(1768) Observations sur la nécessité de la réforme du Théatre [Des Causes du bonheur public] «  Observations sur la nécessité de la réforme du Théâtre. » pp. 367-379
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(1768) Observations sur la nécessité de la réforme du Théatre [Des Causes du bonheur public] «  Observations sur la nécessité de la réforme du Théâtre. » pp. 367-379

Observations sur la nécessité de la réforme du Théâtre.

En proposant la réforme du Théâtre, je ne fais que marcher sur les traces d’hommes recommendables qui l’ont proposée avant moi ; ou plutôt tout citoyen vertueux la demande au fond de son cœur. Ne perdons point de vue l’origine & le but de cette institution, même chez les Païens ; & en rougissant, nous y trouverons la condamnation des abus & des vices que nous avons introduits sur la Scene. La Poësie dramatique & lyrique prit sa source dans la Religion. Les Philosophes & les Théologiens du Paganisme, dit un célèbre Auteur(b), voyant la passion que les Peuples avoient pour les Spectacles, donnerent des instructions déguisées, sous l’appas du plaisir. Voilà la premiere origine des Théâtres. Suivons cet Auteur : Le Spectacle, il entend sur-tout la Tragédie, est le plus utile & le plus nécessaire de tous les divertissements*. Marchons sur les traces des Grecs qui avoient en si grand honneur les Spectacles, qu’ils les regardoient comme une partie essentielle de l’administration publique. Un Magistrat étoit préposé sur la Scene**. Ces Grecs donnoient aux passions un caractere d’effroi & de terreur qui les rendoit odieuses, & qui écartoit les Spectateurs loin des écœuils. La Tragédie a bien plus de force que la Musique, à laquelle le fameux Polybe attribuoit d’avoir adouci les mœurs des Arcadiens, & d’avoir rendu ce Peuple plus religieux envers les Dieux***. Les Romains avoient la même estime & la même idée du Théâtre ; ils reconnoissoient sa puissante influence sur les mœurs.

Nos Auteurs sans doute se font gloire de suivre les regles prescrites par le célebre Philosophe Grec ; or s’ils les suivent, la vertu doit reprendre tous ses droits. Un Auteur estimable l’a montré dans un Ouvrage composé à ce sujet. Il a fait voir comment la Scene seroit l’école des mœurs. Le Spectacle, dit l’Abbé d’Aubignac*, est une secrette instruction des choses les plus utiles & les plus difficiles à persuader. Il fournit des leçons à la Morale ; enfin il participe à la politique & au gouvernement de l’Etat. Aussi cet Auteur prédisoit-il dès-lors la chûte des mœurs, en voyant la liberté qui s’introduisoit au Théâtre.**.

Les Censeurs à Rome pour conserver les mœurs avoient demandé les Spectacles. C’est un puissant remede, disoit le savant Scaliger, contre l’oisiveté, source de tant de vices. Le pieux & sensible Fénelon occupé sans cesse du bien de l’humanité. proposoit la réforme du Théâtre à cette célebre Compagnie faite pour imprimer le sceau de son génie à la Nation***. Je rapporterai son témoignage à la fin. Je n’ai pas besoin de rappeller ici le discours du célebre Pere Porée. Cet austere & pieux Religieux soutint que le Théâtre par lui-même étoit une école de mœurs, & que s’il ne l’étoit point, c’étoit par notre faute ****. De la maniere que nous nous sommes exprimés, on voit que nous n’adoptons pas ses principes dans toute leur étendue. Il agita aussi la question délicate de la danse, & la permit avec des modifications ; celle des hommes ne peut faire aucune difficulté, mais les danses des femmes seroient dangereuses, on ne sauroit en admettre d’aucune sorte. Au reste la vertu inspireroit peut-être à nos beaux génies les moyens de concilier le goût de la Nation & les mœurs.

