(1770) La Mimographe, ou Idées d’une honnête-femme pour la réformation du théâtre national « La Mimographe, ou Le Théâtre réformé. — Seconde partie. Notes. — [B] » pp. 380-390
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(1770) La Mimographe, ou Idées d’une honnête-femme pour la réformation du théâtre national « La Mimographe, ou Le Théâtre réformé. — Seconde partie. Notes. — [B] » pp. 380-390

[B]

(Des Arcis lit.) Comédie : c’est l’imitation des mœurs mise en action : Imitation des mœurs ; en quoi elle diffère de la Tragédie & du Poème Héroïque : Imitation en action ; en quoi elle diffère du Poème Didactique-Moral, & du simple Dialogue. Elle diffère particulièrement de la Tragédie dans son principe, dans ses moyens & dans sa fin. La sensibilité humaine est le principe d’où part la Tragédie ; le pathétique est le moyen ; l’horreur des grands crimes, & l’amour des sublimes vertus sont les fins qu’elle se propose. La malice naturelle aux hommes, est le principe de la Comédie : nous voyons les défauts de nos semblables avec une complaisance mêlée de mépris, lorsque ces défauts ne sont ni assez affligeans pour exciter la compassion, ni assez révoltans pour donner de la haîne, ni assez dangereux pour inspirer de l’effroi. Ces images nous font sourire, si elles sont peintes avec finesse : elles nous sont rire, si les traits de cette maligne joie, aussi frapans qu’inattendus, sont aiguisés par la surprise. De cette disposition à saisir le ridicule, la Comédie tire sa force & ses moyens. Il eût été sans doute plus avantageux de changer en nous cette complaisance vicieuse, en une pitié philosophique ; mais on a trouvé plus facile & plus sûr de faire servir la malice humaine à corriger les autres vices de l’humanité ; à-peu-près comme on emploie les pointes du diamant à polir le diamant même. C’est-là l’objet ou la fin de la Comédie.

Mal-à-propos l’a-t-on distinguée de la Tragédie par la dignité des Personnages : le Roi de Thèbes, & Jupiter lui-même sont des Personnages comiques dans l’Amphytrion ; & Spartacus de la même condition que Sosie, serait un Personnage tragique à la tête de ses conjurés. Le degré des passions ne distingue pas mieux la Comédie de la Tragédie. Le desespoir de l’Avare, lorsqu’il a perdu sa cassette, ne le cède en rien au desespoir de Philoctète, à qui on enlève les flèches d’Hercule. Des malheurs, des périls, des sentimens extraordinaires caractérisent la Tragédie ; des intérêts & des caractères communs constituent la Comédie. L’une peint les hommes tels qu’ils ont été quelquefois ; l’autre, comme ils ont coutume d’être. La Tragédie est un tableau d’Histoire ; la Comédie est un portrait ; non le portrait d’un seul homme, comme la Satyre, mais d’une espèce d’hommes répandus dans la Société, dont les traits les plus marqués sont réunis dans une même figure. Enfin le vice n’appartient à la Comédie, qu’autant qu’il est ridicule & méprisable. Dès que le vice est odieux, il est du ressort de la Tragédie : c’est ainsi que Molière a fait de l’Imposteur un Personnage comique, dans Tartufe, & Shakespear un Personnage tragique dans Glocester. Si Molière a rendu Tartufe odieux au cinquième Acte, c’est, comme M. Rousseau le remarque, par la nécessité de donner le dernier coup de pinceau à son Personnage…

Sur le Chariot de Thespis, la Comédie n’était qu’un tissu d’injures adressées aux passans, par des Vendangeurs barbouilés de lie (injures qui pouvaient avoir pour objet, soit leurs vices connus, soit leurs défauts corporels, soit enfin leurs ridicules). Cratès, à l’exemple d’Epicharmus & de Phormus, Poètes Siciliens, l’élèva sur un Théâtre plus décent, & dans un ordre plus régulier. Alors la Comédie prit pour modèle la Tragédie, inventée par Eschyle, ou plutôt l’une & l’autre se formèrent sur les Poésies d’Homère : l’une sur l’Iliade & l’Odyssée ; l’autre sur le Margitès, Poème satyrique du même Auteur ; & c’est-là proprement l’époque de la naissance de la Comédie Grecque.

