(1743) De la réformation du théâtre « De la réformation du théâtre — PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE VII. Quelle doit être la Comédie après la réformation du Théâtre. » pp. 69-85
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(1743) De la réformation du théâtre « De la réformation du théâtre — PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE VII. Quelle doit être la Comédie après la réformation du Théâtre. » pp. 69-85

CHAPITRE VII.
Quelle doit être la Comédie après la réformation du Théâtre.

Les Grecs, les Latins, et avec eux les Auteurs dramatiques de tout pays ont pensé que la vraie définition de la Comédie, c’est d’être une représentation qui nous fait voir nos faiblesses, comme dans un miroir ; qui nous découvre les illusions de l’esprit humain ; qui nous met sous les yeux nos vices et nos passions ; afin que nous nous voyons nous-mêmes tels que nous sommes, et que la risée du Public nous fasse connaître combien nous sommes ridicules.

Les Comédies modernes n’ont pour base, et souvent pour objet, que des intrigues d’amour et de mariage. Héliodoree, dans son Histoire Ethiopiquef, nous peint les honnêtes propos et les chastes combats de politesse entre Théagene et Chariclée : Achilles Tatiusg nous raconte les amours véritablement Platoniciennes de Clitophon et de Leucippé. Encore si dans la Comédie moderne les propos d’amour étaient traités avec la même modestie ; ce serait, à la vérité, un miroir qui ne pourrait servir que pour représenter cette passion : mais il en réfléchirait du moins quelques rayons d’utilité et de vertu ; et les jeunes gens apprendraient jusqu’où ils doivent porter la politesse et la retenue avec les femmes. L’amour nous en présente dans les Comédies sous une forme bien différente : le vice se montre presque toujours à découvert ; et on n’en remporte souvent que des impressions capables d’allumer ou de nourrir dans le cœur un penchant dangereux. Au reste, quand même la Comédie moderne nous exposerait la passion d’amour, telle qu’Héliodore nous la dépeint entre Théagene et Chariclée, je ne croirais pas encore qu’elle pût être d’aucune utilité pour les mœurs, comme quelques uns le prétendent. En effet, quelque air de sagesse et de modestie que l’on puisse donner à cette passion, elle aura toujours trop d’empire sur le cœur des hommes, pour ne pas faire une impression dangereuse sur les Spectateurs.

Si, par le secours de la Prosopopée, la Comédie paraissait sur la Scène, et qu’elle nous parlait elle-même de sa naissance, de ses progrès et de sa décadence ; que de plaintes ne ferait-elle pas contre les Poètes dramatiques modernes ? Je m’imagine qu’elle leur reprocherait que, d’une femme d’honneur, ils en ont fait une prostituée, qui n’est bonne qu’à amollir et à corrompre le cœur des hommes. Elle les jugerait dignes de la punition que Platon prononce contre les Poètes, corrupteurs des bonnes mœurs, en les chassant de sa République, comme gens capables de troubler l’harmonie d’un bon Gouvernement ; et je suis persuadé qu’elle les exhorterait à embrasser une autre profession, que celle d’écrire pour le Théâtre.

Entre tous les genres de Poésie, celui qui demande particulièrement un talent naturel, et un génie supérieur, c’est la Poésie dramatique. Quiconque ne se sent pas les dispositions nécessaires pour la traiter avec autant de sagesse que de dignité, doit y renoncer : on court le risque de se déshonorer, en la rendant méprisable et pernicieuse à la société.

Quelque sensible que je paraisse à la perte de la bonne Comédie, telle que la possédaient les Anciens, et surtout les Grecs qui passent pour l’avoir portée à la plus haute perfection ; et avec quelque vivacité que je me déclare contre la Comédie moderne, je ne pense pas pour cela qu’il faille abolir entièrement la Comédie. Je sais que je ne pourrais en proposer la suppression, sans me rendre ennemi de la République, et sans m’opposer aux sages Règlements d’une bonne Police. Quel ouvrage d’esprit, et quel autre genre de Poésie pourrait-on imaginer qui fût plus utile à la société, et plus propre à y soutenir les bonnes mœurs que la Comédie, lorsqu’elle aura pour unique objet d’instruire et de corriger généralement toutes sortes de personnes ?

