(1743) De la réformation du théâtre « De la réformation du théâtre — PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE VI. Les obstacles qu’on peut rencontrer pour parvenir à la Réformation du Théâtre. » pp. 59-68
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(1743) De la réformation du théâtre « De la réformation du théâtre — PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE VI. Les obstacles qu’on peut rencontrer pour parvenir à la Réformation du Théâtre. » pp. 59-68

CHAPITRE VI.
Les obstacles qu’on peut rencontrer pour parvenir à la Réformation du Théâtre.

Je conviens que, dans la plupart des projets de réformation, on rencontre les difficultés, et on court les risques que les politiques nous font envisager par leurs subtiles réflexions ; mais je soutiens que le projet de la réformation du Théâtre n’est sujet à aucune des contradictions fâcheuses, que l’entreprise de la réformation des mœurs a souffertes en tant d’occasions. Le Théâtre est une chose à part, et qui n’a point de rapport nécessaire avec les devoirs du bon Citoyen. Qu’on le prenne comme un amusement frivole, ou qu’on le regarde comme une instruction utile, on peut également l’estimer ou le mépriser, sans mériter ni louange ni blâme.

Pour établir de nouvelles Loix, ou pour remettre en vigueur les anciennes, il faut toute la fermeté et toute la puissance du Gouvernement ; mais la réformation du Théâtre ne demande pas le moindre effort : une simple Ordonnance suffirait, non seulement pour le réformer, mais même pour le détruire ; et cela sans qu’il y eût à craindre le moindre scandale, ni la moindre opposition. Je vais confirmer cette vérité par des exemples.

Du temps de l’Empereur Charlemagne, plusieurs Conciles en France voulurent arrêter le cours des Jeux scandaleux que représentaient les Farceurs dans les places publiques ; mais tous leurs efforts n’aboutirent qu’à empêcher les Ecclésiastiques d’y assister : Charlemagne, non seulement approuva le décret des Conciles ; mais, par une Ordonnance de l’année 813, il abolit tout à fait ces Jeux. La même chose arriva sous S. Edouard Roi d’Angleterre, qui, dans l’onzième siècle, chassa les Farceurs de la Ville de Londres. Nous ne lisons point que les Ordonnances de ces deux Rois aient rencontré la moindre résistance dans les peuples des deux nations, et l’on s’y soumit de part et d’autre sans aucun murmure.

De nos jours, Côme III. Grand Duc de Toscane, qui avait été dans sa jeunesse Partisan déclaré des Spectacles, ne cessa pas de les proscrire ensuite ; et, si quelques fois il les permit dans le Carnaval, ce fut avec la condition expresse qu’il ne paraîtrait jamais de femmes sur la Scène : Cependant les Florentins ne marquèrent aucune répugnance à se conformer aux ordres de leur Prince. Une obéissance prompte et tranquille prouve combien la réformation du Théâtre rencontrerait peu d’obstacles, si on voulait y travailler sérieusement.

Il est vrai que, dans notre siècle, le goût pour les Spectacles paraît être extrême. Dans tous les pays de l’Europe, il n’y a guère de jeunes gens qu’on ne forme, dès leur enfance, à la déclamation théâtrale, comme faisant partie de la bonne éducation. Outre ceux qui font profession publique de monter sur la Scène, on voit dans les Collèges, dans les Couvents des deux sexes, parmi les Bourgeois, les Seigneurs et les Princes mêmes, qu’on s’amuse à jouer la Comédie. La passion pour le Théâtre va si loin en France, que les mères les plus austères, celles qui évitent avec le plus de soin le Théâtre public et qui par conséquent n’ont garde d’y laisser aller leurs filles, ces mêmes mères assistent, sans aucun scrupule, avec leurs filles aux représentations des Comédies de Molière, lorsqu’elles se font dans quelques maisons particulières et que les Acteurs sont ou des Bourgeois, ou des Seigneurs : Souvent même on les voit applaudir à des parades bien moins châtiées que les Comédies en forme ; marque évidente d’une inconséquence dans la conduite, qui n’est malheureusement que trop commune parmi des gens d’ailleurs très respectables.

