(1764) De l’Imitation théatrale ; essai tiré des dialogues de Platon : par M. J. J. Rousseau, de Genéve pp. -47
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(1764) De l’Imitation théatrale ; essai tiré des dialogues de Platon : par M. J. J. Rousseau, de Genéve pp. -47

Avertissement.

CE petit écrit n’est qu’une espèce d’extrait de divers endroits où Platon traite de l’Imitation théâtrale. Je n’y ai gueres d’autre part que de les avoir rassemblés & liés dans la forme d’un discours suivi, au lieu de celle du Dialogue qu’ils ont dans l’original. L’occasion de ce travail fut la Lettre à M. d’Alembert sur les Spectacles ; mais n’ayant pu commodément l’y faire entrer, je le mis à part pour être employé ailleurs, ou tout-à-fait supprimé. Depuis lors, cet écrit étant sorti de mes mains, se trouva compris, je ne sçais comment, dans un marché qui ne me regardoit pas. Le Manuscrit m’est revenu : mais le Libraire l’a réclamé comme acquis par lui de bonne foi, & je n’en veux pas dédire celui qui le lui a cédé. Voilà comment cette bagatelle passe aujourd’hui à l’Impression.

De l’imitation théâtrale.

P Lus je songe à l’établissement de notre République imaginaire, plus il me semble que nous lui avons prescrit des loix utiles & appropriées à la nature de l’homme. Je trouve, sur-tout, qu’il importoit de donner, comme nous avons fait, des bornes à la licence des Poëtes, & de leur interdire toutes les parties de leur art qui se rapportent à l’imitation. Nous reprendrons même, si vous voulez, ce sujet, à présent que les choses plus importantes sont examinées ; &, dans l’espoir que vous ne me dénoncerez pas à ces dangereux ennemis, je vous avouerai que je regarde tous les Auteurs dramatiques, comme les corrupteurs du peuple, ou de quiconque, se laissant amuser par leurs images, n’est pas capable de les considérer sous leur vrai point de vue, ni de donner à ces fables le correctif dont elles ont besoin. Quelque respect que j’aye pour Homère, leur modèle & leur premier maître, je ne crois pas lui devoir plus qu’à la vérité ; & pour commencer par m’assurer d’elle, je vais d’abord rechercher ce que c’est qu’imitation.

Pour imiter une chose, il faut en avoir l’idée. Cette idée est abstraite, absolue, unique & indépendante du nombre d’éxemplaires de cette chose qui peuvent exister dans la Nature. Cette idée est toujours antérieure à son exécution : car l’Architecte qui construit un Palais, a l’idée d’un Palais avant que de commencer le sien. Il n’en fabrique pas le modèle, il le suit, & ce modèle est d’avance dans son esprit.

Borné par son art à ce seul objet, cet Artiste ne sçait faire que son Palais ou d’autres Palais semblables : mais il y en a de bien plus universels, qui font tout ce que peut exécuter au monde quelque ouvrier que ce soit, tout ce que produit la Nature, tout ce que peuvent faire de visible au ciel, sur la terre, aux enfers, les Dieux mêmes. Vous comprenez bien que ces Artistes si merveilleux sont des Peintres, & même le plus ignorant des hommes en peut faire autant avec un miroir. Vous me direz que le Peintre ne fait pas ces choses, mais leurs images : autant en fait l’ouvrier qui les fabrique réellement, puisqu’il copie un modèle qui existoit avant elles.

Je vois là trois Palais bien distincts. Premierement le modèle ou l’idée originale qui existe dans l’entendement de l’Architecte, dans la Nature, ou tout au moins dans son Auteur avec toutes les idées possibles dont il est la source : en second lieu, le Palais de l’Architecte, qui est l’image de ce modèle ; & enfin le Palais du Peintre, qui est l’image de celui de l’Architecte. Ainsi, Dieu, l’Architecte & le Peintre sont les auteurs de ces trois Palais. Le premier Palais est l’idée originale, existante par elle-même ; le second en est l’image ; le troisième est l’image de l’image, ou ce que nous appellons proprement imitation. D’où il suit que l’imitation ne tient pas, comme on croit, le second rang, mais le troisième dans l’ordre des êtres, & que, nulle image n’étant exacte & parfaite, l’imitation est toujours d’un degré plus loin de la vérité qu’on ne pense.

L’Architecte peut faire plusieurs Palais sur le même modèle, le Peintre, plusieurs tableaux du même Palais : mais quant au type ou modèle original, il est unique ; car si l’on supposoit qu’il y en eût deux semblables, ils ne seroient plus originaux ; ils auroient un modèle original, commun à l’un & à l’autre ; & c’est celui-là seul qui seroit le vrai. Tout ce que je dis ici de la peinture est applicable à l’imitation théâtrale : mais avant d’en venir là, examinons plus en détail les imitations du Peintre.

