(1743) De la réformation du théâtre « De la réformation du théâtre — TROISIEME PARTIE. — Tragédies à conserver. » pp. 128-178
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(1743) De la réformation du théâtre « De la réformation du théâtre — TROISIEME PARTIE. — Tragédies à conserver. » pp. 128-178

Tragédies à conserver.

ATHALIE.

Il est juste que je donne à Athalie le pas sur toutes les Tragédies modernes : de quelque côté qu’on l’examine, on ne trouve dans cette Tragédie que des beautés admirables. Tout y est édifiant, tout y est instructif : les caractères mêmes d’Athalie et de Mathan, tout impies qu’ils sont, ne peuvent inspirer que de l’horreur pour l’impiété. Enfin, c’est un ouvrage parfait qui mérite d’être à la tête de tous les Poèmes dramatiques que l’on peut conserver pour le Théâtre.

IPHIGENIE
en Aulide.

La Tragédie d’Iphigénie me paraît très convenable au nouveau Théâtre : On pourrait dire que c’est une Tragédie sans amour ; puisque celui d’Achille (qui a tous les caractères de l’amour conjugal) est plutôt un devoir qu’une faiblesse ; et que c’est moins son amour, que sa passion pour la gloire qui donne lieu aux transports qu’il fait éclater.

Il est vrai que l’amour insensé d’Eriphile pourrait paraître illégitime ; mais, outre que c’est un amour caché et nullement de mauvais exemple, on verra qu’il est si malheureux, qu’il peut même servir d’instruction.

Parmi un si grand nombre de Tragédies modernes, en voulant séparer celles que l’on peut conserver, je me suis apperçu, avec surprise, que presque toutes les Tragédies Grecques peuvent rester au nouveau Théâtre : si l’on ne s’était point écarté de ces dignes modèles, le Théâtre moderne aurait peu besoin de correction, et ne se serait pas attiré tant de critiques.

Il me paraît donc que la Tragédie d’Iphigénie peut rester telle qu’elle est ; sauf à examiner pourtant avec attention, s’il n’y a rien, dans les maximes et dans les expressions, qui puisse blesser la pureté des mœurs ; ce que je ne me suis pas donné la peine de rechercher.

HERACLIUS.

L’Amour d’Eudoxe et d’Héraclius est traité dans cette Tragédie avec un ménagement extraordinaire ; à peine en parle-t-on : à l’exception de la première Scène du quatrième Acte, où il n’est question cependant que de l’importante affaire de la reconnaissance du fils de Maurice, ces Amants ne se trouvent jamais tête à tête sur le Théâtre pour parler de leurs amours.

Quant à l’amour de Pulchérie et de Léonce, outre qu’il ne leur échappe pas la moindre expression qui fasse connaître leur passion, je trouve que c’est une espèce d’amour que ni les Anciens, ni les Modernes n’ont jamais traité avant Corneille. On voit bien des incestes de fait ou d’imagination sur la Scène ; mais Corneille a marché par une autre route : il a supposé Léonce fils de Maurice, et par conséquent frère de Pulchérie ; par là les deux Amants sont saisis de la crainte de commettre un inceste, s’ils donnaient leur consentement au mariage que le Tyran leur propose ; et cette réflexion détruit en eux jusqu’à la moindre étincelle d’une tendresse suspecte, puisqu’ils ne se regardent que comme frère et sœur. Ce trait de l’imagination de Corneille est admirable ; parce que le Spectateur est instruit qu’ils sont tous les deux dans l’erreur, et qu’ils pourraient s’aimer et s’épouser sans scrupule. Il me paraît donc que la Tragédie d’Héraclius peut être conservée sans le moindre changement.

STILICON.

Si, de son temps, Thomas Corneille avait été chargé de faire une Tragédie pour le Théâtre de la Réformation, je ne sais s’il aurait mieux réussi que dans celle de Stilicon ; l’amour y est traité avec la plus grande précaution ; tout y est instructif ; l’amour caché de Placidie y est puni par son orgueil même ; et celui d’Euchérius pour la sœur de l’Empereur (qui est la seule faute qu’on peut lui imputer, si c’en est une) ce misérable amour, dis-je, quoique très innocent, est celui qui lui donne la mort, en prêtant à son père le plus puissant motif pour conspirer contre Honorius. Enfin tout y est conduit suivant l’intention de la Réformation ; et la Tragédie de Stilicon me paraît excellente pour ce Théâtre.

ANDROMAQUE.

Je ne sais si je me trompe ; mais il me paraît que la Tragédie d’Andromaque est très convenable pour nous faire sentir de quelle manière on peut traiter la passion de l’amour sur le Théâtre : on pourrait ajouter même qu’Euripide nous a laissé, dans Andromaque un modèle parfait pour présenter cette passion sur la Scène avec toute la circonspection que la Réforme ou plutôt la raison demande, et avec l’heureux avantage de corriger et d’instruire les Spectateurs.

