(1761) Les spectacles [Querelles littéraires, II, 4] « Les spectacles. » pp. 394-420
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(1761) Les spectacles [Querelles littéraires, II, 4] « Les spectacles. » pp. 394-420

Les spectacles.

S ont-ils bons ou mauvais de leur nature ? Question agitée dans tous les temps, & sur laquelle on écrit encore pour & contre. Les philosophes du siècle n’ont pu la faire terminer en leur faveur.

Pour être au fait de la contrariété des opinions sur ce point, il suffit de remonter à la fameuse lettre du père Caffaro, théatin. Cette lettre est une réponse au poëte Boursault, qui eut du scrupule d’avoir travaillé pour le théâtre, & qui consulta ce religieux.

On sçait que Racine fut déchiré des mêmes remords, &, qu’après s’être retranché à ne composer que des tragédies saintes, il abjura totalement le théâtre, & se retira à Port-royal pour y expier, dans les larmes, l’abus qu’il croyoit avoir fait de ses talens. On sçait encore combien Quinault se repentit de n’avoir pas fait des siens un autre emploi que celui auquel il doit toute sa gloire. Si ces deux poëtes immortels, d’une analogie si frappante pour le caractère de leur esprit & la délicatesse de leur conscience, eussent déposé leurs scrupules dans le sein d’un casuiste, tel que le P. Caffaro, ils n’eussent jamais abandonné le théâtre.

Ce religieux en fait hautement l’apologie dans sa lettre. Il a le courage de s’élever au-dessus des préjugés de son état, & de dire librement ce qu’il pense. Il parle de ce ton de force & de véhémence qu’il n’appartient qu’aux gens persuadés d’avoir.

La proposition générale qu’il tâche d’établir est celle-ci : « Les comédies, de leur nature & prises en elles-mêmes, indépendamment de toute circonstance bonne ou mauvaise, doivent être mises au nombre des choses indifférentes. » Il tire ses autorités, i°. des pères ; 2°. de l’écriture ; 3°. du raisonnement.

S. Thomas d’Aquin, sur la représentation d’une farce de quelques misérables histrions, sentit combien leur art pouvoit être utile, & décida qu’il y avoit de l’injustice à le condamner sans restriction : S. François de Sales étoit du même avis. A Milan on jouoit la comédie du temps de S. Charles Borromée, sans que ce digne archevêque s’en formalisât : il la permit par une ordonnance de 1583. La seule condition qu’il imposa, fut que les pièces seroient soumises à l’examen.

L’écriture est encore favorable au Théatin. Elle n’a rien tant en recommendation que les jeux, les danses, les spectacles. Elle fait un mérite à quelques-uns de ses plus saints personnages d’avoir dansé au son du tambour. Chez elle tout est fête, appareil, magnificence. Quand on veut comprendre les comédies dans les anathêmes qu’elle prononce contre le jeu, le vin, la table, la parure, les tableaux, le luxe, c’est qu’on ne réfléchit pas que ces anathêmes tombent moins sur ces choses là, que sur l’abus qu’on peut en faire. La décence de notre théâtre est mise en opposition avec le cynisme, auquel se sont livrés quelquefois les Romains sur le leur. Valère Maxime rapporte que des femmes nues jouèrent dans une pièce où l’infâme Héliogabale représentoit Vénus, & dans laquelle il surpassa l’impudence du plus effronté satyre.

Le P. Caffaro passe au raisonnement. Aucun de ceux qu’on fait contre les spectacles ne lui paroît fondé. Le théâtre, dit-on, est défendu, & sans doute qu’il mérite de l’être. Son but est d’exciter les passions, & de jetter l’ame dans un état violent, & les comédiens sont flétris.

La comédie est défendue ; mais, répond le Théatin, c’est précisément donner en preuve l’état de la question. La comédie n’est, ni ne sçauroit être prohibée par elle-même. On défend les choses parce qu’elles sont mauvaises, & les choses ne sont point mauvaises en elles-mêmes, parce qu’elles sont défendues.

