(1743) De la réformation du théâtre « De la réformation du théâtre — SIXIEME PARTIE. — Comédies a corriger. » pp. 295-312
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(1743) De la réformation du théâtre « De la réformation du théâtre — SIXIEME PARTIE. — Comédies a corriger. » pp. 295-312

Comédies a corriger.

L’AVARE DE MOLIERE.

Je me flatte d’avoir démontré dans le premier Chapitre de cet ouvrage combien la Comédie de l’Avare telle qu’elle est, est contraire aux bonnes mœurs ; par tout ce que j’ai dit sur les amours de Cléante et Elise les deux enfants d’Harpagon, il semble que je devais en conséquence placer cette Pièce dans la classe des Comédies que je rejette. Cependant les beautés de cet ouvrage et le fruit que les Spectateurs peuvent retirer du caractère de l’Avare, m’ont obligé à souhaiter qu’elle pût être corrigée.

J’ai indiqué ailleurs14 les sources où Molière a puisé pour construire sa Pièce, et je n’ai pas craint d’avancer dans l’examen de la Comédie des Femmes Savantes, que ces sources étant infectées, il n’était pas étonnant que l’ouvrage de Molière s’en ressentit : l’entreprise de corriger la Comédie de l’Avare en est devenue bien plus difficile pour moi. J’avoue donc que je ne connais aucun expédient qui soit absolument bon et sûr pour y parvenir ; cependant pour éviter toute espèce de reproche, je dirai librement mon sentiment, ou, pour mieux dire, je proposerai ce qui m’en paraît de plus simple, de plus naturel et de plus aisé ; le voici.

La première Scène de l’Avare est celle qui renferme et porte avec elle tout le fardeau du scandale et du mauvais exemple. On est instruit dans cette Scène que Valère s’est déguisé en Domestique pour entrer dans la maison au service d’Harpagon père de sa Maîtresse, et cela du consentement de la fille. Cette Scène est prise de la Comédie Italienne de Lélio et Arlequin Valets dans la même maison, qui a fournit de même à Molière les épisodes de Cléante, d’Elise et de Maître Jacques, avec la Scène de la Cassette. Je pense que pour en ôter le mauvais exemple, et pour décharger Elise du blâme qu’elle mérite pendant toute la Pièce, cette première Scène devrait être tournée tout différemment de ce que Molière a fait.

Elise en paraissant sur le Théâtre devrait commencer par reprocher à son Amant l’indigne stratagême qu’il avait executé en se déguisant et entrant comme Domestique chez son père, non seulement sans avoir obtenu auparavant le consentement de sa Maîtresse, mais même malgré elle, puisqu’elle lui avait ordonné expressément de renoncer pour jamais à ce projet, lorsqu’il lui en avait fait confidence.

Valère de son côté peut s’excuser auprès d’Elise, en disant que son intention a été uniquement de gagner la bienveillance d’Harpagon, ce à quoi il est déjà presque parvenu, quoi qu’il ne soit que depuis deux jours auprès de lui, parce qu’il n’a perdu aucune occasion de flatter sa passion pour l’argent ; il peut ajouter que son dessein est de persuader à son père, avec le temps, de consentir à marier sa fille, chose à laquelle peut-être il ne penserait jamais pour s’épargner la dot qu’il faudrait lui donner en la mariant : qu’en attendant il aurait le temps d’avoir des nouvelles de ses parents, comme on lui en faisait espérer, et qu’en cas qu’il parvint à les trouver, il se flattait que le goût qu’Harpagon aurait pris pour lui le déterminerait aisément en sa faveur par préférence à ses Rivaux ; d’autant plus qu’il croirait être en droit de lui moins donner qu’à tout autre.

Elise n’est par contente de ces raisons, parce qu’elle conçoit clairement que rien au monde pourra mettre son honneur à couvert, lorsque la démarche de Valère sera rendue publique ; on l’accusera toujours avec fondement d’y avoir donné son consentement, et par conséquent on la croira coupable, etc… d’ailleurs Elise a raison d’être offensée de ce que Valère ne lui a point obéi, et n’est point sorti de la maison selon ses ordres dès le premier moment qu’elle a su qu’il y demeurait.

Valère se jette aux pieds d’Elise pour lui demander pardon de sa désobéissance, et lui promet avec serment qu’à l’avenir il exécutera à la lettre tout ce qu’elle lui ordonnera.

