(1743) De la réformation du théâtre « De la réformation du théâtre — PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE V. Du principal motif de la Réformation du Théâtre. » pp. 49-58
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(1743) De la réformation du théâtre « De la réformation du théâtre — PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE V. Du principal motif de la Réformation du Théâtre. » pp. 49-58

CHAPITRE V.
Du principal motif de la Réformation du Théâtre.

Il est certain que rien n’intéresse plus essentiellement la République que l’éducation des enfants ; et je suis persuadé que, si on y donnait toute l’attention que mérite une chose de cette importance, presque tous les hommes vivraient conformément aux sages institutions que la Loi nous prescrit, et qu’il n’y aurait pas un si grand nombre de Prévaricateurs. Car je ne suis pas du sentiment de ceux qui donnent tout à la naissance, et qui prétendent que l’homme nait bon ou méchant, suivant que la nature en dispose ; et qu’il restera toute sa vie tel qu’il est né. Je pense, et je suis en cela d’accord avec les Auteurs les plus graves, que la vertu est, en grande partie, l’ouvrage de l’éducation, et qu’elle est principalement inspirée par les exemples et les préceptes.

Quoiqu’on nous recommande et qu’on nous fasse envisager, avec raison, l’éducation des enfants comme le moyen le plus assuré de former de bons Citoyens, il n’est cependant que trop ordinaire, même dans les Villes les mieux policées, de faire, en élevant les enfants, des fautes essentielles et irréparables.

C’est aux pères de famille, à qui on en a laissé toute la charge ; et c’est à eux qu’est, pour ainsi dire, dévolue toute la puissance, et toute l’autorité des Législateurs en cette partie. Communément, jusqu’à l’âge de dix ans, les enfants sont très bien élevés ; depuis dix ans jusqu’à quinze, l’éducation faiblit, et les enfants commencent à être gâtés, souvent même par leurs pères et par leurs mères : enfin depuis quinze ans jusqu’à vingt, les jeunes gens, maîtres de leurs actions, achèvent eux-mêmes de se corrompre.

Les parents sont, pour l’ordinaire plus occupés de l’apparence et de l’extérieur, que du fond et de l’essentiel de l’éducation de leurs enfants : on ne s’attache à leur apprendre que la politesse, les belles manières et l’usage du monde ; en sorte qu’à dix ans ils sont en état de paraître dans les meilleures compagnies, où on a grand soin de les présenter. C’est là qu’ils entendent parler de toutes sortes de matières, qui peuvent ou exciter leur curiosité, ou développer les germes de leurs passions ; et c’est là que, dans un âge encore si tendre et si susceptible des impressions du vice, ils commencent à le connaître et à se familiariser avec lui.

Ces principes de corruption reçoivent une nouvelle force des Spectacles publics, où les pères et les mères s’empressent de conduire leurs enfants de l’un et de l’autre sexe. Quelles atteintes mortelles ne peuvent pas donner à leur innocence, le nombre infini de maximes empestées qui se débitent dans les Tragédies et surtout dans les Opéra, les expressions et les images licencieuses que présente très souvent la Comédie ! Ils ne les effacent jamais de leurs mémoires : ils agissent en conséquence, lorsqu’ils jouissent de leur liberté ; et les voilà corrompus, dans le cœur et dans l’esprit, pour le reste de leurs jours.

Si les Anciens ont poussé l’attention, sur cet article, jusqu’à défendre de réciter aux enfants des fables et des contes, qui renfermassent la moindre idée capable de les corrompre : s’ils ne ne permettaient pas même de les amuser par des allégories ; c’est qu’ils sentaient que les premières impressions, qui se font dans l’esprit des enfants, ne s’effacent jamais ; et que, dans un âge tendre, ils n’ont pas encore assez de pénétration pour distinguer l’allégorie de la vérité.6

Tout ce qui précède la représentation théâtrale fait penser aux jeunes personnes, qui y sont conduites pour la première fois, que ce que l’on va faire est quelque chose de respectable. La belle et nombreuse compagnie, les décorations, la symphonie et tout le reste de l’appareil les frappe si vivement, que nous serions étonnés, avec raison, s’ils nous rendaient un compte exact de tout ce qui leur passe dans l’esprit en ce moment. Mais, quand la Pièce a été jouée, que leur reste-t-il dans la mémoire ? S’ils voulaient nous avouer la vérité, nous verrions avec douleur que ce qu’ils ont retenu n’est pas toujours ce qu’il y a de moins dangereux pour leur innocence. A leur âge, ils ne sont pas en état de suivre l’intrigue d’une Pièce, ni de faire des réflexions sur l’instruction qu’on peut tiret des défauts d’un caractère : ils n’ont des oreilles que pour entendre ce que l’on dit ; et ce qu’ils auront entendu, ils le répéteront sans cesse, et ne l’oublieront jamais. Si donc ce qu’ils ont entendu tend à la corruption des mœurs, ils remporteront de ce Spectacle les impressions les plus pernicieuses.

Je ne parlerai point des Scènes d’amour qui, peut-être, leur apprendront, pour la première fois et toujours trop tôt, à connaître cette passion ; car, quand même il serait vrai de dire que, tôt ou tard, il faut bien qu’ils la connaissent, (ce que je suis très éloigné de croire) il n’y aurait pas pour cela moins d’inconvénient et, si je l’ose dire, moins de cruauté à leur donner, sur une matière si délicate, des leçons prématurées et du moins infiniment dangereuses, et à leur faire courir le risque de perdre leur innocence, avant même qu’ils sachent quel est son prix, et combien cette perte est affreuse et irréparable.

On commence, de bonne heure, par dire aux petits enfants, qu’ils doivent suivre l’exemple de leur père et de leur mère ; parce que tout ce qu’ils font est bien fait : ainsi quand ce sont les pères et les mères qui les conduisent aux Spectacles, ces enfants sont persuadés que non seulement il n’y a pas de mal, mais que c’est même un bien que d’y aller. S’il nous est ordonné de ne pas donner de mauvais exemples à la jeunesse, c’est parce que les enfants, n’ayant pas assez de lumière pour juger des choses par eux-mêmes, ni assez de force pour combattre leurs désirs, se laissent entrainer par les impressions de l’exemple, et ne peuvent, pour ainsi dire, éviter de se corrompre, si les exemples, qu’ils ont devant les yeux, sont mauvais : ajoutons que les Grands, les personnes élevées en dignité, les vieillards, etc. ont un grand ascendant sur l’esprit des enfants par le respect qu’on leur inspire pour eux, et que leur faiblesse leur fait naturellement concevoir : ainsi, lorsqu’ils voient assister au Théâtre toutes ces personnes respectables, ils ne peuvent s’empêcher de prendre, pour les Spectacles, un goût et un attachement proportionnés à l’idée avantageuse qu’ils se sont formés des Spectateurs.

Il me paraît donc qu’il faut convenir que, si la réformation n’était pas indispensable par tant d’autres motifs, celui de l’éducation des enfants serait seul assez puissant, pour en faire sentir la nécessité ; et pour en déterminer l’exécution : mais tout conspire également à démontrer cette nécessisité : car, s’il est essentiel de garantir la jeunesse du risque, il ne l’est pas moins de mettre en sûreté la modestie du sexe, et de contenter la délicatesse des honnêtes gens.