Le propre de la comédie est, dit-on, d’exciter les passions ; mais les excite-t-elle en effet ? Ceux qui la fréquentent sont ils pires que ceux qui ne la connoissent pas ? le P. Caffaro n’en croit rien. Il a remarqué au tribunal de la pénitence que ces derniers, que les pauvres étoient aussi sujets que les autres à la colère, à la vengeance, à l’ambition & à la débauche : il n’est rien de si bon & de si salutaire dont on ne puisse abuser. Promenades, sociétés, festins, livres, bonnes œuvres, sermons, tout peut être une occasion de chute & de crime. « Faut-il, disoit le sage Licurgue, arracher toutes les vignes, parce qu’il se trouve des hommes qui font des excès de vin ? » Les comédiens sont flétris. Mais, si du moment qu’on joue la comédie on doit être réputé infâme, tant de rois, tant de princes, tant de magistrats, tant de prêtres, tant de religieux qui l’ont jouée, ou qui la jouent le seront aussi. D’où vient en fait-on représenter aux jeunes gens dans plusieurs collèges ? On a vu des religieuses, à Rome, exécuter elles-mêmes la pièce de George Dandin, en présence de beaucoup de gens qui en furent très-satisfaits. La crainte d’encourir la peine d’infamie ne devroit-elle pas faire détester tout ce qui peut avoir rapport à un acteur ou une actrice ? car il n’importe pas qu’on joue par amusement ou pour gagner sa vie : si la chose est mauvaise en soi, elle l’est par rapport à tout le monde.

Les comédiens sont flétris ; mais dans quel temps l’ont-ils été ? Dans celui où ils jouoient réellement des pièces infâmes, dans celui où il falloit si peu de chose pour être couvert d’opprobre, où un soldat l’étoit pour avoir manqué de bravoure, une veuve pour s’être remariée avant l’année de son veuvage, un marchand pour faire profession de vendre du vin, un médecin pour remplir les devoirs de son état. La médecine en corps a été réputée infâme, & chassée de Rome. Qu’on sçache donc distinguer les temps & les personnes ? d’indignes bateleurs avec d’honnêtes gens, dont la fonction exige, pour y exceller, de la figure, de la dignité, de la voix, de la mémoire, du geste, de l’ame, de l’esprit, de la connoissance des mœurs & des caractères ; en un mot, un grand nombre de qualités que la nature réunit si rarement dans une même personne, qu’on compte plus d’excellens auteurs, que d’excellens comédiens.

Ils sont à plaindre sans doute d’avoir été traités durement par quelques-unes de nos loix, par les rituels, par les canons de quelques conciles. Les droits communs à tous les hommes devroient-ils être refusés à des hommes entretenus par le roi, dévoués à l’amusement, à l’instruction, à la gloire de la nation, & devenus même, par le luxe des riches, une ressource pour les pauvres ?

S’ils étoient aussi dangereux qu’on le prétend, inviteroit-on au coin des rues à les aller voir ? Qu’on affichât les mauvais lieux, avec quelle promptitude la police séviroit ! Mais ici les gens en place se taisent, ou approuvent & autorisent, par leur exemple, la comédie ; princes, magistrats, évêques. Si ces derniers n’y vont pas à la ville, ils s’y trouvent du moins à la cour.

Tant de raisons persuadent au P. Caffaro que les spectacles n’ont rien que d’honnête, & qu’il faut de la variété dans les amusemens, comme il y en a parmi les esprits & les caractères.

Notre religieux philosophe veut seulement qu’on ait égard à trois choses, qui sont encore plus de bienséance que d’obligation, aux temps, aux lieux, aux personnes. Aux temps, pour qu’on ne joue pas toute l’année, & à toute heure comme autrefois, & qu’on aille seulement aux spectacles au sortir de l’office divin ; attention toujours gardée par les comédiens, qui ne jouent qu’entre cinq ou six heures, & qui donnent relâche au théâtre à la fin du carême, & à toutes les grandes fêtes de l’année. Aux lieux, pour qu’on ne fasse pas de nos églises des salles de spectacle, comme il n’arrive que trop souvent dans de certaines maisons de religieux, & de religieuses. Aux personnes, pour que celles qui sont constituées en dignité, ou d’une profession comptable au public de leurs momens, n’aillent pas tous les jours à la comédie.

