[Lettre]
S
i la pureté d’intention peut inspirer quelque fierté à tout Ecrivain qu’elle anime ; je crois qu’il
m’est permis de prétendre à cette gloire, ainsi que vous. Je ne pense pas, il
est vrai, que peu d’Auteurs m’ayent donné l’exemple de ce
désintéressement, & que fort peu voudront l’imiter : (pardonnez-moi
si je me sers de vos propres expressions.) Je n’ai pas l’opinion flateuse, si
vous le voulez, que la sincérité & le désintéressement soient le partage
exclusif
d’un si petit nombre d’Ecrivains, en vous
comptant, comme vous l’avancez modestement, qu’on doive désespérer que votre
exemple tire à conséquence. Sentez-vous digne, je ne m’y oppose pas, de la
devise :
Vitam impendere vero
, que vous vous
êtes appropriée, mais ne refusez pas aux autres Ecrivains l’avantage d’être
admis au nombre de vos élûs. On avoit dit avant vous :
Nul
n’aura de l’esprit que nous & nos amis.
Il vous étoit
réservé sans doute, d’affirmer :
Qu’en ce monde pervers les
Auteurs sont sans foi, fourbes, intéressés, hors mes amis &
moi.
Vous n’en aimeriez pas moins la sincérité, en
permettant aux autres de lui rendre leurs hommages,
cela
ne diminueroit rien de votre portion de gloire & de vertu : c’est un
héritage, où la division peut avoir lieu, sans préjudicier aux intérêts de ceux
qui s’en sont mis en possession, & l’on vous passeroit sans murmurer votre
fastueuse devise. Vous décideriez avec moins d’autorité, si vous aviez réfléchi,
que pour bien juger de la pureté d’intention & du désintéressement d’un
Auteur, il faudroit pénétrer dans son ame, pour y reconnoître l’accord de ce
qu’il écrit avec ce qu’il pense réellement. Avez-vous scruté les intentions de
presque tous les Ecrivains que vous réprouvez ? Sur quel fondement leur
refusez-vous la pureté d’intention & le désintéressement ?
si vous n’en décidez que sur l’impression que vous font leurs
ouvrages, votre condamnation me paroît hazardée : car ils pourroient alléguer
pour leur défense : Lecteur, je puis me tromper moi-même, mais non
pas vous tromper volontairement ; craignez mes erreurs, & non ma
mauvaise foi. Un pareil aveu vous disposeroit sans doute à modérer la
rigueur de vos jugemens. C’est dans ces dispositions favorables, & dont je
vous invite à faire usage, que je vais prendre la liberté d’examiner, avec vous,
votre Lettre datée de Montmorenci, du 20 Mars 1758. & que j’ai reçûe de la
Haye à la fin d’Octobre de la même année.