(1767) Réflexions sur le théâtre, vol 6 « Réflexions sur le théâtre, vol 6 — RÉFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE SIXIÈME. — CHAPITRE I. Faut-il permettre aux femmes d’aller à la Comédie ? » pp. 4-29
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(1767) Réflexions sur le théâtre, vol 6 « Réflexions sur le théâtre, vol 6 — RÉFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE SIXIÈME. — CHAPITRE I. Faut-il permettre aux femmes d’aller à la Comédie ? » pp. 4-29

CHAPITRE I.
Faut-il permettre aux femmes d’aller à la Comédie ?

Lucinde & Cidalis par l’hymen enchaînés,
Volent aux jeux publics de myrthe couronnés.
Lucinde à la douceur ajoute la finesse ;
Le parterre charmé contemple sa jeunesse,
De ses regards errans démêle le motif,
Et de son innocence arbitre décisif,
Fixe sans balancer le moment de sa chûte.
Bien-tôt la toile vole, & l’arrêt s’exécute.
Vn essain de flatteurs perfides, mais charmans,
Qui sans vouloir aimer portent le nom d’amans,
Brillent dans le balcon & volent au-tour d’elle.
Dans leurs discours légers la saillie étincelle,
L’art d’orner le frivole & d’embellir des riens
Some de mille fleurs leurs brillans entretiens.
A tous leurs mouvemens Lucinde intéressée,
Cherche à déterminer son ame embarrassée.
Art de Sémiramis, miracles de Linus,
Charmes d’Anacréon, prestiges de Vénus,
Plaisirs touchans des pleurs, sentimens de la joie,
Tout ce qui plaît, qui charme, à ses yeux se déploie ;
Elle cède, elle perd un reste de fierté,
Et prépare son cœur à l’infidélité.
Dans les sombres détours d’une scène éclatante
L’époux a prévenu son épouse inconstante,
Et sa main libérale achette au plus haut prix
Vn repentir suivi de honte & de mépris.

Ce portrait trop vrai des effets du théatre sur les femmes, tracé par la main la plus ingénieuse & la plus respectable, l’Abbé de B… est l’abrégé de tout ce que nous allons dire.

Qui peut comprendre les contradictions & les inconséquences des hommes ? Les Grecs & les Romains, ces peuples si éclairés & si sages, ne s’accordoient ni entr’eux, ni avec eux-mêmes, sur les choses les plus familieres, les femmes & les spectacles. Les Romains, par des loix expresses, sans distinguer les pieces indécentes de celles qu’on dit châtiées, condamnoient généralement tous les Comédiens à l’infamie, & cependant non-seulement ils y assistoient, mais comme s’ils eussent conspiré contre la pudeur de leurs femmes & de leurs filles, ils leur laissoient la liberté de venir à ces pernicieuses écoles prendre des leçons de volupté de ces maîtres scandaleux, qu’ils avoient authentiquement chargés & déclarés dignes du mépris public. Les femmes y avoient des places distinguées & séparées, qui leur épargnoient du moins les horreurs de la mauvaise compagnie : précaution que nous n’avons pas la sagesse de prendre. On y recevoit jusqu’aux Vestales, Prêtresses les plus respectées, obligées sous les plus grandes peines à une parfaite continence, comme si parmi nous on y plaçoit les Religieuses.

Par une contradiction opposée, & aussi déraisonnable, les Grecs ne regardoient pas les Comédiens comme infames, & cependant ne souffroient pas que les femmes montassent sur le théatre. Cette nation ennemie déclarée des bonnes mœurs, les Actrices leur étoient inconnues (on a long-temps suivi cette loi parmi nous) ; ils interdisoient même aux femmes l’entrée des spectacles, jusqu’aux jeux olympiques, quoique moins dangereux, comme le marque Stace (Thebaid. L. 1.) : Exclusæque expectant præmia matres, & avec lui tous les Historiens : Sacrorum lege prohibitum est, olimpicum certamen mulieres spectare. Sans couvrir les Acteurs d’infamie, Athènes ne se dissimuloit pas le danger des représentations théatrales, & ne vouloit pas y exposer la vertu d’un sexe fragile, dont la modestie est le plus bel ornement. Moins sages que les Grecs, malgré la sainteté de la religion que nous professons, nous ouvrons aux femmes dès l’âge le plus tendre un spectacle qu’on devroit leur interdire dans l’âge le plus avancé, & pour leur intérêt & pour le nôtre. Sans élever aucune barriere entr’elles & la mauvaise compagnie, qui toujours s’y rassemble, nous les laissons pêle mêle avec le premier venu que le libertinage y amène, nous les excusons, nous les applaudissons, nous les y engageons, nous les faisons monter sur le théatre public, nous leur élevons dans les maisons des théatres de société, nous leur laissons apprendre les arts empoisonnés qui y séduisent, nous les louons de leurs succès, ou plutôt de nos défaites, tandis que nous laissons imprimée sur le front des Comédiens la tache de l’infamie légale, du mépris public, & des anathèmes de l’Eglise.

Le goût, ou plutôt la fureur qu’ont toujours eu les femmes pour les spectacles, suffiroit seul pour devoir les en éloigner. C’est le fruit du désordre qu’il cause. Cette fureur avoit si bien gagné les femmes à Rome, que malgré la délicatesse, la pudeur, la timidité, la pitié naturelle de leur sexe, elles faisoient leurs délices des affreux combats des gladiateurs, & demandoient même leur mort.

Consurgit ad ictus,
Et quoties victor ferrum jugulo inserit, illa
Delicias ait esse suas, pectusque jacentis
Virgo modesta jubet converso pollice rumpi.

Ces vers de Prudence ont été heureusement traduits par M. le Franc dans son voyage de Provence, & appliqués aux arênes de Nîmes :

C’est dans ce même lieu qu’une jeune beauté
Qui ne respire ailleurs qu’amour & volupté,
Par le geste fatal d’une main renversée
Déclaroit sans pitié sa barbare pensée,
Et conduisoit de l’œil le poignard suspendu
Dans le sein d’un Athlète à ses pieds étendu.