Les étrangers, qui viennent à Paris, sont fort étonnés de voir des écclésiastiques à la comédie & à l’opéra : ceux de Londres ne paroissent jamais aux spectacles. En récompense, ils passent leur vie au cabaret, à y boire de la biere, du ponche, ou de l’eau de vie : il y a même des vicaires de paroisse, en Angleterre, qui tiennent des guinguettes, & qui y jouent du violon pour amuser les buveurs.

L’apologiste du théâtre termine sa lettre par cette réflexion : « D’autres que vous me feront peut-être un crime d’avoir suivi l’opinion la plus favorable, & m’appelleront casuiste relâché, parce qu’aujourd’hui c’est la mode d’enseigner une morale austère, & de ne la pas pratiquer : mais je vous jure, monsieur, que je ne me suis pas arrêté à la douceur, ou à la rigueur de l’opinion, mais uniquement à la vérité. »

Un prêtre, un religieux, qui entreprend de laver le théâtre de son ancien opprobre, étoit capable de rassurer bien des consciences : mais le P. Le Brun, de l’Oratoire, vint les allarmer ; il réfuta le P. Caffaro.

L’Oratorien traita le Théatin de faux frère, de prévaricateur, de ministre traître à son dieu & aux hommes, auxquels il applanissoit le chemin de perdition.

Ce même P. Le Brun, si connu par son livre critique des Pratiques superstitieuses, livre où il se donne pour une ame peu commune, étoit superstitieux comme un autre : on a dit que c’étoit un médecin malade lui-même.

Tous ses raisonnemens contre la comédie tombent, selon ceux qui la défendent, sur celle d’autrefois. Il ne rapproche point les anciennes pièces des nouvelles ; il n’examine point si ce qu’on dit des unes peut s’appliquer aux autres ; si les farces qu’on représentoit sous les empereurs payens, & contre lesquelles les pères de l’église lançoient tant d’anathêmes, ont quelque chose de commun avec nos pièces régulières ; si les changemens arrivés à nos mœurs n’ont pas amené ceux du théâtre. Point de justesse ni d’exactitude dans cet écrivain ; point de réflexion lumineuse, aucune connoissance du monde, beaucoup d’érudition mais peu de philosophie.

Quand il porte une vue générale sur la comédie ancienne & moderne, il trouve la différence à notre désavantage. Plaute, Térence, Aristophane, lui paroissent plus retenus qu’aucun de nos comiques. C’est qu’il ne se représente que de bas & de pitoyables farceurs de parades. Il ne songe point à Molière, à Dancour, à Montfleuri, qui jouoient eux-mêmes leurs pièces, & qui étoient aussi supérieurs la plume à la main, que sur le théâtre.

Il revient continuellement à la sévérité des loix impériales. Mais l’empereur Justin ne s’en relâcha-t il point dans la suite ? Ne permit-il pas aux comédiens de s’allier avec d’honnêtes familles ? Ces loix, ainsi que celles de Charlemagne, peuvent-elles avoir la même force depuis la déclaration de Louis XIII, du 16 Avril 1641*. Puisque le P. Le Brun s’établissoit juge du Procès des comédiens avec un certain public, il auroit bien fait de rapporter ce qui leur est favorable.

M. de Voltaire dit qu’un jour nos neveux, en voyant l’impertinent ouvrage de cet oratorien contre l’art des Sophocles & les œuvres de nos grands hommes imprimés en même-temps, s’écrieront : « Est-il possible que les François aient pu ainsi se contredire, & que la plus absurde barbarie ait levé si orgueilleusement la tête contre les plus belles productions de l’esprit humain ? »

Quoi qu’il en soit, le P. Le Brun resta maître du champ de bataille. L’archevêque de Paris, Noailles, exigea du P. Caffaro une rétraction authentique.

Le prince de Conti, en 1666, avoit également attaqué les spectacles. Il discuta cette matière en théologien, & les deux religieux l’ont traitée en gens de lettres. S’ils l’eussent envisagée autrement, je n’aurois point parlé d’eux. La théologie n’est pas de mon ressort. Je laisse aux Bossuet, aux Fénélon, le soin d’écraser sous les armes de la leur, sous le poids de leur autorité épiscopale, tous les sophismes en faveur des spectacles. Suivons le fil de la querelle.