Tous les Philosophes et tous les Savants les plus graves conviennent que les vices ne doivent point nous être reprochés crûment, et que ce n’est pas avec austérité qu’il faut enseigner la vertu : la dureté des réprimandes révolte, et la sècheresse des préceptes dégoutent ; et c’est une maxime approuvée unanimement, qu’il faut tempérer, par la douceur, l’amertume des reproches et des leçons, si l’on veut persuader et plaire en même temps. Si la volupté, dit Platon, a été l’amorce de plusieurs maux, il faut que la volupté soit l’appât de plusieurs biens ; de sorte que la volupté détruise la volupté.

Je sais, par le témoignage de tant d’excellents Ecrivains de l’antiquité, que la Comédie est un délassement agréable qui dédommage des fatigues du travail : que Cicéron appella les Poètes comiques, des Poètes amis de l’innocence : que l’on peut rapporter une infinité d’exemples des amusements honnêtes, que les plus grands Hommes ont fait succéder à leurs occupations sérieuses et importantes : que les personnes les plus sages se livrent quelquefois à des moments de loisir et de récréation, qui ne prennent rien sur leurs devoirs.

J’ajoute encore que, dans notre siècle, les amateurs de la Comédie ne s’exposent guère à recevoir des leçons que sur le Théâtre ; et que ce motif, fût-il seul, devrait suffire pour faire revivre la Comédie, s’il n’y en avait pas ; afin d’apprendre leurs vérités à des hommes qui, sans cela, les ignoreraient éternellement ; puisqu’il n’est que trop commun d’être aveugle sur ses propres défauts, pendant qu’on est si clairvoyant sur ceux des autres.

Mon véritable sentiment serait donc que l’on imitât, en cela, les Anciens qui ont diversifié la Comédie, en l’accommodant au temps, aux mœurs et au goût des Spectateurs. Je crois que, pour y parvenir, il serait à propos de renouveller ce genre de Comédie inventé par les Grecs, qui, se renfermant dans les bornes de la sagesse et de la modestie, ne se permit de fronder et de ridiculiser les vices qu’en général, sans aucune application personnelle. Une telle Comédie pourrait être le miroir de la vie humaine, en présentant aux vicieux, dans le Jeu des Comédiens, une image si naturelle de leurs désordres, qu’elle serait capable de les en faire rougir et de les porter à s’en corriger. Les ignorants y verraient combien ils sont méprisables par leurs bévues et par l’absurdité de leurs raisonnements, et se trouveraient excités à chercher les moyens de s’instruire : les Suivantes rusées et intrigantes y seraient frappées de la punition de leurs artifices et de leurs entreprises téméraires : les Valets fourbes et infidèles y reconnaîtraient que les friponneries sont tôt ou tard découvertes et punies : l’Avare sordide ne verrait qu’avec confusion, dans un autre lui-même, la perte et l’enlevement d’un argent amassé avec tant d’indignité et gardé avec tant d’inquiétude : le jeune homme dissipateur n’y envisagerait qu’en tremblant, l’indigence dans laquelle il court le risque de se précipiter par l’excès de ses profusions.7 Enfin les sujets des Comédies pourraient être en aussi grand nombre qu’il y a de vices et de passions inséparables de quelque ridicule. Et qui est-ce donc qui ne sent pas la force et l’utilité d’une pareille Comédie, dans laquelle un vicieux, par fiction, en instruirait plus d’un véritable ? C’était avec grande raison que Dion Chrysostomeh reprochait aux Citoyens d’Alexandrie de ne pas avoir parmi eux quelque Poète comique qui reprît leurs vices, comme en avaient les Athéniens. On ne sera peut-être pas fâché, de trouver ici le discours remarquable que ce Philosophe leur tient à ce sujet.