En effet, rien n’est plus capable de nous inspirer une crainte salutaire de l’amour que les excès et les transports effrénés où cette passion entraîne les trois principaux Acteurs de la Tragédie d’Andromaque ; et leur misérable sort devient une excellente leçon pour nous corriger par les impressions de la terreur. Il arrive presque toujours, dans les Ouvrages dramatiques d’aujourd’hui, que les désordres de cette passion sont récompensés ou conduisent à une fin heureuse : dans Andromaque, au contraire, ils sont punis avec toute la sévérité qu’ils méritent. De quel autre sort en effet pouvaient être suivis le transport imprudent d’Hermione, qui ordonne la mort de Pyrrhus, et l’insolent mépris que la passion violente de celui-ci lui inspire pour celle qui lui est destinée et pour toute la Grèce. Voilà, selon moi, le modèle le plus parfait que l’on puisse donner de la force de la passion, dont j’ai tant de fois parlé. Il est vrai, que dans Phèdre, il y a un degré de plus ; parce que la passion de cette misérable femme l’aurait réduite à l’extrémité, si elle ne l’eût pas fait connaître au fils de son époux, dont elle était follement éprise. Nous ne pourrions pas de nos jours proposer de pareils modèles ; ou, du moins, nous ne devrions jamais le faire, parce qu’ils blesseraient nos mœurs : aussi la Tragédie de Phèdre est elle du nombre de celles que je rejette : mais, dans Andromaque, il ne s’agit que d’un amour tout naturel, et qui, eu égard aux personnes et aux circonstances, n’a rien en soi de criminel ; cependant cette passion, toute simple qu’elle est, se trouve portée à un tel point de violence, dans Pyrrhus et dans Hermione, qu’elle produit tous les excès que nous voyons.

Il me semble donc que l’on pourrait laisser Andromaque telle qu’elle est, et lui donner place sur le Théâtre de la Réforme ; après avoir pourtant fait précéder un examen très exact des maximes et des expressions de cette Pièce, pour corriger celles qui pourraient blesser les bonnes mœurs.

DOM SANCHE
d’Aragon.

On dira peut-être que cette Tragédie (ou Comédie héroïque, ainsi que Corneille l’a nommée) aurait été mieux à sa place dans la classe des Pièces à corriger, ou même à rejetter ; puisqu’elle peut s’appeller le triomphe de la passion d’amour, c’est précisément par cette raison que j’ai voulu l’examiner de près ; et que, toutes réflexions faites, je l’ai mise au nombre de celles que je conserve. Ce n’est pas que j’ignore que mon Lecteur, s’il a retenu tout ce qu’il a lu jusqu’à présent, ne soit en droit de me regarder comme l’ennemi déclaré de la passion d’amour sur la Scène ; et j’avoue sans peine qu’il aura raison : cependant, autant que je suis contraire à cette passion, lorsque la représentation en est nuisible, et qu’au lieu de guérir une maladie, elle ne fait que la rendre plus dangereuse ; autant suis-je éloigné de l’exclure du Théâtre, toutes les fois qu’elle y pourra paraître avec utilité, et d’une manière qui tende à en corriger les inconvénients.

Je l’étudie avec attention par tout où je la trouve cette passion ; et j’observe soigneusement les différentes couleurs dont elle est peinte par les Poètes ; pour démêler les circonstances où elle corrige, celles où elle instruit, et celles où elle peut subsister sans reproche, dans le temps même où elle ne corrige pas, du moins d’une manière sensible et éclatante. Dans les Pièces de cette dernière espèce (s’il y en avait) les gens sages ne trouveraient rien qui pût les scandaliser ; parce que ceux même qui sont les moins scrupuleux, n’y verraient rien qui pût les exciter au mal.

