(1743) De la réformation du théâtre « De la réformation du théâtre — CINQUIEME PARTIE. — Tragédies à rejeter. » pp. 235-265
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(1743) De la réformation du théâtre « De la réformation du théâtre — CINQUIEME PARTIE. — Tragédies à rejeter. » pp. 235-265

Tragédies à rejeter.

LE CID.

Les critiques et les apologies qu’on a faites de la Tragédie du Cid, me dispensent d’en parler en détail : quelque défaut qu’on puisse y remarquer, le Cid sera toujours une Pièce remplie de beautés. Ce ne sont pourtant pas là les beautés dont je voudrais qu’on fit usage sur la Scène ; elles seraient admirables dans un Roman : quant au Théâtre de la Réforme, il n’adopterait jamais une passion d’amour telle que celle de Chimène et de Rodrigue ; et ne permettrait pas à un Amant de tuer le père de sa Maîtresse, ni à la Maîtresse d’épouser ensuite son Amant : outre que ce sont là des objets qui, selon moi, ne devraient jamais être présentés aux Spectateurs ; les chemins par où l’on passe, pour arriver à ces excès, avec tant de Scènes de tendresse, ne sont propres qu’à corrompre le cœur humain ; et, quant à moi, je ne l’admettrais point, quelque correction qu’on pût y faire.

BERENICE.

Racine, dans la Préface de cette Tragédie, nous dit : « Que ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une Tragédie ; qu’il suffit que l’action en soit grande, que les Acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse, majestueuse qui fait tout le plaisir de la Tragédie. »

Je ne crois pas que l’on puisse disconvenir de la vérité de ce principe ; mais, soit dit avec tout le respect dont je suis pénétré pour ce grand homme, ne pourrait-on pas demander si, dans sa Tragédie, on trouve tout ce qu’il juge lui-même être nécessaire dans une Pièce où il n’y a ni mort, ni sang répandu ? Il me semble que nous voyons tous les jours des exemples d’un Héroïsme semblable à celui de Titus dans des hommes d’une condition médiocre et même de la plus basse extraction, dont les uns quittent leur Maîtresse, pour un autre mariage plus avantageux à leur fortune, et les autres sacrifient à leur Maîtresse des partis beaucoup plus considérables. Il me paraît donc que, si c’est là ce qui fait la grandeur de la Tragédie de Bérénice, il y a bien à rabattre du principe que l’Auteur établit dans sa Préface.

M. Racine ajoute ensuite : « Tout s’y doit ressentir de cette tristesse majestueuse qui fait le plaisir de la Tragédie. » C’est encore cette majesté que je ne trouve pas dans la tristesse de Bérénice ; car, en écoutant les plaintes qui lui échappent, loin d’y reconnaître la douleur d’une Reine, je n’ai cru entendre qu’une jeune fille abandonnée de son Amant. Voilà ce que produit l’amour ; comme cette passion est égale dans tous les cœurs, il est bien rare que le Spectateur puisse s’en former une idée convenable à la majesté tragique. On pourrait aussi examiner si la passion d’amour, telle qu’on la représente dans cette Tragédie, c’est-à-dire dans un degré ordinaire, peut fonder une grande action : mais, sans entrer dans ce détail, je me contenterai de dire, qu’une action tragique de cette nature (malgré la supériorité avec laquelle Racine l’a traitée) ne peut inspirer que des maximes dangereuses, pour apprendre à métaphysiquer sur une passion, dont les suites peuvent aisément devenir funestes. J’avoue sincèrement que je ne conseillerai jamais de conserver Bérénice pour le Théâtre.

POMPÉE.