Les principaux comiques Grecs, sont Aristophane & Ménandre. On disait des Ouvrages du dernier : C’est une prairie émaillée de fleurs, où l’on aime à respirer un air pur ; sa Muse ressemble à une honnête-femme  : & du premier : La Muse d’Aristophane ressemble à une femme perdue ; c’est une bacchante, pour ne rien dire de pis, dont la langue est détrempée de fiel. Plaute, comique Latin, suivit la manière d’Aristophane ; comme Térence imita celle de Ménandre, dont il ne fut pas, comme on se l’imagine, le simple traducteur : de même qu’aujourd’hui, un Auteur Anglais qui de deux Pièces Françaises, en compose une dans le goût de sa Nation, ne peut être, sans injustice, privé du mérite de l’invention.

On divise la Comédie en ancienne, moyenne & nouvelle, moins par ses âges, que par les différentes modifications qu’on y observa successivement dans la peinture des mœurs. D’abord on osa mettre sur le Théâtre d’Athènes, des Satyres en action ; c’est-à-dire, des Personnages connus & nommés, dont on imitait les ridicules & les vices : telle fut la Comédie ancienne. Les Loix, pour réprimer cette licence, défendirent de nommer. La malignité des Poètes, ni celle des Spectateurs ne perdit rien à cette défense ; la ressemblance des masques, des vêtemens, de l’action, designèrent si bien les Personages, qu’on les nommait en les voyant : telle fut la Comédie moyenne ; où le Poète n’ayant plus à craindre le reproche de la personalité, n’en était que plus hardi dans ses insultes ; d’autant plus sûr d’ailleurs d’être applaudi, qu’en repaissant la malice des Spectateurs, par la noirceur des portraits, il ménageait encore à leur vanité le plaisir de deviner les modèles. C’est dans ces deux genres qu’Aristophane triompha tant de fois, à la honte des Athéniens.

La Comédie Satyrique présentait d’abord une face avantageuse. Il est des vices contre lesquels les Loix n’ont point sévi ; l’ingratitude, l’infidélité au secret & à sa parole, l’usurpation tacite & artificieuse du mérite d’autrui, l’intérêt personnel dans les affaires publiques, échappent a la sévérité des Loix : la Comédie satyrique y attachait une peine d’autant plus terrible, qu’il falait la subir en plein Théâtre : le coupable y était traduit, & le Public se fesait justice. C’était sans doute pour entretenir une terreur si salutaire, que non seulement les Poètes Satyriques furent d’abord tolérés, mais gagés par les Magistrats, comme censeurs de la République. Platon lui-même leur reconnaît cet avantage, lorsqu’il admet Aristophane à son Banquet. Il conseilla de même a Denys la lecture des Comédies de ce Poète, pour connaître les mœurs de la République d’Athènes : & c’était sans doute lui indiquer un bon délateur, un espion adroit, mais qu’on ne saurait se persuader qu’il estimât.

Quant aux suffrages des Athéniens, un Peuple ennemi de toute domination, devait craindre sur-tout la supériorité du mérite. La plus sanglante Satyre était sûre de plaire à ce Peuple jaloux, lorsqu’elle tombait sur l’objet de sa jalousie. Il est deux choses que les hommes vains ne trouvent jamais trop fortes, la flatterie pour eux-mêmes, la médisance contre les autres : ainsi tout concourut d’abord à favoriser la Comédie Satyrique. On ne fut pas longtemps à s’apercevoir que le talent de censurer le vice, pour être utile, devait être dirigé par la vertu ; & que la liberté de la Satyre accordée à un malhonnête-homme, était un poignard dans les mains d’un furieux : mais ce furieux consolait l’envie : voila pourquoi dans Athènes comme ailleurs, les Méchans ont trouvé tant d’indulgence, & les Bons tant de sévérité : témoin la Comédie des Nuées ; exemple mémorable de la scélératesse des envieux, & des combats que doit se préparer à soutenir celui qui ose être plus sage & plus vertueux que son siècle…

[Des Arcis (s’intérompant)

Socrate, qu’Aristophane déchirait dans cette Pièce, non-seulement y était designé & nommé, mais le Comédien avait un masque qui le rendait parfaitement ressemblant au Philosophe : cet homme vertueux y assista, & se tint debout, pour prouver aux Athéniens, qu’il était impossible qu’il rougît de lui-même].