De toutes les passions qui tyrannisent les hommes, celle de l’amour est la seule que l’on puisse présenter aux Spectateurs, sous différentes faces : l’avarice, le jeu, la jalousie, etc. ont toujours le même aspect : on peut bien diversifier les faits ; mais les personnages seront toujours uniformes dans la manière dont ils développeront leurs caractères : ce ne sera jamais qu’un Avare qui aime l’argent ; un Joueur qui le dissipe ; un Jaloux qui soupçonne son ombre, etc. A l’égard même du but qu’on se propose dans ces sortes de Pièces ; et c’est de corriger et d’instruire, il n’y a que deux voies pour y parvenir l’une en présentant le vicieux déshonoré par sa passion, l’autre en faisant voir la passion punie dans le vicieux. La passion d’amour, au contraire, est un Caméléon qui change de couleur à tout instant, suivant le caractère des personnes qui en sont possédées. Si l’on voit communément les Amoureux différents les uns des autres, selon leurs différentes situations ; on conçoit aussi que la même variété se trouvera dans les motifs qui les ont enflammés. De plus, cette passion excite différents sentiments et différentes impressions dans les Spectateurs mêmes ; tantôt elle corrige par l’horreur, comme dans Andromaque et autres Pièces du même genre, où les Amants éprouvent les derniers malheurs, et sont punis de leur passion par la perte même de la vie ; tantôt elle corrige par la compassion, comme dans le Cid, où les traverses, qui rendent les deux Amants malheureux, sont d’autant plus propres à corriger, que les Scènes d’amour de la même Tragédie en sont plus capables de corrompre, et le dénouement plus dangereux. Quant à ce qui regarde l’instruction, la passion d’amour appartient autant à la Tragédie, à la Tragicomédie, à la Comédie Héroïque, qu’aux autres espèces de Pièces où l’on introduit des gens de qualité, des Bourgeois, des gens du peuple, des paysans, etc. Examinons donc si la façon dont le grand Corneille l’a traitée dans Dom Sanche d’Arragon, peut fournir une instruction réelle et solide aux Spectateurs.

Dans cette Fable on ne voit pas un Acteur qui ne soit vivement possedé de la passion d’amour ; et ce qu’il y a de surprenant, c’est qu’une Pièce, dont le fondement, les motifs et la diction ne respirent que l’amour, me paraît un modèle parfait de la correction que l’on demande pour contenir, dans de justes bornes, une passion si dangereuse. On l’appellera un petit Roman tant qu’on voudra ; je la regarderai toujours comme un excellent ouvrage, et comme une Ecole où le sexe et les hommes en général peuvent apprendre à faire marcher la passion d’amour dans la route que la bonne morale et les égards de la société lui ont marquée. Les hommes et les femmes y traitent l’amour avec une retenue et avec une modestie qui sont dignes d’admiration, surtout lorsqu’on les compare à la licence qui règne ordinairement sur le Théâtre ; et, quoique ce soient des personnes du plus haut rang qui nous y donnent des leçons d’une si belle conduite et d’une si rare modération, ce n’est pas seulement pour les Princesses et pour les Seigneurs que cette Pièce est instructive ; les personnes de la plus basse naissance en peuvent tirer les mêmes avantages. En effet, sur l’article de la modestie, une simple Bergère doit penser comme la plus sage des Princesses ; et une pauvre fille ne doit céder en rien à la plus grande Reine : les principes et les motifs leur étant communs, ils doivent produire les mêmes effets.

A l’égard des hommes, la corruption est parvenue à un tel degré sur ce point, qu’il me paraît inutile d’en parler ; je me contenterai seulement de citer et d’adopter la maxime d’un Auteur recommandable qui ne craint pas de dire, qu’il n’y a plus d’honnêtes gens dans le monde, parce que la façon avec laquelle on traite aujourd’hui la passion d’amour déshonnore également tous les hommes. N’est-il pas évident que ce sage Ecrivain a raison ? et ne pouvons nous pas ajouter que la dangereuse méthode reçue au Théâtre contribue encore à faire tomber les hommes de précipice en précipice ? Or, cela posé, si par hasard quelqu’un se piquait d’être honnête homme, et qu’il voulût n’avoir rien à se reprocher sur l’article de l’amour, il trouverait, dans la Pièce de D. Sanche d’Aragon, deux Acteurs qui lui donneraient d’excellentes leçons.

J’ose donc me flatter que tout Lecteur raisonnable, et même délicat, ne me reprochera pas trop de condescendance en adoptant cette Pièce : on ne peut trop condamner, je le répète encore, la passion d’amour, lorsqu’elle est empoisonnée, comme on la trouve dans un trop grand nombre de Pièces ; mais il faut aussi l’approuver sur le Théâtre, lorsqu’elle peut être profitable. Si D. Sanche ne corrige pas, il instruit du moins et d’une façon singulière ; il fait sentir avec qu’elle précaution il faut traiter l’amour sur la Scène, pour ne pas s’écarter des égards de la bienséance. Je pense donc qu’on doit conserver cette Pièce sur le Théâtre de la Réforme ; avec la seule réserve qu’il en faudra examiner les maximes, qui me paraissent cependant assez régulières, ou du moins peu vicieuses.

POLYEUCTE.