Non seulement les femmes paroissoient à l’amphitéatre, mais encore on les voyoit, nouvelles amazones, l’épée à la main sur l’arêne, combattre entr’elles, ou avec les hommes & les bêtes, comme les gladiateurs. Auguste le leur défendit ; mais Tacite reproche à Néron, & Suétone à Domitien, de l’avoir souffert & d’y avoir applaudi. Stace en badine (Silv. L. 1. eglop. 6.) : Hos inter fremitas novasque luctas. Stat sexus rudis insciusque ferri, & pugnas accipit impius viriles. Ces excès ne pouvoient pas durer long-temps ni beaucoup se répandre. Les femmes sont trop paresseuses pour se donner tant de peine, & trop jalouses de leur beauté pour se défigurer par des mouvemens violens ; elles s’aiment trop pour s’exposer aux blessures & à la mort. Il est vrai que dans les siecles gothiques on les voyoit assister aux tournois, y regarder rompre les lances, blesser & tuer les Chevaliers les animer des yeux, de la voix & du geste, & distribuer le prix au vainqueur. Mais c’étoit sans risque & avec gloire, puisqu’on s’égorgeoit pour leur beauté. Ces fameux Paladins & leurs dames, dont l’incomparable Dom Quichotte & sa charmante Dulcinée ont si bien fait sentir le ridicule, tout cela n’est plus, & je ne crois pas que le beau sexe regrette ce cruel triomphe.

Mais pour le théatre, où il n’y a que la pudeur à sacrifier, & où l’on étale au grand jour tous les charmes, les femmes en ont toujours fait, & en font encore leurs délices. Elles ne fiègent point sur les Tribunaux, ne plaident point au barreau, ne montent dans les chaires que chez les Anabaptistes ; elles n’enseignent point dans les écoles, tout au plus quelque Ursuline ou quelque Régente particuliere apprend à lire aux filles. Une femme Professeur, comme il y en a deux en Italie, est un prodige : embarrassées par modestie, déconcertées par timidité, elles ne peuvent soutenir les regards d’un auditoire, & ne sont pas faites pour paroître en public. C’est au théatre à les dédommager du silence & de l’obscurité où par-tout ailleurs, & tout le monde, & elles-mêmes se condamnent. Aussi vont-elles assidument & en foule à la comédie. La plupart des hommes n’y vont que pour elles ; c’est le meilleur fonds de la troupe. Elles en inspirent le goût à leur famille & à leurs amis, elles y attirent leurs amans, pour qui c’est le plus favorable & le plus ordinaire rendez-vous ; elles forment des troupes d’Acteurs & d’Actrices dans les maisons particulieres. Plusieurs femmes ont composé pour le théatre, MMes. Andruini, Barbier, Bernard, Ville-Dieu, Favart, Grafigni, &c. on en trouvera plus de cinquante dans les Histoires du théatre & de l’opéra. Jusqu’aux Communautés religieuses, il y en a vingt de filles sur une d’hommes, qui représentent des pieces dans leurs Monastères. Et n’est-ce pas pour une Communauté de filles, Saint-Cyr, qu’une femme, Madame de Maintenon, a la premiere osé le faire avec éclat ? En général les femmes sont plus naturellement Comédiennes que les hommes, on trouve plus de bonnes Actrices que de bons Acteurs, & généralement pour les arts de goût, pour la danse, la musique, la parure, un sexe l’emporte sur l’autre.

Le progrès du théatre sur les femmes est si grand, que par le catalogue des trois théatres & des foires, qu’on trouve dans le calendrier des spectacles, il paroît que dans Paris seul il y a deux cents cinquante femme employées, autant de servantes & femmes de chambre, & une multitude d’ouvrieres, de sorte qu’on peut compter dans la capitale un corps de cinq cents femmes destinées au public, & dont en effet le public jouit. Les provinces ont chacune leur corps aussi, ce qui fait des milliers pour le royaume. Les Courtisannes de Rome n’ont jamais été si nombreuses, & toutes celles de Naples, Venise, Milan, Florence ne font pas une si belle armée. Il est du moins certain qu’elles ne sont nulle part si libres, si répandues, si exposées au premier venu ; elles sont ailleurs renfermées dans un quartier d’où elles ne sortent jamais ; il faut les y aller chercher, & ce n’est qu’en cachette ; un honnête homme n’oseroit y aller publiquement. Les Actrices s’offrent sur le théatre, elles affichent leurs amans & s’en font gloire ; elles sont dispersées dans tous les quartiers, & vont où il leur plaît ; il leur est défendu de loger à l’hôtel, où il seroit de la décence qu’elles vécussent en communauté sous les yeux d’une femme vertueuse. Jamais les Courtisannes ne furent si séduisantes, ni étalées dans un jour si favorable, que des filles sur un théatre, exercées à la danse, au chant, au geste, à la déclamation, à des rôles, à se parer, à figurer, admirées, applaudies, choisies avec des talens & des graces, parlant toujours passion, en connoissant tous les rafinemens, entretenues, pensionnées, &c. Qu’on se moque après cela de la tolérance des Courtisannes de Rome & de toute l’Italie ; Paris & la France ont des milliers d’Actrices, en fournissent aux nations voisines ; il est peu de théatres en Europe qui n’en aient plusieurs, & les Françoises sont les meilleures. C’est comme la Circassie qui fournit tous les serails.

Il est vrai que les Actrices ultramontaines ne sont pas plus sévères, quoique plus réservées ; elles sont également par-tout sur le compte de quelqu’un, & dans les intervales à qui les paye. C’est d’un pôle à l’autre une nation commerçante très-achalandée ; mais selon le goût du pays il y a plus ou moins de liberté. En France elle est entiere. En Espagne, dit M. Daunay (Voyag. Let. 10.), il y a dans la salle de la comédie un endroit qu’on appelle la Casuela, la cellule où toutes les Dames d’une médiocre vertu se placent, & tous les Seigneurs y vont causer avec elles. Il s’y fait quelquefois tant de bruit qu’on n’y entendroir pas le tonnerre, & elles y disent des choses si plaisantes qu’elles font mourir de rire ; car leur vivacité n’est arrêtée par aucune bienséance ; elles savent les avantures de tout le monde, & s’il y a un bon mot à dire sur le Roi ou la Reine, elles aimeroient mieux être pendues que d’y manquer. Les Comédiennes sont adorées dans cette Cour ; & où ne le sont-elles pas ? Il n’y en a aucune qui ne soit la maîtresse de quelque Seigneur, & fort peu de Seigneurs qui n’en ait quelqu’une sur son compte ; elles font une dépense effroyable, & on laisseroit plutôt mourir de faim toute sa famille, que de souffrir qu’une Actrice manque des choses les plus superflues. Un pareil établissement feroit rire en France. Quoi ! un quartier séparé dans la salle du spectacle pour les femmes de médiocre vertu ! elles n’y pourroient pas tenir, ce n’est pas trop de la salle entiere. Mais si on faisoit un quartier à part pour les femmes de bien, elles y voudroient aller toutes, & qui se chargeroit de distribuer les billets avec choix ? Laissons les choses comme elles sont, abandonnons-leur les loges & le théatre ; aussi-bien les plus vertueuses y cesseroient bien-tôt de l’être, il n’y auroit plus rien à discerner.