Non-seulement il n’imite dans ses tableaux que les images des choses ; sçavoir, les productions sensibles de la Nature, & les ouvrages des Artistes ; il ne cherche pas même à rendre exactement la vérité de l’objet, mais l’apparence : il le peint tel qu’il paroît être, & non pas tel qu’il est. Il le peint sous un seul point de vue, & choisissant ce point de vue à sa volonté, il rend, selon qu’il lui convient, le même objet agréable ou difforme aux yeux des spectateurs. Ainsi jamais il ne dépend d’eux de juger de la chose imitée en elle-même ; mais ils sont forcés d’en juger sur une certaine apparence, & comme il plaît à l’imitateur : souvent même ils n’en jugent que par habitude, & il entre de l’arbitraire jusques dans l’imitation*.

L’Art de représenter les objets est fort différent de celui de les faire connoître. Le premier plaît sans instruire ; le second instruit sans plaire. L’Artiste qui leve un plan & prend des dimensions exactes, ne fait rien de fort agréable à la vue ; aussi son ouvrage n’est-il recherché que par les gens de l’art. Mais celui qui trace une perspective, flatte le peuple & les ignorans, parce qu’il ne leur fait rien connoître, & leur offre seulement l’apparence de ce qu’ils connoissoient déjà. Ajoûtez que la mesure, nous donnant successivement une dimension & puis l’autre, nous instruit lentement de la vérité des choses ; au lieu que l’apparence nous offre le tout à la fois, &, sous l’opinion d’une plus grande capacité d’esprit, flatte le sens en séduisant l’amour-propre.

Les représentations du Peintre, dépourvues de toute réalité, ne produisent même cette apparence, qu’à l’aide de quelques vaines ombres & de quelques légers simulacres qu’il fait prendre pour la chose même. S’il y avoit quelque mélange de vérité dans ses imitations, il faudroit qu’il connût les objets qu’il imite ; il seroit Naturaliste, Ouvrier, Physicien, avant d’être Peintre. Mais au contraire, l’étendue de son art n’est fondé que sur son ignorance ; & il ne peint tout, que parce qu’il n’a besoin de rien connoître. Quand il nous offre un Philosophe en méditation, un Astronome observant les astres, un Géometre traçant des figures, un Tourneur dans son attelier, sçait-il pour cela tourner, calculer, méditer, observer les astres ? Point du tout ; il ne sçait que peindre. Hors d’état de rendre raison d’aucune des choses qui sont dans son tableau, il nous abuse doublement par ses imitations, soit en nous offrant une apparence vague & trompeuse, dont ni lui ni nous ne sçaurions distinguer l’erreur ; soit en employant des mesures fausses pour produire cette apparence, c’est-à-dire, en altérant toutes les véritables dimensions selon les loix de la perspective : de sorte que, si le sens du spectateur ne prend pas le change & se borne à voir le tableau tel qu’il est, il se trompera sur tous les rapports des choses qu’on lui présente, ou les trouvera tous faux. Cependant l’illusion sera elle que les simples & les enfans s’y méprendront, qu’ils croiront voir des objets que le Peintre lui-même ne connoît pas, & des ouvriers à l’art desquels il n’entend rien.

Apprenons par cet exemple à nous défier de ces gens universels, habiles dans tous les arts, versés dans toutes les sciences, qui sçavent tout, qui raisonnent de tout, & semblent réunir à eux seuls les talens de tous les mortels. Si quelqu’un nous dit connoître un de ces hommes merveilleux, assurons-le, sans hésiter, qu’il est la dupe des prestiges d’un charlatan, & que tout le sçavoir de ce grand Philosophe n’est fondé que sur l’ignorance de ses admirateurs, qui ne sçavent point distinguer l’erreur d’avec la vérité, ni l’imitation d’avec la chose imitée.

Ceci nous mène à l’examen des Auteurs tragiques & d’Homere leur chef*. Car plusieurs assurent qu’il faut qu’un Poëte tragique sçache tout ; qu’il connoisse à fond les vertus & les vices, la politique & la morale, les loix divines & humaines, & qu’il doit avoir la science de toutes les choses qu’il traite, ou qu’il ne fera jamais rien de bon. Cherchons donc si ceux qui relevent la Poësie à ce point de sublimité ne s’en laissent point imposer aussi par l’art imitateur des Poëtes ; si leur admiration pour ces immortels ouvrages ne les empêche point de voir combien ils sont loin du vrai, de sentir que ce sont des couleurs sans consistance, de vains fantômes, des ombres ; & que, pour tracer de pareilles images, il n’y a rien de moins nécessaire que la connoissance de la vérité : ou bien, s’il y a dans tout cela quelque utilité réelle, & si les Poëtes sçavent en effet cette multitude de choses dont le Vulgaire trouve qu’ils parlent si bien.