Un abbé, peu connu, mais d’un zèle extrême, crut qu’il viendroit facilement à bout de la terminer. Dans cette idée, il donna au public les raisons qu’il avoit de condamner la comédie, & de vouloir en dégoûter les autres : mais ces raisons étoient ridicules. Aussi fit-on sur lui cette épigramme :

      Messire Laurent P....tier
      Qui ne put être bachelier,
Parce qu’il fut trouvé rossignol d’Arcadie,
      Ces jours passés, un livre a fait,
      Qui condamne la comédie,
      Dont il seroit un beau sujet.

Riccoboni a traité son art plus mal encore que La Mothe n’a traité celui des vers. Le talent d’acteur & d’auteur de comédie lui paroît celui d’un homme abominable. Il n’approuve que les drames de collège. « Ce ne sont pas, dit-il, les pièces de cette espèce que je propose de réformer, mais c’est, à l’exemple de celles-ci, que je voudrois qu’on réformât les autres. » Quelle idée ! quel goût ! Il dit, dans un autre endroit : « Je proteste que, depuis la première année que j’ai monté sur le théâtre, il y a déjà plus de cinquante ans, je l’ai toujours envisagé du mauvais côté, & que je n’ai jamais cessé de desirer l’occasion de pouvoir le quitter. »

Le P. Porée, traitant la question des spectacles, soutient qu’ils pourroient être une école de vertu ; mais il ajoute en même-temps que, par notre faute, ils ne sont que l’école du vice.

Cet écrivain, moins recommandable encore par la supériorité de ses talens que par la pureté de ses mœurs, composoit, toutes les années, des tragédies & des comédies pour les exercices accoutumés de sa classe. Il étoit quelquefois touché jusqu’aux larmes, en considérant le bien qu’on pourroit retirer du théâtre, & les maux ordinaires qui en résultent.

L’auteur de Didon se déclare aussi pour le théâtre, mais pour un théâtre plus décent, plus réservé encore que le nôtre. Il trouve surtout qu’il y auroit une réforme à faire dans les comédies. Celles de Dancourt, de Le Grand, de Régnard & de Molière, sont trop libres quelquefois, & même obscènes. Un écrivain Anglois, pour remédier à l’extrême licence des comiques de sa nation, est d’avis qu’on y établisse des censeurs éclairés & vertueux qui repassent sur les pièces tant anciennes que nouvelles, & n’y laissent rien de grossier, rien d’équivoque, rien qui puisse offenser la pudeur. Ce plan, dit M. Le Franc, proposé à Londres, devroit s’exécuter à Paris. C’est ainsi que cet auteur, qui posséde si bien son art, mais que son art n’aveugle point, sçait réunir les intérêts de l’homme de lettres, du philosophe & du chrétien.

Le père du Méchant & de Sidney ne veut point qu’il y ait, avec le ciel, de pareils accommodemens. Mais sa déclamation contre les spectacles a moins paru le langage du remords, que celui de l’amour-propre. Quelques-uns ont ri de cette démarche, & d’autres en ont empoisonné le motif. Le plus grand nombre a trouvé trop de faste dans cette amende-honorable, faite à la religion. Le silence eut mieux convenu que tant d’éclat & que cette abjuration solemnelle. Il est triste que M. Gresset prive la scène des caractères qu’on s’attendoit d’y voir, de la peinture vive & saillante, de plusieurs ridicules de la société.

M. de Voltaire, en parlant de la comédie & des comédiens, n’a point traité pleinement le fond de la question ; il s’est étendu sur l’historique. Il a montré combien nous sommes inconséquens à leur égard. En France, ils sont excommuniés, & la sépulture chrétienne leur est refusée, s’ils n’ont pas, avant la mort, renoncé à leur profession. A Rome, il n’en est pas de même. Alexandre, César, Brutus, Athalie, Zaïre & Arlequin sont réprouvés chez nous ; & les peintres, les statuaires ne le sont pas. La Vénus du Titien & celle du Corrège, qui sont toutes nues, offensent-elles moins notre jeunesse modeste, que le jeu de nos acteurs ? On fait, sur eux, l’exemple qu’on faisoit autrefois sur les sorciers, sur beaucoup de rois & d’empereurs. Le Flamen ne se doutoit pas que l’art de Térence fut celui de Locuste.