La critique que l’on fait de cette Tragédie ne peut lui rien ôter de son mérite. Pierre Corneille, dans l’examen qu’il en fait, s’exprime en ces termes. « Les tendresses de l’amour humain y font un si agréable mélange avec la fermeté du divin que sa représentation a satisfait tout ensemble les dévots et les gens du monde etc. » On ne pense plus de même aujourd’hui : il y a des personnes qui sont choquées de ce mélange ; et je veux bien, pour un moment, me ranger de leur parti. Rien ne me semble, en effet, plus capable d’alarmer les consciences délicates, que ces deux vers de la dernière Scène entre Polyeucte et Pauline.

PAULINE.

« Quittez cette chimère et m’aimez.

POLIEUCTE.

 « Je vous aime
Beaucoup moins que mon Dieu,
Mais bien plus que moi-même. »

Voilà l’amour divin et l’amour humain aussi proches l’un de l’autre qu’il est possible, et véritablement mêlés ensemble ; mais il serait aisé de retrancher ces deux vers, si on voulait ou si l’on osait le faire.

Il est vrai qu’un Chrétien doit tout quitter pour son Dieu, père, mère, femme, parents etc. Mais n’est-ce pas tout quitter que de s’offrir à la mort, plutôt que de renoncer à sa Religion ? Dans la situation où se trouve Polyeucte, lorsque, déterminé à souffrir le martyre pour la foi, il se voit arrêté par les prières de sa femme, et par les tendres efforts qu’elle fait pour l’en détourner ; quel sentiment ces critiques auraient-ils mis dans le cœur et dans la bouche d’un tel mari ? la rebuter par des paroles dures, l’affliger encore d’avantage par des expressions farouches, ce procédé n’aurait-il pas tenu de la férocité et de la barbarie ?

Je conviens que le Poète pouvait se dispenser de mettre dans la bouche de Pauline le mot d’amour, qui force Polyeucte à lui faire la réponse que nous venons de voir ; mais on ne doit pas oublier qu’elle est Payenne ; elle a recours, pour persuader son mari, aux plus fortes armes dont elle pouvait faire usage : si Pauline avait été Chrétienne, Corneille ne lui aurait pas fait tenir un pareil langage ; ou, s’il l’eût fait, on aurait pu, avec justice, le lui reprocher.

L’amour de Sévère, qui arrive dans l’intention d’épouser Pauline, n’étant pas instruit de son mariage ; et la vertu dont tous les deux donnent de si grandes preuves, sont des leçons admirables pour mettre un frein à cette dangereuse passion.

Polyeucte est un chef d’œuvre qui, en tout temps, fera honneur au Théâtre moderne, et qui peut être regardé comme un morceau éternellement digne du Théâtre de la Réformation.

MANLIUS CAPITOLINUS.

La passion d’amour, qui est l’objet que j’attaque partout où je le rencontre, ne me paraît pas toujours mériter d’être bannie du Théâtre, comme je l’ai déjà dit.

Dans Manlius Capitolinus je trouve que l’amour de Servilius et de Valérie ne peut être que très propre à corriger. En effet, une fille qui consent que son Amant l’enlève, dans l’instant qu’elle est à l’Autel pour en épouser un autre que son père lui a destiné, et qui à la fin se trouve réduite par la mort de son mari à se tuer elle-même, ne peut, je pense, que présenter une leçon bien utile aux jeunes personnes ; puisque malheureusement il s’en trouve qui ne craignent pas de s’exposer au sort de Servilius et de Valérie.

Je suis donc persuadé que cette Tragédie doit rester au Théâtre, comme un ouvrage qui non seulement ne peut pas avoir de suites dangereuses, mais qui, au contraire, est très capable de produire un grand bien.

LA THEBAIDE,
ou les Frères ennemis, de M. Racine.

La Thébaïde est la première Tragédie de Racine : il nous apprend lui-même, dans sa Préface, qu’il était fort jeune quand il la fit : mais ce n’est pas là le seul trait qui soit digne d’être remarqué dans cette Préface. Racine, à l’âge de dix huit ou vingt ans, choisit le sujet de la Thébaïde pour sa première Tragédie ; et en même temps il reconnaît que l’amour, qui a d’ordinaire tant de part dans les Tragédies, n’en a presque point dans la Thébaïde, et même qu’il ne doit pas y en avoir.

Les deux plus grands Tragiques de la France en ont usé bien différemment avec le Public, dans un cas à peu près pareil. Pierre Corneille se fait une gloire de ne pas avoir traité l’amour, comme à l’ordinaire, dans sa Tragédie de Sertorius : Racine, au contraire, semble vouloir s’excuser d’avoir donné très peu de part à l’amour, dans sa Thébaïde : c’est que le premier était âgé et jouissait d’une réputation bien affermie ; le second était encore très jeune, et la Thébaïde était son premier essai.