A la Chine, au Japon, dans toute l’Inde on voit des troupes nombreuses de Comédiennes courir de ville en ville, de maison en maison, jouer toutes les pieces qu’on leur demande, & après la piece rendre tous les services que l’on veut. Leur état, quoique propre à leur faire mener une vie douce & aisée passe pour infame. Après avoir vécu dans les meilleures compagnies, & servi de maîtresses aux plus grands Seigneurs, qui comme les nôtres, les préferent quelquefois à d’honnêtes femmes, on leur met dans la bouche, aussi-tôt qu’elles sont mortes, une bride de paille, avec laquelle on les traîne ignominieusement dans les rues, & ensuite on abandonne leur cadavre sur un fumier aux chiens & aux oiseaux de proie. Les Japonois, comme on voit, ont aussi leur excommunication & leur privation de sépulture. Elle vaut bien celle que le Curé de S. Sulpice fit souffrir à l’Actrice Lecouvreur (Journ. de Trev. 1767. octob. art. 15.). A Siam les spectacles que nos Casuistes condamnent comme un signe de réprobation, l’opinion commune les consacre comme un acte de piété, dit l’Abbé de Laporte (Voyag. François, Tom. 3.), s’il faut en croire un ouvrage plein d’irréligion & d’indécence : A l’égard des Acteurs & des Actrices qui courent en troupes comme ailleurs, ce n’est ni le préjugé de la nation ni le genre des pieces qu’ils représentent qui jette comme par-tout le mépris & l’infamie sur leur état, ce sont leurs mœurs & leur conduite, toujours plus dépravées que dans les autres classes des citoyens. Les anciens payens faisoient de même des actes religieux de leurs spectacles ; celles qui les représentoient n’étoient pas plus chastes que nos Comédiennes jouant Esther & Athalie. C’est un virus inhérent à l’état, & qui se communique à tout ce qui les fréquente. L’unique remède est la fuite ; les plus fortes résolutions, les vertus les plus héroïques n’y tiendroient pas quatre jours : Naturam expella furca, tamen usque recurret.

Villaret (Hist. de France, Tom. 2. Vie de Charles VI.). Ce Prince étant à Toulouse accorda aux femmes publiques des lettres de faveur. Elles donnent une étrange idée de la grossiereté de ce siecle. Ayant reçu, dit-il, la supplication des filles de joie de la grande Abbaye de Toulouse, qui se plaignent que les Magistrats les gênoient en les obligeant de porter des cordons & chapperons, ce qui les empêchoit de se vêtir à leur plaisir, & leur attire plusieurs injures, il leur octroie, & à celles qui leur succéderont en ladite Abbaye, la permission de porter telles robes & chaperons qu’il leur plaira. Ces lettres sont signées par le Roi, l’Evêque de Noyon, Levi, Comte de Melun, &c. Cette Abbaye se maintint long-temps dans la possession de ses privilèges. Elle changea de nom. Pasquier, qui vivoit dans le quatorzieme siecle, dit avoir vu les filles du Château verd à Toulouse, ayant l’enseigne de l’aiguillette sur l’épaule, ce qui donna lieu au proverbe, courir l’aiguillette, pour désigner le libertinage. Sommes-nous moins vicieux que n’étoient nos ancêtres, lorsque des femmes sans pudeur, la honte de leur sexe, formoient un corps distingué des autres femmes, avoient leurs coutumes, leurs loix, leurs privilèges, leur demeure dans des rues d’où il ne leur étoit pas permis de s’écarter, & prenoient la Magdeleine pour patrone ; car elles prétendoient que la fête avoit été instituée à la requête de leurs devancieres. Elles marchoient à pied, couvertes d’opprobres, n’étoient point suivies par des esclaves richement habillés (laquais à livrée). Ceux qui avoient la foiblesse de s’attacher à elles rougissoient du moins de l’avouer publiquement ; elles habitoient, non sous des lambris dorés (Actrices), mais dans des espèces de huttes appelées clapiers ; elles ne pouvoient étaler ni pierreries, ni aucune espece de luxe ; une dorure, une boucle, un clou d’argent, les exposoient à l’amende, à l’avanie, à la prison. On s’étoit attaché à flétrir par toutes les marques d’ignominie possibles un commerce honteux que la corruption de la nature ne permettra pas d’abolir entierement ; faute de meilleur expédient, on avoit appelé l’orgueil au secours de l’honnêteté.

