(1743) De la réformation du théâtre « De la réformation du théâtre — PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE II. De la passion d’amour sur le Théâtre. » pp. 18-35
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(1743) De la réformation du théâtre « De la réformation du théâtre — PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE II. De la passion d’amour sur le Théâtre. » pp. 18-35

CHAPITRE II.
De la passion d’amour sur le Théâtre.

Suivant le sentiment des personnes les plus graves, l’amour et les femmes fournissent les deux principaux motifs de la réformation du Théâtre ; mais je suis persuadé que quiconque proposerait de les en bannir, bien loin d’être écouté, ne ferait que s’attirer les railleries de la plus grande partie des hommes. Examinons cependant la matière et cherchons s’il ne serait pas possible de trouver quelque expédient qui put concilier deux choses aussi opposées que le sont la sagesse et la licence.

Quant à l’amour, on ne peut pas disconvenir qu’il ne soit très dangereux d’en faire le sujet des Comédies. Il est inutile de rapporter tout ce que tant de sages Ecrivains ont dit contre l’abus de cette passion devenue le mobile du Théâtre moderne. Il est sûr que les expressions des Amants, toujours outrées sur la scène, confirment le Libertin dans son dérangement, réveillent les esprits les plus assoupis, et ne peuvent que donner entrée à une passion vicieuse dans le cœur de la jeunesse la plus innocente.

Si cette malheureuse passion vue de loin dans deux personnes qui s’aiment, et dont on n’entend pas même les discours, est souvent capable de faire de vives impressions sur celui qui les observe ; qu’arrivera-t-il, lorsque, sur la scène, un jeune homme et une fille, avec toute la vivacité que l’art peut inspirer, font parade de leur tendresse dans un Dialogue, où les pensées étudiées du Poète sont toujours portées à l’excès ? Quel désordre, quel ravage ne peut-elle pas causer dans l’imagination des Spectateurs, suivant les différentes situations où ils se trouvent ?

L’homme n’a pas besoin qu’on lui apprenne à sentir une passion que la nature ne lui inspire que trop ; mais il a extrêmement besoin d’apprendre à corriger les désordres de cette passion, lorsqu’elle est devenue vicieuse. Or la passion d’amour la plus pure peut perdre sur le Théâtre toute son innocence, en faisant naître des idées corrompues, même dans l’esprit du Spectateur le plus indifférent. Les sentiments les plus corrects sur le papier changeront de nature en passant dans la bouche des Acteurs, et souvent deviendront criminels, quand ils seront animés par l’exécution théâtrale.

Que dit une mère à sa fille pour la prévenir contre cette passion si dangereuse ? elle lui dit que tout homme, qui fait des protestations d’attachement à une femme, ne cherche qu’à la corrompre et à la déshonorer : elle lui dit qu’il n’est pas permis d’avoir une liaison particulière avec un jeune homme, quelqu’innocente que soit cette liaison ; parce que, ce qui est innocent d’abord, est souvent un acheminement au crime. Or, c’est à tous ces principes que la morale des Spectacles est directement contraire. Les hommes et les femmes y prennent au premier coup d’œil l’amour le plus vif l’un pour l’autre : ils se l’avouent réciproquement, sans que leur honneur en reçoive aucune atteinte : ce sont même les Héros et les Héroïnes : les Amants et les Maîtresses prennent, pour parvenir à s’épouser, la même route qu’ils prendraient, s’ils se proposaient une action criminelle.

Suivant les règlements de la vie civile, également reçus parmi toutes les nations policées pour ce qui regarde le mariage, il ne suffit pas que deux personnes trouvent, dans leur caractère dans leur naissance et dans leur fortune, la convenance qui peut leur annoncer une société heureuse : ils doivent encore, avant que d’aller plus loin, obtenir le consentement de leurs parents. Est-ce ainsi que l’on se conduit dans la Comédie ? On y prend tout le contrepied : les démarches les plus hasardées, et les extravagances les moins permises, sont les routes ordinaires des Amants de Théâtre, pour peu qu’ils trouvent de résistance dans leurs parents : et l’on n’y suppose même cette résistance, que pour donner lieu aux stratagèmes les plus hardis et les plus indécents. Le Poète, loin d’en rougir, s’applaudit pour lors de la fertilité de son génie ; et c’est principalement, par le dérèglement de son imagination, qu’il prétend se faire admirer.