Ceux qui songeront de plus en plus à l’influence des mœurs sur la politique, sentiront la nécessité de rendre le Théâtre plus vertueux. S’il le devenoit, toutes les passions pourroient s’y montrer à découvert ; une seule en seroit bannie ; car même l’extrême circonspection avec laquelle on la présenteroit ne seroit peut-être qu’un piége de plus pour perdre les cœurs innocents. Les Grecs ne la produisoient point sur la Scene, ou ils le faisoient rarement. Eschille ne l’a jamais montrée aux Spectateurs. Sophocles ne l’a introduite qu’une seule fois. Quels exemples ! Et qu’ils sont capables de faire impression sur nos esprits !

Génies sublimes, si vous ne cédez point à nos vœux, que vous appelliez toujours ce funeste amour sur la Scene, au moins soyez chastes & austeres en le peignant. Montrez-le toujours dans le fond du précipice, jamais au-dessus, il entraîneroit avec lui. Cette passion, si j’ose le dire, doit être représentée avec ce caractere rude & farouche qui inspire la terreur, & jamais l’attendrissement. Offrez en quelque sorte un cœur que cette passion a blessé, au milieu des rochers escarpés, déchiré par le vautour. Craignez lorsque le dangereux Auteur de Phedre, d’Andromaque, de Titus, vous montre l’amour comme sous des berceaux de fleurs, sortant du fond des cœurs avec des soupirs attendrissants, des larmes & toutes les marques de sa victoire. Vous n’éviterez pas le piége qui vous est tendu.

Il me semble qu’on peut ajouter pour la réformation du Théâtre des raisons puissantes. Il faut que nos Souverains se montrent à leur Peuple ; donnez des spectacles auxquels ils puissent assister sans danger, & où le Sage puisse avouer le Roi. Que la Religion ne soit pas forcée d’accuser le Monarque de la même infidélité que les Sujets. Les Sujets à leur tour ont besoin de délassement. Les cercles des différentes Sociétés ne suffisent point. Il y regne ordinairement trop de frivolité, ou aumoins d’uniformité ; & le retour éternel des objets entraîne bientôt l’ennui ; on trouveroit ici un divertissement honnête. Le célebre Richelieu vouloit donner au Théâtre une forme qui le rendit propre à être un amusement utile & exempt de dangers*.

Quelle ressource cette Capitale par exemple offre-t-elle au Citoyen timoré & délicat sur le choix des plaisirs ? Quels moyens, au moins capables de fixer l’attention & le goût, présente-t-elle à une mere vertueuse qui veut procurer un délassement convenable à cette fille jeune & décente qu’elle éleve à ses côtés ? Quels amusements ont ces étrangers, ces hommes de toutes les Nations qui abordent dans vos murs ? Renfermés dans un cercle étroit d’amis généreux, ils n’ont que la distraction du Théâtre ; & souvent quel écœuil pour leur vertu ! Un Théâtre où après avoir puisé nos passions nationales, & les ajoutant à celles de leur propre cœur, ils vont se précipiter dans l’abîme du luxe, du faste, enfin dans le désordre le plus déplorable & le plus déplorable & le plus ruineux. Le faux Politique n’y voit qu’un or dont il prétend que l’Etat s’enrichit ; mais les vices que cet étranger rapporte dans sa patrie, croyez-vous qu’ils ne reflueront pas un jour sur vous, sur votre commerce, sur vos alliances, sur vos guerres ? Les mœurs des différents Peuples sont comme les mers, qui communiquent toutes ensemble ou par des abîmes souterrains, ou sur la surface de la Terre, par des lacs, des détroits, & des fleuves. Cet objet est donc un des plus importants pour la politique.

Vous avez eu des Spectacles méchaniques dont l’agrément uni à la décence a fixé la curiosité universelle(a). Pourquoi ne pas renouveller ces Spectacles ? ou bien, si vous l’aimez mieux, pourquoi ne pas placer l’intérêt de vos Théâtres dans l’amour de la vertu, de la patrie & de nos Rois. Le dévouement des héros de Calais a remué tous les cœurs de la Nation.