Que les temps sont changés, dit Freron (1763. Let. 4. p. 96.) ! que diroit Charles VI, s’il revenoit au monde ! En effet, qui s’en embarrasse aujourd’hui ? ont-elles besoin de ce temps de faveur ? tout leur est permis, elles vont tête levée, il y en a par-tout. Le théatre est la grande Abbaye & le Château verd. Quel luxe ! quelle magnificence ! qui le porte plus loin que les Actrices ? A Toulouse les Actrices sont sous la protection des loix, & peuvent faire part de leurs privilèges. Jamais les filles de joie ne furent ni si nombreuses, ni si libres, ni si hardies ; elles disent avoir obtenu je ne sais quel brevet qu’on ne s’est pas embarrassé d’approfondir, qui les soustrait à la juridiction municipale des Capitouls, & les soumet à quelque Inspecteur général de la police du théatre qui demeure à Paris, & qui exerce par ses Lieutenans, amateurs indulgens. Bien plus, le malheur du temps, & la crainte de déshonorer bien des familles, ont arraché des arrêts qui défendent aux Magistrats municipaux de rechercher les femmes de mauvaise vie, à moins qu’elles ne soient publiquement livrées au premier venu. Ainsi toute fille qui n’est entretenue que par un amant, peut impunément faire son commerce ; la seule prostitution publique, qui seule étoit autrefois tolérée, est au contraire la seule aujourd’hui soumise à la police. On comprend aisément l’énorme licence que trouve la débauche, pourvu qu’elle sauve, ce qui n’est pas bien difficile, la publique vénalité. On ne s’est pas même renfermé dans ces bornes, les Actrices ont communiqué leurs privilèges ; toutes les débutantes, les postulantes, les aspirantes, les expectantes, obtiennent de la troupe un brevet d’expectative pour la premiere place vacante, & dès-lors regardées comme membres du corps où elles disent vouloir entrer, elles jouissent de la même impunité que les autres. Ces droits s’achettent ou s’obtiennent si facilement, que la direction du théatre ayant passé dans les mains d’une troupe d’actionnaires qui en prirent la ferme, ils trouvèrent (ce que sans doute on réformera) plus de quatre cents de ces Comédiennes postiches qui sous le nom d’aspirantes, sous la sauvegarde du brevet & de l’Inspecteur général, se moquoient de la police, & vivoient tranquillement dans le désordre. Quelle peste dans une ville, quelle source intarissable de crimes que le théatre ! On dit qu’en plusieurs autres villes, Bordeaux, Marseille, Rouen, les troupes des Comédiens jouissent des mêmes prérogatives, & en font part à leurs amies. Cette seconde troupe son élève, infiniment plus nombreuse, fait profiter des droits & des exemples de ses maîtres.

Voici quelques traits singuliers d’une conduite bien différente. La belle Paule étoit une Dame distinguée à Toulouse, dont la beauté rare & peut-être unique a passé en proverbe. Elle charma toute la Cour, lorsque par une galanterie qui plut infiniment, elle fut chargée d’aller, à la tête des Magistrats, présenter les clefs de la ville à Louis XIII quand il y fit son entrée. Cette femme célèbre, encore plus recommandable par sa vertu que par ses graces, ne paroissoit jamais hors de chez elle qu’on ne s’empressât de la voir comme un prodige toujours nouveau, & dans la foule qui l’environnoit il arrivoit souvent des accidens. La modestie lui fit prendre le parti de ne sortir presque pas & d’être toujours voilée. Le public en fut si affligé, que les Capitouls lui firent un procès aussi singulier qu’honorable, pour qu’elle eût à se montrer au moins deux fois la semaine, & le Parlement le lui ordonna. Ce fait est rapporté par M. d’Orbessan (Tom. 3. Elog. de la belle Paule, pag. 250. lu à l’Académie des sciences de Toulouse), & par la Marquise de Lambert (Tom. 2. Discours sur le sentiment, pag. 88.). Les registres de la Cour sont peu chargés de pareils arrêts, il en faudroit beaucoup pour empêcher les femmes de s’étaler ; trouveroit-on bien des Juges qui voulussent les rendre ? La province n’avoit point alors de théatre, il ne faisoit que de naître à Paris, sous les auspices éminens de Richelieu. Depuis que Thalie a établi son empire sur les rives de la Garonne, cette belle vertu est montée aux cieux : les Actrices la souffriroient-elles ? elles n’eurent jamais de belle Paule.

Rien de plus marqué que la modestie des Religieuses ; l’habitude y familiarise, & affoiblit l’impression que la multitude, la continuité de ces pieux excès devroient rendre plus vive. Une jeune fille se renferme pour toute sa vie dans un couvent, elle élève entr’elle & le monde une barriere impénétrable, elle renonce à toute sorte de parure, de luxe, de magnificence, ensevelit tous ses charmes sous des habits simples, grossiers & embarrassans, elle cache la moitié de son visage, qu’elle couvre encore d’un voile quand elle parle à des étrangers, & toujours à travers des grilles hérissées. Je n’entre point dans les autres parties de cette vie extraordinaire, si contraire à la nature, son obéissance, sa pauvreté, ses observances, ses austérités, je me borne au prodige de modestie connu de tout le monde, dont les femmes du monde les plus réservées n’approchèrent jamais, & dont je ne prétends pas leur faire une loi. Si l’on n’en voyoit qu’une dans un siecle, ce seroit une merveille que tout admireroit ; en voilà de toutes parts des milliers depuis dix-sept siecles ; & qui sont encore ces créatures merveilleuses ? ce sont vos concitoyennes, vos amies, vos parentes, votre fille, votre sœur, ce sont des filles d’une haute naissance, d’une fortune brillante, d’une beauté rare, d’un esprit supérieur, qui s’immolent pour Dieu. Comparez une Actrice avec une Religieuse, & pour mieux sentir le contraste, imaginez une Religieuse sur le théatre au milieu des Actrices, une Actrice dans un chœur de Carmelites au milieu de la Communauté ; comparez cette guimpe, ce bandeau, ce voile, ce scapulaire, cette robe ; avec ce rouge, ces cheveux frisés, ces riches habits, ces parfums, ces pierreries, cette immodestie ; comparez ces yeux baissés, ces regards modestes, ce maintien honnête, ces démarches mesurées, cette voix douce & ferme, avec cette légèreté, ces transports, cette mollesse, ces langueurs, ces regards passionnés, ces yeux perçans, ces tons efféminés, ces attitudes séduisantes ; comparez leurs actions, leurs discours, le chœur où l’on chante les louanges de Dieu, le théatre où l’on célèbre la Déesse d’Amathonte, ces cellules où se pratiquent tant de mortifications, ces coulisses où se prennent tant de libertés, ces parloirs où l’on ne reçoit que des visites de charité ou de bienséance, ces loges où l’on donne des rendez-vous à ses amans, ces discours pieux où l’on ramène tout à Dieu, ces entretiens licencieux qui ne respirent que le plaisir, la débauche, la malignité, ces repas dissolus, ces soupers fins, poussez bien avant dans la nuit, cette vie sobre & frugale, austere même, où la loi du jeûne laisse à peine le nécessaire. Ah ! surtout si vous compariez leurs esprits & leurs cœurs, leurs sentimens & leurs pensées, leurs désirs & leurs projets, leurs goûts & leurs souvenirs, leurs amours & leurs penchans ! Mais laissons à Dieu à sonder ces abymes & à les dévoiler au grand jour. Ces deux personnes professent-elles la même religion, suivent-elles le même évangile, imitent-elles le même modèle d’un Dieu crucifié ? reçoivent-elles les mêmes sacremens, aspirent-elles à la même éternité ? Jugez : voilà le vice, voilà la vertu, l’Actrice & la Chrétienne. Mais je me trompe, elles sont vraiment Religieuses ; chaque troupe est une communauté, les expectantes, les débutantes sont les novices, la réception est le profession. La Clairon est l’Abbesse, la Dubois la Maîtresse des novices, le grand Molé le P. Directeur, la Générale de l’Ordre la Déesse de Cythère. Elles ont leurs habits marqués, leurs exercices réguliers, leurs chapitres fréquens. Quelle pauvreté ! elles ne vivent que du travail du corps & de ce que leur donnent leurs amans. Quelle obéissance ! un coup d’archet fait tout marcher, un coup d’œil, un geste fait voler leur cœur. Quelle mortification ! un vieux libertin, jaloux & dégoûtant, à qui la bourse obtient la préférence, sent-il ce qu’il en coûte de lui sacrifier un jeune Adonis ? Elles ont leurs fêtes, nos saintes Nones, qui à la vérité ne sont pas dans le calendrier de l’Eglise, ni dans celui du vieillard de la Fontaine, mais qui n’en sont pas moins dévotement solemnisées. Elles ont leurs méditations & leurs lectures : Racine, Moliere, la Fontaine, Bocace, l’Aretin, de jolis romans, quelque brochure gaillarde, &c. sont leurs livres de dévotion. Mais c’en est assez pour sentir la licence de leur vie, le désordre de leur immodestie, le danger de leur société. Si on est encore assez aveugle pour les défendre, assez téméraire pour les fréquenter, on ne mérite que le mépris & la pitié ; & que méritent, que doivent bien-tôt mériter les femmes qui les fréquentent ?