En faveur des grandes beautés que l’on trouve dans cette Tragédie, je voulais la mettre au rang de celles qui, avec des corrections, peuvent rester au Théâtre : mais pour la corriger, je n’ai trouvé que deux moyens également difficiles, ou il fallait ne faire jamais paraître Cléopâtre sur la Scène, ou retrancher tout ce qui concerne les amours de César avec Cléopâtre : mais, outre que c’était là une correction trop considérable, elle n’aurait peut-être pas suffi pour rendre cette Pièce soutenable sur le Théâtre de la Réformation. Les circonstances des amours de César et de Cléopâtre sont si généralement connues, que toutes les précautions, qu’on pourrait prendre pour les déguiser, deviendraient inutiles. Je pense donc que le meilleur usage que l’on en puisse faire, c’est de laisser aux curieux le plaisir d’en goûter les beautés à la lecture, plutôt que de s’obstiner à la faire représenter sur aucun Théâtre, quelque correction qu’on y fasse.

MITHRIDATE.

Il n’y a que la corruption du siècle qui ait pû faire tolérer, sur la Scène, la passion d’amour traitée de la manière dont elle l’est dans Mithridate. Deux frères amoureux de la fiancée de leur père ! Je ne m’arrête pas au mérite de l’Auteur, pour avoir bien traité un sujet si épineux ; je ne regarde que le sujet en lui-même ; car, il est bien moins question au Théâtre de la Réformation de savoir si les Auteurs ont de l’esprit, que d’être assuré que leurs Pièces sont extrêmement correctes pour les mœurs, et ne peuvent causer aucune mauvaise impression dans le cœur des Spectateurs. Si donc l’amour de Mithridate a fait paraître dans cette Pièce beaucoup d’esprit et d’imagination, je dis qu’il les a employés en pure perte, puisqu’au lieu de corriger et d’instruire, il ne nous présente que de mauvais exemples, et qu’il donne de mortelles atteintes aux bonnes mœurs et à la bienséance. Je ne crois donc point que la Tragédie de Mithridate puisse, en aucune façon, être conservée.

RODOGUNE.

Les hommes qui ont le plus d’esprit, envisagent souvent les mêmes choses sous des faces très différentes. Racine dans la Tragédie de Bérénice fait consister la grandeur d’âme de Titus à triompher de l’amour, et à sacrifier sa Maîtresse à l’Empire de Rome. Au contraire Corneille dans Rodogune a placé cette même grandeur d’âme dans le sentiment opposé, et l’on voit Antiochus et Séleucus renoncer également à l’Empire, pour conserver leur Maîtresse. Par là ces deux grands Hommes ont bien fait sentir la vérité de ce que j’ai dit dans l’examen de Bérénice : et je crois, qu’après avoir étudié soigneusement le cœur de l’homme, on conviendra qu’ils ont raison tous deux ; cependant, cette réflexion ne m’empêchera pas de penser, qu’il ne faudrait jamais choisir dans les faiblesses de l’amour des sujets dignes de la majesté tragique.

Les Tragédies Grecques me font faire une observation ; les Anciens ont établi l’ambition pour motif de l’action tragique, et quelquefois la passion d’amour aussi, dans le dessein de la rendre instructive, comme j’ai dit. Dans Œdipe, Iphigénie, la Thébaïde, etc. ce n’est que l’ambition, qui fait la passion des Héros ; Phèdre et Andromaque, ce n’est que l’excès de la passion d’amour, qui fait le motif de l’action tragique : ainsi je suis porté à conclure qu’il n’y a que l’ambition et l’amour qui puissent fournir des sujets convenables à la Tragédie. Les Modernes ont suivi les Anciens : comme eux, ils ont fait l’ambition et l’amour la base de la Tragédie ; avec cette différence néanmoins, qu’ils n’ont pû altérer ni dégrader l’ambition, parce que cette passion est toujours constamment la même, au lieu qu’ils ont avili l’amour : ne le traitant jamais en grand, mais dans la fadeur et dans le faible dont cette passion est susceptible.

