(1742) VIII. Conférence. De la Comédie, contraire aux promesses du Batême [Conférences théologiques et morales, IV] « X. Conference sur les sacremens. » pp. 223-247
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(1742) VIII. Conférence. De la Comédie, contraire aux promesses du Batême [Conférences théologiques et morales, IV] « X. Conference sur les sacremens. » pp. 223-247

X. Conference sur les sacremens.

Existimate vos mortuos quidem elle peccato, viventes autem Deo.

 

Considerez-vous comme des hommes qui sont morts au péché, & qui ne vivent que pour Dieu.

Ad Rom. 6. V. 11.

NOus vîmes hier, N., que le luxe immodéré des habits est une de ces pompes du démon ausquelles nous avons renoncé dans notre Batême ; parcequ’il est comme le triomphe de son orgueil sur l’humilité d’un Homme-Dieu qui est mort tout nud en croix pour nous racheter. Aujourd’hui nous allons éxaminer un autre abus, qui pour être autorisé des grands, n’en est pas moins pernicieux dans des conséquences encore plus funestes, & que de trop lamentables expériences ont toujours fait regarder comme un principe de corruption & le régne du démon dans le monde. C’est pour vous inspirer une juste horreur du théatre & de ses spectacles, que je me sers des paroles du grand Apôtre : Considerez-vous, M. F., comme des hommes qui sont morts au péché, & qui ne vivent plus que pour Dieu. Existimate vos, &c. Si vous êtes morts au péché, comme vous devez l’être, fuyez donc ces assemblées des pécheurs, où l’on en trouve tant d’occasions funestes : si vous ne vivez plus que pour Dieu, comme il est de votre intérêt autant que de votre devoir, éloignez-vous donc pour toujours de ces lieux de dissolution, où l’on apprend à se corrompte, & où ne se trouve jamais l’Esprit de Dieu. C’est, N., ce que je tâcherai de vous prouver en cette Conférence ; & sur quoi, M. P., vous pourrez proposer vos difficultés.

Premiére question.

Vous commencez d’abord, M. P., par nous faire une peinture bien odieuse de la comédie. Si chacun étoit de votre sentiment, les comédiens n’auroient pas grand-pratique ; & bien leur en prend que tout le monde ne pense pas comme vous. En condamnant si ouvertement la comédie, vous vous attirez plus d’ennemis que vous ne pensez. Gens de considération & de toute sorte d’états sont dans l’habitude d’y aller, sans prétendre commetre le moindre mal. Qui vous a donc appris, M. P,, que la comédie est si mauvaise, & comme vous dites, un lieu d’abomination ?

Réponse.

Qui m’a appris, dites-vous, M. P., que la comédie est si mauvaise ? Ce sont tous les Peres de l’Eglise qui ont eu occasion d’en parler dès les premiers siécles du Christianisme. Tous ont condamné les jeux de théatre comme très-pernicieux & capables de corrompre les mœurs, & les ont qualifiés de dangereux amusemens.

