,
Une Femme le tente, & peut l’exécuter.
Mon fils, soutiens ton nom. Ton amour pour ton Pere
Doit effacer en toi tout amour pour ta mere.
Va chercher ; va saisir celle qui m’a trahi,
Traîne-la jusqu’à moi, va, cours, & m’obéi.
Cours venger…. Mais hélas ! Que fais-je misérable !
Je pleure, &c.

Ce Tableau est celui de la Nature. Mais cette Nature est-elle admirable ? Est-elle utile à représenter ? Quand je lis dans Homere les fureurs d’Achile, comme je lis tranquillement, j’ai le tems de réflechir, & de le condamner ; mais un Spectateur n’a pas le tems de réfléchir, & un habile Comédien le pénetre malgré lui, de tout ce qu’il prononce,

Le jeu des Passions saisit le Spectateur,
Il aime, il hait, il craint, & lui-même est Acteur.

Nous ne devons donc pas trouver étonnant que ces Spectacles ayent déplu aux Anciens Philosophes, qui pensoient que les hommes y pouvoient perdre leur courage.

Pourquoi les Grecs ont-ils aimé une Tragédie si terrible ? Ils pouvoient sans doute en choisir une voluptueuse. Ils connoissoient aussi bien que nous la passion de l’Amour, & du tems de leurs grands Poëtes, brilloit la fameuse Aspasie, qui par sa beauté & son esprit captivoit Pericles, & que Socrate lui-même alloit voir. Les Grecs si habiles dans tous les beaux Arts, connurent de bonne heure le véritable goût de chaque Piéce de Poësie.

Elle cherche à amuser les hommes, & comme ils sont enfans, ils ne haïssent rien tant que la tranquillité. Pour arracher leur ame à cette oisiveté qui fait son ennui, il faut ou la rendre attentive à un pompeux récit de merveilles qui la tiennent dans l’admiration, ou frapper en elle cette partie pleureuse, dont parle Socrate [p. 67] qui est insatiable de larmes, ou, ce qui est plus difficile, satisfaire la partie gaye, qui ne veut que rire.

La Poësie Dramatique s’attacha à contenter la partie curieuse qui veut des merveilles. Delà tant de fictions extravagantes chez les Poëtes, & dans nos Romans de Chevalerie.

La Tragédie s’attacha à frapper la Partie pleureuse, & comme ce ne sont point les plaintes des Amans, qui ont toujours quelque chose de puérile, qui la frappent vivement, elle fit entendre de véritables gémissemens, & voilà pourquoi Aristote ne recommande que des Sujets terribles : il veut que les Poëtes Tragiques fassent pleurer.

Ainsi la Poësie Epique vit nécessairement du Merveilleux, la Tragédie vit de Larmes, & la Comédie doit vivre des Ris.

Non seulement il faut louer les Grecs d’avoir si bien connu ce qui convient à chaque espece de Poësie, il faut encore les louer d’avoir dans la Poësie Dramatique si promptement connu cette vraisemblance d’une Action, ces trois Unités, dont nous avons eu tant de peine à comprendre la nécessité.

On peut, dans le Promethée d’Eschyle, considérer la Tragédie naissante & informe, un Spectacle fait pour amuser le Peuple par des Décorations & des Machines, des Personnages apportés dans les airs, & une fille que le Chœur appelle Fille cornue ; c’est Io, moitié Vache, qui se croit piquée par une mouche, qui la poursuit, & qui crie, α, α, ε, ε, εα, εα, ιω, ιω, &c. Dans cette Tragédie informe, on trouve déja une Action grande, une, & qui se passe dans le même lieu. Et comment cette Unité ne seroit-elle pas observée ? Le principal Personnage qui depuis le commencement jusqu’à la fin est sur la Scene, y est attaché à un rocher par des clous de diamant qui lui percent la poitrine. Quelle différence entre cette Tragédie si simple, & les anciennes Piéces Angloises, Hollandoises & les nôtres !

La Tragédie Moderne fut longtems très-galante, j’en ai dit la raison, & non contente de parler un langage qui l’avilit, elle fut longtems sans connoître aucune vraisemblance dans l’Imitation. Le désordre regna par tout.

J’ai placé l’Epoque de sa véritable renaissance à Corneille, qui prit une route très-différente de celle des Grecs, & créa, pour ainsi dire, une nouvelle espece de Tragédie, qui est très-peu pleureuse. Sa Cornélie même s’adressant à l’Urne de Pompée ne fait point verser de larmes, puisqu’elle n’en verse pas,

N’attendez point de moi des regrets ni des larmes.

Elle ne fait point éclater, en regardant cette Urne, les αῖ, αῖ, φευ, φευ, des Grecs : elle jure de se venger,

Faites m’en souvenir, & soutenez ma haine,
O cendres, mon espoir aussi bien que ma peine.

Cinna, Rhodogune, ne nous coutent point de larmes, notre grand Corneille nous fait rarement pleurer ; mais pour me servir du terme de Madame de Sévigné, il nous fait souvent frissonner, il nous tient toujours dans l’admiration, presque jamais dans la douleur.

Cette Tragédie, qui n’a pu être soutenue que par un Génie très-grand & très-rare, est certainement admirable : mais est-elle la véritable ? Elle ne l’est point, si les hommes aiment mieux être dans la douleur que dans l’admiration.

Les Principes d’Aristote, que j’ai rapportés, sont donc toujours également vrais, & sont confirmés par celle de nos Tragédies que nous appellons la plus parfaite. Athalie nous coute des larmes, nous tient dans la Crainte & dans la Pitié, & en même tems dans l’admiration, puisque le caractere du Grand-Prêtre est d’autant plus admirable, qu’il est très-opposé aux caracteres que demande la Tragédie ; elle veut des hommes qui s’abandonnent à la tempeste des Passions, & celui-ci est toujours dans le calme. Cette Piéce est non seulement faite pour les Personnes éclairées, mais si elle étoit représentée devant le Peuple, je suis persuadé, comme je l’ai dit, qu’on verroit le Peuple même, attentif à l’Action, s’attendrir, pleurer, & être dans la crainte jusqu’à la Catastrophe.

Elle confirme donc tout ce que j’ai avancé sur la Tragédie, & en même-tems ce que j’ai dit sur son utilité, puisque ne pouvant jamais inspirer que l’horreur du crime & l’amour de la vertu, elle peut être lûe sans aucune crainte par un homme même qui penseroit comme Socrate [p. 75.] qu’un Etre immortel qui ne doit travailler que pour l’Eternité, doit toujours être en garde contre la Poësie, & ne l’écouter qu’avec crainte, s’il veut conserver l’œconomie de son ame.

C’est cette œconomie que les Poëtes Tragiques cherchent à déranger, pour nous plaire ; cependant ne la trouble pas qui veut. L’Auteur d’Athalie a réussi mieux qu’un autre à plaire en la troublant ; il a enfin tenté de plaire en la respectant, & même en représentant un homme qui la conserve toujours. Il a encore mieux réussi, & en donnant à la Tragédie cette majesté inconnue, il a fait voir quel Génie il avoit.