Dites-moi, mes amis, si quelqu’un pouvoit avoir à son choix le portrait de sa maitresse ou l’original, lequel penseriez-vous qu’il choisît ? Si quelque Artiste pouvoit faire également la chose imitée ou son simulacre, donneroit-il la préférence au dernier, en objets de quelque prix, & se contenteroit-il d’une maison en peinture, quand il pourroit s’en faire une en effet ? Si donc l’Auteur tragique sçavoit réellement les choses qu’il prétend peindre, qu’il eût les qualités qu’il décrit, qu’il sçût faire lui-même tout ce qu’il fait faire à ses personnages, n’exerceroit-il pas leurs talens ? Ne pratiqueroit-il pas leurs vertus ? N’éleveroit-il pas des monumens à sa gloire plutôt qu’à la leur ? & n’aimeroit-il pas mieux faire lui-même des actions louables, que se borner à louer celles d’autrui ? Certainement le mérite en seroit tout autre ; & il n’y a pas de raison pourquoi, pouvant le plus, il se borneroit au moins. Mais que penser de celui qui nous veut enseigner ce qu’il n’a pas pu apprendre ? Et qui ne riroit de voir une troupe imbécille aller admirer tous les ressorts de la politique & du cœur humain mis en jeu par un étourdi de vingt ans, à qui le moins sensé de l’assemblée ne voudroit pas confier la moindre de ses affaires ?

Laissons ce qui regarde les talens & les arts. Quand Homere parle si bien du sçavoir de Machaon, ne lui demandons point compte du sien sur la même matiere. Ne nous informons point des malades qu’il a guéris, des élèves qu’il a faits en médecine, des chefs-d’œuvre de gravure & d’orfévrerie qu’il a finis, des ouvriers qu’il a formés, des monumens de son industrie. Souffrons qu’il nous enseigne tout cela, sans sçavoir s’il en est instruit. Mais quand il nous entretient de la guerre, du gouvernement, des loix, des sciences qui demandent la plus longue étude & qui importent le plus au bonheur des hommes, osons l’interrompre un moment & l’interroger ainsi : O divin Homere ! nous admirons vos leçons ; & nous n’attendons, pour les suivre, que de voir comment vous les pratiquez vous-même ; si vous êtes réellement ce que vous vous efforcez de paroître ; si vos imitations n’ont pas le troisiéme rang, mais le second après la vérité, voyons en vous le modèle que vous nous peignez dans vos ouvrages ; montrez-nous le Capitaine, le Législateur & le Sage, dont vous nous offrez si hardiment le portrait. La Grece & le Monde entier célebrent les bienfaits des grands hommes qui posséderent ces arts sublimes dont les préceptes vous coûtent si peu. Lycurgue donna des loix à Sparte, Charondas à la Sicile & à l’Italie, Minos aux Crétois, Solon à nous. S’agit-il des devoirs de la vie, du sage gouvernement de la maison, de la conduite d’un citoyen dans tous les états ? Thalès de Milet & le Scythe Anacharsis donnerent à la fois l’exemple & les préceptes. Faut-il apprendre à d’autres ces mêmes devoirs, & instituer des Philosophes & des Sages qui pratiquent ce qu’on leur a enseigné ? Ainsi fit Zoroastre aux Mages, Pythagore à ses disciples, Lycurgue à ses concitoyens. Mais vous, Homere, s’il est vrai que vous ayez excellé en tant de parties ; s’il est vrai que vous puissiez instruire les hommes & les rendre meilleurs ; s’il est vrai qu’à l’imitation vous ayez joint l’intelligence & le sçavoir aux discours ; voyons les travaux qui prouvent votre habileté, les États que vous avez institués, les vertus qui vous honorent, les disciples que vous avez faits, les batailles que vous avez gagnées, les richesses que vous avez acquises. Que ne vous êtes-vous concilié des foules d’amis, que ne vous êtes-vous fait aimer & honorer de tout le monde ? Comment se peut-il que vous n’ayez attiré près de vous que le seul Cléophile ? encore n’en fites-vous qu’un ingrat. Quoi ! un Protagore d’Abdère, un Prodicus de Chio, sans sortir d’une vie simple & privée, ont attroupé leurs contemporains autour d’eux, leur ont persuadé d’apprendre d’eux seuls l’art de gouverner son pays, sa famille & soi-même ; & ces hommes si merveilleux, un Hésiode, un Homere, qui sçavoient tout, qui pouvoient tout apprendre aux hommes de leur tems, en ont été négligés au point d’aller errans, mendiant par tout l’univers ; & chantant leurs vers de ville en ville, comme de vils Baladins ! Dans ces siecles grossiers, où le poids de l’ignorance commençoit à se faire sentir, où le besoin & l’avidité de sçavoir concouroient à rendre utile & respectable tout homme un peu plus instruit que les autres, si ceux-ci eussent été aussi sçavans qu’ils sembloient l’être, s’ils avoient eu toutes les qualités qu’ils faisoient briller avec tant de pompe, ils eussent passé pour des prodiges ; ils auroient été recherchés de tous ; chacun se seroit empressé pour les avoir, les posséder, les retenir chez soi ; & ceux qui n’auroient pu les fixer avec eux, les auroient plutôt suivis par toute la terre, que de perdre une occasion si rare de s’instruire & de devenir des Héros pareils à ceux qu’on leur faisoit admirer*.