Racine connaissait trop bien l’antiquité ; il avait trop lu Sophocle et Euripide, pour tirer vanité (comme a fait Corneille) d’avoir su se passer de l’amour dans sa Thébaïde : mais il s’en serait passé sans doute, s’il l’eût osé, dans toutes ses autres Tragédies, comme dans sa première. En effet, les raisons qu’il donne, pour n’avoir pas fait jouer un grand rôle à l’amour dans sa Thébaïde, lui auraient suffi pour se dispenser d’en faire usage dans ses autres Pièces ; on en sera aisément convaincu, si l’on veut relire la dernière période de sa Préface.

« En un mot, dit-il, je suis persuadé que les tendresses, ou les jalousies des Amants ne sauraient trouver que fort peu de place parmi les incestes, les parricides et toutes les autres horreurs qui composent l’histoire d’Œdipe et de sa malheureuse famille. » M. Racine savait très bien ce qui convenait à la Tragédie ; et, je le répète encore, s’il n’eût pas craint de révolter le Public, en critiquant le goût général de son siècle, il aurait dit ; « que les tendresses et les jalousies des Amants ne sauraient trouver que fort peu de place parmi le majestueux, l’intéressant et le lugubre d’une action tragique. »

Racine savait et sentait à merveille cette vérité ; mais, par malheur pour le Théâtre moderne, non seulement il n’eut pas la force de la déclarer dans la Préface de sa Thébaïde ; il n’osa pas même la pratiquer, si ce n’est dans Esther et dans Athalie : il se livra, malgré ses lumières, à la corruption générale de ses prédécesseurs et de ses contemporains : il ne se contenta pas même de mettre de l’amour dans toutes ses autres Tragédies ; il fit aussi, de cette malheureuse passion, la base de tous les sujets tragiques qu’il a traités.

La Thébaïde est écrite dans le goût des Tragédies Grecques, où la mort et le carnage dominent ; si on voulait en faire usage pour le Théâtre de la Réforme, il y aurait peu de chose à changer dans la Scène d’amour entre Hémon et Antigone ; je crois même qu’on pourrait se dispenser d’y toucher ; et, telle qu’elle est, je donnerais mon suffrage en sa faveur.

ESTHER.

C’est grand dommage pour le Théatre que M. Racine n’ait pas écrit sa Tragédie d’Esther dans la forme ordinaire. Si cette Pièce avait cinq Actes, au lieu qu’elle n’en a que trois, elle ne plairait guère moins qu’Athalie, qui réunit en sa faveur tous les suffrages. Mais on sait que l’intention de l’Auteur, quand il la fit, n’était pas qu’elle fût représentée sur un Théâtre public. Cependant, telle qu’elle est en trois Actes et avec des chœurs en musique, je ne balancerais pas un instant à la mettre sur le Théâtre de la Réformation.

INÈS DE CASTRO.

Lorsque M. de la Motte donna au Public, pour la première fois, sa Tragédie d’Inès de Castro, elle fut extrêmement applaudie, et vivement critiquée en même temps. Je ne m’arrêterai pas à parler des critiques et des apologies qui furent imprimées pour lors ; mais je ne puis me dispenser de dire un mot sur l’article de l’amour, qui est le fondement de la Tragédie d’Inès, et le but principal de mon ouvrage, quoique dans des sens fort différents.

Si je voulais prouver par un exemple la vérité de ce que j’ai avancé plus haut, à savoir que l’amour affaiblit et détruit même toute la majesté de la Tragédie ; je ne crois pas que je puisse en trouver un meilleur que celui d’Inès de Castro. J’en ai parlé autre part ; et je prie le Lecteur de trouver bon que je le renvoie à mes Observations sur la Comédie.11

La passion d’amour, par rapport à la Tragédie d’Inès, doit être examinée, selon moi, sous deux faces différentes. La première, en se rappellant ce qui s’est passé avant que l’action commençât : la seconde, en pesant mûrement l’action même qui est représentée sur la Scène. Sous la première (dont il est tant fait mention dans la Pièce) cette Tragédie est très dangereuse ; sous la seconde, elle ne donne qu’un très bon exemple.

Inès et Dom Pedre, mariés clandestinement, s’aiment avec une tendresse qui est digne d’envie ; le tableau ne peut qu’inspirer de bons sentiments aux Spectateurs, en leur faisant sentir le bonheur que peut procurer l’amour conjugal. Mais, de l’autre côté, Inès et Dom Pedre s’aimaient avec tant de violence, avant leur union, que leur passion les a portés à faire un mariage clandestin, qui devait par mille raisons leur être funeste, en les précipitant dans toutes sortes de malheurs.