En effet le théatre, qui trouve en elles une matiere si propre à être façonnée, les change tout à coup en entier. Le sexe modeste & timide le dispute aux hommes les plus hardis. La voilà cette mâle & fiere Actrice, qui s’avance avec fermeté, qui déclame avec force, qui soutient sans sourciller, les plus longues, les plus vives scènes, quelquefois les plus galantes, & répond avec la plus galante légèreté en femme instruite & expérimentée, aux yeux d’une foule de spectateurs ; elle chante les airs les plus difficiles, elle exécute les plus hautes danses, seule & en compagnie ; qui voltige, qui cabriole, qui fait des entrechats comme la Camargo ? Elle étonne, elle lasse les plus robustes sauteurs. Quel prodige de courage, de hardiesse, d’impudence ! Ces Actrices montent & descendent en se jouant dans les machines, elles effraient, & font baisser les yeux les plus intrépides. Mais s’il s’agit de parler le langage, de peindre les folies, d’inspirer des sentimens d’amour, les voilà dans leur centre, tout est facile, tout est agréable, foiblesse, timidité, pudeur, religion, elles bravent tout. Est-ce un homme, est-ce une femme ? C’est l’un & l’autre ; elle a les défauts de tous les deux, & n’est ni l’un ni l’autre, elle n’a les vertus d’aucun.

Le fameux Tiraqueau, qui pendant un assez long mariage faisoit chaque année un livre & un enfant, décide, & comme Jurisconsulte & comme mari, que la comédie est absolument interdite aux femmes : elles se moquent du mari & de l’Auteur (Leg. Connab. glos. 1. n. 33.).

La Bruyere (Chap. des Femmes) fait ainsi le portrait des spectatrices de la comédie. « Roscius entre sur la scène de bonne grace. Oui, Lélie ; mais il ne peut être à vous, il est à une autre, & quand cela ne seroit pas, il est retenu ; Claudie attend pour l’avoir qu’il soit dégoûté de Messaline. Prenez Bathylle : où trouverez-vous, je ne dis pas dans l’ordre des Chevaliers que vous dédaignez, mais parmi les farceurs, un jeune homme qui fasse mieux la cabriole ? Voudriez-vous le sauteur Lélius, ignorez-vous qu’il n’est plus jeune ? Pour Bathylle, dites-vous, la presse est trop grande ; il refuse plus de femmes qu’il n’en agrée. Mait vous avez Dracon le joueur de flûte : qui mange, qui boit mieux que lui ? en un seul repas il enivre toute une compagnie. Vous soupirez, Lélie ; est-ce que Dracon auroit fait un choix ? Se seroit-il engagé à Céfonie qui l’a tant couru, qui est d’une famille patricienne, & si sérieuse ? Je vous plains si vous avez pris ce goût pour des hommes publics, exposes par leur condition à la vue des autres. (Chapitre 15. des Jugemens). Il suffit à Bathille d’être pantomime pour être couru des Dames, à Chloé de danser, à Roscine de représenter dans les chœurs pour avoir une foule d’amans. » Qu’on consulte les Clefs qui ont été faites de ces fameux Caractères, on y verra les noms des premieres Dames de la Cour & de la ville. Je n’ai garde d’adopter ces applications, souvent calomnieuses, que l’Auteur a toujours désavouées ; mais en général il peint d’après nature. C’étoit le théatre de son temps dans la capitale ; c’est celui de tous les temps dans toutes les villes, par-tout on pourroit faire de semblables clefs. Juvenal, qui semble avoir fourni à la Bruyere le croquis de ce grand tableau, donnoit sans façon la clef de ses satyres toute faite : Molli saltante Batillo, tuscia, appia gannit.

Les femmes font à Venise la fortune & la gloire des Gondoliers dans tous les théatres de cette grande ville. Vous seriez bien étonné (d’Orbessan, Voyage d’Italie) de voir les portes du spectacle s’ouvrir par-tout aux Gondoliers : corps très-considérable à Venise, servant à plus d’un usage ; leur principal office est d’applaudir à outrance aux Acteurs & aux Actrices, dans des termes dont je ne répetterai pas le sens à raison de leur obscénité. Mais l’usage qui les accrédite le plus ; c’est de favoriser les intrigues, en cachant dans leurs gondoles les amans & les maîtresses. Cette partie de leur métier est la plus lucrative, la plus liée avec le théatre, avec l’applaudissement & les obscénités prodigués à l’honneur & gloire des Actrices. Il est juste que ces fidèles ministres de leurs amours soient reçus gratuitement & pompeusement dans leur palais. Je suis persuadé que le corps des Fiacres aura bien-tôt les mêmes prérogatives ; il est vrai que comme à Paris le sexe a plus de liberté, on y a moins besoin de leurs services.