Convenons donc que tous les Poëtes, à commencer par Homere, nous représentent dans leurs tableaux, non le modèle des vertus, des talens, des qualités de l’ame, ni les autres objets de l’entendement & des sens qu’ils n’ont pas en eux-mêmes, mais les images de tous ces objets tirées d’objets étrangers ; & qu’ils ne sont pas plus près en cela de la vérité, quand ils nous offrent les traits d’un Héros ou d’un Capitaine, qu’un Peintre qui, nous peignant un Géometre ou un Ouvrier, ne regarde point à l’art où il n’entend rien, mais seulement aux couleurs & à la figure. Ainsi font illusion les noms & les mots à ceux qui, sensibles au rithme & à l’harmonie, se laissent charmer à l’art enchanteur du Poëte, & se livrent à la séduction par l’attrait du plaisir ; en sorte qu’ils prennent les images d’objets qui ne sont connus, ni d’eux, ni des auteurs, pour les objets mêmes, & craignent d’être détrompés d’une erreur qui les flatte, soit en donnant le change à leur ignorance, soit par les sensations agréables dont cette erreur est accompagnée.

En effet, ôtez au plus brillant de ces tableaux le charme des vers & les ornemens étrangers qui l’embellissent ; dépouillez-le du coloris de la Poësie ou du style, & n’y laissez que le dessein, vous aurez peine à le reconnoître : ou, s’il est reconnoissable, il ne plaira plus ; semblable à ces enfans plutôt jolis que beaux, qui, parés de leur seule fleur de jeunesse, perdent avec elle toutes leurs graces, sans avoir rien perdu de leurs traits.

Non-seulement l’imitateur ou l’auteur du simulacre ne connoît que l’apparence de la chose imitée, mais la véritable intelligence de cette chose n’appartient pas même à celui qui l’a faite. Je vois dans ce tableau des chevaux attelés au char d’Hector ; ces chevaux ont des harnois, des mords, des rênes ; l’Orfevre, le Forgeron, le Sellier ont fait ces diverses choses, le Peintre les a représentées ; mais, ni l’Ouvrier qui les fait, ni le Peintre qui les dessine ne sçavent ce qu’elles doivent être : c’est à l’Ecuyer ou au Conducteur qui s’en sert à déterminer leur forme sur leur usage ; c’est à lui seul de juger si elles sont bien ou mal, & d’en corriger les défauts. Ainsi dans tout instrument possible, il y a trois objets de pratique à considérer, sçavoir l’usage, la fabrique & l’imitation. Ces deux derniers arts dépendent manifestement du premier, & il n’y a rien d’imitable dans la nature à quoi l’on ne puisse appliquer les mêmes distinctions.

Si l’utilité, la bonté, la beauté d’un instrument, d’un animal, d’une action se rapportent à l’usage qu’on en tire ; s’il n’appartient qu’à celui qui les met en œuvre d’en donner le modèle & de juger si ce modèle est fidelement exécuté : loin que l’imitateur soit en état de prononcer sur les qualités des choses qu’il imite, cette décision n’appartient pas même à celui qui les a faites. L’imitateur suit l’ouvrier dont il copie l’ouvrage, l’Ouvrier suit l’Artiste qui sçait s’en servir, & ce dernier seul apprécie également la chose & son imitation ; ce qui confirme que les tableaux du Poëte & du Peintre n’occupent que la troisième place après le premier modèle ou la vérité.

Mais le Poëte, qui n’a pour juge qu’un peuple ignorant auquel il cherche à plaire, comment ne défigurera-t-il pas, pour le flatter, les objets qu’il lui présente ? Il imitera ce qui paroît beau à la multitude, sans se soucier s’il l’est en effet. S’il peint la valeur, aura-t-il Achille pour juge ? S’il peint la ruse, Ulysse le reprendra-t-il ? Tout au contraire Achille & Ulysse seront ses personnages ; Thersite & Dolon ses spectateurs.