Tertullien dans le second siécle dit nettement que le théatre est comme le consistoire privé de l’impudicité, où l’on approuve les libertés que jamais on n’auroit le front de prendre ailleurs ; & que ceux qui osent fréquenter des lieux si funestes à l’innocence, n’ont point dans la vérité d’autre motif que le dessein de jour impunément des plaisirs les plus illégitimes.
Saint Clément d’Aléxandrie condamne les comédies en des termes aussi forts, quand il dit que ce sont des assemblées honteuses & pleines d’iniquité. Saint Jean Chrysostome dans le IV. siècle, assure en son homélie 6. sur saint Matthieu, que ceux qui vont à la comédie, & qui témoignent y prendre tant de plaisir, sont en un sens plus coupables que les comédiens mêmes, tout infâmes qu’ils sont ; parcequ’ils les autorisent par leur présence, à proportion qu’ils sont plus recommandables par leur dignité ; & que la joie qu’ils témoignent à entendre leurs bouffonnes plaisanteries, contribue à rendre ces indignes farceurs encore plus insolens. Savez-vous ce que vous faites, dit ce saint Docteur, quand vous donnez tant d’applaudissemens à ces jeux profanes, où le vice est dépeint avec tant de vives & d’agréables couleurs ? Vous contribuez par tous les moyens possibles à entretenir cette boutique diabolique. On ne peut guéres user de termes plus forts, & c’est un des plus saints Docteurs de l’Eglise qui en a ainsi parlé.
Saint Augustin au commencement du V. siécle, ne s’en est pas expliqué avec moins de zèle & de force, au livre I. de la Cité de Dieu. Il y déplore l’aveuglement des Carthaginois, qui avoient reçu dans leur ville les comédiens qu’Alaric roi des Goths avoit chassés de Rome ; & il appelle la comédie, une peste encore plus pernicieuse que celle des cruels gladiateurs & du cirque où se représentoient tant d’obscénités. Voici ses paroles : Les jeux du théatre & tous les spectacles de turpitude que l’on y donne aux peuples, sont de nouveaux moyens de damnation que la ruse du démon à fait succédez à l’idolatrie des payent dans le Christianisme ; parceque prévoyant que cette contagion alloit cesser par la prédication de l’Evangile, il en a substitué une autre plus dangereuse, non pas pour faire mourir les corps, mais pour perdre les ames en corrompant les mœurs.
Le docte Salvien Prêtre de Marseille, si fameux dans l’Eglise par ses pieux & savans ouvrages dans le V. siécle, dit que le théâtre est une de ces pompes du diables ausquelles nous avons solemnellement renoncé dans notre Batême, & que c’est conséquemment une espéce d’apostasie que d’y assister : In spectaculis quadam apostasia fidei est. Et voici comme il le prouve. Le démon préside toujours aux spectacles qu’il a inventés pour séduire les hommes & pour détruire leur religion, Aller à la comédie, c’est donc, à proprement parler, abandonner Jesus-Christ, & retourner au démon. Ce n’est donc pas un si petit péché, ajoute-t-il ; mais en effet un grand crime ; puisqu’il donne à des ames chrétiennes les coup de la mort, en leur faisant perdre la grace Dieu par tant de péchés.
Ces saints Docteurs étoient autorisés en de si justes invectives par l’oracle de saint Paul, qui dit que les mauvais entretiens corrompent les bonnes mœurs, même dans le particulier : Corrumpunt mores bonos colloquia mala. Or qu’y a t’il de plus mauvais que tout ce que disent les comédiens, non dans le particulier, mais en public & devant tout un peuple assemblé ? Ne corrompent-ils pas les mœurs par tant de mauvais sentimens qu’ils inspirent, si contraires aux maximes de l’Evangile ? Voilà, M. P., ce que la plus vénérable antiquité a pensé de la comédie, & pourquoi j’ai dit qu’elle est une école publique du vice, & le triomphe du démon dans le monde.

Seconde question.

Il faut avouer, M. P., que les auteurs que vous citez contre la comédie, sont des auteurs graves, & que leur sentiment est d’un grand poids dans l’Eglise. Mais on pourroit leur en opposer d’autres d’une aussi grande considération, qui n’en ont pas pensé aussi mal. Saint Thomas est parmi les Théologiens d’une grande autorité ; & pour n’avoir paru que dans le XIII. siécle, son témoignage n’en a pas moins de force, pour rendre recommandable ce qu’il a jugé digne de son approbation. Or il est certain qu’il a justifié beaucoup la comédie, puisqu’il a dit que la profession des comédiens n’est pas mauvaise de sa nature, & que l’on peut sans péché contribuer à leur subsistance, pourvû que cela se fasse avec une juste modération. Qu’avez-vous à opposer, M. P, à une autorité si respectable ?

Réponse.

J’ai à opposer, M. P., la comédie dont saint Thomas parloit, à celle que nous condamnons. Je sai quel est l’endroit où vous prétendez que ce saint Docteur est si favorable aux jeux & aux gens de théatre. C’est dans sa seconde Seconde, question 168. Voici comme il y parle. « L’office des baladins (c’est le terme dont il se sert, Officium histrionum) n’est pas en soit illicite & défendu, quand il n’a pour but que de réjouir le monde ; ils ne sont pas en état de péché par le seul endroit de ces sortes de jeux, pourvû qu’ils en usent avec modération, c’est-à-dire, qu’ils ne se servent pas de paroles indécentes, mauvaises & dissolues, ou qu’ils ne fassent point d’actions contraires à l’honnêteté. » Il est donc évident que ce saint Docteur en parlant de la sorte, n’a jamais prétendu justifier la comédie, telle que l’ont condamnée les saints Docteurs.

Saint Thomas en ces endroits parle seulement de certains jeux de théatre, qui sont en quelque façon utiles & même nécessaires pour l’honnête récréation du monde, par maniére de délassement d’esprit ; tels que sont les piéces qu’on représente en nos tragédies, des révolutions de Régnes & d’Empires par le sort des armes ; des histoires tragiques & surprenantes, qui n’excitent que des passions nobles, comme l’admiration, par la singularité des glorieux événemens & de quelques faits prodigieux ; la compassion, par la fatale destinée de quelques illustres malheureux que le sort a outragés nonobstant leur vertu ; tantôt la joie, quelques momens après la tristesse & la douleur ; tous ces mouvemens opposés d’espérance, de force ou de crainte, dont la variété plaît & réjouit innocemment l’esprit sans corrompre le cœur, parceque les mœurs n’y sont aucunement intéressés.