L’opéra est de tous les spectacles le plus analogue au cœur des femmes, par conséquent le plus dangereux. C’est un spectacle (Mémoires Turcs de S. Foix) où de jeunes filles voluptueusement parées s’assemblent à cinq heures du soir pour étaler sur un théatre tout ce qui est le plus capable d’exciter des désirs violens & des passions criminelles ; elles dansent avec indécence, chantent d’une voix luxurieuse, déclament avec des graces séduisantes, & emploient tout leur art à allumer des feux sur lesquels est fondé le plus beau de leurs revenus. Elles commencent aux yeux du public une scène qu’elles achèvent dans leur maison avec ceux des spectateurs qui veulent en acheter le dénouement. Plusieurs femmes servent aux plaisirs des Turcs, plusieurs hommes à ceux des Actrices : c’est un serrail renversé. N’est-ce pas par des gestes, des chants, des danses, qu’on ranime les sens blasés d’un Bacha ? que fait-on au théatre que ce qu’on fait au serrail ? Du moins la loi le permet au Musulman, & il ne s’y livre qu’en secret ; la loi des Chrétiens le défend, & c’est en public que des Chrétiennes à leurs gages s’étudient à verser dans leur cœur un poison qu’ils disent criminel ; puis-je penser qu’ils en sont convaincus ? L’esclavage du serrail est moins honteux que la liberté des Actrices. L’Ami des femmes, ouvrage ingénieux & sage, en parle ainsi : Nos spectacles semblent consacrés à perpétuer les mystères de la ridicule idolâtrie des femmes ; l’opéra sur-tout est une liturgie d’amour, pleine d’hymnes dévotes, & d’une dévotion bien chaude pour ce petit Dieu. Nos petites maîtresses semblent avoir pris à tâche de décrier leur sexe ; les femmes de théatre sont les respectables modèles d’après lesquels elles se forment ; elles en ont emprunté l’indécence dans l’air, l’habillement & le maintien ; la plûpart en ont pris jusqu’aux mœurs. Une femme délicate se gardera bien de courir aux spectacles subalternes, où des couplets licencieux provoquent aux dépens de la pudeur les éclats de rire d’un peuple grossier. En effet ce qui fait le plus rire dans les comédies, ce sont les traits obscènes de satyre contre les mœurs des femmes.

A ce compte les théatres de province ne leur sont pas permis ; ils sont bien subalternes. A Paris même le théatre Italien, celui de la Foire, des Boulevards, les théatres de société, ne le sont pas moins. Il ne restera plus que la comédie Françoise, & de bonne foi mérite-t-elle l’apothéose, sur-tout dans les petites pieces qui suivent les tragédies, & dédommagent de leur sérieux ? elles sont très-subalternes. C’est bien resserrer la permission d’aller au spectacle. Les femmes n’aimeront guère leur Ami, quoiqu’encore trop indulgent. Mais la comédie Françoise prétend être moins libertine que l’opéra. Cela peut être, le chant & la danse sont des attraits du vice bien puissans ; les tragédies sont plus sérieuses, moins luxurieuses que les pieces lyriques qui ne roulent jamais que sur l’amour ; l’étude d’un rôle, l’exercice de la déclamation, l’exécution d’une piece, occupent beaucoup plus, & sont plus difficiles que quelque récitatif langoureux, quelque chanson légère qui se débite lentement. On est plus oisif à l’opéra, il y a plus de femmes qu’à l’hôtel, & des femmes figurantes qui n’ont rien à faire qu’à se parer & s’étaler, c’est-à-dire déployer tous les attraits du vice & se livrer à ses excès. Aussi les Apologistes de la comédie ne se sont jamais avisés de faire l’apologie de l’opéra. Mais tout cela ne fait qu’une différence du plus au moins ; l’amour exerce partout son empire, quoique peut-être avec moins de fracas. Quinault à l’heure de la mort marqua le plus amer repentir d’avoir empoisonné l’opéra d’une morale corrompue, dont les Payens même n’auroient pas souffert chez eux une école publique (d’Olivet, Hist. de l’Acad. Tom. 2.). Cette idée de l’opéra est très-juste, & cet aveu d’un grand poids de la part d’un homme qui dans toute son Histoire fait un éloge infini singulierement de tous les Auteurs dramatiques & de leurs ouvrages. Ce panégyrique perpétuel de tout ce qui porte le nom d’Académicien est écrit d’un air simple & naïf qui séduit le lecteur, & lui fait croire toutes ces merveilles, il supprime toutes les taches, il ne laisse voir que le bon ; encore n’a-t-il pas plu à tout le monde, quoiqu’il n’ait rien négligé pour lui plaire. Mais l’amour propre n’est jamais satisfait. Ce Doyen de l’Académie a pourtant en le courage de dire, en parlant de la Judith de l’Abbé Boyer, piece uniquement faite pour des femmes, où on défigure l’Ecriture pour faire de cette héroïne une coquette, une Actrice, après avoir loué les talens & les mœurs du Poëte, de dire en gémissant : N’auroit-il pas dû choisir une route plus convenable que le théatre à son honneur & à son état ?

Vous voulez donc exclure les femmes du théatre ? y pensez-vous ? C’est un forfait que tous les supplices ne peuvent expier. Elles en sont l’ame, l’ornement, le plaisir, elles lui fournissent toute sa matiere ; c’est le théatre de leur gloire plus que celui de la piece. Qu’y feroit-on sans elles ? tout languiroit, ce seroit un ennui mortel ; il n’y auroit plus ni pieces, ni Poëtes, ni Acteurs, ni spectateurs (la perte seroit légère). On n’y travaille, on n’y va que pour elles. C’est leur trône ; elles y donnent des loix, prononcent des arrêts, répandent des graces. C’est leur triomphe ; tout les admire, tout y chante leurs conquêtes ; les vaincus même se glorifient de leurs chaînes, & les resserrent par les mains du plaisir. C’est leur temple. Tout est à leurs pieds & les adore ; pour elles on célèbre des fêtes, pour elles on chante des cantiques, pour elles se débite une morale de leur goût & un langage qui ne fait qu’établir leur empire. C’est le centre de leur bonheur & de leur gloire. Quels transports, quel enthousiasme, quelle espèce d’ivresse pour les femmes, que l’enchantement du théatre ! Qu’on vienne déclamer contre lui ; les anathèmes de l’Eglise, on les méprise ; les alarmes de la pudeur, on s’en joue ; barbarie chez les Grecs, qui en excluoient les femmes ; mysantropie chez les Romains, qui le couvroient d’infamie ; bizarrerie gothique parmi nous, qui laissons subsister les loix civiles & canoniques portées contre les Comédiens, & en faisons nos amis, nos modelles, nos oracles. Peut-on comprendre qu’un pere délicat sur les mœurs de sa fille, un mari sur l’honneur de sa femme, un amant même sur les sentimens de la personne qu’il se destine pour compagne, les voient sans les plus vives inquiétudes à l’école la plus rafinée de la coquetterie, & dans les occasions les plus dangereuses de l’infidélité ?