Vous m’objecterez que le Philosophe ne sçait pas non plus lui-même tous les arts dont il parle, & qu’il étend souvent ses idées aussi loin que le Poëte étend ses images. J’en conviens : mais le Philosophe ne se donne pas pour sçavoir la vérité, il la cherche ; il examine, il discute, il étend nos vues, il nous instruit même en se trompant ; il propose ses doutes pour des doutes, ses conjectures pour des conjectures, & n’affirme que ce qu’il sçait. Le Philosophe qui raisonne, soumet ses raisons à notre jugement ; le Poëte & l’imitateur se fait juge lui-même. En nous offrant ses images, il les affirme conformes à la vérité : il est donc obligé de la connoître, si son art a quelque réalité ; en peignant tout, il se donne pour tout sçavoir. Le Poëte est le Peintre qui fait l’image ; le Philosophe est l’Architecte qui leve le plan : l’un ne daigne pas même approcher de l’objet pour le peindre ; l’autre mesure avant de tracer.

Mais de peur de nous abuser par de fausses analogies, tâchons de voir plus distinctement à quelle partie, à quelle faculté de notre ame se rapportent les imitations du Poëte, & considérons d’abord d’où vient l’illusion de celles du Peintre. Les mêmes corps vus à diverses distances ne paroissent pas de même grandeur, ni leurs figures également sensibles, ni leurs couleurs de la même vivacité. Vus dans l’eau, ils changent d’apparence ; ce qui étoit droit, paroît brisé ; l’objet paroît flotter avec l’onde. A travers un verre sphérique ou creux tous les rapports des traits sont changé ; à l’aide du clair & des ombres, une surface plane se releve ou se creuse au gré du Peintre ; son pinceau grave des traits aussi profonds que le ciseau du Sculpteur, & dans les reliefs qu’il sçait tracer sur la toile, le toucher démenti par la vue, laisse à douter auquel des deux on doit se fier. Toutes ces erreurs sont évidemment dans les jugemens précipités de l’esprit. C’est cette foiblesse de l’entendement humain, toujours pressé de juger sans connoître, qui donne prise à tous ces prestiges de magie par lesquels l’Optique & la Mécanique abusent nos sens. Nous concluons, sur la seule apparence, de ce que nous connoissons à ce que nous ne connoissons pas, & nos inductions fausses sont la source de mille illusions.

Quelles ressources nous sont offertes contre ces erreurs ? Celles de l’examen & de l’analyse. La suspension de l’esprit, l’art de mesurer, de peser, de compter, sont les secours que l’homme a pour vérifier les rapports des sens, afin qu’il ne juge pas de ce qui est grand ou petit, rond ou quarré, rare ou compacte, éloigné ou proche, par ce qui paroît l’être, mais par ce que le nombre, la mesure & le poids lui donnent pour tel. La comparaison, le jugement des rapports trouvés par ces diverses opérations, appartiennent incontestablement à la faculté raisonnante, & ce jugement est souvent en contradiction avec celui que l’apparence des choses nous fait porter. Or nous avons vû ci-devant que ce ne sçauroit être par la même faculté de l’ame, qu’elle porte des jugemens contraires des mêmes choses considérées sous les mêmes relations. D’où il suit que ce n’est point la plus noble de nos facultés, sçavoir la raison ; mais une faculté différente & inférieure, qui juge sur l’apparence, & se livre au charme de l’imitation. C’est ce que je voulois exprimer ci-devant, en disant que la Peinture, & généralement l’art d’imiter, exerce ses opérations loin de la vérité des choses, en s’unissant à une partie de notre ame dépourvue de prudence & de raison, & incapable de rien connoître par elle-même de réel & de vrai*. Ainsi l’art d’imiter, vil par sa nature & par la faculté de l’ame sur laquelle il agit, ne peut que l’être encore par ses productions, du moins quant au sens matériel qui nous fait juger des tableaux du Peintre. Considérons maintenant le même art appliqué par les imitations du Poëte immédiatement au sens interne, c’est-à-dire, à l’entendement.

La scène représente les hommes agissant volontairement ou par force, estimant leurs actions bonnes ou mauvaises, selon le bien ou le mal qu’ils pensent leur en revenir, & diversement affectés, à cause d’elles, de douleur ou de volupté. Or, par les raisons que nous avons déjà discutées, il est impossible que l’homme, ainsi présenté, soit jamais d’accord avec lui-même ; & comme l’apparence & la réalité des objets sensibles lui en donnent des opinions contraires, de même il apprécie différemment les objets de ses actions, selon qu’ils sont éloignés ou proches, conformes ou opposés à ses passions ; & ses jugemens, mobiles comme elles, mettent sans cesse en contradiction ses desirs, sa raison, sa volonté & toutes les puissances de son ame.