Les Magistrats s’aperçurent, mais trop tard, que dans la Comédie appelée moyenne, les Poètes n’avaient fait qu’éluder la loi qui défendait de nommer : ils en portèrent une seconde, qui bannissant du Théâtre toute imitation personnelle, borna la Comédie à la peinture générale des mœurs.

C’est alors que la Comédie nouvelle cessa d’être une satyre, & prit la forme honnête & décente qu’elle a conservée depuis.

Les révolutions que la Comédie a éprouvées dans ses premiers âges, & les différences qu’on y observe encore aujourd’hui, prennent leur source dans le génie des Peuples & dans la forme des Gouvernemens : l’administration des affaires publiques, & par conséquent la conduite des Chefs, étant l’objet principal de l’envie, & de la censure dans un Etat démocratique, le Peuple d’Athènes, toujours inquiet & mécontent, devait se plaire à voir exposer sur la Scène, non-seulement les vices des Particuliers, mais l’intérieur du Gouvernement ; les prévarications des Magistrats, les fautes des Généraux, & sa propre facilité à se laisser corrompre & séduire. C’est ainsi qu’il a couroné les satyres politiques d’Aristophane.

Les Romains, sous les Consuls, aussi jaloux de leur liberté que les Athéniens, mais plus orgueilleux, n’auraient jamais permis que la dignité de leur Gouvernement fut livrée à la critique amère de leurs Poètes, & qu’on l’exposat en plein Théâtre, au mépris des Spectateurs. Ainsi les premiers comiques Latins hazardèrent la Satyre personnelle, mais jamais la Satyre politique.

Dès que l’abondance & le luxe eurent adouci les mœurs de Rome, ou plutôt énervé les Romains, la Comédie changea son âpreté en douceur ; & comme les vices des Grecs avaient passé chez les Romains, Térence, pour les peindre, ne fit que copier Ménandre.

Les Romains eurent différentes sortes de Comédies, relativement aux circonstances : 1. Les Comédies Atellanes, ainsi nommées d’Atella, maintenant Aversa, dans la Campanie. C’était un tissu de plaisanteries ; la Langue en était Oscique ; elles étaient divisées en Actes : il y avait de la Musique, de la Pantomime & de la Danse. De jeunes Romains en étaient les Acteurs. 2. Les Comédies Mixtes ; où une partie se passait en récit, une autre en action : on peut citer en exemple l’Eunuque de Térence. 3. Les Comédies appelées à mouvement, où tout était en action ; tel est l’Amphytrion de Plaute. 4. Celles qu’on nommait à manteaux, ou à patins ; où le sujet & les Personnages étaient Grecs, aussi-bien que les habits ; l’on s’y servait du manteau ou robe-longue, & des patins, sorte de chaussure grecque. 5. Les Comédies designées par le nom de Prétextates, où le sujet & les Personnages étaient pris dans l’état de la Noblesse, & de ceux qui avaient droit de porter la Toge-prétexte. 6. Les Rhintoniques, ou Comique-Larmoyant, qui s’apelaient encore Tragi-comédies, Comédies-Latines, Comédies-Italiques ; l’inventeur fut un Tatentin, nommé Rhintone. 7. Les Stataires, c’est-à-dire celles où il y a beaucoup de dialogue, & peu d’action ; telles que l’Hécyre de Térence, & l’Asinaire de Plaute. 8. Les Comédies appelées d’un nom qui répond a notre bas-comique ; dont les Sujets & les Personnages étaient pris du bas-peuple, & tirés des tavernes : (tels sont plusieurs de nos Opéras-comiques) : les Acteurs y jouaient en robes longues, sans manteaux à la Grecque. Afranius & Ennius se distinguèrent dans ce genre. 9. Celles qu’on nommait Togates, où les Acteurs étaient habillés de la Toge. Les Personnages en étaient Romains ; c’était l’opposé des Palliates, ou Pièces à manteau, dont les Personnages étaient Grecs. 10. Les Trabéates. Les Acteurs y paraissaient avec l’habit de cérémonie nommé Trabée, & y jouaient des Triomphateurs, des Chevaliers. La dignité de ces Personnages, si peu propres au comique, a répandu bien de l’obscurité sur la nature de ce Spectacle.