Elise lui réitére l’ordre qu’elle lui avait déjà donné de n’entrer jamais dans une chambre où elle se trouverait seule ; elle lui défend d’oser jamais lui parler à l’écart, même devant des Témoins ; enfin elle veut que si dans le terme de huit jours, il n’a pas des nouvelles de ses parents, il trouve un prétexte pour sortir de la maison : et supposé qu’il n’en sortit point, elle jure (malgré les favorables dispositions où elle est en sa faveur) de le découvrir elle-même à son père pour le faire chasser, ou de s’enfermer dans un Couvent, afin de ne le plus voir de sa vie, etc.. Valère promet de lui obéir en tout : le reste de la Scène fera les expositions nécessaires à la Pièce, et les autres Scènes suivront le plan de la première à l’égard de Valère et d’Elise.

L’amour de Cléante et de Marianne peut être conservé tel qu’il est dans Molière, en tâchant seulement de le rendre encore plus pure et plus innocent. Pour ce qui est de la querelle entre le père et le fils à propos de l’usure et du mariage du Vieillard avec Marianne, il faut en supprimer et changer plusieurs expressions qui sont trop fortes, et même très indécentes dans la bouche d’un fils, quelque sujet de plainte qu’il puisse avoir contre son père.

Avec les corrections que je propose, ou de semblables et surtout de meilleures que tout autre pourrait imaginer, je crois que la Comédie de l’Avare peut être conservée pour le Théâtre de la Réformation.

LA MERE COQUETTE,

Il y aurait de l’injustice à ne pas avouer que cette Comédie de Quinault est bien imaginée et bien conduite ; mais quant à l’article des bonnes mœurs, il ne paraît pas que l’Auteur en ait été occupé autant qu’il l’aurait dû, puisque le principal personnage de sa Pièce est insoutenable de ce côté-là, et suffirait seul pour exclure la Coquette de tout le Théâtre, où l’on aura pour but d’instruire en divertissant.

Laurette Servante d’Ismène (qui est le personnage en question) est aussi de très mauvais exemple ; elle fait cent fourberies pour brouiller la fille de sa Maîtresse avec Acante son amant, à qui elle avait été promise, parce que Crémante père d’Acante, est devenu amoureux de la prétendue de son fils et veut l’épouser. De l’autre côté, Ismène Maîtresse de Laurette sans avoir aucune assurance de la mort de son mari, se dit veuve et prétend épouser Acante l’amant de de sa fille. Laurette, par ordre de sa Maîtresse, fait de son mieux pour donner des preuves de la mort de son vieux Maître, et ne travaille pas moins vivement, à la sollicitation de Crémante, pour rompre toute intelligence entre les deux Amants.

Fourberies, mensonges, faux témoignages, et tout ce qui peut lui servir pour venir à ses fins est mis en œuvre par Laurette : et son rôle est d’autant plus indécent, qu’elle agit toujours, non seulement par le motif d’un bas intérêt, mais encore par une forte inclination pour le mal.

Si l’on corrigeait ce rôle de Laurette, si elle paraissait forcée à faire ce qu’elle fait, et qu’elle plaignit ceux à qui elle nuit en détestant la nécessité où elle est de prêter son secours à sa Maîtresse pour une si mauvaise fin, la Pièce serait instructive. On y verrait dans Crémante et dans Ismène la punition que reçoivent et méritent ceux qui, dans un âge mûr, n’ont pas honte de s’abandonner aux passions de la jeunesse. Et dans le personnage même de Laurette on apprendrait combien sont blâmables les Maîtres qui par autorité, et souvent par violence, exigent de leurs Domestiques des services qu’ils ne leurs rendent que malgré eux, et jamais sans concevoir une juste horreur pour ceux qui les forcent à les leur rendre.

Sans cette correction je n’hésiterais pas à mettre cette Pièce au rang de celles qui doivent être rejetées, parce que je sens vivement tout le mal que le mauvais exemple de Laurette peut causer.

LES PLAIDEURS,

La Comédie des Plaideurs de M. Racine, est la Pièce la plus singulière que j’ai trouvée dans tous les Théâtres de l’Europe : il y corrige deux passions, qui à la vérité paraissent rarement dans le monde, mais qui ne sont jamais médiocres dans ceux qui s’y laissent entraîner.

