(1695) Preface [Judith, tragedie] pp. -
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(1695) Preface [Judith, tragedie] pp. -

[frontispice]

JUDITH,
TRAGEDIE.
Par Mr Boyer de l’Académie
françoise


A PARIS
Chez Michel Brunet, à l'entrée de la Grande
Salle du Palais, au Mercure Galant
M. DC. XCV.
Avec Privilege du Roy.

Préface

C’EST une erreur qui a infecté beaucoup d’esprits, qu’il était presque impossible d’accommoder heureusement au Théâtre les Sujets qui sont tirés de l’Ecriture Sainte, et de l’Histoire Chrétienne. Indigné contre une opinion si fausse et si pernicieuse, je crus d’abord qu’elle n’était fondée que sur la prévention qui n’examine rien, et dont la force impérieuse entraîne ordinairement la multitude ; mais après avoir creusé jusques dans la source de cette erreur, je vis qu’elle venait de l’ignorance de l’art, de la faiblesse du genie, de la stérilité des inventions, et surtout du peu de goût et de sensibilité qu’on a pour les choses de la Religion.

J’avoue qu’il est mal aisé d’assembler tout ce qui est nécessaire à la composition de cette sorte d’ouvrages, d’autant plus qu’il y a peu de modèles dans ce genre d’écrire, et peu d’Auteurs qui soient d’humeur de les imiter. La plupart ne font que suivre et marcher après les autres ; privés du secours des bons exemples, ils n’osent hazarder un autre langage. C’est une route nouvelle presque inconnue à nos Anciens, et où ceux qui l’ont suivie aussi bien que les plus habiles de nos Modernes se sont quelquefois égarés. Ce qui peut encore les rebuter davantage, c’est qu’étant accoutumés à forger des événements qui n’ont ni suite ni vraisemblance, à donner des grands noms historiques aux fictions fabuleuses, et à confondre ainsi la verité et le mensonge, ils n’osent avec raison traiter des sujets, qu’on ne peut altérer sans un espèce de sacrilège. Ils ignorent le talent d’inventer, ou en font un mauvais usage. Ils ne savent pas qu’il consiste à parer la vérité, non à la defigurer ; à l’enrichir, non à la déshonorer ; et qu’enfin le secours des Episodes doit soutenir les Sujets, et non pas les étouffer. Mais ce qui leur paraît de plus rebutant et de plus épineux, c’est que pour donner à ces ouvrages les ornements qu’ils demandent, il faut se remplir des grandes vérités de la Religion, et tirer de l’Ecriture sainte ces riches expressions que nous fournit la divine Poésie du Psalmiste et des Prophètes, et qui sont fort au-dessus de tout ce que l’ingénieuse et savante Antiquité a de plus grand et de plus magnifique. Il faut savoir choisir et ménager les sentiments de piété qui sont amenés par la matière, et il ne faut en charger ces Poèmes, que lorsqu’ils sont destinés pour des Communautés Religieuses, et des Assemblées particulières. Le théâtre doit instruire et divertir le public, mais les instructions de piété n’y doivent être ni fréquentes ni affectées, il faut qu’elles soient regardées comme des sentiments qui sont attachés aux caractères des Acteurs, et qui servent à l’action qui se passe sur la Scène.

Quand je propose des règles si sévères et si sublimes, je n’ai pas la présomption de croire que je les ai entièrement remplies dans la composition de Judith. Ce Poème quelque succès qu’il ait eu n’est qu’un essai qui ne donne tout au plus qu’une faible idée de la perfection à laquelle des génies plus élevés que le mien pourraient à peine parvenir. La seule chose dont il m’est permis de m’applaudir, c’est d’avoir choisi un sujet dont la beauté a soutenu ma faiblesse. Je ne sais par quel hazard il a échappé aux yeux de ceux qui m’ont précédé.

Toutes les Histoires peuvent-elles fournir rien de plus élevé et de plus propre pour la grande Tragédie que l’Histoire de Judith ? n’y voit-on pas le merveilleux et le pathétique dans toute sa force ? On y voit une Veuve consacrée au Seigneur, dévouée à la cendre et au cilice, dans l’obscurité d’une vie humiliée et pénitente, s’arracher subitement à sa retraite, se mettre à la tête d’Israël, commander les Anciens du Peuple, et entreprendre la défaite d’Holopherne, quelle gloire ! quelle grandeur ! quelle merveilleuse nouveauté ! On y voit une Veuve si sage et si réservée quitter ses modestes habits, ajouter à sa beauté naturelle tout ce que l’artifice et l’orgueil mondain peut inventer de pompeux et de charmant pour surprendre et pour séduire, aller au Camp des ennemis avec cet équipage, exposer sa vertu à la brutalité d’un vainqueur barbare, l’attendrir par le langage le plus engageant, et le plus flatteur. Où peut-on trouver une plus violente opposition d’intérêts et de devoirs, et un plus grand contraste de sentiments et de passions ? Quel plus digne sujet peut occuper l’Auteur tragique, s’il veut conserver la vérité de l’Histoire sans blesser la sainteté de la matiere ?