Après tous ces ridicules, jettés sur la nation, M. de Voltaire ajoute qu’elle s’en fût sauvée ; que le théâtre se seroit relevé de son premier état d’infamie, sans les déclamations éternelles des Calvinistes & des Jansénistes. Telle bourgade protestante, en Suisse, a été cent cinquante ans sans souffrir un violon chez elle. Tel directeur Janséniste veut que, pour danser, on substitue aux violons des castagnettes. Les catholiques, au contraire, ont toujours beaucoup aimé la comédie. Combien de prêtres eux-mêmes ont-ils travaillé pour elle ? Léon X est le restaurateur de la bonne comédie en Europe. Richelieu a fait bâtir la salle du palais royal ; Mazarin a eu les mêmes goûts. Il y avoit toujours aux spectacles de la cour, un banc qu’on nommoit le banc des évêques. Le cardinal de Fleuri, n’étant encore qu’évêque, fut pressé de faire revivre cette coutume. Rien n’est omis, dans les Réflexions sur la police des spectacles, de tout ce qui peut les mettre en honneur.

En 1756, un avocat, ou soit disant tel, a écrit contr’eux ; & quelles raisons a-t-il de les condamner ? Pas d’autres que les suivantes. C’est qu’on va moins à la comédie, pour connoître une jolie pièce, que pour y voir de jolies actrices ; que, touché de leur beauté, on est nécessairement malheureux, tout le monde ne pouvant pas être les premiers favoris de Mars ou de Plutus. C’est qu’on n’y puise que le persifflage, la dissipation & la licence ; que les hommes apprennent à y devenir des sybarites ou des scélérats, & les femmes de petites maitresses ou des mégères. C’est qu’on ne la souffre dans un état policé, que par le même esprit qu’on y tolère les lieux de débauche. C’est que, plus elle est licencieuse, plus aussi on la goûte ; témoin la préférence que tant de personnes donnent aux comédiens Italiens, ou même aux acteurs de l’opéra comique, sur les comédiens François. C’est qu’on n’a que faire de théâtre, pendant que le monde en est un assez grand lui-même, & rempli de toutes sortes d’originaux. C’est que la règle* est au-dessus des mauvais exemples de quelques ecclésiastiques. Peu de ceux même qui vont à la comédie, signeroient qu’ils l’approuvent. Enfin, au lieu d’éteindre, elle fomente d’ordinaire les passions, « les agréables impostures de cette partie animale & déréglée, qui est la source de toutes nos foiblesses », Quelle éloquence pour un avocat ! Mais son zèle est louable. Le dernier effort qu’un de ses confrères a fait en faveur de la comédie & de la profession de comédien, à la sollicitation, dit-on, de mademoiselle Clai…, a été réprimé avec la plus grande rigueur. Cet accord des magistrats, avec tant de casuistes, peut donner lieu à des réflexions sérieuses. On a vu que l’état de comédien n’est pas plus autorisé en France, par la législation, que par la religion.

Mais passons sur tous ces écrits polémiques. Arrêtons-nous à un seul, dans lequel tout porte l’empreinte du génie de l’auteur. Le panégyriste de l’ignorance & des brutes a du être le censeur de l’école de la politesse & du goût. Il se plaint de n’être plus, de ne présenter que l’ombre de lui-même au lecteur : mais c’est toujours le même écrivain ; c’est toujours la même abondance, la même simplicité, la même vigueur, la même précision & la même harmonie de stile. De tous les livres qu’il a donnés, celui-ci est presque le seul qui contienne des vérités utiles & pratiques.

