(1770) La Mimographe, ou Idées d’une honnête-femme pour la réformation du théâtre national « La Mimographe, ou Le Théâtre réformé. — Seconde partie. Notes. — [O] » pp. 436-440
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(1770) La Mimographe, ou Idées d’une honnête-femme pour la réformation du théâtre national « La Mimographe, ou Le Théâtre réformé. — Seconde partie. Notes. — [O] » pp. 436-440

[O]

Pantomime. On appelait ainsi chez les Romains, des Acteurs, qui par des mouvemens, des signes, des gestes, & sans s’aider de discours, exprimaient des passions, des caractères & des évènemens. Le nom de Pantomime, qui signifie, Imitateur de toutes choses, fut donné a cette espèce de Comédiens, qui jouaient toutes sortes de sujets avec leurs gestes, soit naturels, soit d’institution. On peut bien croire que les Pantomimes se servaient des uns & des autres, & qu’ils n’avaient pas encore trop de moyens de se faire entendre. En effet, plusieurs gestes d’institution étant de signification arbitraire, il falait être habitué au Théâtre, pour ne rien perdre de ce qu’ils voulaient dire. Ceux qui n’étaient pas initiés aux mystères de ces Spectacles, avaient besoin d’un Maître qui leur en donnât l’explication ; l’usage apprenait aux autres a deviner insensiblement ce langage muet. Les Pantomimes vinrent à bout de donner à entendre par le geste, non-seulement les mots pris dans le sens propre, mais même les mots pris dans le sens figuré ; leur jeu muet rendait des Poèmes en entier, à la différence des Mimes, qui n’étaient que des boufons inconséquens.

Zozime, Suidas, & plusieurs autres rapportent l’origine des Pantomimes au temps d’Auguste : peut-être par la raison que les deux plus fameux Pantomimes, Pylade & Bathylle, parurent sous le règne de ce Prince, qui aimait passionnément ce genre de Spectacle. Je n’ignore pas que les Danses des Grecs avaient des mouvemens expressifs ; mais les Romains furent les premiers qui rendirent par de seuls gestes le sens d’une Fable régulière d’une certaine étendue. Le Mime ne s’était jamais fait accompagner que d’une flûte ; Pylade y ajouta plusieurs instrumens, même des voix ; & rendit ainsi les Fables régulières. Au bruit d’un Chœur composé de Musique vocale & instrumentale, il exprimait avec vérité le sens de toutes sortes de Poèmes : Il excellait dans la Danse Tragique, s’occupait même de la Comique & de la Satyrique, & se distingua dans tous les genres. Bathylle, son élève & son rival, n’eut sur Pylade que la prééminence dans les Danses Comiques.

L’émulation était si grande entre ces deux Acteurs, qu’Auguste, a qui elle donnait quelquefois de l’embarras, crut qu’il devait en parler à Pylade, & l’exhorter à bien vivre avec son concurrent, que Mécène protégeait : Pylade se contenta de lui répondre, « Que ce qui pouvait arriver de mieux à l’Empereur, c’était que le Peuple s’occupât de Bathylle & de Pylade. » On croit bien qu’Auguste ne trouva point à propos de repliquer à cette réponse. En effet, tel était alors le goût des plaisirs, que lui seul pouvait faire perdre aux Romains cette idée de liberté si chère à leurs ancêtres.

On fesait ordinairement sur les enfans qu’on destinait à ce métier, la même cruauté, qu’un préjugé détestable autorise en Italie, pour conserver aux hommes une voix aiguë, toujours infiniment moins agréable que celle des femmes.

Lucien observe, que rien n’était plus difficile, que de trouver un bon sujet pour en former un Pantomime. Après avoir parlé de la taille, de la souplesse, de la légèreté & de l’oreille qu’il doit avoir ; il ajoute, qu’il n’est pas plus difficile de trouver un visage à la fois doux & majestueux. Il veut ensuite qu’on enseigne à cet Acteur, la Musique, l’Histoire, & je ne sais combien d’autres choses, capables de faire le nom d’hommes de Lettres à celui qui les aurait apprises.

[Adelaïde.

Lucien ne demandait rien de trop. La Musique était indispensable, puisque le Pantomime était accompagné par des instrumens ; l’Histoire ne l’était pas moins, pour se conformer aux mœurs du Personnage que le Pantomime représentait ; la Philosophie, & les connaissances qui en dépendent devaient orner l’esprit d’un homme, destiné à procurer aux autres la chose la plus précieuse & la plus difficile, du plaisir. Un Comédien doit être l’enfant des grâces, le favori des Muses, & l’ami de la vertu. S’il n’est pas tout cela, qu’il se retire ; qu’il descende à d’autres emplois ; celui qu’il s’arroge est trop sublime, il n’est fait que pour les favoris de la Nature].

