(1743) De la réformation du théâtre « De la réformation du théâtre — SIXIEME PARTIE. —  De la Comédie.  » pp. 267-275
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(1743) De la réformation du théâtre « De la réformation du théâtre — SIXIEME PARTIE. —  De la Comédie.  » pp. 267-275

De la Comédie.

Parmi le grand nombre de passions et de vices qui assiègent, pour ainsi dire, l’humanité, il y en a plusieurs qui la déshonorent, ou pour le moins qui la couvrent de honte ; il paraît donc qu’il faut éviter de mettre sur la Scène des Tableaux qui peuvent scandaliser les Spectateurs et leur nuire.

Il est vrai qu’il faut une grande précaution et beaucoup de discernement pour faire le choix des passions et des vices dont on peut faire usage sur le Théâtre ; mais je ne conviens pas qu’on doive en bannir sans distinction toutes ces passions et tous ces vices qui peuvent être dangereux sur la Scène. Je sais que les Poètes Comiques n’ont besoin que du ridicule des hommes pour faire rire les Spectateurs ; mais si de plus ils ont la louable intention de corriger et d’instruire, alors ils auront tort de se borner à mettre le ridicule des hommes sur la Scène, ils ne feront qu’effleurer l’écorce, et n’iront pas jusqu’à la racine du mal. Il ne suffit pas en effet de traiter des sujets tels qu’un Joueur, un Jaloux, un Glorieux, et autres de cette espèce, il faut attaquer aussi les Menteurs, les Avares, les Imposteurs, etc.

Je conviens qu’il y a des passions et des vices qu’il serait pernicieux d’exposer aux yeux de la jeunesse, et dont il serait à souhaiter qu’elle ignorât même le nom. Comme il ne m’est pas permis de parler plus ouvertement sur cette matière, je me contenterai de rapporter deux exemples, qui suppléeront, en quelque sorte, à ce que je pourrais dire.

Aristophane fit passer Socrate pour Athée dans une de ses Comédies, et il n’en fallut pas davantage pour occasionner ensuite la mort de ce Philosophe. Molière peignit si vivement l’hypocrisie, qu’outre le scandale que cette peinture causa parmi les plus sages, si par malheur il y avait eu quelque hypocrite de bien avéré dans la Ville, le peuple l’aurait déchiré.

Ce ne sont pas là des vices que la faiblesse humaine enfante, ce sont des crimes, et il n’est pas permis à un particulier d’en parler ni en secret, ni en public ; C’est aux Tribunaux préposés pour maintenir les Loix, et pour décerner les punitions que méritent les Prévaricateurs, qu’il appartient d’en prendre connaissance.

A l’égard de la passion d’amour, pour la rendre instructive sur le Théâtre, on trouvera plus de difficulté dans la Comédie que dans la Tragédie. Une action comique soit qu’elle nous donne le vrai, ou qu’elle nous présente le vraisemblable, ne peut jamais avoir d’autre objet que de peindre les hommes tels que nous les voyons. Or, parce que les hommes sont corrompus, il arrive ordinairement que dans la Comédie on nous représente l’amour ou indécent, ou déraisonnable.

Autant cette passion est étrangère à la Tragédie, autant on peut dire qu’elle est naturelle à la Comédie. En effet tous les hommes, dans quelqu’état qu’ils soient, à tout âge, de tout rangs et de tous caractères sont sujets à la passion d’amour : cette vérité reconnue fait que les Poètes se croient autorisés dans l’usage où ils sont de l’établir comme le fondement, et comme la seule passion qui doit régner sur la Scène ; les Spectateurs en conviennent, et voilà pourquoi elle y domine impérieusement, tant dans les intrigues que dans les caractères. Je me flatte d’avoir démontré combien cette passion est dangereuse, et combien il importe à la République de la déposséder de son empire.

Si tout le monde est esclave de l’amour, il ne faut pas que le Théâtre contribue à rendre cet esclavage encore plus rude et plus général ; il faut au contraire qu’il fournisse aux hommes des secours pour leur en faire connaître tout le poid, toute la faiblesse et même l’indignité. Dans cette vue on doit traiter la passion d’amour de la même manière qu’on traite les autres passions sur la Scène.

Tous les Acteurs reprochent à l’Avare son avarice ; ils en font de même au Joueur, au Jaloux, au Négligent et à tous les autres personnages ridicules et vicieux qu’on entreprend de corriger sur le Théâtre : et à la fin de la Pièce chaque vice et chaque ridicule se trouve puni et corrigé : pourquoi ne fait-on pas la même chose lorsqu’on y traite la passion d’amour ? Pourquoi la fait-on triompher toujours sur la Scène, comme si elle ne méritait pas la moindre correction ? Car les amours les plus irréguliers sont toujours heureux à la fin par le mariage. Quelle méthode !

C’est précisément comme si dans la Comédie de l’Avare, la cassette ne se retrouvait pas,13 et que lors du dénouement de la Pièce le Roi envoya à Harpagon pour le consoler du vol qu’on lui a fait, quatre fois autant d’argent qu’on lui en a pris : ou que dans la Comédie du Joueur un ami donnât à Valère deux mille pistoles, pour le mettre en état de jouer encore, et de regagner ce qu’il a perdu. Que dirait-on dans le Parterre de pareils dénouements ? on dirait sûrement que l’Auteur fait le contraire de ce qu’il doit faire : qu’il ne sait pas son métier, puisqu’il va contre les règles de la raison et du bon sens : qu’il blesse les bonnes mœurs, loin de les faire respecter : qu’il mérite d’être regardé comme un séducteur qui approuve le vice, en confirmant le vicieux dans le mal par le succès, enfin qu’il faut le bannir comme un ennemi de la République.

Il me paraît qu’on ne peut se dispenser de dire la même chose au sujet de la passion d’amour, lorsqu’elle est traitée d’une manière qui blesse les bonnes mœurs et les devoirs de la société. Si malheureusement il est commun de trouver des hommes corrompus sur cet article (comme nous avons dit) il y a de l’inhumanité à les affermir dans la corruption, et les Poètes qui agissent ainsi manquent au devoir des bons Citoyens.

Par ce motif, dans mes Règlements de Réformation, j’exclus la passion d’amour du Théâtre, excepté les cas où elle est instructive et où elle corrige ; parce que j’ai senti que les hommes sur cet article ont du moins besoin de correction, autant que sur celui de l’avarice, de la vanité, de la jalousie, et de toutes les autres passions.

Suivant ce principe on croira que je vais rejeter tout le Théâtre comique de nos jours ; je serais assez porté à prendre ce parti : cependant je veux examiner si parmi les Pièces qui subsistent il y en a quelques-unes qui méritent d’être conservées, et si, dans la corruption générale du Théâtre, on peut trouver quelque Comédie où la passion d’amour soit traitée d’une manière instructive comme je viens de le proposer.