[Des Arcis (s’intérompant).

Ne pourrait-on pas conjecturer qu’on les y tournait en ridicule, comme les Marquis & les Petits-maîtres de nos jours le sont dans nos Pièces ? Ce qui se pratiquait aux funérailles des Grands & même des Empereurs, où un Personnage couvert d’habits semblables à ceux du mort, ayant sur le visage un masque qui lui ressemblait parfaitement, précédait le corps, & représentait sans ménagement les actions de sa vie les plus connues, de quelque nature qu’elles fussent, semble donner une idée de ce que l’on pouvait exprimer dans ces Pièces, qui, devraient être fort libres, ou même des Satyres sanglantes & personnelles].

Un rapport de convenance a déterminé le caractère de la Comédie sur tous les Théâtres de l’Europe.

Un Peuple qui affectait autrefois dans ses mœurs, une gravité superbe, & dans ses sentimens une enflure Romanesque, a dû servir de modèle à des intrigues pleines d’incidens, & de caractères hyperboliques. Tel est le Théâtre Espagnol : c’est-là seulement que serait vraisemblable le caractère de cet Amant (Villa Mediana),

Qui brûla sa maison pour embrasser sa Dame.
L’emportant à travers la flame.

mais ni ces exagérations forcées, ni une licence d’imagination qui viole toutes les règles, ni un rafinement de plaisanterie souvent puérile n’ont pu faire refuser à Lopez de Vega une des premières places parmi les Poètes comiques modernes.

Un Peuple qui a mis long-temps son honneur dans la fidélité des femmes, & dans une vengeance cruelle de l’affront d’être trahi en amour, a dû fournir des intrigues périlleuses pour les Amans, & capables d’exercer la fourberie des Valets : ce Peuple d’ailleurs pantomime, a donné lieu à ce jeu muet, qui quelquefois, par une expression vive & plaisante, & souvent par des grimaces qui rapprochent l’homme du singe, soutient seul une intrigue dépourvue d’art, de sens, d’esprit & de goût. Tel est le comique Italien ; aussi chargé d’incidens, mais moins bien intrigué que le comique Espagnol. Ce qui caractérise encore plus le comique Italien, est ce mélange de mœurs nationales, que la communication & la jalousie mutuelle des petits Etats d’Italie, a fait imaginer à leurs Poètes. On voit, dans une même intrigue, un Bolonais, un Vénitien, un Napolitain, un Bergamasque ; chacun avec le ridicule dominant de sa Partie. Ce mélange bizarre ne pouvait manquer de réussir dans sa nouveauté. Les Italiens en firent une règle essencielle de leur Théâtre, & la Comédie s’y vit par-là condamnée à la grossière uniformité qu’elle avait eue dans son origine. Aussi, dans le recueil immense de leurs Pièces, n’en trouve-t-on pas une seule dont un homme de goût soutienne la lecture. Les Italiens ont eux-mêmes reconnu la supériorité du comique Français ; & tandis que leurs Histrions se soutiennent dans le centre des beaux Arts, Florence les a proscrits de son Théâtre ; & a substitué à leurs Farces les meilleures Comédies de Molière traduites en Italien. A l’exemple de Florence, Rome & Naples admirent sur leurs Théâtres les chefs-d’œuvres du nôtre. Venise se défend encore de la Révolution ; mais elle cédera bientôt au torrent de l’exemple & à l’attrait du plaisir. Paris seul ne verra-t-il plus jouer Molière ?

Un Etat où chaque Citoyen se fait gloire de penser avec indépendance, a du fournir un grand nombre d’originaux à peindre. L’affectation de ne ressembler à personne fait souvent qu’on ne ressemble pas à soi-même, & qu’on outre son propre caractère, depeur de se plier au caractère d’autrui. Là ce ne sont point des ridicules courans ; ce sont des singularités personnelles, qui donnent prise à la plaisanterie ; & le vice dominant de la Société, est de n’être pas sociale. Telle est la source du Comique Anglais, d’ailleurs plus simple, plus naturel, plus philosophique que les deux autres, & dans le quel la vraisemblance est rigoureusement observée, aux dépens même de la pudeur.