Nous avons nommé pour les deux premiers instituteurs de l’art des Pantomimes, Pylade & Bathylle, sous l’empire d’Auguste ; ils ont rendu leurs noms aussi célèbres dans l’Histoire Romaine, que le peut être dans l’Histoire Moderne, le nom du Fondateur de quelqu’établissement que ce soit. Le premier excellait dans les sujets Tragiques, & le second dans les sujets Comiques. Ce qui paraîtra surprenant, c’est que ces Comédiens qui entreprenaient de représenter des Pièces sans parler, ne pouvaient pas s’aider du mouvement du visage dans leur Déclamation ; ils jouaient masqués, ainsi que les autres Comédiens.

[Adelaïde.

Nous avons vu que l’inconvénient des masques était compensé par des avantages réels]. La seule différence était, que leurs masques n’avaient pas une bouche béante, comme les masques des Comédiens ordinaires, & qu’ils étaient beaucoup plus agréables. Macrobe raconte, que Pylade se fâcha un jour qu’il jouait le Rôle d’Hercule furieux, de ce que les Spectateurs trouvaient à redire à son geste trop outré, suivant leurs sentimens, & qu’il leur cria, après avoir ôté son masque, « Foux, que vous êtes, je représente un plus grand fou que vous. »

Après la mort d’Auguste, l’art des Pantomimes reçut de nouvelles perfections* : sous l’Empereur Néron, il y en eut un qui dansa, sans Musique instrumentale ni vocale, les Amours de Mars & de Vénus. D’abord un seul Pantomime représentait plusieurs Personnages dans une même Pièce : mais on vit bientôt des Troupes complettes, qui exécutaient également toutes sortes de sujets, Tragiques & Comiques.

Ce fut peut-être du temps de Lucien, que se formèrent ces Troupes complettes de Pantomimes, & qu’ils commencèrent à jouer des Pièces suivies. Apulée nous rend un compte exact de la Représentation du Jugement-de-Pâris, faite par une Troupe de ces Pantomimes. Comme ils n’avaient que des gestes à faire, on conçoit aisément, que toutes leurs actions étaient vives & animées : aussi Cassiodore les appelle des hommes, dont les mains discrètes avaient pour ainsi dire une langue au bout de chaque doigt ; des hommes qui parlaient, en gardant le silence, & qui savaient faire un récit entier sans ouvrir la bouche ; enfin des hommes que Polymnie avait formés, afin de montrer qu’il n’était pas besoin d’articuler des mots, pour faire entendre sa pensée.

Ces sortes de Comédiens fesaient une impression prodigieuse sur les Spectateurs. Sénèque le père, qui exerçait une profession des plus grâves, confesse que son goût pour les Représentations des Pantomimes, était une véritable passion. Lucien, qui se déclare aussi zélé partisan de l’art des Pantomimes, dit qu’on pleurait à leurs Représentations, comme à celle des autres Comédiens. Saint Augustin & Tertullien font aussi l’éloge de leurs talens.

Cet Art aurait eu sans doute beaucoup plus de peine à réussir parmi les Nations Septentrionales de l’Europe, que chez les Romains, dont la vivacité est si fertile en gestes, qui signifient presqu’autant que des phrases entières. Nous ne sommes peut-être pas capables de décider sur le mérite de gens que nous n’avons pas vu représenter ; mais nous ne pouvons pas révoquer en doute le témoignage de tant d’Auteurs de l’antiquité, qui parlent de l’excellence & du succès de leur art.

Cependant on a vu en Angleterre, & sur le Théâtre de l’Opéra-comique à Paris, quelques-uns de ces Comédiens jouer des Scènes muettes que tout le monde entendait. Je sais bien que Roger & ses Confrères ne doivent pas entrer en comparaison avec les Pantomimes de Rome : mais, le Théâtre de Londres, ne possède-t-il pas actuellement un Pantomime, qu’on pourrait opposer à Pylade & à Bathylle ? Le fameux Garrick est un Acteur d’autant plus merveilleux, qu’il exécute également toutes sortes de sujets Tragiques & Comiques. Nous savons aussi que les Chinois ont des espèces de Pantomimes, qui jouent chez eux sans parler : les Danses des Persans ne sont-elles pas des Pantomimes ?