Or il est si vrai que c’est-là la pensée de Saint Thomas, que dans un autre ouvrage qu’il avoit fait auparavant, où il traite cette matiére sérieusement, & comme l’on dit, ex profeβo, & non simplement en passant ou par occasion, il cite pour éxemple des ces sortes de jeux les représentations de chasses, où l’on fait voir beaucoup d’adresse à poursuivre une bête fauve, à l’acculer, à la percer, après tous les tours & détours qu’elle a faits pour éviter la mort, jusqu’à fatiguer long-tems & lasser même les chasseurs. Et saint Thomas conclud qu’il n’y a aucun inconvénient pour la conscience, de représenter de pareils éxercices sur le théâtre ; parceque tout se termine à occuper agréablement l’esprit, sans faire aucune dangereuse impression sur le cœur. Cependant, quoiqu’on puisse s’y adonner sans péché avec la discrétion convenable, il exhorte les ames pénitentes à s’en abstenir, pour ne pas trop distraire un esprit qui doit être toujours recueilli en Dieu.
Mais quand ce saint Docteur parle de la comédie, telle que les Conciles & les Peres l’ont condamnée, & qu’on la représente aujourd’hui, je veux dire de ces piéces comiques & bouffonnes qu’on joue sur le théatre, où par mille artifices séduisans on excite les passions les plus déreglées, il la condamne formellement aussi. Voici ses termes & ce qu’il venoit de dire avant les paroles que j’ai citées. «  Des spectacles de cette nature, qui ne sont que sur des matiéres impures & induisantes au péché, ne peuvent sans péché être regardés avec attention, & souvent on s’y donne avec tant de passion, que cela va jusqu’au péché mortel. » S. Thomas est donc bien éloigné d’être aussi favorable aux comédiens qu’ils le prétendent, & de croire qu’on puisse en conscience rien donner pour le dédommagement ou substance de ces farceurs ; puisqu’il le défend au contraire, au même endroit de sa seconde Seconde qu’ils nous citent, & peu après les paroles qu’ils croient les autoriser. « Ceux, dit saint Thomas, qui donnent de l’argent pour ces indignes spectacles, péchent considérablement ; parcequ’ils entretiennent ces farceurs dans leur péché. » Et c’est pour cela que saint Augustin sur saint Jean, assure que c’est un péché énorme : Vitium est immane. L’autorité de saint Thomas ne fait donc rien pour eux, M. P., puisqu’au contraire il les réprouve avec tant chaleur.

Troisiéme question.

Nous n’avions pas été chercher les choses dans les sources, comme vous faites, M. P. : nous nous en étions rapporté à la bonne foi des comédiens qui citent continuellement Saint Thomas pour eux. Mais pourquoi donc la comédie est-elle autorisée publiquement partout, si elle est si pernicieuse & si mauvaise ? Car ce n’est pas seulement en France, mais dans tous les Royaumes étrangers. Il y a des comédiens dans toutes les Cours : dans Rome même qui est le premier siége de la Religion Chrétienne, on joue publiquement la comédie. Elle n’est donc pas si mauvaise que vous la faites, puisqu’elle est tolérée publiquement.

Réponse.

Vous avez bien raison, M. P., de dire que la comédie est ouvertement tolérée partout ; car elle n’y est en effet que tolérée ; & pour aprouvée, elle ne la sera jamais. On permet la comédie dans des Etats Chrétiens, de même qu’on n’y empêche pas, mais qu’on y tolére certains maux, pour en éviter d’autres encore plus grands ; c’est-à-dire, par force & bien à contre-cœur. On a beau dire que la comédie est autorisée par l’usage dans les Etats les mieux policés, qu’elle est permise partout : dèslors qu’on ne voit ni des Edits de la part des Princes, ni des Arrêts de la part des Magistrats qui la défendent, le prétendu usage en ce cas sera toujours un véritable abus qui ne la justifiera jamais, puisque l’Eglise l’a toujours condamnée. Elle est passée en coutume, je le veux ; mais la coutume n’excuse pas dans le for intérieur de la conscience.

Saint Cyprien Evêque de Carthage, au commencement du troisiéme siécle, dit que , la coutume n’est, à proprement parler, qu’une ancienne erreur, si elle n’est pas fondée sur la justice & sur la vérité. Jésus Christ a dit : Je suis la vérité : Ego sum veritas ; mais il n’a jamais dit : Je suis la coutume : Ego sum consuetudo. Ainsi ni la succession des années, ni la considération des personnes, ni l’autorité des puissances, ni les priviléges des plus florissantes nations, ne sauroient prescrire contre la condamnation de l’Eglise qui parle au nom & par l’autorité de Dieu, pour rendre légitime ce qu’elle a expressément condamné & défendu : c’est ainsi que parle Tertullien, touchant le voile des Vierges. Et le Pape Innocent III, écrivant à un Evêque de Poitiers sur la fin du XII. siécle, ou au commencement du XIII. lui dit : Tout ce qui est contraire aux loix de l’Eglise & à ses constitutions canoniques, n’est d’aucune autorité, & n’est qu’un pur abus. Or la comédie est évidemment contraire aux loix de l’Eglise, qui l’a toujours condamnée ; elle est donc un abus manifeste, nonobstant tout ce que l’on peut appeller usage, tolérance & coutume.