Qu’on ne me dise pas que des amours qui causent tant de tourments à ceux qui en sont possédés, et qui les portent à tant d’extravagances, sont plus propres à corriger de cette passion qu’à l’exciter : Cela pourrait se dire avec quelque vraisemblance, si, après tous ces tourments, et toutes ces extravagances, les Amants finissaient par être réellement malheureux : En ce cas les Spectateurs pourraient concevoir de l’aversion pour une passion qui ne produit que des peines dans sa fin, comme dans son progrès : mais malheureusement l’amour de Théâtre, et surtout celui de la Comédie, a toujours un succès heureux ; et le Spectateur en conclut avec raison, que les maux soufferts par les Amants, pour arriver à ce succès favorable, loin d’être une juste punition due à une passion condamnable, sont plutôt une persécution injuste suscitée à la vertu qui finit par en triompher. Il suit de là que, comme le Spectacle de la vertu persécutée ne doit point détourner de la vertu, de même la représentation des maux que souffrent les Amants, ne détournera point de l’amour, et que les Spectateurs, après avoir plaint les Amants dans leurs traverses, se réjouiront avec eux de les en voir délivrés, et ne seront point effrayés d’avoir à courir les mêmes risques ; parce qu’ils seront sûrs d’obtenir le même prix. Et c’est ce qui prouve le grand tort qu’ont la plupart des Poètes, qui représentent l’amour sur la Scène, plutôt comme une vertu, que comme une passion.

L’amour, je parle de celui qui peut faire le sujet d’une Comédie, est nécessairement une passion criminelle, qui devrait toujours être suivie de malheurs, comme elle est précédée de traverses, si on ne la mettait sur le Théâtre que pour l’instruction des Spectateurs et pour la correction des mœurs.

On répondra, peut-être, que l’amour dans les Tragédies, qui est presque toujours malheureux, pourra donc être admis au Théâtre, pour fournir à la correction des mœurs, et qu’ainsi il n’y aura que l’amour de la Comédie à réformer. Je ne répondrai pas à cette objection pour le présent ; parce que, m’étant proposé dans ma seconde partie d’examiner en détail les Tragédies, surtout par rapport à l’amour, c’est là que je me réserve à prouver que cette passion n’est pas plus excusable dans les Tragédies que dans les Comédies.

Il est vrai que cette passion bien traitée peut donner occasion, plus que toute autre, à la correction des mœurs. Mais quelles sont les Pièces où l’amour soit instructif à ce point ? J’avoue que, dans leurs Tragédies, les Grecs ne l’ont montré que par ses fureurs et ses emportements ; et, par là, cette passion n’a jamais manqué d’inspirer aux Spectateurs une horreur capable de les corriger. Les Modernes, au contraire, n’ont adopté que le faible de cette passion, qui, dans ce point de vue, n’est propre qu’à corrompre, comme nous l’avons dit ; et il y a même cette différence entre les Modernes et les Anciens, que les Anciens n’ont mis l’amour sur leur Théâtre que très rarement, et que les Modernes en ont fait le motif principal et le fondement de toutes leurs fables.

Puisque les Modernes ne savent parler que de l’amour sur la Scène, ce qui est la marque certaine, ou d’une corruption générale, ou d’un défaut de génie dans le plus grand nombre des Poètes ; outre qu’ils ne devraient jamais traiter cette passion que dans la vue d’instruire les Spectateurs ; ils pourraient encore joindre à cette passion, devenue instructive, plusieurs autres espèces d’intérêts que la raison et les devoirs autorisent : ainsi on pourrait traiter des sujets de l’amour conjugal, de l’amour paternel, de l’amour filial, de l’amour de la Patrie : voilà des intérêts tendres et vifs, qui seraient nouveaux et très convenables au Théâtre ; intérêts qui peuvent avoir leurs degrés, suivant les circonstances dans lesquelles on peut les saisir, et suivant les différents caractères des hommes que l’on introduirait sur la Scène : par exemple, l’imprudence, la faiblesse, la fermeté, la complaisance, la colère, et toutes les autres passions qui s’associent dans le cœur humain à la passion dominante, ne feraient-elles pas paraître, dans la personne qui serait occupée de quelques-uns de ces sentiments, une infinité de caractères marqués et différents entre eux, qui seraient combattus par la force du raisonnement et par l’ascendant du caractère ?

Ces sortes de sentiments ne seraient jamais en risque d’être désaprouvés, ou mal reçus des Spectateurs ; car, dans une grande assemblée, il peut bien se trouver quelqu’un qui ne soit pas sensible aux impressions de l’amour, tel qu’on le voit communément sur le Théâtre, et qui par conséquent ne regarde qu’avec indifférence, ou avec mépris les faiblesses du cœur humain ; mais il n’y en aura pas un seul qui ne soit ou père, ou fils, ou mari, ou citoyen : et si, par hasard, il se rencontrait un Spectateur qui fut bon père, mais qui ne fut pas bon citoyen, et que l’action théâtrale de ce jour-là ne traitat que de l’amour de la Patrie ; loin d’en blâmer l’Auteur, il n’est pas douteux qu’il l’admirerait. Et que sait-on si cette circonstance ne réveillerait pas, dans son cœur, des sentiments qui ne sont peut-être qu’assoupis, ou dont les germes, que tout homme bien né porte au dedans de lui-même, sont toujours prêts à éclore à la moindre occasion ?