Ces deux points de vue, si diamétralement opposés l’un à l’autre, ont suspendu quelque temps mon sentiment sur cette Tragédie, et m’ont fait hésiter plus d’un jour à la rejeter ou à la conserver : car telle est l’extrémité où je me trouvais réduit par les inconvénients qui se présentaient à mon esprit des deux parts. Je me suis enfin déterminé à ne juger de la Pièce que comme les Spectateurs, et à la considérer uniquement du côté de l’impression que ce mélange d’irrégularité et de bon exemple peut faire sur ceux devant qui elle est représentée. J’ai pensé en conséquence qu’on en pouvait tirer une grande instruction ; ce qui m’a déterminé à l’adopter et à la ranger sous la classes des Tragédies que l’on peut conserver.

En effet, si Dom Pedre, transporté par la violence de sa passion, foule aux pieds les Loix les plus respectables ; s’il désobéit à son père ; s’il se marie sans son consentement, et même s’il se révolte contre lui, ne devient-il pas un exemple très instructif, lorsque son amour, sa désobéissance et sa fureur le plongent dans les plus grands malheurs ? De son côté Inès, qui partage les crimes de son Amant, ne fût-ce que parce qu’elle ne les empêche pas, et qui, loin d’exiger de lui de vaincre sa passion, s’abandonne à la sienne propre en épousant Dom Pedre en secret, malgré l’avenir affreux qu’elle prévoyait ; Inès, dis-je, est punie de son aveuglement par la perte de la vie ; et, en mourant, elle ne peut ignorer que, par sa mort, elle prive son Amant de ce qu’il a de plus cher dans le monde.

J’ai conclu de toutes ces réflexions que la Tragédie d’Inès de Castro, envisagée dans le point de la passion d’amour telle qu’on la voit dans la représentation, ne peut donner que de bonnes leçons, et que par conséquent elle peut être conservée pour le Théâtre de la Réformation.

ATRÉE ET TYESTE.

Avant que de connaître cette Tragédie de M. Crébillon, j’étais d’une certaine façon prévenu contre elle ; on m’avait dit qu’elle était si atroce qu’on ne pouvait, sans frémir, en voir la représentation : après l’avoir lue, sans condamner tout à fait ceux qui m’en avaient fait ce portrait, je me sentis engagé à faire quelques réflexions sur la différence du goût des hommes dans les différents temps.

Les Grecs ne pensaient pas comme nous, en fait de Théâtre ; l’horrible d’une action tragique ne les révoltait point ; et, si la représentation ne leur procurait pas un certain plaisir, l’instruction qu’ils en tiraient les en dédommageait et leur tenait lieu de tout. Aujourd’hui on ne pense pas de même ; on ne va au Théâtre que pour se divertir : on rit à la Comédie, et l’on pleure à la Tragédie, sans songer par quel motif le Poète a voulu faire rire ou faire pleurer ; sans examiner, par exemple, si c’est dans l’intention de corriger, ou d’instruire. Voilà presque généralement la mode et le goût de notre siècle. Un rifo che amaestri ed un pianto che gastighi, o non si conoscono o non si curano k .

La Tragédie d’Atrée et de Tyeste nous découvre la noirceur d’un frère qui, inhumainement, assassine son neveu et son frère même ; et je conviens que ce sont là des objets terribles pour les présenter aux Spectateurs de notre temps. Quoique je ne les condamne point d’en être vivement émus d’horreur ; je ne puis cependant m’empêcher de savoir bon gré au Poète, qui, pour détruire par une forte impression le sentiment et le désir de la vengeance, a choisi un des faits le plus marquant que l’antiquité nous ait laissé en ce genre.

J’ajoute que la Tragédie d’Atrée et de Tyeste me paraît très bonne et très bien faite ; et, si s’en était ici la place, j’oserais me flatter de faire connaître, dans une courte apologie de cette Pièce, l’art admirable que le Poète a employé pour parvenir à son but ; art qu’on ne trouve que rarement, et, pour ainsi dire, presque jamais dans les Tragédies modernes.

Je n’ai rien à dire non plus contre l’amour de Plisthène et de Théodamie ; c’est plutôt l’effet d’une sympathie naturelle, qu’une véritable passion ; puisqu’il se trouve à la fin qu’ils sont frère et sœur : cependant cet amour a servi infiniment à l’Auteur, que je trouve très louable de l’avoir imaginé, et encore plus d’en avoir sû faire un si bon usage : car, outre qu’il n’offre rien qui blesse la bienséance la plus austère, les deux Amants sont d’ailleurs occupés de motifs trop importants pour s’amuser à filer des Scènes de tendresse ; aussi l’Auteur les a-t-il évitées avec grand soin, et ne s’est servi de l’amour que pour donner plus de force à la compassion de Plisthène, qui sans cela ne devrait s’intéresser que médiocrement à la vie du père de Théodamie, ne sachant pas qu’il fût aussi le sien.

