(1743) De la réformation du théâtre « De la réformation du théâtre — DEUXIEME PARTIE. — Méthode et règlement pour réformer le Théâtre. Avant Propos. » pp. 87-98
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(1743) De la réformation du théâtre « De la réformation du théâtre — DEUXIEME PARTIE. — Méthode et règlement pour réformer le Théâtre. Avant Propos. » pp. 87-98

Méthode et règlement pour réformer le Théâtre.
Avant Propos.

Quand on objecte aux Défenseurs du Théâtre l’autorité des Pères de l’Eglise qui l’ont si formellement condamné, ils ne manquent pas de répondre, que ces Spectacles, qui ont attiré l’indignation des premiers Chrétiens, étaient des Ecoles de Paganisme, et qu’ils faisaient partie du culte que les Gentils rendaient à leurs fausses Divinités. Ils ajoutent que ces mêmes Pères ne pouvaient imaginer, pour lors, que les Spectacles prendraient quelque jour une autre forme et deviendraient des Ecoles de la vertu, tels enfin que des Chrétiens pourraient les représenter ou y assister, sans blesser en rien ni leur conscience, ni leur religion : d’où ils concluent que les vives déclamations des Anciens Pères, contre le Théâtre de leur temps, ne prouvent rien contre les Spectacles d’aujourd’hui. Il suffirait, pour détruire ce raisonnement, de faire remarquer combien les Pères et les Docteurs des derniers temps sont d’accord avec les Anciens sur l’article du Théâtre. Mais allons plus loin, et pénétrons les motifs qui ont déterminé nos Docteurs à interdire les Spectacles modernes aux Chrétiens. Le Théâtre ne fait plus, il est vrai, partie du culte de la Religion Payenne ; mais la corruption des mœurs n’y règne pas moins que sur les Théâtres de Rome et d’Athènes. La plus grande partie de tout ce que les premiers Pères de l’Eglise ont dit, au sujet des Spectacles des Payens, peut être appliquée, à juste titre, à ceux de notre temps : et, parmi les Docteurs modernes, ceux qui ont paru les plus favorables aux Spectacles d’à présent, en prononçant qu’on pourrait les tolérer, leur ont donné des bornes si étroites, que ni les Poètes, ni les Comédiens ne s’y sont jamais renfermés. Ainsi donc, quoique je convienne de la grande différence qui se trouve entre les Spectacles modernes et les anciens, surtout du côté de l’intention, je me sens forcé d’avouer qu’ils ne cessent pas de se ressembler beaucoup, tant par la qualité du jeu, que par les motifs de l’action.

Je crois qu’il n’est pas hors de propos de remarquer aussi que tous les Spectacles des Grecs et des Romains subsistent encore, du moins en partie, parmi les Chrétiens. Je conviens qu’ils n’ont pas la même forme ; qu’ils sont destitués de l’appareil majestueux des Théâtres, des Cirques et des Amphithéâtres ; et c’est peut-être ce qui empêche qu’on ne les reconnaisse : mais, si ces magnifiques monuments, dont nous avons encore de si beaux restes, étaient rétablis, et si on en bâtissait d’autres sur leur modèle, on serait forcé de convenir que les Spectacles, en passant des Payens aux Chrétiens, n’ont fait que changer de nom.

Car enfin, la plupart de ces Jeux, qu’on voit en usage parmi les Chrétiens, ne sont-ils pas une image vivante de ce que nous ont conservé les différents Ecrivains de l’antiquité. Ce qu’ils nous disent confusément et par lambeaux, quand ils nous font la description de leurs Théâtres, nous laisse, il est vrai, dans l’incertitude sur bien des articles, et ne nous donne pas une idée précise de la construction et des usages de la Scène ; mais c’est ce qui arrive tous les jours aux Ecrivains même les plus exacts, lorsqu’ils parlent de quelque chose que tout le monde a sous les yeux : il est rare qu’en pareil cas un Auteur se donne la peine d’en faire un détail circonstancié, parce que les vivants en sont instruits. C’est peut-être par cette raison que les citations des Anciens, en matière de Théâtre, ont jeté les Commentateurs dans une confusion terrible. Ils se contredisent sans cesse, en cherchant à éclaircir des faits par l’assemblage de quelques mots dispersés dans plusieurs Auteurs différents ; c’est vouloir trouver des rayons de lumière dans les ténébres les plus obscures. Il faut avouer cependant que nous aurions de grandes obligations à ces Travailleurs infatigables, si enfin ils venaient à bout de leurs projets, et qu’ils ne nous laissassent pas toujours un nouvel éclaircissement à souhaiter. D’ailleurs, je suis convaincu que ces recherches auraient coûté bien moins de travail et seraient devenues bien plus utiles, si les Modernes avaient consulté, avec attention, les usages et les coûtumes de leur siècle ; car ils auraient trouvé, à chaque pas, des traces de cette antiquité qu’ils veulent expliquer.

