(1754) Considerations sur l’art du théâtre. D*** à M. Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Geneve « [Lettre] » pp. 1-4
/ 1079
(1754) Considerations sur l’art du théâtre. D*** à M. Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Geneve « [Lettre] » pp. 1-4

[Lettre]

Monsieur,

S i la pureté d’intention peut inspirer quelque fierté à tout Ecrivain qu’elle anime ; je crois qu’il m’est permis de prétendre à cette gloire, ainsi que vous. Je ne pense pas, il est vrai, que peu d’Auteurs m’ayent donné l’exemple de ce désintéressement, & que fort peu voudront l’imiter : (pardonnez-moi si je me sers de vos propres expressions.) Je n’ai pas l’opinion flateuse, si vous le voulez, que la sincérité & le désintéressement soient le partage exclusif d’un si petit nombre d’Ecrivains, en vous comptant, comme vous l’avancez modestement, qu’on doive désespérer que votre exemple tire à conséquence. Sentez-vous digne, je ne m’y oppose pas, de la devise : Vitam impendere vero , que vous vous êtes appropriée, mais ne refusez pas aux autres Ecrivains l’avantage d’être admis au nombre de vos élûs. On avoit dit avant vous : Nul n’aura de l’esprit que nous & nos amis. Il vous étoit réservé sans doute, d’affirmer : Qu’en ce monde pervers les Auteurs sont sans foi, fourbes, intéressés, hors mes amis & moi. Vous n’en aimeriez pas moins la sincérité, en permettant aux autres de lui rendre leurs hommages, cela ne diminueroit rien de votre portion de gloire & de vertu : c’est un héritage, où la division peut avoir lieu, sans préjudicier aux intérêts de ceux qui s’en sont mis en possession, & l’on vous passeroit sans murmurer votre fastueuse devise. Vous décideriez avec moins d’autorité, si vous aviez réfléchi, que pour bien juger de la pureté d’intention & du désintéressement d’un Auteur, il faudroit pénétrer dans son ame, pour y reconnoître l’accord de ce qu’il écrit avec ce qu’il pense réellement. Avez-vous scruté les intentions de presque tous les Ecrivains que vous réprouvez ? Sur quel fondement leur refusez-vous la pureté d’intention & le désintéressement ? si vous n’en décidez que sur l’impression que vous font leurs ouvrages, votre condamnation me paroît hazardée : car ils pourroient alléguer pour leur défense : Lecteur, je puis me tromper moi-même, mais non pas vous tromper volontairement ; craignez mes erreurs, & non ma mauvaise foi. Un pareil aveu vous disposeroit sans doute à modérer la rigueur de vos jugemens. C’est dans ces dispositions favorables, & dont je vous invite à faire usage, que je vais prendre la liberté d’examiner, avec vous, votre Lettre datée de Montmorenci, du 20 Mars 1758. & que j’ai reçûe de la Haye à la fin d’Octobre de la même année.