Je me suis plus arrêté à la Tragédie qu’à la Comédie, parce qu’il me semble que le goût de la Nation & des Auteurs est tourné presque totalement au Tragique. J’aurois pu montrer que la Comédie dans son origine, sur-tout chez les Grecs, n’avoit eu en vue que la réforme des mœurs. La critique y étoit présentée d’une maniere générale pour ne blesser aucun Citoyen ; ayant dégénéré en différents temps, la République la rétablit toujours dans son premier état de pureté. A Rome, Cicéron & Pline le jeune nous assurent en parlant des Comédies de Roscius & de Virginius, qu’elles étoient très-pures & très-chastes. Nous sommes même forcés de dire contre le sentiment d’un Auteur très-vertueux*, que les Comédies appellées Atellanes furent très-honnêtes dans leur origine. Tite-Live le dit expressement**. « La Jeunesse de Rome ne souffrit point que ce genre de Comédie fût souillé par les Acteurs publics. » Juventus ab histrionibus pollui non Passa est. L’Historien de Rome parlant encore un peu plus bas de l’origine de ces Spectacles, dit qu’elle fut pure, mais qu’ils étoient déchus ; & que le désordre étoit presque monté jusq’uà la folie. Ab sano initio in insaniam vix tolerabilem *. Vossius** & Crévier raportent la même chose***. Ce dernier dit que la modestie & la candeur caractérisoient ces premiers Spectacles ; Jocis modestis & ingenuis commendabantur ****. Cependant comme la corruption infecta bientôt le Théâtre de Rome, nous n’offrirons point les Romains comme des modeles. Mais la chûte de cet Empire préparée peut-être par cette cause, n’a-t-elle pas bien vengé les bonnes mœursa ?

Certains Lecteurs pourront s’intéresser à quelques traits que je vais ajouter. La question du Théâtre a beaucoup exercé les Écrivains. On a cité en faveur du spectacle S. Thomas*****. Il est vrai que ce célebre Docteur dit que la Comédie est licite en elle-même  ; mais on sait que le Théâtre de son temps* ne ressembloit en aucune maniere au nôtre**. Sur-tout la passion de l’amour ne faisoit pas la base des drames informes d’alors ; or c’est cet amour que nous combattons. On cite aussi S. Antonin***. Mais ce pieux Théologien, Evêque de Florence, qui vivoit au commencement du XVe siecle, ne peut pas non plus servir à décider cette question relativement à nos mœurs****. D’ailleurs le Théâtre Italien n’est pas du même caractere que le nôtre.

Cette matiere a fort occupé les Auteurs de la fin du dernier siecle & ceux du commencement de celui-ci. Il seroit aussi inutile que difficile de parler de tous, de rapporter leurs opinions & leurs disputes. On a fait un volume du seul Catalogue de ces Auteurs*****. La plupart ont considéré le Théâtre dans son état de relâchement & de licence. Bossuet a combattu fortement les Spectacles, en réfutant la fameuse Lettre attribuée au Pere Caffaro Théatin, & désavouée par ce Religieux. Le Prélat s’éleve contre les chants passionnés de Lulli, contre les dangers de représenter, même l’amour légitime à cause des circonstances qui l’accompagnent, contre les scandales mêlés aux représentations du Théâtre ; il ramene à son opinion les Peres, les Philosophes anciens, Platon, & même le Philosophe Grec ; enfin il combat la Comédie par la vie sérieuse que commande l’esprit de la Religion. Telle est la doctrine du célebre Evêque de Meaux*. On sent combien une telle autorité doit être respectée ; mais si ce divertissement étoit pur & innocent, il ne mériteroit plus une telle censure ; car si le principe de la vie sérieuse que commande la Religion, étoit porté trop loin, contre la pensée de Bossuet lui-même, il excluroit les plaisirs les plus innocents.