Mais une Nation douce & polie, où chacun se fait un devoir de conformer ses sentimens & ses idées aux mœurs de la Société ; où les préjugés sont des principes ; où les usages sont des loix ; où l’on est condanné à vivre seul, dès qu’on veut vivre pour soi-même ; cette Nation ne doit présenter que des caractères adoucis par les égards, & que des vices palliés par les bienséances. Tel est le Comique Français, dont le Theatre Anglais s’est enrichi, autant que l’opposition des mœurs a pu le permettre.

Le Comique Français se divise, suivant les mœurs qu’il peint, en Bas-comique, Comique-Bourgeois, & Haut-comique.

Le Comique-noble peint les mœurs des Grands, & celles-ci diffèrent des mœurs du Peuple & de la Bourgeois, moins par le fond que par la forme. Les vices des Grands sont moins grossiers, leurs ridicules moins choquans ; ils sont même, pour la plupart, si bien colorés par la politesse, qu’ils entrent dans le caractère de l’homme aimable ; ce sont des poisons assaisonnés que le spéculateur décompose ; mais peu de personnes sont à portée de les étudier, moins encore en état de les saisir. On s’amuse à recopier le Petit-maître, sur lequel tous les traits du ridicule sont épuisés, & dont la peinture n’est plus qu’une école pour les Jeunes-gens qui ont quelque disposition à le devenir : cependant on laisse en paix l’Intriguante, le Bas-orgueilleux, le Prôneur-de-lui-même, & une infinité d’autres dont le monde est rempli : il est vrai qu’il ne faut pas moins de courage que de talent pour toucher à ces caractères ; & les Auteurs du Faux-Sincère & du Glorieux ont eu besoin de l’un & de l’autre : mais aussi ce n’est pas sans effort qu’on peut marcher sur les pas de l’intrépide Auteur du Tartufe. Boileau racontait que Molière, après lui avoir lu le Misanthrope, lui avait dit : Vous verrez bien autre chose. Qu’aurait-il donc fait si la mort ne l’avait surpris, cet homme qui voyait quelque chose au delà du Misanthrope ? Ce problème qui confondait Boileau, devrait être pour les Auteurs Comiques un objet continuel d’émulation & de recherches ; & ne fût-ce pour eux que la Pierre Philosophale, ils feraient du-moins, en la cherchant inutilement, mille autres découvertes utiles.

Indépendamment de l’étude réfléchie des mœurs du grand monde, sans laquelle on ne saurait faire un pas dans la carrière du Haut-comique, ce genre présente un obstacle qui lui est propre, & dont un Auteur est d’abord effrayé : la plupart des ridicules des Grands sont si bien composés, qu’ils sont a peine visibles : leurs vices sur-tout, ont je ne sais quoi d’imposant, qui se refuse à la plaisanterie : mais les situations les mettent en jeu. Quoi de plus sérieux en soi que le Misanthrope ? Molière le rend amoureux d’une Coquette, il est comique. Le Tartufe est un chef-d’œuvre plus surprenant encore dans l’art des contrastes : dans cette intrigue si comique, aucun des principaux Personnages ne le serait, pris séparément ; ils le deviennent tous par leur opposition. En général, les caractères ne se dévelopent que par leurs mêlanges.

Les prétentions déplacées & les faux airs font l’objet principal du Comique-Bourgeois : le progrès de la politesse & du luxe, l’ont rapproché du Comique noble, mais ne les ont point confondus. La vanité, qui a pris dans la Bourgeoisie un ton plus haut qu’autrefois, traite de grossier tout ce qui n’a pas l’air du beau-monde. C’est un ridicule de plus, qui ne doit pas empêcher un Auteur de peindre les Bourgeois avec des mœurs bourgeoises. Que le Dramatiste laisse mettre au rang des Farces Georges-Dandin, le Malade-imaginaire, le Bourgeois Gentïlhomme, les Fourberies-de-Scapin, & qu’il tâche de les imiter. La Farce est l’insipide exagération, ou l’imitation d’une nature grossière, indigne d’être présentée aux yeux des honnêtes-gens. Le choix des objets & la vérité de la peinture caractérisent la bonne Comédie. Le Malade-imaginaire, auquel les Médecins doivent plus qu’ils ne pensent, est un tableau aussi frappant & aussi moral qu’il y en ait au Théâtre. Georges-Dandin, où sont peintes avec tant de… sagesse [J’avais peine à le lire] les mœurs les plus licencieuses, est un chef-d’œuvre de naturel & d’intrigue ; & ce n’est pas la faute de Molière si le sot orgueil, plus fort que ses leçons, perpétue encore l’alliance des Dandins avec les Sotenvilles. Si dans ces modèles, on trouve quelques traits qui ne peuvent amuser que le Peuple… en revanche, combien de scènes dignes des connaisseurs les plus délicats !

