(1758) Causes de la décadence du goût sur le théatre. Seconde partie « Causes de la décadence du goût sur le théatre. — Chapitre XV. Des nouveautés & de leur nombre. » pp. 2-7
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(1758) Causes de la décadence du goût sur le théatre. Seconde partie « Causes de la décadence du goût sur le théatre. — Chapitre XV. Des nouveautés & de leur nombre. » pp. 2-7

Chapitre XV.

Des nouveautés & de leur nombre.

S i toutes les Piéces nouvelles étoient bonnes, il n’y a point de doute qu’elles satisfissent à la fois l’Acteur & le Spectateur. Mais plus le nombre en est grand, plus il y a de foible & de choix à faire. Nous verrons bientôt qui a droit de faire ce choix. Il n’est question ici que des nouveautés.

Rien de plus commun que les murmures des Comédiens sur le nombre des pièces qu’on leur présence chaque jour. Je conviens que cela peut les déranger quelquefois. Mais leurs études sont-elles l’unique devoir qu’ils ayent à remplir ? Point du tout. Ils ont le public à satisfaire en perfectionnant leur jeu, & en variant ses amusemens. Cette derniere obligation est aussi étroite pour eux que la premiere. S’ils se contentoient de bien jouer toujours la même piéce, je ne crois pas qu’on les laissât jouir longtems de cette douce létargie.

Ainsi quand un Comédien fait les plaintes dont nous venons de parler, qu’il craigne qu’on ne lui dise : « Les Auteurs abondent chez vous ; recevez-les, vous le devez. Ce qui n’est que médiocre devient passable, puis excellent, quand on a sçu encourager l’Auteur. Le secret de former un grand Artiste, c’est de lui faire aimer son art dès le commencement. Vous avez peu de tems pourrant d’affaires ? Soyez moins dissipés, vous en trouverez pour tout. Un Comédien prend le plus grand plaisir qu’il puisse goûter en travaillant à en procurer au public.

» Quand on aime à s’occuper, on trouve toujours assez de momens de repos. D’ailleurs on sçait que vous n’en prenez qu’à votre aise ; que vous n’êtes pas gens à vous fatiguer. Y en a-t-il parmi vous dont la santé décline, & qui ait contracté des infirmités qui soient la suite d’un travail long & opiniâtre ?

Il n’y a sans doute trop de nouveautés que parce qu’elles ne réussissent pas. Mais ce n’est pas une raison pour les dédaigner. Une seule représentation suffit pour dédommager la Troupe.

Qui ne sçait le vif empressement que nous avons pour le nouveau ? Il l’emporte souvent même sur le beau. Que dis-je, souvent ? ne voit-on pas tous les jours mille gens se dépouiller de bijoux du plus grand prix, pour se jetter sur des bagatelles, sur des frivolités ? Avec quelle ardeur cette Financiere ne dévore-telle pas les colifichets de du Lac ? Si l’on n’y prend garde ses diamans se transformeront en mille petits ouvrages de ses mains.

Pourquoi ce Marquis, dont la femme est jeune, belle, spirituelle, du meilleur caractère & de grande Maison, l’abandonne-t-il pour courir après les caresses d’un minois ignoble qui n’en refuse à personne ? Pourquoi ce favori de Plutus, errant d’appartemens en appartemens dans son vaste Palais, engloutit-il des millions dans un château qui n’est pas fini, & le détruit-il pour le faire rebâtir à quelques toises plus loin ? Pourquoi ce curieux vendit-il ses Tableaux pour des Médailles, celles-ci pour des coquillages, qu’il céde encore pour des papillons ?

La nouveauté est la cause de toutes ces extravagances. La nouveauté est l’élement du François. Et pour le dire en passant, ce défaut qui part d’une extrême vivacité est peut-être plus digne d’envie que cet engourdissement, qui en retrecissant la sphère des désirs, annonce presque toujours un défaut d’organisation.

C’est donc flatter le public que de lui donner des nouveautés. Comment espére-t-on donc s’attirer ses suffrages, en jouant sans cesses des chefs-d’œuvre à la vérité, mais qui sont si usés, qu’on en est presque aussi ennuyé que d’une piéce pitoyable ?

Les yeux ne peuvent être perpétuellement fixés sur un objet. Mais ils y reviennent avec plaisir, quand on a eu l’adresse de les délasser pas des distractions bien ménagées. Les nouveautés, quelles qu’elles soient, causent ces distractions. Elles donnent aux organes épuisés le tems de reparer leurs forces. Elles effacent peu-à-peu les idées trop récentes, & reveillent la curiosité assoupie.

Qu’on se rappelle la satisfaction qu’éprouvent plus de huit jours avant une premiere représentation, les amateurs du théatre. On diroit que leurs plaisirs renaissent. Ils s’entretiennent de l’Auteur, de l’Ouvrage, des circonstances de sa reception, des anecdotes qu’il a fait naître ; enfin tout Paris en est occupé. Si la piéce prend, la joie, les jugemens, les critiques, tout redouble. Si elle tombe, outre les fruits que nous venons de détailler ; le public tirera encore de cette espece d’alerte, cet avantage que le mauvais le ramenera au bon. La comparaison qu’il fera de la piéce nouvelle, rendra à l’ancien théatre tous les agrémens de la nouveauté.

Comment les Comédiens peuvent-ils donc déclamer contre les nouveautés, utiles à la fois au public & au Théatre ?