Nicole a traité le même Sujet, & de la même maniere. Il a combattu la Comédie par les dangers de l’amour, même légitime, par les occasions de tentation & de chûte. Il ajoute qu’on croit faussement n’être pas amolli par les Spectacles ; que les Auteurs tendent des piéges à la candeur ; enfin que l’esprit sérieux & mortifié de la Religion n’est pas compatible avec les jeux du Théâtre ; telle est la substance de son Traité**.

Je ne m’arrête point à l’Ouvrage du Prince de Conti, il défend le même sentiment*. Il a ajouté à la suite de son Traité, la Tradition de l’Église & des Peres, en suivant chaque siecle jusqu’au 12e. Voy. aussi le P. le Brun, fort ennemi des Spectacles**. On trouve dans l’ouvrage de cet Écrivain beaucoup d’érudition sacrée & profane, & les mêmes raisonnements que dans les Auteurs précédents.

Je ne puis mieux terminer ces observations qu’en rappellant le témoignage de l’illustre Fénelon.

Je dois d’abord, disoit-il à MM. de l’Académie Françoise, déclarer que je ne souhaite point qu’on perfectionne les Spectacles où l’on ne représente les passions corrompues que pour les allumer… Il ajoute : il me semble qu’on pourroit donner aux Tragédies une merveilleuse force, suivant les idées très-philosophiques de l’Antiquité, sans y mêler cet amour volage & déréglé qui fait tant de ravages ***. Fénelon ne paroît pas exclure l’autre amour ; il semble ne pas le désapprouver dans Térence ; il parle ensuite de la Phédre de Racine ; ce Tragique, dit-il, a fait un double spectacle en joignant à Phédre furieuse, Hippolite soupirant contre son vrai caractere. Il falloit laisser Phédre toute seule dans sa fureur ****.

Voici un nouveau trait de l’illustre Archevêque, qui nous rappelle une anecdote intéressante. M. Racine, dit-il, avoit formé le plan d’une Tragédie Françoise d’Œdipe, suivant le goût de Sophocle, sans y mêler aucune intrigue postiche d’amour, & suivant la simplicité Grecque. Un tel Spectacle, ajoute-t-il, pourroit être très-curieux, très-vif, très-rapide, très-intéressant. Il ne seroit point applaudi, mais il saisiroit ; il feroit répandre des larmes ; il ne laisseroit pas respirer ; il inspireroit l’amour des vertus & l’horreur des crimes ; (remarquez ce qui suit) il entreroit fort dans le dessein des meilleures loix ; la Religion même la plus pure n’en seroit point alarmée ; on n’en retrancheroit que de faux ornements qui blessent les regles du goût. *. Il seroit à souhaiter que M. de Fénelon eût développé davantage dans sa lettre, le fond de son sentiment sur le caractere qu’on auroit pu donner à l’amour. Il savoit mieux que personne jusqu’à quel point un cœur pouvoit être sensible sans danger.

Il parut dans le Mercure d’Avril 1726 un Mémoire sur le même Sujet. L’Auteur s’y montre très-bon patriote, & fait voir comment le Spectacle peut devenir une école utile à l’État & aux bonnes mœurs**. Cet écrit est modélé sur le projet de l’Abbé d’Aubignac.

Si les Chefs vouloient s’occuper sérieusement de cette réformation assez facile, desirée par tous les hommes de bien, aussi avantageuse au gouvernement qu’à la Religion, il deviendroit superflus d’écrire davantage sur cette matiere.

Il semble par quelques Piéces mises sur les différens Théâtres de la Capitale dans ces dernieres années, que des Auteurs amis de la vertu veuillent annoblir la Scene, faire tourner le goût de la Nation du côté des objets que nous avons indiqués, enfin convertir le Spectacle en une École de mœurs, d’humanité, de sensibilité, de bienfaisance. Des Spectateurs préparés par de si beaux sentiments, se soumettront peut-être sans peine aux regles séveres que les mœurs imposent.