Enfin la Tragédie d’Atrée et de Thyeste est remplie de beautés ; et l’imagination du Poète a tiré partie de certaines choses qu’on n’aurait jamais cru pouvoir paraître avec agrément sur la Scène. D’un autre côté, cette Tragédie est tout à fait exempte de ces faiblesses, qui pourraient empêcher qu’on ne la conservât pour le Théâtre de la réforme, dont je la crois extrêmement digne.

RHADAMISTE ET ZENOBIE.

Au seul nom de cette Tragédie, je crois m’entendre objecter que, si j’ai rejeté le Mithridate de M. Racine, je devais, par la même raison, rejeter aussi le Rhadamiste de M. Crebillon ; et que j’ai eu tort de placer cette dernière Pièce dans le rang de celles que l’on peut conserver pour le Théâtre de la Réformation.

Dans la première de ces deux Tragédies, me dira-t-on, deux frères sont amoureux de la fiancée de leur père ; et celle-ci aime passionnément un des deux, malgré les engagements qu’elle a avec leur père commun. Je conviens que c’est là ce qui m’a le plus choqué, et qui m’a paru mériter tout ce que j’ai dit dans l’examen de la Tragédie de Mithridate. On ajoutera qu’il s’agit précisément d’un fait pareil dans la Tragédie de Rhadamiste ; puisque c’est le père qui aime Zénobie et qui la veut épouser, pendant que les deux fils en sont éperduement amoureux l’un et l’autre. Voilà le fait, j’en conviens ; mais examinons de grace si, malgré cette ressemblance, il ne se trouve pas quelque différence entre ces deux Pièces, qui puisse déterminer à conserver Rhadamiste, lorsque l’on rejette Mithridate.

Zénobie n’est point connue pour ce qu’elle est ; elle porte un nom emprunté, quand elle est aimée par Arsame ; d’ailleurs le père d’Arsame ne l’avait pas encore vue pour lors, et n’avait aucune vue sur elle. Rhadamiste de son côté, qui a épousé Zénobie, ne peut l’oublier ni cesser de l’aimer ; quoiqu’il ne doute point de sa mort, l’ayant jetée dans l’Araxe. A l’égard de Zénobie (qui se croit veuve depuis le bruit qui a couru de la mort de Rhadamiste) elle tient une conduite irréprochable, et qui peut servir de modèle ; puisqu’elle se fait un devoir de rester fidèle à un époux qui, aussitôt après son mariage, étant forcé de fuir précipitamment, oblige sa femme à fuir avec lui ; et qui, par jalousie et pour empêcher qu’elle ne passe dans les mains de son rival qui les poursuivait, la précipite dans une rivière. Zénobie ne se dément jamais : non seulement elle abhorre les propositions de Pharasmane ; mais elle rejette, avec la même fermeté l’amour d’Arsame son fils ; quoiqu’elle soit prévenue en sa faveur, et cela dans un temps où elle se croit libre et maîtresse de disposer d’elle-même. Zénobie n’est pas moins admirable, quand elle a reconnu son mari et son meurtrier en même temps ; elle donne alors des marques si vives d’amour et de soumission à la volonté de Rhadamiste, que, dans toute situation, on peut la prendre pour un vrai modèle de vertu.

Après toutes ces réflexions, qui prouvent suffisamment la différence qui se trouve entre les deux intrigues d’amour des Tragédies de Mithridate et de Rhadamiste, je crois que, d’avoir rejeté cette première ne doit point m’empêcher d’adopter la seconde, qui me paraît en toutes ses parties tendre à l’instruction des Spectateurs.

Je ne sais si je me suis trompé ; mais, en tout cas, je soumets sans peine mon jugement à la décision de mon Lecteur, à laquelle je souscris aveuglément.

LA MORT DE CESAR,
de M. de Voltaire.

Cette Tragédie semble avoir été faite pour un Collège : elle est sans femmes et en trois Actes ; si M. de Voltaire l’avait voulu, il l’aurait mise facilement en cinq Actes ; je crois même voir très clairement qu’il s’est fait violence pour en restreindre l’action.

Je n’ai jamais songé à retrancher les femmes du Théâtre de la réforme ; quoique j’eûsse souhaité le pouvoir faire : mais j’ai cru que cette entreprise ne pourrait réussir de nos jours. Si pourtant on se donne la peine de lire avec attention la mort de César, de M. de Voltaire, je suis persuadé qu’on conviendra que, dans toute Pièce aussi bien imaginée et aussi rigoureusement écrite que celle-ci, les rôles des femmes peuvent être supprimés, sans que les Spectateurs les regrettent.