Je pousserai donc mes réflexions plus loin et je dirai, que la haine, la vengeance, la dissimulation, l’avidité de l’or, et toutes les passions humaines ne me paraissent pas dignes du Cothurne, et qu’il faut les abandonner à la Comédie ; les hommes n’ont attaché la grandeur d’âme qu’à l’ambition, et les autres passions ils les ont caractérisées de faiblesses ; il n’y a donc que l’ambition qui convienne à la majesté tragique : et si nous voulons y associer l’amour, que ce soit (je le répète encore) dans le fort et le grand de la passion, comme Phèdre et Andromaque, et non pas dans le faible, comme Bérénice, Rodogune et tant d’autres Héroïnes des Tragédies modernes.

Dans la Tragédie de Rodogune je trouve, que la méchanceté de Cléopâtre (qui fait le motif de l’action) ne tire son origine que de sa basse jalousie contre Rodogune, et de la haine qu’elle a conçue pour elle craignant de la voir monter sur son Trône, parce qu’elle a inspiré de l’amour à ses deux fils. Rodogune de son côté ne me paraît pas avoir plus de grandeur d’âme que sa rivale, lorsqu’elle prend le parti, pour se venger, de faire assassiner Cléopâtre : ainsi tout ce que ces deux femmes entreprennent, ne me paraît point s’accorder avec la grandeur des personnages tragiques.

Je ferai mention, en passant, de l’art du Poète pour préparer l’attentat que prémédite Rodogune, quand elle veut faire assassiner Cléopâtre : l’Auteur, qui a senti la bassesse d’une telle action, s’est imaginé de la relever et de la rendre digne du tragique par l’horreur extraordinaire que Rodogune inspire en la proposant. Cette Princesse exige de ces deux Amants, tous deux enfans de Cléopâtre, de tuer leur mère, et elle engage sa main et sa foi à celui des deux qui lui obéïra. Une pareille idée est bien terrible, et je m’en rapporte aux Spectateurs, de quelque nation qu’ils soient.

Je déteste surtout le tableau qui pendant toute la Tragédie est sans cesse devant mes yeux, de deux frères qui aiment Rodogune et qui nous présentent presque à la fois des traits d’un Héroïsme manqué, et d’une véritable faiblesse. Je me dispenserai de faire un examen plus détaillé de cette Tragédie ; mais elle ne me paraît point du tout convenable pour être admise au Théâtre de la Réformation.

LE COMTE D’ESSEX.

De tous les sujets qu’on a choisi pour en faire des Tragédies, soit dans l’Histoire, soit dans les Romans, je ne crois pas que l’on puisse en trouver un, où la passion d’amour soit plus vivement marquée qu’elle l’est dans l’Histoire véritable, qui fait le fond de la Tragédie du Comte d’Essex. Si l’on examine l’amour d’Elisabeth, et la peinture qu’en fait Elisabeth elle-même dans la première Scène, on sera forcé de reconnaître cette vérité. La Reine dit à sa confidente :

L’amour par le respect dans un cœur enchaîné,
Devient plus violent, plus il se voit gêné ;
Mais le Comte en m’aimant n’aurait eû rien à craindre ;
Je lui donnais sujet de ne se point contraindre….

Tilney la confidente de la Reine, lui répond :

TILNEY.

Mais je veux qu’à vous seule il cherche enfin à plaire ;
De cette passion que faut-il qu’il espère ?

ELISABETH.

Ce qu’il faut qu’il espére ? et qu’en puis-je espérer,
Que la douceur de voir, d’aimer, de soupirer ?
… … … … … …
… … … … … …
Je sais que c’est beaucoup de vouloir que son âme
Brûle à jamais d’une inutile flamme,
Qu’aimer sans espérance est un cruel ennui ;
Mais la part que j’y prends doit l’adoucir pour lui ;
Et lorsque par mon rang je suis tyrannisée,
Qu’il le sait, qu’il le voit, la souffrance est aisée ;
Qu’il me plaigne, se plaigne et content de m’aimer….