Le théatre est précisément monté dans le goût des femmes, & assorti au caractere & aux foiblesses de leur sexe ; il flatte, il favorise toutes leurs passions, il semble n’être fait que pour elles. Elles aiment la domination : tout y est empressé à leur plaire, même à le dire & à le redire, & ne s’occupe que des moyens d’y réussir. Leur vanité est flattée des éloges : ici tout les encense, tout est épris de leurs graces, tout retentit de leur mérite. La parure les charme : elle y est portée au plus haut degré, variée, étalée, combinée, mise dans le plus beau jour. Leurs yeux se repaissent de luxe, de faste, de magnificence : quoi de plus pompeux que les décorations théates, les habits des Actrices, les ornemens des spectatrices dans les loges ? Si jamais le démon a étalé ces pompes auxquelles l’Eglise nous fait renoncer par les vœux du baptême, n’est-ce pas à l’opéra & à la comédie ? La musique flatte leur oreille : quoi de plus mélodieux, de plus tendre ? ce sont les chefs-d’œuvre des plus grands maîtres ; que chante-t-on dans les maisons que les airs qu’on y a appris ? La danse développe toutes leurs graces : elle y est parfaite ; qui danse comme la Salé, la Vestris, &c. ? & quelle femme ne se croiroit heureuse de danser comme elles, & n’acheteroit leurs leçons au plus haut prix ? La poësie les ravit, sur-tout une poësie légère, badine, vive, saillante, tendre, harmonieuse : celle du théatre, on l’apprend par cœur, on la récite, on en fait son langage ; jamais déclaration ne fera mieux reçue que quand elle sera prise dans quelque opéra. La légèreté des femmes voltige d’objet en objet : ils viennent ici tous & les mieux choisis s’offrir en foule à l’imagination. Elles sont livrées à la dissipation, à la frivolité : tout ici les amuse, les invite à l’amusement, tout y est amusant & frivole. Le goût du plaisir est leur goût dominant : un essain de plaisirs voltige autour d’elles, tout y est galant, ingénieux, intéressant. Il leur faut de la société : la compagnie y est des plus brillantes, la Cour & la ville y en réunissent l’élite. Peuvent-elles se passer d’adorateurs ? tout en est plein ; tous, il est vrai, ne sont ni constans ni sincères, mais les Dieux n’étoient pas mieux servis ; on se repaît toujours de la chair des victimes, & dans la foule il est toujours quelque cœur qu’on s’attache ; n’est-on pas faite pour les enchaîner tous ? on a du moins le plaisir d’entendre les protestations & de s’en voir l’objet. On ne sauroit vivre sans sentimens, c’est l’aliment du cœur d’une femme : ici tout ressent, tout exprime, tout inspire les plus vifs & les plus délicieux, de toute espèce ; pitié, fureur, langueur, fierté, chaque scène en fait naître. Les femmes sont paresseuses : c’est ici le regne de l’oisiveté, il ne faut que voir & entendre ; on parle, on entend parler de tout sans gêne, sans fatigue, sans embarras. Elles sont infiniment susceptibles de tendresse, & portées à la passion : tout ici respire la licence, en offre les objets, en découvre les moyens, en inspire les sentimens, en lève les obstacles, en ôte la honte ; & ce qui les enchante, c’est que jetant un voile transparent sur le crime, on y familiarise en le déguisant, on soulage la pudeur en l’affoiblissant, on les flatte d’assez de vertu pour en éviter la grossiereté, d’assez de bonheur pour sauver les apparences, & d’assez d’indulgence dans le monde pour n’en être pas moins estimées ; leurs exploits font bien-tôt voir de quels lauriers méritent de ceindre leur front des guerrieres si bien exercées.

Cependant a-t-on bien remarqué que si les femmes sont adorées au théatre, c’est aussi là qu’elles sont les plus maltraitées ? C’est là qu’on apprend à les jouer, à les soupçonner, à les mépriser, à perdre pour elles tout respect. Peuvent-elles ne pas sentir combien elles sont intéressées à s’en éloigner ? Les femmes sont le sujet d’une multitude de pieces qui les rendent ridicules : précieuses, savantes, prudes, coquettes, sages, libertines, jeunes & vieilles, les foiblesses des femmes font la moitié du théatre de Moliere & des autres comiques. A les en croire, il n’y a pas dans le monde de femme fidèle, de fille vertueuse. On les suit dans toutes leurs démarches, toilette, jeu, bal, spectacles, visites, compagnies, habits, parure, fard, lettres, portraits, intrigues, passions, &c. elles y sont anatomisées, & toujours ridiculement : aucun de leurs défauts qu’on n’y retrace, laideur, âge, affectation, mollesse, dépenses, fainéantise, emportemens, esprits faux, médisance, malignité, caprices, bizarrerie, infidélité, tout y est représenté ; il n’y a point de comédie où on n’en dise quelque mal, où le mari, le frère, les enfans, les domestiques les voisins, les étrangers, les amans n’en fassent des portraits hideux. Elles-mêmes le plus souvent se déchirent les unes les autres ; tout ce qui jamais a été fait, dit ou écrit contr’elles, la comédie le rassemble ; un recueil de ces traits feroit des livres, & seroit la satyre la plus sanglante. Juvenal ni Boileau n’en ont jamais tant dit. Ces plaisanteries, ces invectives sont les traits qui amusent le plus, ils deviennent de bons mots qu’on n’oublie pas, & que par-tout on débite, & se tournent en proverbes, Qu’importe ? elles n’y vont & ne l’aiment pas moins, s’embarrassent fort peu de ce qu’on y dit, se jouent elles-mêmes, en rient les premieres. Un mot de galanterie, un éloge de leur beauté, un coup d’œil passionné raccommode tout, fait tout pardonner, tant elles sont charitables & bonnes : les fleurettes ne sont pas trop achetées au prix des injures, un amant dédommage de tour.