La scène représente donc tous les hommes, & même ceux qu’on nous donne pour modèles, comme affectés autrement qu’ils ne doivent l’être pour se maintenir dans l’état de modération qui leur convient. Qu’un homme sage & courageux perde son fils, son ami, sa maitresse, enfin l’objet le plus cher à son cœur ; on ne le verra point s’abandonner à une douleur excessive & déraisonnable ; & si la foiblesse humaine ne lui permet pas de surmonter tout-à-fait son affliction, il la tempérera par la constance ; une juste honte lui fera renfermer en lui-même une partie de ses peines ; &, contraint de paroître aux yeux des hommes, il rougiroit de dire & faire en leur présence plusieurs choses qu’il dit & fait étant seul. Ne pouvant être en lui tel qu’il veut, il tâche au moins de s’offrir aux autres tel qu’il doit être. Ce qui le trouble & l’agite, c’est la douleur & la passion ; ce qui l’arrête & le contient, c’est la raison & la loi ; & dans ces mouvemens opposés, sa volonté se déclare toujours pour la derniere.

En effet, la raison veut qu’on supporte patiemment l’adversité, qu’on n’en aggrave pas le poids par des plaintes inutiles, qu’on n’estime pas les choses humaines au-delà de leur prix, qu’on n’épuise pas, à pleurer ses maux, les forces qu’on a pour les adoucir, & qu’enfin l’on songe quelquefois qu’il est impossible à l’homme de prévoir l’avenir, & de se connoître assez lui-même pour sçavoir si ce qui lui arrive est un bien ou un mal pour lui.

Ainsi se comportera l’homme judicieux & tempérant, en proie à la mauvaise fortune. Il tâchera de mettre à profit ses revers mêmes, comme un joueur prudent cherche à tirer parti d’un mauvais point que le hazard lui amene ; &, sans se lamenter comme un enfant qui tombe & pleure auprès de la pierre qui l’a frappé, il sçaura porter, s’il le faut, un fer salutaire à sa blessure, & la faire saigner pour la guérir. Nous dirons donc que la constance & la fermeté dans les disgraces sont l’ouvrage de la raison, & que le deuil, les larmes, le désespoir, les gémissemens appartiennent à une partie de l’ame opposée à l’autre, plus débile, plus lâche, & beaucoup inférieure en dignité.

Or c’est de cette partie sensible & foible que se tirent les imitations touchantes & variées qu’on voit sur la scène. L’homme ferme, prudent, toujours semblable à lui-même, n’est pas si facile à imiter ; &, quand il le seroit, l’imitation, moins variée, n’en seroit pas si agréable au Vulgaire ; il s’intéresseroit difficilement à une image qui n’est pas la sienne, & dans laquelle il ne reconnoîtroit ni ses mœurs, ni ses passions : jamais le cœur humain ne s’identifie avec des objets qu’il sent lui être absolument étrangers. Aussi l’habile Poëte, le Poëte qui sçait l’art de réussir, cherchant à plaire au Peuple & aux hommes vulgaires, se garde bien de leur offrir la sublime image d’un cœur maître de lui, qui n’écoute que la voix de la sagesse ; mais il charme les spectateurs par des caracteres toujours en contradiction, qui veulent & ne veulent pas, qui font retenir le Théâtre de cris & de gémissemens, qui nous forcent à les plaindre, lors même qu’ils font leur devoir, & à penser que c’est une triste chose que la vertu, puisqu’elle rend ses amis si misérables. C’est par ce moyen, qu’avec des imitations plus faciles & plus diverses, le Poëte emeut & flatte davantage les spectateurs.

Cette habitude de soumettre à leurs passions les gens qu’on nous fait aimer, altère & change tellement nos jugemens sur les choses louables, que nous nous accoutumons à honorer la foiblesse d’ame sous le nom de sensibilité, & à traiter d’hommes durs & sans sentimens ceux en qui la sévérité du devoir l’emporte, en toute occasion, sur les affections naturelles. Au contraire, nous estimons comme gens d’un bon naturel ceux qui, vivement affectés de tout, sont l’éternel jouet des évenemens ; ceux qui pleurent comme des femmes la perte de ce qui leur fut cher ; ceux qu’une amitié désordonnée rend injustes pour servir leurs amis ; ceux qui ne connoissent d’autre regle que l’aveugle penchant de leur cœur ; ceux qui, toujours loués du sexe qui les subjugue & qu’ils imitent, n’ont d’autres vertus que leurs passions, ni d’autre mérite que leur foiblesse. Ainsi l’égalité, la force, la constance, l’amour de la justice, l’empire de la raison, deviennent insensiblement des qualités haïssables, des vices que l’on décrie ; les hommes se font honorer par tout ce qui les rend dignes de mépris ; & ce renversement des saines opinions est l’infaillible effet des leçons qu’on va prendre au Théâtre.