On voit aisément par ces Vers, que d’un côté la passion Elisabeth est très vive et peu circonspecte, pour ne pas dire quelque chose de plus : de l’autre, qu’elle est tout à fait romanesque. Les avances qu’Elisabeth avait faites au Comte, à ce qu’elle dit elle-même, suffisaient pour bannir de l’âme du Comte toute peur et toute contrainte, en l’engageant à ne point se gêner : cependant, l’effet de cette passion devait se borner à se voir et à soupirer, et le Comte d’Essex, content d’adorer Elisabeth, d’en être charmé, de la plaindre et de se plaindre lui-même, ne pouvait, sans l’offenser, se permettre rien de plus. Quel mélange de corruption et de vertu !

La passion d’amour, soit qu’on la montre du côté du vice ou du côté de la vertu, ne corrigera jamais, si elle s’écarte de la nature. Lorsqu’Elisabeth dit, qu’elle a donné lieu au Comte de ne rien craindre et sujet de ne point se gêner, le Poète a suivi parfaitement la nature, et selon ce principe, il établit une maxime très capable de séduire et de corrompre le cœur des Spectateurs ; mais l’austère vertu dont la Reine fait parade ensuite lorsqu’elle dit, que pour toute récompense de son amour le Comte doit être content de la voir, de soupirer, de la plaindre de se plaindre, cette austère vertu, dis-je, n’est capable que d’égayer l’Auditeur en le faisant rire d’une maxime que le penchant de la nature ne nous inspire pas : ainsi cette belle vertu est étalée sur la Scène en pure perte.

Quant à la passion de la Duchesse d’Irton, qui aime le Comte, qui en est aimée, et cependant qui se marie à un autre, le motif en est trop politique pour qu’on puisse en tirer quelque instruction ; tout au plus elle peut être utile à quelque confidente de haute volée, qui se trouverait dans le cas de la Duchesse.

A l’égard de la passion du Comte pour la Duchesse, il me paraît que malgré la constance avec laquelle le Comte y est fidèle, elle ne fait pas d’impression. Un Héros, tel que lui, devrait-il uniquement se lamenter comme un homme du commun ? Au surplus, on ne peut pas démêler quel obstacle l’amour de la Reine apporte à la nouvelle passion du Comte : et tout cela jette une telle indifférence sur la situation du Comte d’Essex, qu’on est indécis, si on doit plutôt le plaindre que le blâmer.

L’amour, traité avec cette espèce d’inaction, ne fera jamais une grande impression sur les Spectateurs, soit pour l’instruction, soit pour le mauvais exemple ; ainsi ce que l’on peut faire de mieux, selon moi, est de ne jamais exposer aux yeux du Public une Pièce dont le fond et le dialogue ne présentent qu’une passion illicite, soit de la part de la Reine, soit de la part de la Duchesse ; quoiqu’elle ne porte pas de grands coups ni en bien ni en mal.

PHEDRE.

Le désir de ne point perdre un si excellent ouvrage m’avait fait ranger cette Tragédie sous la classe de celles qu’on peut corriger. J’avais cherché à me convaincre moi-même, qu’on peut rendre instructive une passion aussi criminelle que celle de Phèdre ; la critique juste et solide d’un de mes amis m’a éclairé et m’a fait revenir à mon premier sentiment, qui était de croire cette Pièce insoutenable sur le nouveau Théâtre ; surtout quand je donne l’exclusion à des Tragédies qui, en comparaison de celle de Phedre, mériteraient presque d’être placées parmi celles que je conserve.

C’est donc après un nouvel examen que j’abandonne cet ouvrage, quelque admirable qu’il me paraisse d’ailleurs, et que j’en fais le sacrifice à la juste délicatesse des bonnes mœurs, qui courraient, à mon avis, trop de risque si on en permettait la représentation.

ALEXANDRE LE GRAND.