Les quatre sortes de sentiments que je viens d’indiquer sont tels que, s’ils étaient mis sur la Scène avec tout l’appareil propre à en faire valoir l’intérêt, ils ne pourraient manquer de remplir l’objet que l’on doit se proposer, qui est de corriger et d’instruire ; mais on ne saurait disconvenir que la passion de l’amour, ainsi qu’on a coutume de nous la représenter, ne produise des effets tout contraires.

Pour peu que l’on réfléchisse, on reconnaîtra qu’il n’y a presque point de devoir dans la vie, qui, sur le Théâtre, ne soit asservi à la passion de l’amour. Vis-à-vis d’elle la nature même perd ses droits : la gloire et le propre intérêt lui sont également sacrifiés. Les pères traversés dans leur passion par leurs enfants, prennent contre eux des sentiments de haine : les fils, de leur côté, deviennent ennemis de leurs propres pères, en devenant leurs rivaux : et, dans quelques Tragédies même, on voit des Princes qui ne veulent pas régner aux dépens de leur amour. On pourrait rapporter une infinité d’exemples aussi pernicieux. Quelle correction peut-on espérer d’une passion traitée de cette manière, surtout lorsqu’elle finit par triompher, comme il arrive toujours dans les Comédies, ainsi que je l’ai remarqué plus haut.

On ne sait que trop, au reste, que cette malheureuse passion, sous la forme que lui donnent les Poètes, porte très rarement les hommes à la vertu ; et qu’au contraire elle les porte presque toujours au vice. Les meurtres, les usurpations, les infidélités, les trahisons, le mépris des Loix, les conspirations, etc. sont ordinairement le fruit que l’amour produit sur la Scène dans les Tragédies ; et dans les Comédies, qui font ici mon objet principal, c’est l’amour qui cause les divisions dans les familles, le mépris de l’autorité paternelle, la violation de la foi conjugale, la dissipation des biens, et tous les vices enfin où se livre un jeune homme qui ne connaît rien de sacré, quand il s’agit de satisfaire sa passion.

On pourrait regarder comme une espèce de nouveauté l’amour que les Modernes ont introduit dans la Tragédie ; puisque, suivant ce qui a déjà été dit, on ne le trouve que très rarement dans les Tragédies Grecques ; mais, pour ce qui regarde la Comédie, nous ne savons que trop combien est ancienne la méthode de la faire rouler sur l’amour. Il y a près de deux mille ans, que les Comédies Atellanes ont porté cette dépravation à Rome : les Comiques Latins, qui nous restent, nous l’ont transmise : et, depuis que le Théâtre moderne subsiste, les intrigues d’amour ont toujours fait le fond des Comédies,

Sans parler de l’utile, qui doit toujours marcher à côté de l’agréable, (et qui se trouve rarement dans une action, où il ne s’agit que d’amour et de mariage) nous voyons que l’agréable même y manque. Comment peut-on aujourd’hui se réjouir d’une chose aussi souvent et depuis si longtemps rebattue que l’amour de Théâtre ? Ne doit-il pas paraître extraordinaire qu’un si grand nombre de gens d’esprit perdent leur temps à traiter une matière, qui, par le fréquent usage qu’on en a fait jusqu’ici, est presque épuisée, et dans laquelle on est réduit, pour trouver le moyen de plaire, à emprunter le secours illicite des paroles et des actions licentieuses, comme en font foi plus d’une Comédie que le Lecteur connaîtra, sans que je les nomme.

Je suis surpris qu’il n’arrive pas au Théâtre moderne ce qui arriva à celui d’Athènes, où les Spectateurs, ennuyés d’entendre depuis longtemps des chansons Dionysianes, crièrent tous unanimement, plus de Bacchus, plus de Bacchus ; et que notre Parterre ne se mette pas à crier, plus d’Amour, plus d’Amour. En effet, n’est-il pas ridicule qu’en allant au Théâtre, on soit forcé d’entendre toujours des Amants épancher leurs cœurs en fades expressions de tendresse, ou se plaindre de la cruauté de leurs Maîtresses, ou se livrer aux transports de la jalousie, ou se lamenter et se désespérer de ne pouvoir surmonter les obstacles qui les arrêtent ? Y a-t-il rien de plus ennuyeux, que de voir toujours des Rivaux de commande pour les traverser dans leurs passions, des Valets et des Suivantes pour les aider dans leurs extravagances ? Toujours la même chose ! Eh que l’on crie donc à la fin, plus d’amour, plus d’amour.

Si le Théâtre moderne avait commencé par la passion d’amour, je suis persuadé qu’on l’aurait étouffé dès le berceau. Examinons-en les commencements, et voyons de quelle manière il a été reçu.