Enfin il est certain que leur art charma les Romains dans sa naissance ; qu’il passa bientôt dans les Provinces de l’Empire les plus éloignées de la Capitale, & qu’il subsista aussi long-temps que l’Empire même. L’Histoire des Empereurs Romains fait plus souvent mention des Pantomimes que des Orateurs célèbres. Les Romains épris de tous les Spectacles du Théâtre, préféraient ceux-ci aux Représentations des autres Comédiens. Dans les premières années du règne de Tibère, le Sénat fut obligé de faire un Règlement, pour défendre aux Sénateurs de fréquenter les écoles de Pantomimes, & aux Chevaliers Romains de leur faire cortége en public. (Tacit. Annal. L. I.) Ce décret prouve assez que les professions chéries, dans les Pays de luxe, sont bientôt honorées, & que le préjugé ne tient pas contre le plaisir.

L’extrême passion que le Peuple & les personnes du plus haut rang avaient pour ce Spectacle, donna lieu de tramer des cabales pour faire applaudir les uns plutôt que les autres, & ces cabales devinrent des factions. Il arriva que les Pantomimes prirent des livrées différentes, à l’imitation de ceux qui conduisaient les chariots dans les courses du Cirque. Le Peuple se partagea donc aussi, & toutes les factions du Cirque dont il est si souvent parlé dans l’Histoire Romaine, épousèrent des Troupes de Pantomimes. Ces factions dégénéraient quelquefois en partis aussi échauffés les uns contre les autres, que les Guelfes & les Gibelins peuvent l’avoir été sous les Empereurs d’Allemagne. Il falait avoir recours à un expédient triste pour le Gouvernement, qui ne cherchait que les moyens d’amuser le Peuple, en lui fournissant du pain, & en lui donnant des Spectacles ; mais cet expédient devenu nécessaire, était de faire sortir de Rome tous les Pantomimes.

Cependant les Ecoles de Pylade & de Bathylle subsistèrent toujours, conduites par leurs élèves, dont la succession ne fut point intérompue. Rome était pleine de Professeurs, qui enseignaient cet art à une foule de Disciples, & qui trouvaient des Théâtres dans toutes les maisons. Non-seulement les femmes les recherchaient pour leurs jeux, mais encore par des motifs d’une passion effrénée*. La plupart des passages des Poètes sont tels sur ce sujet, qu’on n’ose même les citer en Latin. Galien ayant été appelé pour voir une femme de condition, attaquée d’une maladie extraordinaire, il découvrit par les altérations qui survinrent dans la malade, quand on parla d’un certain Pantomime devant elle, que son mal venait uniquement de la passion qu’elle avait conçue pour lui.

Il est vrai que les Pantomimes furent chassés de Rome sous Tibère, sous Néron, & sous quelques autres Empereurs ; mais leur exil ne durait pas long-temps : la politique qui les avait chassés, les rapelait bientôt pour plaire au Peuple, ou pour faire diversion à des factions plus à craindre pour l’Empereur, Domitien, par exemple, les ayant chassés, Nerva les fit revenir, & Trajan les chassa encore. Il arrivait même que le Peuple, fatigué de ses propres desordres, demandait l’expulsion des Pantomimes ; mais il demandait bientôt leur rappel avec plus d’ardeur.

Il est aisé de juger que l’enthousiasme des Romains pour les jeux des Pantomimes, leur fit négliger la bonne Comédie. En effet, on vit depuis le vrai genre Dramatique déchoir insensiblement, & bientôt il fut presqu’absolument oublié. Cette Nation guerrière, qui s’était vouée au Dieu Mars, & qui avait méprisé les Arts & les Sciences, perdit avec la liberté, toute son ancienne vertu. Les Romains ayant longtemps méconnu ce qu’il y avait de plus naturel & de plus agréable dans les occupations de l’âme, n’en acquirent que de plus grandes dispositions à passer à des excès opposés. Aussi ne doit-on pas s’étonner, si, sentant trop tard la nécessité des beaux Arts, les erreurs de leur esprit s’opposèrent souvent à la distinction exacte qu’ils auraient dû faire des expressions les plus essencielles, les plus vraies & les plus heureuses, d’avec celles qui ne pourraient avoir le même avantage. Cette ignorance de la délicatesse des sentimens fit sans doute la réputation des Pantomimes.