En effet, quelle peut être l’origine des courses de Chevaux à Rome, à Florence, dans les deux Siciles et dans la Lombardie ? D’où viennent ces combats à la Lutte, où s’exercent des hommes nus et frottés d’huile dans les Maremme en Toscane ; ces autres combats, connus à Pise, où les combattants, pour toute arme, ont la tête couverte d’un casque de fer et tiennent à la main droite un bouclier du même métal ; comme les combats à coups de poings sont en usage à Venise, et ceux del Calcio j à Florence ? Ne voit-on pas encore tous les jours des combats de Gladiateurs en Allemagne et en Angleterre ? Enfin, à quoi comparerons nous les combats de Taureaux en Espagne et tant d’autres Jeux de la même espèce, que toutes les Nations de l’Europe ont variés suivant leur génie et le climat de leur pays.

Quant à moi, je ne les ai jamais regardés que comme un reste des Spectacles des Anciens ; j’y ai trouvé par tout l’image vivante de la Lutte et des combats des Athlètes ; de la course des chariots ; des combats des bêtes fauves, etc. et je répète encore que, si les Savants, qui se sont donnés la torture pour découvrir les usages des morts, avaient bien étudié les vivants, ils seraient parvenus, peut-être, à expliquer bien des passages des Anciens, qui sont encore inintelligibles par les contradictions sans nombre de ceux qui ont entrepris de les interpréter.

Je pense donc que presque tous les peuples qui habitent aujourd’hui l’Europe ne font, dans leurs Jeux et dans leurs Spectacles, qu’imiter imparfaitement ce que leurs Pères avaient exécuté avec plus de régularité et de magnificence. Ces Jeux et ces Spectacles, que l’autorité publique avait abolis, ou qui avaient cessé d’eux-mêmes, sans que depuis on les eût protégés, peu à peu ont été rétablis par les peuples, de leur propre mouvement ; mais, en les rétablissant, on les a déguisés ; et on y a ajouté du nouveau, sans leur ôter néanmoins tout ce qu’ils tenaient de leur première origine. De-là vient que les Spectacles modernes sont une image informe des Spectacles des Anciens.

La Tragédie et la Comédie sont reparues aussi chez les Modernes, ainsi que les autres Spectacles des Anciens ; mais leur sort a été bien différent. Sans être soutenues, comme autrefois, par la somptuosité des Théâtres, elles ont eu le bonheur de revivre, telles que les Grecs et les Latins les avaient imaginées. Il est aisé, en les confrontant, de se convaincre que la forme en est la même : on peut dire de plus que les Modernes ont surpassé leurs modèles en bien des parties ; principalement dans l’économie de l’action et dans la vraisemblance de la représentation.

Les Modernes nous ont présenté sur la Scène les Acteurs, tels que la nature les a faits, et non défigurés par les cothurnes, par les masques et même par la voix, dont le son n’était jamais naturel sur les Théâtres d’Athènes et de Rome ; car il fallait la proportionner à la figure agrandie des personnages, et à la distance des Spectateurs. Ajoutons que le Théâtre moderne mérite toute préférence, par la commodité qu’il procure aux Acteurs, aussi bien qu’aux Spectateurs : les premiers peuvent exprimer les sentiments et les passions dans les tons convenables et naturels : les seconds sont à portée de concevoir toute la force et toute la finesse de l’expression ; puisque les Théâtres modernes ne sont pas, à beaucoup près, si vastes que les Théâtres des Anciens, ni exposés au grand air, comme ils l’étaient. Enfin, suivant mon avis, les Modernes peuvent se vanter qu’en faisant revivre le Théâtre, ils l’ont mis dans un meilleur état qu’il n’était.

Ce Théâtre, dira-t-on, qui, par tant de motifs, est devenu un divertissement si nécessaire et si chéri du Public, doit donc toujours être soutenu et protégé par les Souverains, et par les Magistrats. Je ne m’y oppose pas ; mais cette protection et cet avantage ne doivent être accordés par les Princes, et ne peuvent être mérités par les Comédiens, que temps que le Théâtre sera dans un état tel que les honnêtes gens et les Chrétiens puissent y assister, sans avoir rien à se reprocher. En un mot, si la politique des Gouvernements de toute l’Europe s’oppose à la suppression du Théâtre par de bonnes raisons, je n’en entrevois aucunes qui doivent empêcher qu’on ne donne généralement les mains à une bonne réformation. Les Réglements que je vais proposer, n’en sont qu’une faible ébauche ; et je suis persuadé qu’on les porterait à une plus grande perfection, si jamais on l’entreprenait sérieusement.