(1743) De la réformation du théâtre « De la réformation du théâtre — TROISIEME PARTIE. — Tragédies à conserver sur le Théâtre de la Réformation. Avant Propos. » pp. 118-127
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(1743) De la réformation du théâtre « De la réformation du théâtre — TROISIEME PARTIE. — Tragédies à conserver sur le Théâtre de la Réformation. Avant Propos. » pp. 118-127

Tragédies à conserver sur le Théâtre de la Réformation.
Avant Propos.

Ma première idée avait été de faire l’examen de presque toutes les Tragédies du Théâtre Français : je voulais les placer chacune dans des classes différentes ; en distinguant celles que je conserve telles qu’elles sont ; celles que je conserverais, si elles étaient corrigées ; enfin celles que je rejette. Mais, de crainte d’ennuyer par un détail trop long, car je crois que cet examen seul ferait la matière d’un gros volume, je me suis restreint à un petit nombre de Pièces, qui suffiront cependant pour donner une idée des trois genres différents, sous lesquels les Drames de tous les Théâtres de l’Europe peuvent se ranger.

Si, dans les ouvrages de belles Lettres, les Savants ont soin de laisser au Lecteur intelligent le moyen d’occuper son esprit, soit en devinant, ou même en ajoutant quelque fois aux idées qui lui sont présentées, et que l’Auteur, dans cette intention, n’aura pas tout à fait développées, j’ai cru que je ne pouvais rien faire de mieux que d’imiter une conduite également sage et utile ; parce qu’elle ne dérobe rien au Lecteur ignorant (pour qui il y en a toujours assez) en même temps qu’elle procure un vrai plaisir au Lecteur de génie et de goût, qui est bien aise de pouvoir mettre quelque chose du sien à sa lecture.

Au surplus, parmi les gens de Lettres il y en a qui sont, plus que tous les autres, en droit de me critiquer sur ce point : ce sont les Auteurs dramatiques. C’est à eux qu’il appartient de dire leur sentiment ; si j’ai manqué par trop de complaisance ou par trop de sévérité, en adoptant, en souhaitant qu’on corrigeât, ou en rejettant les ouvrages de Théâtres que j’ai examinés. N’en donnant qu’un petit nombre je leur laisse le champ libre, pour examiner eux-mêmes les Pièces qui restent ; ce qu’ils feront, sans doute, mieux que moi ; j’évite par là l’inconvénient de leur donner un ouvrage immense à faire, s’ils voulaient critiquer les jugements que j’aurais portés sur deux ou trois mille Pièces.

Ajoutons à cela que je n’aurais pu examiner toutes les Pièces de Théâtre, sans courir le risque de critiquer les vivants, ainsi que les morts ; car il aurait bien fallu nommer la classe où je crois que chacune de ces Pièces doit être placée ; et si, par hasard, j’avais arrangé l’Ouvrage de quelque Auteur vivant sous la classe de Pièces à corriger, ou à rejetter, j’aurais infailliblement déplu à mes amis (et sous ce nom je comprends les Poètes que je fais profession d’aimer et d’estimer tous sans exception) et je me serais attiré la haine de tous les amis des Auteurs. Je laisse donc aux Poètes même le soin de se rendre justice, et à leurs amis celui de les critiquer et de leur donner des conseils utiles dans l’occasion.

Au reste le dessein que je m’étais proposé, quand j’ai travaillé sur les Tragédies, a été de les examiner du côté des mœurs ; afin de bannir du Théâtre de la réforme toutes les Pièces où la passion d’amour est portée à des excès qui peuvent être préjudiciables plutôt qu’utiles : mais, en travaillant selon mon plan et, pour ainsi dire, en chemin faisant, j’ai trouvé que les désordres de l’amour étaient souvent si mal imaginés par les Poètes, qu’il m’a été quelquefois impossible de ne pas relever des défauts que j’ai cru apercevoir dans leurs Ouvrages ; et c’est sur cela que je crois devoir prévenir mon Lecteur, et lui faire connaître ce que je pense.

