(1743) De la réformation du théâtre « De la réformation du théâtre — PRÉFACE. » pp. -
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(1743) De la réformation du théâtre « De la réformation du théâtre — PRÉFACE. » pp. -

PRÉFACE.

Je sais que, depuis quelques siècles et presque depuis l’établissement du Théâtre moderne, tout ce qui a été écrit, soit pour blâmer les Spectacles en général, ou pour les corriger, n’a pas été favorablement reçu du Public : et que c’est une entreprise qui a toujours essuyé les plus vives contradictions : je ne serais donc pas surpris de voir le Lecteur indisposé contre moi sur le seul titre de mon Livre.

Si un pareil Ouvrage avait pour Auteur un homme grave et respectable par son état ou par sa dignité, il n’en serait pas pour cela plus à couvert de la critique ; elle serait seulement plus ménagée, et se ressentirait des égards que mériterait l’Auteur : mais qu’il vienne de moi qui, pendant plus de quarante ans, ai exercé la profession de Comédien, qui ne suis ni savant ni homme de Lettres, et qui par conséquent ne mérite ni égard ni ménagement ; c’en est assez pour me faire craindre que mon Livre soit mal reçu, ou qu’il fasse peu d’impression sur mes Lecteurs.

Je me rappelle au surplus que le Public n’aura pas oublié que, dans mon Histoire du Théâtre Italien imprimée l’an 1727, je fis les plus grands efforts pour défendre ma Profession : Je rapportais alors les décisions de S. Thomas d’Aquin1 et de S. Antonin2 qui permettent la Comédie de bonnes mœurs, et qui décident qu’elle peut s’exercer sans péché, et que les Comédiens peuvent vivre du gain de leur Profession : mais, à dire vrai, une Comédie de bonnes mœurs, telle que ces deux Saints la demandent, se trouve-t-elle aisément sur les Théâtres publics ? Je suis sûr que dans toute l’Europe, parmi les Pièces soit anciennes soit modernes, on en trouverait peu qui méritassent l’approbation de ces deux Saints Docteurs. Quand j’écrivis mon Histoire, j’étais encore au Théâtre ; et je ne pouvais en quelque sorte me dispenser de soutenir la Profession que j’exerçais ; j’étouffais peut- être mes véritables sentiments : mais, à présent que je me suis retiré, rien n’arrête plus ma franchise, et il m’est permis de m’expliquer librement.

J’avoue donc avec sincérité que je sens dans toute son étendue le grand bien que produirait la suppression entière du Théâtre ; et je conviens sans peine de tout ce que tant de personnes graves et d’un génie supérieur ont écrit sur cette matière : mais, comme il ne m’appartient pas de prendre le même ton, et que d’ailleurs les Spectacles sont permis et soutenus par l’autorité publique, qui sans doute les permet et les soutient par des raisons que je dois respecter, il serait indécent et inutile de les combattre dans l’idée de les détruire : j’ai donc tourné mes vues d’un autre côté ; j’ai cru que du moins il était de mon devoir de produire mes réflexions, et le plan de réformation que j’ai conçu pour mettre le Théâtre sur un autre pied, et pour le rendre, s’il est possible, tel que les bonnes mœurs et les égards de la société me paraissent l’exiger : c’est ce que je ne pouvais entreprendre dans le temps que j’étais Comédien, pour les raisons que l’on trouvera dans le corps de mon Ouvrage.

Au reste je proteste avec la même sincérité que, depuis la première année que j’ai monté sur le Théâtre, il y a déjà plus de cinquante ans, je l’ai toujours envisagé du mauvais côté, et que je n’ai jamais cessé de désirer l’occasion de pouvoir le quitter : ce ne fut qu’en l’année 1728, à l’âge de cinquante-trois ans, que voyant s’ouvrir une belle porte devant moi, j’exécutais la résolution d’y renoncer. La médiocrité de ma fortune me livra quelques attaques pour m’ébranler ; mais elle n’eut pas la force de me faire reculer. Dans le cours de ces douze années, je me suis livré à moi-même ; et je n’ai eu dans l’esprit que l’idée de la Réformation du Théâtre.

J’ai voulu me frayer un chemin et pressentir en quelque sorte le goût du Public, avant que de m’expliquer ouvertement ; et c’est dans cette vue que j’ai donné mes Observations sur la Comédie et sur le génie de Molière b : On a paru n’être pas mécontent des réflexions semées dans cet Ouvrage, et on a bien voulu me tenir compte d’avoir choisi Molière pour modèle des préceptes que j’ose y donner. Ce n’était pas là pourtant le motif principal de mon Ouvrage ; si on le lit relativement à l’intention que j’ai eue d’annoncer de loin ce que j’avais à dire sur la Réformation, on y trouvera nombre de traits qui tendent à ce but : je m’apperçus dans le temps que personne n’y avait fait attention, et je compris qu’il fallait parler plus clairement.

Peu de temps après, par la même raison et toujours dans le même dessein, je mis au jour mes Pensées sur la Déclamation c, et quelqu’autre brochure ; mais tout ce que j’y dis, pour annoncer mon projet de Réformation, y est enveloppé avec tant de réserve, que personne n’a découvert mon intention : je ne pouvais pas me plaindre de n’avoir pas été entendu, puisque je ne m’étais pas expliqué assez clairement.

Cette réserve et ces ménagements m’avaient paru nécessaires ; mais enfin je donnais mon dernier Ouvrage qui a pour titre, Réflexions historiques et critiques sur les différents Théâtres de l’Europe d ; c’est là où je dévoile mes sentiments, en faisant voir le besoin qu’ont tous les Théâtres d’être réformés, et en promettant au Public l’Ouvrage que je donne aujourd’hui.

Voilà de quelle manière et par quels motifs j’en ai conçu l’idée ; et je crois que c’était précisément à un homme tel que moi qu’il convenait d’écrire sur cette matière ; et cela par la même raison que celui qui s’est trouvé au milieu de la contagion, et qui a eu le bonheur de s’en sauver, est plus en état d’en faire une description exacte, et de fournir les moyens de s’en garantir que tout autre qui n’en aurait pas éprouvé les funestes effets.

Je fais donc voir dans cet Ouvrage la nécessité de réformer le Théâtre : en conséquence de ce principe je propose une méthode et des règles pour exécuter la réforme dans toutes ses parties : on y trouvera une espèce de Catalogue raisonné d’un petit nombre de Pièces, dont une partie peuvent subsister telles qu’elles sont, d’autres qu’il faudrait corriger, et quelques unes de celles que je rejette tout à fait. Comme je n’ai en vue que le bien de la République, je m’expose volontiers à la critique de ceux qui ne se piquent pas de beaucoup de délicatesse sur les règles des bonnes mœurs ; étant persuadé au surplus que les gens de bien me sauront quelque gré de mon travail : leur approbation, si je parviens à l’obtenir, suffira pour me satisfaire.