Les Juges ordinairement exercent leur Charge ou avec une attention scrupuleuse, ou avec une vicieuse nonchalance. On croirait qu’il ne peut pas y en avoir un seul qui souhaitât avec empressement d’avoir des Procès à juger, et l’on s’imaginerait plutôt qu’un tel emploi est regardé comme une gène très pénible et très ennuyeuse. Il est cependant vrai qu’il se trouve aussi des Juges qui ont la fureur de juger : tant il est constant que la malice des hommes peut se faire une passion des choses même les plus sérieuses, et en apparence les moins satisfaisantes.

D’un autre côté l’on entend bien des clameurs contre l’usage et la nécessité d’avoir des Procès : et généralement tout le monde voudrait les éviter en s’accommodant à l’amiable pour ne pas se ruiner et pour ne pas se charger des peines et des inquiétudes d’esprit qu’ils apportent : cependant il n’est que trop vrai qu’il y a des personnes qui ne sauraient vivre sans Procès, qui les cherchent, et qui sur des prétextes très frivoles, attaquent leurs parents, souvent même leurs amis, seulement pour avoir le plaisir de plaider.

M. Racine, avec tout l’art dont il était capable, a tourné ces deux passions en ridicule ; en forte que depuis Molière, j’ai peine à croire que le vrai style de la Comédie se soit conservé nulle part aussi bien que dans la Comédie des Plaideurs.

Malheureusement il y a un amour dans la Pièce, et cet amour est traité d’une façon qui le rend suspect de pouvoir faire de mauvaises impressions. Léandre aime Isabelle, fille de Chicaneau, et ne se flattant pas qu’en la demandant en mariage les deux pères puissent y consentir, puisque Dandin père de Léandre est si emporté par la passion de juger, et Chicaneau père d’Isabelle par la passion de plaider, il a recours à un déguisement pour faire signer à Chicaneau le Contrat de mariage, lui faisant à croire que c’est un papier de procédure. Quoiqu’on en puisse dire pour excuser une pareille conduite on ne parviendra jamais à la justifier du côté des mœurs, et il en résulte toujours qu’elle est d’un très mauvais exemple pour les jeunes gens.

Il faut donc corriger si l’on peut cet amour, et sans cela la Pièce des Plaideurs, quelque charmante qu’elle soit d’ailleurs, ne peut absolument être admise sur le Théâtre de la Réformation.

LA RÉCONCILIATION
Normande, de M. Du Fresny ,

Cette Comédie me paraît excellente ; le Poète entreprend de corriger un défaut qui, selon le titre de sa Pièce, paraît particulier à une Province, et par cette raison on pourrait s’imaginer que l’instruction ne serait pas générale pour des Spectateurs de tout pays ; cependant si l’on y prend bien garde on s’appercevra que ce défaut n’est que trop commun, et que malheureusement en tout pays on trouve des parents et des frères qui ne vivent pas en bonne intelligence et même qui se détestent mutuellement. Ainsi je ne doute pas que l’instruction contenue dans cette Comédie ne soit réellement d’une grande utilité pour tout le monde.

L’amour de Dorante et d’Angélique a besoin de quelque correction : les visites que Dorante fait au Couvent où Angélique est enfermée, et la vivacité impétueuse avec laquelle ils se témoignent leur passion, méritent aussi une juste critique : et au surplus, quelque changement qu’on y fasse, il ne nuira jamais à l’intention du Poète, pourvu qu’on ne touche point au fond de la Pièce, qui après ces légers changements me paraît très digne du Théâtre de la Réformation.

LE COCU IMAGINAIRE,

Cette petite Pièce est un des bons morceaux du Théâtre de Molière par l’art admirable avec lequel elle est tournée et dialoguée : il est vrai qu’elle a besoin d’être corrigée en bien des endroits, et particulièrement dans la deuxieme et la dix-septième Scène de la Pièce ; l’une contient le détail que la Servante fait sur le mariage, et on y trouve des pensées trop libres : dans l’autre ce sont des réfléxions que Scanarelle fait à propos du Cocuage. Outre ces deux endroits il y a nombre d’autres expressions dans le cours de la Pièce qui sont choquantes, et qu’on n’oserait pas écrire de notre temps, même sur notre Théâtre tel qu’il est. Je demande donc qu’on retranche, ou du moins qu’on corrige ces endroits, et pour lors cette Pièce serait très bonne pour le nouveau Théâtre : elle corrige un défaut commun à presque tous les hommes qui prennent aisément l’alarme sur de fausses apparences, et se livrent souvent à des résolutions imprudentes et dangereuses.