ORESTE ET PILADE,
de M. de la Grande Chancel.

Le sujet d’Iphigénie en Tauride, traité d’abord par Euripide, l’a été depuis par deux Poètes modernes ; M. de la Grange, Français ; et M. Martelli, Italien : c’est une étude digne d’un homme d’esprit et de goût, que de comparer à l’original Grec les imitations des deux Poètes que je viens de nommer, et d’examiner l’art avec lequel chacun d’eux a tourné, selon son génie, la Tragédie d’Euripide : pour moi j’admire également tous les deux ; car, en suivant des routes très différentes, chacun d’eux a réussi parfaitement, et a trouvé moyen d’ajouter des beautés nouvelles à l’original Grec : cet examen et les remarques qu’il ferait naître fourniraient aisément matière à une dissertation très curieuse, et surtout utile pour les Poètes ; mais je reviens à mon sujet.

La Tragédie d’Oreste et Pilade de la Grange me paraît une Pièce excellente pour le Théâtre de la Réformation. Il est vrai que Pilade aime Iphigénie ; mais cet amour n’est connu que par un mot, et est traité avec la plus grande circonspection. Quant à la passion de Thoas pour la Prêtresse ; si elle est extrême et même extravagante, ce Roi en est puni par sa mort, et par conséquent le Spectateur est instruit, loin d’être séduit ou corrompu. Je ne crois donc pas qu’il y ait rien à changer pour la rendre digne du Théâtre de la réforme.

BRUTUS,
de M. de Voltaire.

C’est de dessein prémédité que j’ai gardé la Tragédie de Brutus pour la dernière de celles que j’examine dans l’idée de les conserver sur le Théâtre de la réforme : et je répète que je l’ai fait de dessein prémédité ; ayant voulu terminer cet article par un exemple remarquable des excès de la passion d’amour ; car ces excès fidèlement représentés sont selon moi presque aussi utiles pour corriger les mœurs que la peinture des faiblesses de l’amour me paraît capable de les corrompre.

Il peut se faire que, dans quelques-uns de mes examens précédents, mon Lecteur me trouve trop indulgent pour plus d’une des Tragédies que je conserve : il dira peut-être que, si dans ces Pièces la passion d’amour est accompagnée d’une morale pure et d’une instruction convenable, cela n’empêche pas que le serpent n’y soit caché sous les fleurs, soit à cause du style trop séduisant, ou de l’action trop vivement exprimée. Mais je répondrais en premier lieu que, dans le nombre de ces Tragédies que je conserve, je n’ai pas prétendu qu’elles fussent toutes dignes d’être conservées en leur entier ; je sais que la plupart de ces Pièces pourraient être placées dans la classe de celles qui ont besoin d’être corrigées ; cependant, si on venait à les représenter telles qu’elles sont sans aucun changement, je me flatte qu’on n’y trouverait rien de contraire aux bonnes mœurs, ni qui fût de mauvais exemple : et, quant aux petites bagatelles qui mériteraient ou d’être corrigées, ou d’être supprimées totalement, je m’en rapporte à ceux qui seront nommés, en cas que mon projet réussisse, pour examiner les Pièces du Théâtre de la réforme plus sévèrement que je n’ai prétendu le faire.

Après cette espèce de protestation, je dirais que le Brutus de M. de Voltaire me paraît composé précisément comme il doit l’être, pour nous fournir l’exemple d’un amour capable de corriger et d’instruire En effet, l’amour violent de Titus et de Tiberinus, tous deux fils de Brutus, pour Julie fille de Tarquin, est porté à un tel excès dans cette Pièce, qu’il mérite d’être présenté aux Spectateurs ; afin que chacun d’eux conçoive une juste horreur pour une passion capable d’entraîner après elle tant de crimes et tant de malheurs.

Dans Titus et dans Tiberinus, l’amour de la Patrie, ce qu’ils doivent à leur père, le soin de leur propre gloire, tout est faible et impuissant contre l’excessive passion qui les domine et qui subjugue leur cœur et leur esprit : cette passion est punie, comme elle le mérite, par la mort des deux frères ; et c’est là le cas unique où l’on peut, sans risque, la représenter sur le Théâtre. Quand les Auteurs se seront imposés la loi de punir la passion d’amour dans leurs Ouvrages, comme ils punissent toutes les autres passions, alors elle sera digne du Théâtre ; parce que la représentation en deviendra utile à la République : mais toutes les fois que la passion d’amour sera non seulement accompagnée de mollesse, mais encore récompensée, comme on ne le voit que trop souvent dans les Pièces de Théâtre ; alors on ne pourra en aucune manière la justifier, et je serai toujours le premier à la condamner.