C’est donc avec raison que nous blâmions les imitations du Poëte & que nous les mettions au même rang que celles du Peintre, soit pour être également éloignées de la vérité, soit parce que l’un & l’autre flattant également la partie sensible de l’ame, & négligeant la rationnelle, renversent l’ordre de nos facultés, & nous font subordonner le meilleur au pire. Comme celui qui s’occuperoit dans la République à soumettre les bons aux méchans, & les vrais chefs aux rebelles, seroit ennemi de la Patrie, & traître à l’État ; ainsi le Poëte imitateur porte les dissensions & la mort dans la République de l’ame, en élevant & nourrissant les plus viles facultés aux dépens des plus nobles, en épuisant & usant ses forces sur les choses les moins dignes de l’occuper, en confondant par de vains simulacres le vrai beau avec l’attrait mensonger qui plaît à la multitude & la grandeur apparente avec la véritable grandeur.

Quelles ames fortes oseront se croire à l’épreuve du soin que prend le Poëte de les corrompre ou de les décourager ? Quand Homère ou quelque Auteur tragique nous montre un Héros surchargé d’affliction, criant, lamentant, se frappant la poitrine : un Achille, fils d’une Déesse, tantôt étendu par terre & répandant des deux mains du sable ardent sur sa tête ; tantôt errant comme un forcené sur le rivage, & mêlant au bruit des vagues ses hurlemens effrayans : un Priam, vénérable par sa dignité, par son grand âge, par tant d’illustres enfans, se roulant dans la fange, souillant ses cheveux blancs, faisant retentir l’air de ses imprécations, & apostrophant les Dieux & les hommes ; qui de nous, insensible à ces plaintes, ne s’y livre pas avec une sorte de plaisir ? Qui ne sent pas naître en soi-même le sentiment qu’on nous représente ? Qui ne loue pas sérieusement l’art de l’Auteur, & ne le regarde pas comme un grand Poëte, à cause de l’expression qu’il donne à ses tableaux, & des affections qu’il nous communique ? Et cependant lorsqu’une affliction domestique & réelle nous atteint nous-mêmes, nous nous glorifions de la supporter modérément, de ne nous en point laisser accabler jusqu’aux larmes ; nous regardons alors le courage que nous nous efforçons d’avoir comme une vertu d’homme, & nous nous croirions aussi lâches que des femmes, de pleurer & gémir comme ces Héros qui nous ont touchés sur la scène. Ne sont-ce pas de fort utiles Spectacles que ceux qui nous font admirer des exemples que nous rougirions d’imiter, & où l’on nous intéresse à des foiblesses dont nous avons tant de peine à nous garantir de nos propres calamités ? La plus noble faculté de l’ame, perdant ainsi l’usage & l’empire d’elle-même, s’accoutume à fléchir sous la loi des passions ; elle ne réprime plus nos pleurs & nos cris ; elle nous livre à notre attendrissement pour des objets qui nous sont étrangers ; & sous prétexte de commisération pour des malheurs chimériques, loin de s’indigner qu’un homme vertueux s’abandonne à des douleurs excessives, loin de nous empêcher de l’applaudir dans son avilissement, elle nous laisse applaudir nous-mêmes de la pitié qu’il nous inspire ; c’est un plaisir que nous croyons avoir gagné sans foiblesse, & que nous goûtons sans remords.

Mais en nous laissant ainsi subjuguer aux douleurs d’autrui, comment résisterons-nous aux nôtres ; & comment supporterons-nous plus courageusement nos propres maux que ceux dont nous n’appercevons qu’une vaine image ? Quoi ! serons-nous les seuls qui n’aurons point de prise sur notre sensibilité ? Qui est-ce qui ne s’appropriera pas dans l’occasion ces mouvemens auxquels il se prête si volontiers ? Qui est-ce qui sçaura refuser à ses propres malheurs les larmes qu’il prodigue à ceux d’un autre ? J’en dis autant de la Comédie, du rire indécent qu’elle nous arrache, de l’habitude qu’on y prend de tourner tout en ridicule, même les objets les plus sérieux & les plus graves, & de l’effet presque inévitable par lequel elle change en bouffons & plaisans de Théâtre, les plus respectables des Citoyens. J’en dis autant de l’amour, de la colère, & de toutes les autres passions, auxquelles devenant de jour en jour plus sensibles par amusement & par jeu, nous perdons toute force pour leur résister, quand elles nous assaillent tout de bon. Enfin, de quelque sens qu’on envisage le Théâtre & ses imitations, on voit toujours, qu’animant & fomentant en nous les dispositions qu’il faudroit contenir & réprimer, il fait dominer ce qui devroit obéir ; loin de nous rendre meilleurs & plus heureux, il nous rend pires & plus malheureux encore, & nous fait payer aux dépens de nous-mêmes le soin qu’on y prend de nous plaire & de nous flatter.