Au reste si la comédie est tolérée si publiquement en France, elle ne l’a pas toujours été de même. Nous avons des Edits de nos Rois, nommément du Roi Philippe le Bel, & de Saint Louis, par lesquels tous les comédiens furent chassés du Royaume : & le Parlement de Paris, au seiziéme siècle, rendit plusieurs Arrêts contre eux. Tel fut l’Arrêt du 6. Octobre 1584. pour déposséder les comédiens qui avoient dressé un théatre dans l’hôtel de Cluny ; & l’Arrêt du 10 Novembre 1588. contre une autre de leurs troupes, qui s’étoit établi dans la même ville de Paris, malgré la défense de cette Cour souveraine. De tous ces faits concluez, M. P., que la tolérance de la comédie n’en justifie point aujourd’hui l’usage, qui ne sera jamais regardé que comme un véritable abus.

Quatriéme question.

Toutes les autorités que vous rapportez, M. P., ne prouvent rien contre la comédie d’aujourd’hui ; pardonnez, si je vous le dis : & les raisons qui ont porté les Saint Peres à la condamner avec tant de chaleur, ne subsistent plus. Les comédies de leur tems n’étoient que des représentations déshonnêtes de mille obscénités, qui en gâtant l’esprit des assistans, corrompoient aussi leur cœur : elles étoient même impies ; & si l’on y représentoit nos Saint Mystéres, ce n’étoit que pour les tourner en ridicule. Ainsi il ne faut pas s’étonner que ces Saints personnages ayent si fort invectivé contre : on s’étonneroit plutôt qu’ils ne l’eussent pas fait. Mais depuis tant de siécles les choses ont bien changé de face. Rien n’est aujourd’hui plus châtié ni plus modeste que le théatre. Il ne s’y représente rien qui puisse blesser tant soit peu la bienséance & la pudeur, & si ces grands Saints voyoient la comédie sur le pié qu’elle est à présent, loin de la condamner, ils l’approuveroient ; parceque ce n’est en effet qu’une juste & continuelle critique de tous les vices qui régnent dans le monde, où chacun se reconnoît dans les portraits ingénieux qu’on y en fait : & les Prédicateurs dans leurs sermons ne font guéres de morales plus intéressantes. Qu’avez-vous à répondre à celà, M. P. ?

Réponse.

J’ai à repondre, M. P., que vous vous montrez un partisan bien zélé de la comédie. Si après tout ce que nous avons dit pour en détourner les fidéles, il y a encore ici des personnes qui soient d’humeur à y retourner, ils remercieront le Pere de parler si fort à l’avantage de ce qu’ils aiment. Je ne sai pas, M. P., si les comédiens vous payent pension, pour leur être si favorable ; mais on ne peut pas éxagérer avec plus d’éloquence la grandeur de leurs talens, que de les mettre, comme vous faites, en paralléle avec les Prédicateurs de l’Evangile. On ne représente rien sur le théatre aujourd’hui, dites-vous, qui puisse blesser tant soi peu la bienséance & la pudeur ; cela peut être : mais ce qui est constant, est qu’on y dit au moins bien des choses qui y donnent de fâcheuses atteintes ; & la seule façon de représenter ce que l’on y joue, quelqu’honnête qu’on le suppose, est un grand sujet de scandale. On y fait une critique continuelle de tous les vices qui régnent dans le monde, j’en convient : & ce n’est pas là ce qu’on y condamne ; c’est la maniére de la faire qui est pernicieuse, & qui ne produit jamais que des effets très-funestes à l’innocence. Vous avez bien raison de dire que les comédiens font de tous les vices des portraits ingénieux ; c’est tout ce qu’on en dire de meilleur. Mais ces portraits, pour être trop ingénieux, n’en sont que plus condamnables : la fin qu’on s’y propose, les intrigues qu’on y représente ordinairement entremêlées d’amourettes, loin d’inspirer de l’horreur du vice, le fomentent & le rendent plus aimable. Bien éloignés de convertir le cœur, ils le corrompent encore davantage au contraire ; & les peintures qu’on en fait, donnent plus d’envie de commettre le crime que le douleur de l’avoir tant de fois commis. On n’a jamais vû personne se convertir au sortir d’une comédie par la force de ces critiques que l’on compare aux morales les plus intéressantes, comme on en voit changer de conduite & réformer leurs mœurs après une éloquente & patétique prédication : & c’est une erreur de croire que la comédie soit un plaisir innocent & même avantageux, parcequ’on y censure tous les vices.