Le Comique bas ; ainsi nommé, parce qu’il imite les mœurs du bas-peuple, peut avoir, comme les tableaux Flamands, le mérite du coloris, de la vérité & de la gaieté. Il a aussi sa finesse & ses grâces ; & il ne faut pas le confondre avec le Comique grossier. Celui-ci consiste dans la manière ; ce n’est point un genre à part ; c’est un défaut de tous les genres. Les amours d’une Bourgeoise & l’ivresse d’un Marquis peuvent être du Comique grossier, comme tout ce qui blesse le goût & les mœurs. Le Bas-comique au contraire, est susceptible de délicatesse & d’honnêteté ; il donne même une nouvelle force au Haut-Comique ; ainsi qu’au Comique-Bourgeois, lorsqu’il contraste avec eux. Molière en fournit mille exemples. Ces sortes de Scènes sont comme des miroirs, où la nature, ailleurs peinte avec le coloris de l’art, se répère dans toute sa simplicité. Molière a tiré des contrastes encore plus forts du mélange des Comiques, dans le Festin-de-Pierre, où il nous peint la crédulité de deux petites Villageoises, qui se laissent séduire par un scélérat dont la magnificence les éblouit.

Mais une division plus essencielle se tire de la différence des objets que la Comédie se propose : ou elle peint le vice, qu’elle rend méprisable, comme la Tragédie rend le crime odieux ; de-là le comique de caractère : ou elle fait les hommes le jouer des évènemens ; de là le comique de situation : ou elle présente les vertus communes avec des traits qui les font aimer, & dans des périls ou des malheurs qui les rendent intéressantes ; de-là le comique attendrissant.

De ces trois genres, le premier est le plus utile aux mœurs, le plus fort, le plus difficile, & par conséquent le plus rare : le plus utile aux mœurs, en ce qu’il remonte à la source des vices, & les attaque dans leur principe ; le plus fort, en ce qu’il présente le miroir aux hommes, & les fait rougir de leur propre image ; le plus difficile & le plus rare, en ce qu’il suppose dans son Auteur une étude consommée des mœurs de son siècle ; un discernement juste & prompt, & une force d’imagination qui réunisse sous un seul point de vue les traits que sa pénétration n’a pu saisir qu’en détail. Ce qui manque à la plupart des peintures de caractère, & ce que Molière, ce grand modèle en tout genre, possédait éminemment, c’est ce coup d’œil philosophique, qui saisit non-seulement les extrêmes, mais le milieu des choses : entre l’hypocrite scélérat, & le dévot crédule, on voit l’homme de bien qui démasque la scélératesse de l’un, & qui plaint la crédulité de l’autre. Molière met en opposition les mœurs corrompues, & la probité farouche du Misanthrope entre ces deux excès, paraît la modération du sage, qui haît le vice, & qui ne haît pas les hommes. Quel fond de Philosophie ne faut il point, pour saisir ainsi le point fixe de la vertu ! c’est à cette précision qu’on reconnaît Molière, bien mieux qu’un Peintre de l’antiquité ne reconnut son rival, au trait de pinceau qu’il avait tracé sur une toile. [Ce Rival, Mesdames, était Apelles, qui tira une ligne sur la toile que Protogènes de Rhodes avait disposée sur le chevalet].