Quand donc, ami Glaucus, vous rencontrerez des enthousiastes d’Homère ; quand ils vous diront qu’Homère est l’instituteur de la Grèce & le maître de tous les arts ; que le gouvernement des États, la discipline civile, l’éducation des hommes & tout l’ordre de la vie humaine sont enseignés dans ses écrits ; honorez leur zèle ; aimez & supportez-les, comme des hommes doués de qualités exquises ; admirez avec eux les merveilles de ce beau génie ; accordez-leur avec plaisir qu’Homère est le Poëte par excellence, le modèle & le chef de tous les Auteurs tragiques. Mais songez toujours que les Hymnes en l’honneur des Dieux, & les louanges des grands hommes, sont la seule espèce de Poësie qu’il faut admettre dans la République ; & que, si l’on y souffre une fois cette Muse imitative qui nous charme & nous trompe par la douceur de ses accens, bientôt les actions des hommes n’auront plus pour objet, ni la loi, ni les choses bonnes & belles, mais la douleur & la volupté : les passions excitées domineront au lieu de la raison. Les Citoyens ne seront plus des hommes vertueux & justes, toujours soumis au devoir & à l’équité, mais des hommes sensibles & foibles qui feront le bien ou le mal indifféremment, selon qu’ils seront entraînés par leur penchant. Enfin, n’oubliez jamais qu’en bannissant de notre État les Drames & Pieces de Théâtre, nous ne suivons point un entêtement barbare, & ne méprisons point les beautés de l’art ; mais nous leur préferons les beautés immortelles qui résultent de l’harmonie de l’ame, & de l’accord de ses facultés.

Faisons plus encore. Pour nous garantir de toute partialité, & ne rien donner à cette antique discorde qui regne entre les Philosophes & les Poëtes, n’ôtons rien à la Poësie & à l’imitation de ce qu’elles peuvent alléguer pour leur défense, ni à nous des plaisirs innocens qu’elles peuvent nous procurer. Rendons cet honneur à la vérité d’en respecter jusqu’à l’image, & de laisser la liberté de se faire entendre à tout ce qui se renomme d’elle. En imposant silence aux Poëtes, accordons à leurs amis la liberté de les défendre & de nous montrer, s’ils peuvent, que l’art condamné par nous comme nuisible, n’est pas seulement agréable, mais utile à la République & aux Citoyens. Écoutons leurs raisons d’une oreille impartiale, & convenons de bon cœur que nous aurons beaucoup gagné pour nous-mêmes, s’ils prouvent qu’on peut se livrer sans risque à de si douces impressions. Autrement, mon cher Glaucus, comme un homme sage, épris des charmes d’une maitresse, voyant sa vertu prête à l’abandonner, rompt ; quoiqu’à regret, une si douce chaîne, & sacrifie l’amour au devoir & à la raison ; ainsi, livrés dès notre enfance aux attraits séducteurs de la Poësie, & trop sensibles peut-être à ses beautés, nous nous munirons pourtant de force & de raison contre ses prestiges : si nous osons donner quelque chose au goût qui nous attire, nous craindrons au moins de nous livrer à nos premieres amours : nous nous dirons toujours qu’il n’y a rien de sérieux ni d’utile dans tout cet appareil dramatique : en prêtant quelquefois nos oreilles à la Poësie, nous garantirons nos cœurs d’être abusés par elle, & nous ne souffrirons point qu’elle trouble l’ordre & la liberté, ni dans la République intérieure de l’ame, ni dans celle de la société humaine. Ce n’est pas une légere alternative que de se rendre meilleur ou pire, & l’on ne sçauroit peser avec trop de soin la délibération qui nous y conduit. O mes amis ! c’est, je l’avoue, une douce chose de se livrer aux charmes d’un talent enchanteur, d’acquérir par lui des biens, des honneurs, du pouvoir, de la gloire : mais la puissance, & la gloire, & la richesse, & les plaisirs, tout s’éclipse & disparoît comme une ombre, auprès de la justice & de la vertu.