Alaxandre est la seconde Tragédie de M. Racine. On convient généralement que dans le grand nombre des hauts faits d’Alexandre, la conquête des Indes, et la victoire remportée contre Porus est le plus glorieux de ses exploits : c’est ce point historique que Racine a traité dans sa Tragédie. On ne s’imaginerait jamais que ce grand exploit d’Alexandre, fût annexé à l’action de la Pièce comme un épisode. En effet, l’amour de Porus et de Taxile pour Axiane, et l’amour d’Alexandre pour Cléofile font le nœud de l’action, et la victoire d’Alexandre contre Porus n’en occupe que la plus petite partie.

Racine justifie l’amour d’Alexandre pour Cléofile par l’autorité de Justin ; mais s’il peut en parler comme Historien, je crains bien qu’il ne puisse pas le défendre comme Poète tragique. La passion d’amour, qui du temps de Racine s’était si généralement emparée du Théâtre, peut seule l’excuser d’en avoir fait usage avec tant de profusion.

En effet, je crois que si on représentait Alexandre sans amour, les Spectateurs s’en accommoderaient mieux, quoi que l’Histoire fût en droit de s’en plaindre. Voir Alexandre attendri, soupirant, doucereux auprès d’une femme, il semble que cela ne s’accorde point avec la haute opinion que nous avons de ce Héros ; Alexandre n’est connu généralement que du côté de la grandeur d’âme, de la magnanimité et du courage, et le faible de la passion d’amour paraîtra toujours en défigurer le caractère.

Bref, la morale et l’instruction que les Spectateurs peuvent tirer de cette Tragédie, se réduisent à cette maxime ; que dans les plus vertueux et les plus grands Héros, non seulement la passion d’amour est excusable, mais que d’une certaine façon elle est même nécessaire ; maxime insoutenable et très pernicieuse : ainsi je ne crois pas que l’Alexandre de M. Racine, puisse jamais convenir au nouveau Théâtre.

VENCESLAS.

La Tragédie de Venceslas de Rotrou nous présente la passion d’amour dans un point de vue qui de notre temps ne serait jamais souffert sur le Théâtre. La passion de Ladislas naît du vice et non de la vertu : telle était la licence de la Scène du temps de Rotrou ; mais les Poètes tragiques depuis lui ont toujours fait ou tâché de faire croire aux Spectateurs que l’amour dans leurs Tragédies était enfanté par la vertu.

Ladislas aime la Duchesse Cassandre, et aspire à la possèder comme maîtresse et non pas comme épouse ; sa passion effrénée le transporte jusqu’à le rendre furieux. La fermeté et la vertu de la Duchesse (qui a horreur d’un tel Amant) produisent dans Ladislas le changement qui le réduit à la demander pour épouse. Cassandre qui craint de se lier avec un homme dont les passions sont si vives, l’ayant détesté comme Amant, le refuse comme mari.

Si l’amour condamnable de Ladislas reçoit le salaire qui lui est dû, la vertu de Cassandre n’est point exempte de reproches, et ne peut servir de modèle, parce que le Poète n’a pas donné à cette vertu la pureté et l’éclat nécessaire pour la rendre digne d’être admirée et d’être imitée. En effet, dans le temps que la Duchesse résiste à Ladislas, elle aime l’Infant Alexandre son frère au point de consentir à l’épouser en secret et à l’insu du Roi. On ne saurait excuser la Duchesse d’avoir donné son consentement à ce mariage clandestin ; ainsi je ne vois pas de quelle façon on pourrait s’y prendre pour corriger les deux inconvénients qui se trouvent dans cette Tragédie, et qui sont d’un si mauvais exemple.

Je n’aurais pas même parlé de cette Tragédie, si Venceslas ne subsistait encore sur le Théâtre, pendant que les autres ouvrages de Rotrou sont abandonnés, et si de temps on n’en donnait la représentation : c’est apparemment par reconnaissance pour un ouvrage qui est du nombre de ceux dont la bonne Tragédie Française a reçu le ton, mais qu’elle a bien perfectionné depuis, surtout du côté des mœurs.