M. d’Alembert a proposé aux Génevois d’avoir un théâtre de comédie. « Voilà, dit M. Rousseau, le conseil le plus dangereux qu’on pût donner, du moins tel est mon sentiment, & mes raisons sont dans cet écrit. »

Quoique ces raisons semblent ne devoir convenir qu’à la constitution de Genève, elles sont pourtant exposées très-souvent d’une manière générale. On voit qu’il ne s’explique qu’à demi ; qu’il craint d’ajouter à la fermentation qu’il a déjà causée ; & que, dans le fond de l’ame, il ne voudroit de théâtre nulle part.

Pour les sapper tous par les fondemens, il commence par invectiver contre la tragédie. Il se moque de la pitié & de la terreur qui en sont les ressorts. Il ne conçoit pas qu’on doive purger les passions, en les excitant. « Seroit-ce que pour devenir tempérant & sage, il faut commencer par être furieux & fou. »

Il voit plutôt le contraire : il voit que la peinture qu’on fait d’elles les rend préférables à la vertu ; que les plus grands scélérats jouent sur le théâtre le plus beau rôle ; qu’ils y paroissent avec tous les avantages & tout le coloris des exploits des héros ; que les Mahomet y éclipsent les Zopire, & les Catilina les Cicéron ; que de semblables portraits ne sont propres qu’à faire revivre les originaux. Voilà ce qu’il pense des tragédies, même de celles où le crime est puni : en quoi, je le trouve d’accord avec La Mothe, qui dit : « Quelque sorte que soit la leçon que puisse présenter la catastrophe qui termine la pièce, le remède est trop foible & vient trop tard. » Mais on a combattu l’idée de M. Rousseau. On lui a fait voir que l’objet du théâtre étoit mieux rempli, & que le spectacle des suites affreuses d’une passion guérissoit de cette passion même. « A Sparte, pour préserver les enfans des excès du vin, on leur faisoit voir des esclaves dans l’ivresse. L’état honteux de ces esclaves inspiroit aux enfans la crainte ou la pitié, ou l’une & l’autre en même temps ; & ces passions étoient le préservatif du vice qui les avoit fait naître. »

Les tragédies qui n’ont pas la ressource du dénoûment, sont encore plus rejettées de M. Rousseau. Atrée & Mahomet ne périssent point, donc le crime est couronné. Mais M. Rousseau ne compte-t-il pour rien les remords, ces momens affreux de désespoir dont un bon poëte accompagne les actions des scélérats ? Cromwel, sans périr sur la scène, mais toujours tourmenté par sa propre conscience, toujours environné de spectres, toujours défiant & livré à une agitation plus cruelle que la dissolution même de son être, ne seroit-il pas un sujet théâtral ?

Le citoyen de Genève appelle de ces principes au témoignage des spectateurs. Il prétend que, s’ils consultent leur cœur à la fin d’une tragédie, ils tomberont d’accord de ce qu’il avance. Je vois encore ici la marquise de Lambert favorable à ce frondeur déterminé : « On reçoit au théâtre de grandes leçons de vertu, & l’on en remporte l’impression du vice » : Telle femme y est entrée Pénélope, & en est sortie Hélène *.

Mais cet appel de M. Rousseau n’a pas été mieux reçu que tout le reste. On lui a répondu que, de quelques cas particuliers, il ne pouvoit pas tirer une preuve générale en faveur de son sentiment.

Il ne persuade pas davantage dans ce qu’il dit des comédies. Les poëtes comiques, selon lui, s’attachent uniquement à tourner la bonté & la simplicité en ridicule, à rendre les vieillards la dupe & le jouet des jeunes gens. Ils intéressent au mensonge, à la ruse, aux fourberies : ils mettent l’honneur en parole & le vice en action ; ils attirent tous les applaudissemens au personnage le plus adroit, & rarement au plus estimable. Renard tombe encore plus dans cette faute que Molière, chez qui les friponneries sont communément punies.

On contredit encore, sur tous ces points, M. Rousseau. On soutient contre lui, que la comédie préserve de beaucoup de défauts & même de vices. On répéte ce propos usé, « que Molière a plus corrigé de défauts à la cour, lui seul, que tous les prédicateurs ensemble ».