Qu’il serait à souhaiter que de pareilles sujets fussent quelquefois représentés sur la Scène Française pour édifier et divertir en même temps. La Comédie se doit faire honneur à elle-même en faisant honneur à la Religion. Les Comédiens ont-ils un moyen plus sûr et plus glorieux pour confondre ceux qui s’obstinent sans cesse à décrier leur profession ? Quel attrait plus puissant pour réconcilier avec le Théâtre ceux qui en sont les ennemis déclarés ? Comme toute sorte de gloire appartient au siècle de Louis le Grand, après y avoir vu les duels et les blasphèmes abolis, l’hérésie exterminée, l’ordre et la discipline partout rétablis, il faut qu’on y voie la piété florissante au milieu des plaisirs, les Spectacles consacrés, le Théâtre sanctifié. Quand je parle si avantageusement des matières saintes, je ne prétends pas exclure les Sujets profanes, quand ils sont traités sagement, et purgés de tout ce qui peut offenser la pudeur, et révolter le Spectateur raisonnable.

Si j’étais d’humeur de grossir cette Préface, je pourrais faire une dissertation de l’unité de la Scène qu’on ne trouve point dans ma Tragédie. J’avouerai qu’à l’examiner dans toute la sévérité de la règle, la critique est raisonnable ; mais s’il fallait s’en tenir à cette parfaite unité qu’on me demande, on aurait à reprocher ce défaut presque à tous les Ouvrages de Théâtre. Si Monsieur de Corneille se fût imposé cette règle, que serait devenue cette belle Scène que Rodrigue fait avec Chimene quand il la va trouver chez elle ? Que s’il faut justifier mon Ouvrage en particulier, il me suffit du moins pour établir l’unité morale que ce commerce qui est entre la Ville et le Camp pour l’exécution de ce qui se passe sur la Scène, se puisse faire vraisemblablement dans moins de temps qu’il ne faut pour satisfaire à la règle de vingt-quatre heures ; et d’ailleurs cette unité de Scène se doit expliquer plus favorablement pour mon Ouvrage, puisque la proximité du Camp et de la Ville était absolument nécessaire dans les Sièges du temps de Judith où l’on ne pouvait battre les murailles de la Ville assiégée, qu’avec des machines.

Je ne dirai rien de l’Episode de Misaël, il a paru si naturel et a été si heureux que ce serait me rendre indigne de l’approbation qu’il a eue, si je voulais la justifier. Je ne répondrai point aux objections qu’on m’a faites par un jugement précipité, qui n’a pas examiné ce qui précède, et ce qui suit les endroits qu’on a condamnés. Je répondrai encore moins à la critique qui est fondée sur le goût et non pas sur la règle.

Mais je ne saurais me taire sur l’étrange critique qui s’est répandue contre les pièces saintes. Ce bruit est devenu un scandale public, et semble nous faire entendre qu’il faudrait proscrire la piété et la bannir du Théâtre, comme si nous étions encore dans ce siècle barbare et ignorant, où les spectacles publics représentaient nos plus sacrés mystères d’une manière qui rendait ridicule ce qui devait être le sujet de l’attention la plus sérieuse et de la plus profonde vénération. Veut-on consacrer le Théâtre aux matières profanes, aux événements les plus horribles, aux parricides, aux empoisonnements, aux passions outrées, aux amours incestueuses. J’avoue que les sujets les plus extraordinaires peuvent instruire et divertir quand ils sont maniés par des mains savantes et heureuses ; mais peut-on douter que les matières Saintes quand elles tombent en de pareilles mains, puissent recevoir un tour assez agréable pour plaire et mieux encore pour édifier le Spectateur Chrétien. Nous avons un illustre exemple dans Polyeucte, et puisque Judith dont l’Histoire est si délicate et si difficile à traiter, n’a pas déplu dans la forme que je lui ai donnée, que ne peut-on pas attendre de ceux qui avec une Muse plus forte que la mienne, voudront entreprendre de semblables ouvrages, et leur donner tous les ornements de la Scène. Puissent-ils confondre l’envie, ou plûtôt s’attirer cette critique qui s’est déchaînée sur ce qui fait tant d’honneur à Judith.