Voici un trait qui caractérise parfaitement l’empire que le théatre donne aux femmes, & l’abus qu’elles en font. Lorsque Madame Infante Duchesse de Parme vint à Versailles, il se fit une grande fête. La le Maure, Actrice de l’opéra, eut ordre de s’y rendre ; elle refusa d’y aller, si on ne lui envoyoit un carrosse du Roi & des Pages ; le carrosse & les Pages vinrent la chercher. Arrivée à la Cour, elle déclare qu’elle ne chantera pas, si on ne la loge dans le château. M. le Duc de … premier Gentilhomme de la Chambre étoit absent ; on la mit dans sa chambre ; il revint, & trouva la Nymphe dans son lit. Respecta-t-il, ou troubla-t-il son repos ? je n’entre point dans ce mystere. Etant venue dans la salle du concert, elle chercha des yeux N … son Maître de chant & son amant, & ne l’ayant pas trouvé, elle signifia qu’elle ne chanteroit pas, s’il n’étoit placé auprès d’elle ; on le fait chercher, on le place, elle chante enfin. On auroit dû terminer la fête en l’envoyant à la Salpétriere. Si les maris & les femmes pouvoient déposer, combien raconteroient-ils d’anecdotes dans ce goût, des Actrices & amatrices du théatre ! Une femme qui le fréquente bien-tôt n’est plus connoissable ; tous les hommes devroient se liguer pour les en empêcher.

On a long-temps amusé le public du projet qu’avoit formé le Roi de Pologne d’établir la comédie Françoise à Varsovie, de ses invitations à la Clairon, du triomphe de celle-ci, dont la réputation avoit volé aux extrémités de l’Europe, & qui quoique retirée du théatre faisoit les délices des plus grands Princes, & devoit être vengée chez les Sarmates des injustices des François ; ce qui n’est pas sans vrai-semblance. Ce Prince, autrefois venu à Paris, pouvoit avoir pris du goût pour les spectacles, & s’être amusé, comme mille autres, avec la Frétillon. Avec quel éclat elle auroit paru sur la scène Polonoise ! Mais malheureusement des vues supérieures, plus importantes que l’établissement d’un théatre, ont dérangé ses lauriers ; la guerre dont la Russie afflige la République, a fait penser qu’il étoit plus pressé de défendre la religion & la patrie que de jouir des faveurs de la Clairon ; la troupe qui se préparoit à la suivre a été contremandée, & sa couronne a été ensevelie dans les glaces du nord. Le Directeur de la comédie de Vienne en Autriche a voulu profiter des pertes de Stanislas ; il a invité la Clairon à remplir chez lui le premier rôle avec quinze mille livres d’appointemens. Mais plus glorieuse qu’intéressée, cette Héroïne a répondu fierement qu’ayant été appelée par un grand Roi, l’invitation d’un Directeur étoit trop peu pour elle, qu’elle n’iroit en Allemagne que sous les auspices de l’Impératrice-Reine, & qu’à moins d’un ordre de Sa Majesté Impériale, elle n’avoit point de voyage à faire. Ainsi M. d’Alembert refusa d’aller en Russie instruire l’héritier de la couronne. Qu’il est glorieux à Frétillon d’être sur le pied d’un si grand philosophe ! qu’il est glorieux à la philosophie de régner sur le théatre ! Par un juste retour la comédie depuis long-temps règne sur la philosophie ; elle est presque toute la philosophie.

Voici des traits d’une autre espèce. L’un des plus intéressans, c’est la bonne œuvre que vient de faire la Guimard. Cette danseuse de l’opéra a vendu pour dix mille francs des présens qu’elle a reçus aux étrennes du jour de l’an, & a envoyé cet argent au Curé de S. Roch, pour distribuer aux pauvres de sa paroisse. Tous les applaudissemens que lui attire son talent, ne valent pas les éloges que mérite son aumône. Marmontel l’a célébrée en vers, plusieurs en prose. Mais à même temps quelle étonnante prodigalité elle suppose, que les seules étrennes vaillent à une danseuse dix mille livres ! encore même perd-on la moitié du prix en revente, & elle n’a pas vendu tout ; sans exagération le premier jour de l’an a couté vingt mille livres à ses amans. N’est-il pas entré de la vanité de publier le fruit de ses conquêtes ? Ainsi les triomphateurs étaloient les dépouilles des nations vaincues. N’y a-t-il pas de l’indiscrétion d’apprendre au public l’excès de la dépense que fait faire le théatre ?

La célèbre Gaussin a donné un exemple plus grand encore & plus épuré ; elle a fait une mort très-sainte. Si elle étoit morte Actrice, tous les Poëtes auroient à pleines mains jeté des fleurs sur son tombeau ; la rose, le lys, le laurier, le myrthe, auroient cru d’eux-même au-tour de son urne ; Melpomène & Thalie, les amours & les graces, l’auroient arrosée de leurs larmes, & bien peu d’Actrices l’ont autant mérité, Mais l’aimable Gaussin, retirée de la scène & du monde, vivoit obscurement à la Villette près de Paris. Sa mort arrivée le 16 juin 1767 n’a point fait de sensation, parce que tout-à-fait chrétienne elle n’honore que la religion. Un sermon sur la miséricorde de Dieu la toucha si fortement, qu’elle fut subitement changée. Une ame aussi sensible que la sienne ne pouvoit être foiblement touchée ; le sentiment de Dieu le plus profond, la conviction la plus intime des vérités éternelles, la possédoient entierement. Trois ans de souffrances continuelles ont été terminés par la mort la plus courageuse, la plus soumise la plus édifiante, parmi des douleurs effroyables qu’elle souffroit avec joie ; elle n’eût désiré de vivre que pour prolonger sa pénitence ; dans ses derniers momens elle sit une espece de confession publique des désordres de sa vie, sur-tout de ceux qu’elle avoit donné au théatre. Il ne peut y avoir de plus touchante leçon ni de plus grand exemple : qu’il seroit heureux de l’imiter !