Les critiques qu’on en fait, sont accompagnées de tant d’actions efféminées : elles sont comme assaisonnées de tant d’expressions molles, équivoques & lascives, dans les sujets même les plus sérieux, que pour une bonne vérité qu’on y comprend sans en être touché du côté de Dieu, parcqu’il n’y donne point sa grace, on y conçoit mille mauvais desirs, après s’être rempli l’esprit de mille idées profanes.

On a beau dire que le théâtre aujourd’hui est des plus corrects & des plus honnêtes. Il l’étoit dès le tems de saint Jean Chrysostome : les Empereurs Chrétiens avoient fait retrancher tout ce qu’il y avoit d’impur & de dissolu dans des piéces comiques que l’on appelloit alors Majuma. Cependant malgré toutes ces réformes, ce grand Patriarche de l’Eglise Grecque ne laissa pas que de crier encore contre ces jeux de théâtre, comme contre un scandale public, qu’il appelle des écoles de libertinage & d’adultére, non pas à la vérité pour les choses obscénes qu’on y représentât, puisqu’on les en avoit retranchées, mais parceque les comédiens de l’un & de l’autre sexe affectoient des gestes, des postures & des airs efféminés, capables d’amollir les cœurs les moins sensibles & les plus purs.

Hé ! n’est-ce pas ce que l’on voit encore aujourd’hui dans la comédie ? On n’y monte pas sur le théatre pour y parler de Dieu & des moyens de pratiquer la vertu. On y censure les vices, dit-on ; mais c’est d’une façon à ne les rendre que plus aimables, par les descriptions agréables qu’on en fait : il n’y est parlé que d’intrigues & d’amourettes, qui enseignent à de jeunes cœurs l’art d’aimer avec politesse, & de faire de criminelles conquêtes. De pareils spectacles ne sont-ils pas à ce prix encore aujourd’hui, comme au siécle de saint Jean Chrysostome, des écoles d’impureté & de libertinage ? Si un simple regard jetté par hazard sur une personne qui se présente & qu’on ne cherche pas, peut produire des effets si dangereux, dans les lieux mêmes les plus saints ; que ne feront pas des regards passionnés dans ces lieux d’une licence effrénée, où l’effronterie est comme de saison, & où l’on ne va que dans le dessein prémédité d’y trouver les objets les plus séduisant ? Voilà cependant, M. P., quelle est cette comédie que vous croyez être aujourd’hui si modeste, & où vous ne reconnoissez aucun danger.

Cinquiéme question.

Je ne sai pas à mon tour ce que les comédiens vous ont fait, M. P., pour leur déclarer une guerre si ouverte. A vous entendre, ce sont tous gens abominables : & en effet, vous les avez qualifiés d’infâmes. Après une pareille épithéte, on ne peut guéres en avoir d’avantageux sentiment. Mais croyez-vous donc, M. P., que tous les comédiens soient damnés ?

Réponse.

Non, M. P., je ne croi pas que tous les comédiens soient damnés, car ils ne sont pas encore tous morts ; & l’on ne peut être damné qu’après sa mort : mais je les croi tous en état de damnation ; & ils courent grand risque de l’être, s’ils ne quittent pas une profession si indigne, & s’ils ont le malheur de mourir dans la résolution de continuer toujours un métier si hazardeux. L’Eglise veut qu’on regarde tous les comédiens comme gens excommuniés ; elle leur refuse les derniers Sacremens à la mort, quand ils ne promettent pas d’y renoncer en cas de convalescence, & la sépulture ecclésiastique après leur mort, quand ils ont refusé de le promettre. Les pasteurs les dénoncent publiquement comme excommuniés tous les Dimanches dans leurs Prônes aux Mesles de Paroisse, en conformité des decrets des anciens Conciles. Et le premier Concile d’Arles tenu en 314. dit expressement : Il a plû aux Peres assemblés au nom du saint Esprit, de séparer de leur communion tout les gens de théatre, pendant tout le tems qu’ils continuent de jouer.
Le troisième Concile de Carthage en l’année 397. n’accorde la grace de la réconciliation à tous les gens de théatre, qu’après qu’ils ont donné des marques certaines d’une vraie conversion ; & cette conversion consistoit à renoncer à leur jeux comiques pour toujours.
Le sixiéme Concile général qui est le troisième de Constantinople, sous le Pape Agathon à la fin du septiéme siécle, défend aux laïcs, sous peine d’excommunication, d’éxercer la profession de comédien ou de danseur, & ordonne de déposer les Clercs qui l’auront éxercée.
Saint Cyprien dans son épitre à Eucratius, qui l’avoit consulté pour savoir comment il devoit en user avec un certain comédien, qui avoit à la vérité quitté le théatre, mais qui continuoit à y en former d’autres, & à leur apprendre son art, lui répond en ces termes : « Vous avez jugé à propos de me consulter au sujet d’un comédien qui persévére toujours dans la honte de son art, comme un docteur & un maître qui instruit les autres, non pour les former au bien, mais pour les perdre ; & vous demandez s’il doit communiquer avec nous. Je croi qu’il ne convient, ni à la majesté de Dieu, ni aux régles de l’Evangile, que la pureté & l’honneur de l’Eglise soient profanés par une contagion aussi honteuse & aussi impie. Et que personne ne s’excuse, en disant : J’ai cessé les jeux du théatre. Dès qu’il les enseigne à d’autres, il est indigne de notre communion. » Ainsi parloit Saint Cyprien.