Si l’on demande, pourquoi le comique de situation, nous excite à rire, même sans le concours du comique de caractère, nous demanderons à notre tour, d’où vient que l’on rit de la chute imprévue d’un passant ? c’est ce genre de plaisanterie, que Heinsius a eu raison de nommer, « L’amusement de la populace, un véritable abus ». Il n’en est pas ainsi du comique attendrissant ; peut-être même est-il plus utile aux mœurs que la Tragédie ; vu qu’il nous intéresse de plus près, & qu’ainsi les exemples qu’il nous propose nous touchent plus sensiblement. C’est du moins l’opinion de Corneille. Mais comme ce genre ne peut être ni soutenu par la grandeur des objets, ni animé par la force des situations, & qu’il doit être à la fois familier & intéressant, il est difficile d’y éviter le double écueil d’être froid ou romanesque ; c’est la simple nature qu’il faut saisir, & c’est le dernier effort de l’art d’imiter la simple nature. Quant à l’origine du comique attendrissant, il faut n’avoir jamais lu les Anciens, pour en attribuer l’invention à notre siècle. On ne conçoit pas même que cette erreur ait pu subsister un instant chez une Nation accoutumée à voir jouer l’Andrienne de Terence, où l’on pleure dès le premier Acte. Quelque critique, pour condanner ce genre, a osé dire qu’il était nouveau ; on l’en a cru sur sa parole, tant la légèreté & l’indifférence d’un certain Public, sur les opinions littéraires, donne beau jeu à l’ignorance & à l’effronterie.

Tels sont les trois genres de Comique, parmi lesquels nous ne comptons ni le Comique de mots, si fort en usage dans la Société, faible ressource des esprits sans talens, sans étude & sans goût ; ni ce Comique obscène qui n’est plus souffert sur notre Théâtre que par une forte de prescription, & auquel les honnêtes-gens ne peuvent rire sans rougir ; ni cette espèce de travestissement, où le Parodiste se traîne après l’original, pour avilir, par une imitation burlesque, l’action la plus noble, la plus touchante ; genre méprisable, dont Aristophane est l’auteur.

Mais un genre supérieur à tous les autres, est celui qui réunit le comique de situation & le comique de caractère ; c’est-à-dire dans lequel les Personnages sont engagés par les vices du cœur, ou par les travers de l’esprit, dans des circonstances humiliantes, qui les exposent à la risée & au mépris des Spectateurs. Telle est, dans l’Avare de Molière, la rencontre d’Harpagon avec son fils, lorsque, sans se connaître, ils viennent traiter ensemble, l’un comme usurier, l’autre comme dissipateur… Quant à l’utilité de la Comédie, morale & décente comme elle l’est aujourd’hui sur notre Théâtre, la révoquer en doute, c’est prétendre que les hommes soient insensibles au mépris & à la honte ; c’est supposer, ou qu’ils ne peuvent rougir, on qu’ils ne peuvent se corriger des défauts dont ils rougissent ; c’est rendre les caractères indépendans de l’amour-propre qui en est l’âme, & nous mettre au-dessous de l’opinion publique, dont la faiblesse, l’orgueil sont les esclaves, & dont la vertu même a tant de peine a s’affranchir.

Les hommes, dit-on, ne se reconnaissent pas à leur image : c’est ce qu’on peut nier hardiment : on croit tromper les autres, mais on ne se trompe jamais ; & tel prétend à l’estime publique, qui n’oserait se montrer, s’il croyait être connu comme il se connaît lui-même. La politesse gaze les vices ; mais c’est une espèce de draperie légère, à travers laquelle l’œil clairvoyant des autres les découvre sans peine.

Personne ne se corrige, dit-on encore. Malheur à ceux pour qui ce principe est une vérité de sentiment : mais si en effet le fond du naturel est incorrigible, du-moins le dehors ne l’est pas. Les hommes ne se touchent que par la surface, & tout serait dans l’ordre si l’on pouvait réduire ceux qui sont nés vicieux, ridicules ou méchans, à ne l’être qu’au-dedans d’eux-mêmes. C’est le but que se propose la Comédie ; & le Théâtre est pour le vice & le ridicule, ce que sont pour le crime les Tribunaux où il est jugé, & les échafauds où il est puni.

Honorine.

Je suis très-contente de cette Note.

Adelaïde.

Voila ce que l’on peut dire de mieux en faveur de la Comédie.

Des Arcis.

Voyons si la Tragédie sera aussi-bien traitée.