La profession des comédiens n’a pas échappé à M. Rousseau. Excommuniés ou non, il dit qu’ils sont partout méprisés, & qu’à Paris même, où ils ont plus de décence & de considération qu’ailleurs, un simple bourgeois n’oseroit fréquenter ces comédiens qu’on voit, tous les jours, à la table des grands seigneurs.

La Le Couvreur enterrée sur les bords de la Seine, & L’Olfids à Westminster à côté de Newton & des rois, forment un contraste singulier & caractérisent le génie des deux nations. Mais celui qui connoit les Anglois, dit M. Rousseau, ne trouve à cela rien d’extraordinaire : ils ont voulu honorer, dans une actrice, non le métier, mais le talent. Les comédiens médiocres ou mauvais sont autant ou plus méprisés à Londres que partout ailleurs. Le portrait qu’il trace des acteurs & des actrices les feroit bien rougir, s’il étoit ressemblant. Se reconnoissent-ils à cette peinture de leur dissipation, de leur luxe, de leurs hauteurs déplacées, de leurs intrigues, de leurs rivalités. Il ne les traite pas mieux que les habitans des caffés. Il appelle ces asyles, les refuges des fainéans & fripons du pays .

On étoit étonné de voir M. d’Alembert ne pas répondre à la satyre éloquente à laquelle il avoit donné sujet ; mais enfin il rompit le silence & défendit son opinion. Si, sur le théâtre, on a voulu quelquefois, dit-il, intéresser pour des scélérats ; c’est la faute du poëte & non du genre. Il est peu de tragédies où l’on ne trouve à s’instruire : dans Bérénice même, on apprend à vaincre la passion la plus violente. On dirigera l’amour vers une fin honnéte, lorsqu’on montrera « dans des exemples illustres, ses fureurs & ses foiblesses, pour nous en défendre ou nous en guérir ».

La comédie a le même avantage. A l’exception de quelques pièces, le théâtre de Molière est le code de la bienséance, de l’honnéteté, des bonnes mœurs. Quel prédicateur que le Misantrope ! Il est ridicule de croire « que les valets, en s’exerçant à voler adroitement sur le théâtre, s’instruisent à voler dans les maisons & dans les rues ». Les comédiennes sont peu retenues ; mais qu’on attache de la considération à leur état, & elles auront de meilleures mœurs.

M. d’Alembert renouvelle aux Génevois la proposition qu’il leur a faite d’avoir un théâtre. Il leur garantit que cet établissement ne sçauroit nuire à la constitution ni au gouvernement de leur ville, ni à l’innocence de leurs mœurs. « Ils sont assez avancés, ou, si l’on aime mieux, assez pervertis, pour pouvoir entendre Brutus & Rome sauvée, sans avoir à craindre d’en devenir pires. »

Lequel croire de M. d’Alembert ou d’un citoyen qui veut sauver sa patrie de la corruption ; qui ne lui présage qu’abomination & que malheurs, si l’on ne l’écoute ; qui eût pu s’appuyer de la raison que donne Cornelius Nepos pour marquer la différence des mœurs des Grecs & des Romains : C’est que les comédiens étoient estimés des premiers, & qu’ils étoient déshonorés chez les autres. Mais les Génevois semblent tous décidés. Ils sont très-peu reconnoissans du zèle de leur Démosthène : ils se plaignent qu’il les a mal peints, qu’il n’a crayonné que les mœurs de la populace. Tout ce qui pense chez eux, la laisse s’enivrer & fumer, & se rend en foule à la comédie à Carouge.

Les enfans de Calvin se réconcilient avec elle. Notre premier acteur eut la gloire d’en faire pleurer quelques uns à Zaïre, à Brutus, dans un voyage qu’il fit à Genève. On a, depuis, senti la barbarie de proscrire des larmes innocentes. Oui, si les spectacles sont criminels, s’ils sont les avant-coureurs de la chûte des petits états, c’est fait de ta patrie, ô vertueux Rousseau ! tout annonce qu’elle établira un théâtre chez elle. Lacédémone n’en vouloit pas, convaincue de tes principes. Si elle avoit vu seulement, à ses portes, des acteurs ; si elle y avoit vu les Sophocle & les Ménandre, elle eût pris l’allarme & cru voir déjà l’ennemi dans ses murs.