BAJAZET.

Si l’on jugeait de cette Tragédie seulement par le lieu de la Scène et par l’action qui y est représentée, il n’y a personne qui ne lui refusât son suffrage pour le Théâtre de la Réformation.

En effet, le lieu de la Scène est le Serrail du Grand Seigneur, et l’action ne roule que sur l’amour de deux femmes pour un homme ; Bajazet aime et est aimé d’Atalide, et Roxane est aussi amoureuse de Bajazet. Comment sur ce simple exposé, pourrait-on hésiter à la rejeter ?

M. Racine a cependant pris toutes les précautions et a employé tous les expédiens possibles pour détruire la commune opinion, qu’il ne se passe, en fait d’amour au Serrail, que des intrigues d’une nature à ne pouvoir jamais être admises sur le Théâtre de la réforme. Son Atalide est une jeune Princesse du sang Ottoman élevée dès son enfance avec Bajazet, et qui ne l’aime pas moins qu’elle en est aimée, s’étant flattés également tous deux qu’ils seraient mariés ensemble quelque jour. De l’autre côte Roxane, qui aime Bajazet, quoi qu’elle soit Sultane favorite du Grand Seigneur, ne travaille à faire monter son Amant sur le Trône, qu’à condition qu’il l’épousera.

On ne pouvait rien imaginer de plus adroit pour donner un air de bienséance à un amour, qui n’est pas moins vif que tendre. Aussi, malgré tout l’art d’un si grand maître, cette Pièce me paraît toujours non seulement hors d’état d’être représentée telle qu’elle est sur le Théâtre de la réforme ; mais de plus, je ne crois pas possible de la corriger, quand même je connaîtrais quelqu’un d’assez hardi pour réformer M. Racine. On trouve à chaque instant dans Bajazet les expressions les plus vives et les plus touchantes : elles font, pour ainsi dire, l’âme de la Pièce, qui par conséquent, ne peut jamais faire dans l’âme des Spectateurs d’autres impressions, que celles de la molesse et de la corruption ; je ne la crois donc point susceptible de correction, ni digne en aucune manière du Théâtre de la Réforme.

ASTRATE ROI DE TYR,
de M. Quinault.

J’ai déja déclaré plus d’une fois que que je ne prétendais point examiner les Tragédies dans tous les points qui pourraient mériter d’être critiqués, mais seulement par rapport à la passion d’amour, et à tout ce qui intéresse les mœurs. J’ai exactement tenu parole, et si mes Lecteurs en doutaient, il me serait aisé de les détromper, et de leur faire voir qu’il y a nombre de Pièces qui pêchent par des défauts d’imagination et de conduite, que je me suis bien gardé de relever : suivant ce principe, je dirai librement ce que je pense sur l’Astrate de M. Quinault.

Ce n’est pas une bonne Tragédie, et c’est l’amour mal imaginé, selon moi, qui lui fait tort. Agenor, la Reine et Astrate, qui sont les principaux Acteurs de la Pièce, sont tous les trois amoureux ; leur conduite est si folle, qu’ils ne méritent pas moins que les Petites-Maisons. Leurs caractères sont faux dans l’héroïsme, dans le politique et dans l’amour même ; C’est l’amour qui produit tout cela, et c’est de ce point que partent toutes les extravagances qu’ils font.

Ce qui ne me détermine pas moins à mettre la Tragédie d’Astrate dans la classe de celles qui sont à rejeter : c’est la morale qui règne dans cette Pièce ; elle est remplie de maximes très pernicieuses, et même quelquefois impies. Je suis persuadé que la Tragédie d’Astrate non seulement serait rejetée du Théâtre de la Réformation, mais que tout le monde, après un mûr examen, la bannira même des Théâtres d’aujourd’hui, fussent-ils encore moins épurés qu’ils ne sont.