Les Empereurs Valentinien, Valens & Gratien, ont suivi en cela les loix de l’Eglise & les sentiment des saints Docteurs, en défendant qu’on admît aux Sacremens les comédiens, même au lit de la mort ; à moins qu’ils ne jurassent entre les mains des magistrats, de ne plus éxercer leur profession en cas qu’ils revinssent en santé, quelque douleur qu’ils témoignassent de leurs péchés d’ailleurs. Ils ordonnérent de plus qu’on ne leur accordât la Communion, comme viatique, que quand l’Evêque, après un éxamen sérieux de leur disposition à cet égard, l’auroit permis.

De-là il s’ensuit qu’on peut leur refuser après leur mort la sépulture ecclésiastique, puisqu’elle n’est due qu’à ceux qui meurent dans la communion de l’Eglise. Cette loi des Empereurs se trouve au livre 15 du code de Théodose, au titre 7. De scenicis. dom. 5. d’où vous pouvez conclure, M. P., combien le salut des comédiens est en danger par une telle profession.

Sixiéme question.

Tant d’autorités nous épouvantent, M. P. : & le respect que nous devons aux décisions de l’Eglise d’une part, & de l’autre part la considération de tant de Saint Docteurs qui ont parlé avec tant d’horreur de la comédie, nous ébranle étrangement & nous sont trembler pour le salut des comédiens. Mais encore, qu’ont-ils donc de si odieux, pour mériter tous ces anathêmes lorsqu’ils ne disent & ne jouent rien de mauvais, comme on le suppose ? Marquez-nous, s’il vous plaît, les raisons qui peuvent avoir porté tant de grands hommes & de Saint Conciles à les proscrire avec une indignation si universelle ?

Réponse.

Ce que les comédiens ont de si odieux, consiste en trois choses principales ; 1°. dans la turpitude de leur origine, 2°. dans l’indignité de leur emploi, 3°. dans les funestes effets qui en résultent toujours, & que l’expérience ne fait que trop connoître. Mettons ces trois points dans tout leur jour.

Ils sont odieux par l’opprobre de leur origine : c’est le démon qui les a inventés, ce démon que Tertullien appelle le signe de la divinité, Simia divinitatis , pour imiter dans le soin qu’il prend de perdre les hommes, tout ce que Dieu a jamais fait de plus admirable pour les sauver. Dieu a établi tous les états différens de la vie qui sont honnêtes & légitimés ; mais il n’a jamais établi la comédie. C’est Dieu qui a fait les Empereurs & les Rois, pour gouverner son peuple ; les sujets & les vassaux, pour leur obéir : il a fait les magistrats & les juges, pour contenir un chacun dans les bornes de son devoir, & pour faire dans l’univers cette admirable variété, qui par une juste subordination fait les douceurs de la société civile, quand elle est bien réglée. Dieu a fait les négocians & les marchands, pour fournir aux hommes tous les besoins différens de la vie : mais il n’a jamais fait les comédiens, pour les faire rire, & moins encore pour leur enseigner l’art de pécher avec méthode & de se damner avec quelque sorte d’agrément.