Il semble qu’il suivrait de là que ce sont les murs et les loges du Théâtre public, les décorations, les habits des Comédiens, les Symphonistes, etc. qui attirent la censure des personnes graves que nous entendons déclamer tous les jours contre les Spectacles, et qu’elles ne condamnent pas la représentation en elle-même, ni la nature des Pièces que l’on représente ; ce qui serait absurde et insoutenable. En effet, c’est sur les Pièces de Théâtre que doit principalement tomber la réformation ; tout ce qui les accompagne, et qui n’a rapport qu’à l’appareil de la représentation, n’est pas bien important, ni par conséquent bien difficile à corriger. Si ces Pièces ne nous enseignaient que la vertu et une bonne morale, la Comédie pourrait être généralement goûtée et représentée sans scrupule, non seulement par les Comédiens de profession, mais par des personnes de tout état. C’est en suivant ces principes et en prenant ces précautions que l’on écrit et que l’on représente tous les ans dans les Collèges des Poèmes dramatiques ; et, loin de croire que ces Pièces soient capables de corrompre les mœurs des jeunes gens qui les jouent, ou de gâter l’esprit des Spectateurs, je pense, au contraire, que c’est un exercice honnête, dont les uns et les autres peuvent retirer une véritable utilité.

Ce ne sont donc pas les Pièces de cette espece que je propose de réformer ; mais c’est à l’exemple de celles-ci que je voudrais qu’on réforme les autres ; en sorte que le Théâtre soit également par tout un délassement utile et un amusement instructif. Nous avons déjà dit qu’il y aurait de la témérité à proposer d’abolir entièrement les Spectacles ; le Gouvernement, qui les protége, s’y opposerait, sans doute avec raison ; le Public de son côté en ferait des plaintes amères. Il y a déjà plus de trois siècles que le Public est dans une habitude successive et, pour ainsi dire, héréditaire de fréquenter et de suivre le Théâtre ; et le goût en est aujourd’hui si général, qu’on peut dire que tout le monde s’intéresse à sa conservation. Il faut donc se borner à souhaiter la réformation des Spectacles. Mais de qui devons-nous l’attendre, et qui pourra nous la procurer ?

Les Spectateurs ne la demanderont jamais : ils sont persuadés, surtout à Paris, que la Scène n’a plus rien de contraire aux bonnes mœurs, ni à la saine morale, depuis qu’on en a retranché et qu’on n’y souffre plus les grossièretés ; et la plus commune opinion des hommes est que, parmi les amusements qui sont permis ou tolérés, celui du Théâtre doit être regardé comme le plus innocent. Qui est-ce qui, malgré une prévention si générale, osera entreprendre de le réformer ?

Les Comédiens de profession ne s’aviseront pas d’en faire l’épreuve ; et, s’il s’en trouvait qui y pensassent sérieusement et qui voulussent l’exécuter, ils verraient bientôt leur Théâtre désert ; et, à l’exception d’un petit nombre de personnes sages et raisonnables, tout le monde se moquerait d’eux et les abandonnerait : la misère suivrait de près leur entreprise ; et, s’ils n’avaient pas la constance de la souffrir patiemment, ces mêmes Comédiens, si bien intentionnés, se trouveraient réduits à la nécessité de revenir à leur ancienne méthode, et peut-être avec plus de licence et de désordre qu’auparavant, pour se dédommager du tort qu’ils se seraient fait à eux-mêmes par leur sagesse, et par leur retenue. D’ailleurs, il est difficile de supposer que ces Comédiens fussent en état de substituer, à ce qu’ils retrancheraient du Théâtre pour le réformer, tout ce qui serait nécessaire pour le soutenir après sa réformation. J’en conclus que le Gouvernement seul peut ordonner et faire exécuter la réformation, malgré les oppositions d’un très grand nombre de personnes mal instruites de leurs véritables intérêts.