Je fais cas des règles sans en être l’esclave : je suis l’admirateur de la nature ; et toutes les fois que les règles s’en éloignent il m’en coûte peu pour les abandonner. Les grands Maîtres (ainsi que d’illustres Ecrivains ont remarqué) nous ont donné plusieurs préceptes qui sont contraires à la vérité et à la raison : depuis deux mille ans nous portons le joug sans oser le secouer ; parce que nous ne les approfondissons point ces préceptes, ou parce que nous nous obstinons à les soutenir par prévention. J’ai pensé moi-même comme les autres, pendant un temps ; et, dans la crainte qu’on ne m’accusât de présomption en combattant l’opinion générale, j’ai soutenu les règles tant que j’ai pu ; comme on en peut juger, surtout par mon examen sur Œdipe : mais, en pénétrant plus avant, je me suis senti forcé de les abandonner ; et je me suis dit à moi-même que si mon sentiment était fondé sur la vérité, je ne devais point craindre de parler.

Quoique je me sois scrupuleusement attaché dans mes Ouvrages aux règles d’Aristote, et que j’en ai même fait le fondement des préceptes que j’ai pris la liberté de donner ; j’ose pourtant dire qu’on aurait tort de me reprocher d’avoir changé d’avis, si je critiquais aujourd’hui ces mêmes règles. En effet, pour peu qu’on veuille se rappeller que, dans le premier Livre où j’ai eu l’honneur d’entretenir le Public, j’ai dit librement que les Modernes, dans presque tous les genres de Littérature et de Sciences, avaient secoué le joug d’Aristote, et que sa seule Poétique nous tyrannisait encore ; pour peu, dis-je, qu’on veuille se rappeller cette phrase, que je n’ai point écrite au hasard, on ne m’accusera point d’être contraire à moi-même. Je me suis, il est vrai, conformé à ces règles dans ce que j’ai donné ; mais il est aisé de voir que ce qui m’a déterminé à tenir cette conduite, c’était le désir d’éviter la singularité, et la crainte d’être le seul de notre siècle qui osât opposer une digue à la prévention générale : j’ajoute que je n’ai suivi ces règles que lorsqu’elles m’ont paru conformes aux préceptes de la raison autant qu’à ceux des Maîtres de l’Art ; aussi lorsqu’il m’est arrivé de citer quelque dogme du grand Maître, j’ai toujours dit : Comme le veut Aristote ou plutôt la raison : la nature : le bon sens : le vrai : et autres termes semblables, ainsi qu’on peut le vérifier dans mes Ecrits.

Lorsque je commençais, il y a plus de quarante ans, à étudier sérieusement le Théâtre, je trouvais d’abord, dans les Anciens et dans leurs Commentateurs, des règles qui choquèrent ma raison ; je fis bien des réflexions en conséquence ; mais, ne me fiant pas à moi-même et craignant de me tromper, je soumis mes lumières à la grande autorité de ces hommes qui, pendant plusieurs siècles, nous ont servi de guide, et je n’osais même communiquer mes doutes à personne. Je ne connaissais pour lors aucun Ecrivain qui pût m’aider à rectifier ou appuyer mes opinions ; mais, comme on acquiert de nouvelles lumières par l’étude, je trouvais dans la suite quelques Auteurs qui avaient pensé comme moi, et un entre autres qui, depuis le commencement jusqu’à la fin de son ouvrage, fait sentir le faux des préceptes d’Aristote.10 La fameuse querelle que cette Ecrivain eut dans ce temps là avec le Tasse et ceux de son parti, est assez connue des gens de Lettres : avec ce secours je me défiais moins de ma raison, quoique j’ai toujours cru que je devais avoir plus de ménagement qu’un autre en écrivant ; et c’est par ce motif que je n’ai jamais expliqué ouvertement mes idées. Si j’ose donc parler présentement, c’est parce que je crois que je n’aurai plus à l’avenir occasion d’écrire sur cette matière. En un mot je respecte les règles, lorsqu’elles me paraissent dictées par la nature et conformes à la raison ; mais je ne les écoute pas quand elles forcent la nature, et que, contraires au bon sens et à la raison, elles ne tendent qu’à nous mettre aux fers comme des esclaves.

La matière est vaste et demanderait un ouvrage complet : le jugement que les gens d’esprit et connaisseurs porteront du peu que je viens de dire sera mon guide, et me confirmera dans mes idées, si on les approuve ; ou me les fera rejetter, si on juge que je me sois trompé.