Dieu a donné des Prophétes aux hommes, pour leur annoncer des volontés saintes, pour leur faire des portraits affreux de leurs désordres, afin de les rappeller à lui par la pénitence ; & pour leur prédire les malheurs dont ils étoient menacés, s’ils ne gardoient pas sa sainte Loi : mais il ne leur a jamais donné des baladins & des bouffons, pour leur faire des récits agréables & enjoués des désordres les plus honteux, sous le masque spécieux des plus mordantes critiques, afin qu’ils s’y abandonnassent sans scrupule & sans pudeur. Dieu a envoyé à son peuple les Jérémie lamentables, pour gémir sur les iniquités du monde ; les Ezéchiel terribles, pour épouvanter les cœurs endurcis dans leur péché ; les Daniel tendres, pour les attirer par le desir des récompenses, à l’amour de la vertu ; les Isaïe élevés & sublimes, pour leur réveler les plus profonds mystéres de sa grace & de sa miséricorde ; en un mot ces hommes tout de feu, pour les embraser d’une ardeur toute céleste dans le service de Dieu : mais il ne leur a jamais envoyé des farceurs publics, pour les brûler d’un feu criminel, en leur montrant par de charmans portraits combien il est doux de pécher sans contrainte, & de parvenir sûrement aux plus injustes desirs. Jesus-Christ enfin a envoyé ses Apôtres par toute la terre, pour précher son Evangile : mais il n’y a jamais envoyé de comédiens, pour y débiter des maximes contraires à cet Evangile, comme font tous les gens de théatre. Ils ne viennent donc pas de Dieu, mais du démon qui est l’ennemi de Dieu pour détruire l’œuvre de Dieu. Voilà l’opprobre de leur origine, qui les rend si odieux.

Ils le sont encore plus par l’indignité de leur emploi ; & c’est ma seconde raison. Uniquement attentifs à corrompre le monde sous prétexte de le réjouir, ils ne débitent que des maximes pernicieuses, tout opposées aux maximes saintes de l’Evangile : maximes d’orgueil, en ne parlant que de fierté, de hauteur & de mépris : maximes de vengeance, en donnant la fausse valeur de leurs héros pour la vraie grandeur d’ame qui consiste à ne rien laisser impuni : maximes de cupidité & du plus sordide interêt, en exposant aux yeux d’un public tous les artificieux détours des usuriers, pour s’enrichir du bien des familles, des orphelins & des veuves : maximes d’impureté, en exposant sur la scéne les intrigues amoureuses de mille amans profanes. Tel est l’emploi de nos comédiens, qui se sont de la corruption des cœurs un métier lucratif. Ne les rend-il pas bien odieux ?

Il les rend enfin odieux par les funestes effets qui en résultent ; & c’est ma derniére raison que je n’ai pas besoin de prouver par de longs raisonnemens : une funeste expérience les fait assez connoître. Les gens qui fréquentent habituellement les comédies, sont pour l’ordinaire gens sans piété, sans charité pour les pauvres, sans religion ; gens corrompus dans leurs mœurs, parcequ’ils le sont dans le cœur. Voilà tout le fruit des travaux de nos comédiens. Honorer de tels gens de son attention, n’est-ce pas vouloir de gaieté de cœur fournir aux ennemis visibles & invisibles de notre salut des armes pour nous combattre & pour nous vaincre ? Ignorez-vous après cela, M. P., ce qui les rend si odieux à toute l’Eglise & aux Saints ?

Septiéme question.

Vous finissez, M. P., de solides réponses par un mot qui nous est inconnu, quand vous dites qu’aller à la comédie, c’est vouloir donner des armes contre nous mêmes aux ennemis visibles & invisibles de notre salut. Nous ne connoissons point d’ennemis en ce genre de guerre. Nous sommes amis de tout le monde ; & tout le monde, comme je croi, en est de même à notre égard. Dans les choses qui concernent notre salut, personne ne nous a encore empéchés d’y travailler, quand nous l’avons voulu : & si ce sont des ennemis que vous appellez invisibles, il ne faut pas s’étonner que nous ne puissions pas nous en défendre. Il faut voir son ennemi, pour pouvoir le combatre ; & nous n’avons jamais appris à parer des coups invisibles. Qu’entendez-vous donc, M. P., par ces ennemis visibles & invisibles de notre salut, ausquels nous donnons des armes contre nous-mêmes, quand nous allons à la comédie ?

Réponse.

Les ennemis de notre salut sont de deux sortes. Il y en a d’étrangers, il y en a de domestiques. Nos ennemis étrangers, c’est le monde & ce que l’on appelle communément la coutume, qui par ses charmes trompeurs nous fait marcher dans cette voie large & spacieuse, qui, comme parle le Sauveur, méne à la perdition . Nos ennemis domestiques, c’est nous-mêmes, c’est notre chair & nos passions qui nous font donner en mille égarement, quand on veut les contenter ; voilà nos ennemis visibles qu’il nous est assez facile de bien connoître. Nos ennemis invisibles, c’est le démon qui se sert de notre propre chair & de la pente que nous avons pour le mal, afin de nous faire pécher ; & c’est à tous ces différent ennemis que nous donnons de puissantes armes pour nous combattre, singuliérement au démon, dans ces spectacles profanes, où par ses suggestions malignes il parle secrétement à nos cœurs, pendant que le monde y flatte les oreilles par des récits séduisans & enchanteurs, & par des airs languislans & tendres d’une musique efféminée, composée à ce dessein.