« Il n’y a parmi vous, leur dit-il, ni Poète, ni aucune autre personne assez zélée, pour vous reprocher avec affection, et pour mettre au jour vos défauts et ceux de toute la Ville ; s’il vous arrive, par bonheur, qu’il en paraisse quelqu’un, vous devez l’embrasser avec la plus grande amitié, et le recevoir avec autant de joie et de solemnité, que si vous célébriez un jour de fête…. » Peu après il ajoute : « Si quelqu’un prend l’extérieur de Philosophe, dans la vue du gain, ou par vaine gloire et non pas pour votre utilité, il ne mérite pas que vous le receviez ; on peut le comparer à un Médecin qui, visitant un grand nombre de malades, ne pense à rien moins qu’à les guérir, mais à leur distribuer des couronnes et des parfums, à leur mener des femmes de mauvaise vie, et par conséquent à irriter leurs maladies et à les rendre incurables. Il n’y a rien de plus rare, ni de plus difficile, que de trouver un homme, qui, de bonne foi et sans autre intention que de bien faire, dise librement la vérité ; et à qui l’amour de la gloire, ou de la fortune, ne soit pas capable de fermer la bouche ; qui s’expose courageusement à déplaire, à recevoir des affronts et à essuyer les mépris et souvent les insultes de la multitude ; et qui s’y détermine par affection pour ses Concitoyens et par zèle pour sa Patrie. » C’est ainsi que s’exprime Dion Chrysostome.

Le Poète comique, qui marcherait par le chemin si rebattu et si dangereux de la Comédie de nos jours, ressemblerait, sans doute, à ce Médecin pernicieux : comme lui il apporterait, à une nombreuse assemblée de malades, au lieu d’un remède capable de les guérir en corrigeant leurs vices, il leur apporterait, dis-je, la mort, en les entraînant dans de nouveaux excès par ses discours et par ses actions. Mais à propos de l’utilité que l’on peut retirer de la Comédie, je crois devoir faire mention ici d’un fait arrivé il y a plus de cent ans.

Du temps de Ranuce Farnèse, Duc de Parmei, Prince d’un grand esprit, un vieux Seigneur de sa Cour s’était livré aveuglément à l’amour d’une femme, dont la réputation était équivoque. Le Prince chérissait ce Courtisan ; il fut touché de le voir le jouet et la victime d’une passion honteuse, et chercha tous les moyens de le guérir. Tout ce que l’on put imaginer s’étant trouvé inutile, le Prince eut enfin recours à la Comédie ; et ce remède lui réussit. L’action de la Pièce était un Vieillard amoureux : le Courtisan s’y trouva peint d’une manière à ne pouvoir se méconnaître ; et, surtout lorsqu’il entendit, sur la Scène, la lecture des Lettres qu’il avait lui-même écrites à sa Maîtresse, il en fut si honteux, qu’il renonça dans le moment, et pour toujours, à sa passion. On prétend que Cratès de Thebes ne connaissait que trois remèdes pour guérir de la maladie d’amour ; la faim, le temps et la corde : l’Histoire du Vieillard de Parme nous apprend que la Comédie est un quatrième remède, non moins infaillible que les trois autres, mais qui mérite toute préférence, parce qu’il est bien plus aisé à prendre et qu’il produit son effet en divertissant le malade.

Concluons donc, avec les Partisans du Théâtre, que, si on abolissait la Comédie, on ferait un grand tort à la République ; puisqu’il ne resterait plus de moyen d’inspirer de l’horreur pour le vice et de donner du goût pour la vertu à ce grand nombre d’hommes qui, comme nous l’avons déjà dit, ne vont guère à d’autre Ecole que le Théâtre, et qui, sans les leçons qu’ils y reçoivent, ignoreraient, toute leur vie, leurs défauts, loin de travailler à s’en corriger. Mais, pour tirer encore plus d’utilité de cette Ecole qu’on suppose nécessaire, réformons les Comédies, et mettons les dans un état de pureté capable de pouvoir nous procurer l’avantage que nous nous promettons. Car, je le répète, tant que les Poèmes dramatiques resteront tels qu’ils sont aujourd’hui, ils pourront bien corriger en quelques points, mais ils feront plus de mal que de bien, ainsi que je l’ai remarqué dans l’examen de l’Avare de Molière.