Suivre le monde & se conformer à la coutume, c’est suivre un mauvais guide ; puisque c’est cette coutume qui perd tous ceux qui ont le malheur de se perdre ; & que faire le mal, parcequ’on le voit faire aux autres, c’est consentir à sa propre condamnation ; parceque les autres ont coutume de la damner. L’Evangile nous dit que le plus grand nombre est celui de ceux qui périssent ; & que si plusieurs sont appellés, très-peu ont le bonheur d’être élus, pauci vero electi.

C’est la coutume d’aller à la comédie, & tout le monde y va, dit-on ; nous y allons comme les autres. Voilà, N., le plus fatal de tous les aveuglement ; & se conduire par un préjugé si funeste, c’est fournir contre nous-mêmes des armes au plus dangereux de nos ennemis, qui est la coutume du monde. Gardez-vous de vous conformer aux usages de ce siécle , dit saint Paul. Il suffit d’aller où va le plus grand nombre & de suivre la multitude, pour se laisser bientôt entraîner par le torrent, dans le bourbier de mille désordres & dans le précipice. C’est le train du grand monde : défiez-vous-en par ce seul endroit, puisque c’est le plus grand nombre qui se damne. C’est parceque tout le monde y court, que vous ne devez jamais y aller, pour ne vous pas souiller avec le monde, qui est le premier de vos ennemis visibles.

Votre second ennemi visible, c’est votre propre chair & la violence de vos passions, qui par la seule témérité à vous exposer comme par autant d’armes que vous leur fournissez contre vous-mêmes, triompheront tôt ou tard de votre cœur. Quand une jeunesse plus facile au mal qu’au bien, fréquente ces lieux dangereux où tout sollicite au péché, elle ne tarde guéres à s’y laisser corrompre. Comme un salpêtre qui prend feu à la moindre étincelle, elle se porte avec ardeur à des désordres quelle n’entend qualifier que d’agréable servitude, que d’aimables chaînes, que de doux martyre ; & le démon, comme un troisiéme ennemi, le plus artificieux de tous, ne tarde guéres à achever par ses secrets enchantement ce que le monde, la chair & les passions lui ont préparé de victoires. Tels sont les fruits de malédiction que portent partout ces indignes spectacles, & les péchés que l’on commet seulement pour en aimer le peril.

 

Croix adorable de mon Sauveur, c’est donc vous seule qui êtes un spectacle d’édification à toute l’Eglise, le digne objet de la piété des Chrétiens, & le juste sujet de leur amour, comme vous êtes le modéle parfait sur lequel ils doivent se former. C’est vous seule qui méritez leur attention la plus sérieuse ; puisqu’en vous méditant, nous trouvons en vous des leçons admirables de toutes les vertus. C’est entre vos bras & dans vos opprobres, que Jesus-Christ comme un céleste Docteur est venu enseigner l’humilité aux hommes, pour parvenir à de véritables honneurs : c’est par vos douleurs qu’on leur apprend le moyen de mériter de vraies délices & de goûter au Ciel les douceurs d’un éternel repos ; & vous êtes le théatre sur lequel s’est éxécutée cette sanglante, mais heureuse tragédie d’un Homme-Dieu mourant pour le salut du monde. A Dieu ne plaise donc que nous cherchions à nous glorifier en d’autre chose qu’en vous, par qui le monde est crucifié pour nous, comme nous sommes crucifiés pour le monde. C’est de vous seule que nous apprendrons la vraie sagesse, qui consiste à préférer la pénitence aux plaisirs trompeurs du monde, à sacrifier les honneurs passagers de la terre à la gloire du Ciel qui, ne passera jamais. Le monde jusqu’ici n’a été pour nous qu’une école d’iniquité ; & pour avoir voulu le suivre, nous nous sommes misérablement égarés. Nous renonçons à ses maximes pour toujours, & nous embrassons les vôtres. Qu’il dise tout ce qu’il voudra, ce monde insensé ; qu’il se raille de notre singularité dans une conduite opposée à la sienne, nous en ferons peu de cas, & sa coutume ne sera plus notre régle. Qu’il aime les spectacles de vanité, qui l’amusent sans le satisfaire, & qui le corrompent en le divertissant ; nous les fuirons comme des lieux de contagion & de scandale. Qu’il coure au précipice, nous l’y laisserons courir, puisque nous ne pouvons l’empécher ; mais nous ne l’y suivrons pas. Nous ne voulons plus d’autre spectacle que vous, ô Croix mille fois aimable ; parceque vous êtes le glorieux instrument de notre rédemption ; & qu’ayant été rachetés par vous, ce n’est que par vous aussi que nous pouvons parvenir à la béatitude éternelle. Amen.