(1768) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre onzieme « Réflexions morales, politiques, historiques, et littéraires, sur le théatre. — Chapitre premier.  » pp. 4-42
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(1768) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre onzieme « Réflexions morales, politiques, historiques, et littéraires, sur le théatre. — Chapitre premier.  » pp. 4-42

Chapitre premier.

Sur le Théatre Italien.

LE théatre dont en 1727 Riccoboni donna une histoire depuis 1500, jusqu’en 1600, avec tout le luxe typographique, un catalogue des pieces italiennes qui ont paru dans ce siécle, & un poëme de sa façon ; ce théatre n’est pas ce qu’on entend à Paris par le théatre Italien, dont on vient de donner l’histoire en 7 vol. avec l’analise des pieces qui y ont été répresentées depuis son rétablissement en 1716. La Troupe italienne appellée en divers tems par Catherine de Medicis, par le Cardinal Mazarin, & par le Duc d’Orleans Regent ; & qui, après bien de vicissitudes, de renvois & de retours, aujourd’hui francisée, s’est enfin établie à Paris, apparemment pour toujours, & n’a point pénetré dans le reste du Royaume. Cette Troupe n’est qu’une branche détachée du grand corps de comédiens qui inonde l’Italie depuis plusieurs siécles, long-tems avant que Melpomene & Thalie eussent infecté la France. Riccoboni prétend & paroît prouver que ce n’est que la comedie Romaine qui a subsisté en Italie, quoiqu’infiniment dégradée, malgré la chute de l’Empire, & l’inondation des Barbares, & s’est peu-à-peu remise en bon état, même long tems avant les Medicis, quoiqu’elle avoue leur devoir beaucoup, ainsi que les autres arts, au rétablissement desquels ils ont beaucoup contribué, sur-tout, dit-il, les Pantomimes, si décriez dans le Paganisme-même, par leur licence, & dont il assure qu’Arlequin, Pierrot, Scaramouche Capitan, &c. ne sont que les successeurs, qui de main en main se sont transmis leur héritage : En effet leurs habits ridicules, leurs in promptu, leurs Lazzis, leur licence, semblent démontrer cette belle origine ; dont des Chrêtiens doivent être peu flattés.

Riccoboni a fait graver les habits de la Mere folle, & de tous les Acteurs des anciennes Fêtes des fous, des masques qui courent dans les ruës, & de ceux qui font des charivaris. Ce ne sont les habits d’aucun païs, ni d’aucun siécle, mais l’assemblage de ce que la folie a imaginé de plus bizarre, dans tous les païs & dans tous les siécles. Cet insipide salmigondi qui ne peut fournir que de bouffonneries & amuser que la populace au coin des rues, a toujours fait, à quelque piece reguliere près, la partie essentielle de la scéne italienne. Elle n’a que des farces, des avantures de guinguette, où Arlequin, Pierrot, Colombine, &c. jouent tous les roles, en sorte que tout le théatre Italien n’est proprement qu’une farce sasiée, ressasiée, tournée & retournée. On peut s’en convaincre par le Théatre de Gherardi, & le nouveau théatre italien. En Italie on joüe des pieces sérieuses & des tragédies bien faites, dont les poëtes Français ont souvent profité, sans le dire. On les joüe dans les Fêtes d’éclat ; le courant n’est qu’une farce perpetuelle. Riccoboni a tenté d’introduire les tragédies & les piéces regulieres sur le théatre Italien-Français ; il n’a pas réussi. Arlequin & les Lazzis seront toujours surement maintenus en possession de leur empire, & comment gagner du terrein. A la comédie française où la petite piéce vient dedommager du serieux de la grande, les valets, les soubrettes tiennent la place d’Arlequin : Arlequin en effet n’est qu’un valet balourd, qui fait rire par ses bêtises.

La fécondité du théatre Italien seroit étonnante si les drames étoient des piéces regulieres. Riccoboni a donné un catalogue des tragédies & des comédies qui ont paru dans le seiziéme siécle, dont le nombre passe celui des piéces Françaises, qui ont paru dans le dix-septiéme siécle, depuis Corneille & Moliere. Mais la surprise cesse quand on voit combien la composition en est facile. Ce ne sont la plûpart que des croquis, des canevas, des desseins que les comédiens remplissent in promptu. Ils lisent le plan que l’auteur leur donne, ils l’affichent derriere les coulisses, afin que chacun puisse le consulter, & s’en rappeller dans le besoin. Ils font ensuite & disent sur le théatre tout ce qu’ils jugent à propos. Nous avons plusieurs volumes de ces squelettes de pieces. Riccoboni en avoit rempli plusieurs portefeuilles, tout cela est très-peu de chose ; c’est proprement l’acteur qui compose, il a plus besoin de génie, d’exercice, de fécondité que l’auteur, pour remplir sur le champ ces idées seches, & imaginer à propos des choses plaisantes, analogues à la piece ; on sent combien doit être licencieux un dialogue abandonné à l’imagination libertine d’un comédien, & d’une actrice qui peuvent impunément dire tout ce qui leur vient dans l’esprit, pour faire rire le parterre. Tel a été dans tous les tems le théatre Italien, en Italie & en France : qui peut entendre sans rougir, les cinq théatres de Venise ? Les Italiens furent chassés par Louis XIV à cause de leur licence ; valent-ils mieux aujourd’hui ? Les tragédies & les comédies sérieuses sont travaillées avec soin, & valent bien les nôtres ; le génie est plus dramatique, & le fut toujours au-delà des monts. Il y a plus de vivacité, de sensibilité, de passion, d’invention, de finesse, il semble que les organes & les imaginations sont plus montées sur le ton du théatre ; cet avantage est médiocre, la Réligion & la vertu ne le lui envieront jamais.

Un évenement singulier prouve cette facilité de composition, même en vers, par la liberté entiere du même en vers, par la liberté entiere du mêlange & de la mesure, comme parmi nous les opéras, les pieces de la Fontaine, ou vers libres. Un poëte comique, fameux en Italie, est le Comte Carlo Golli, rival du célebre Goldoni ; il ne pensoit à rien moins qu’à ses rôles, sous les drapeaux de Thalie, lorsque se trouvant par hazard un jour avec Goldoni, celui-ci donnoit une grande importance à son art, & en faisoit valoir les difficultés, il disoit avec chagrin, qu’il étoit aisé de censurer les pieces de théatre, mais qu’il étoit fort difficile d’en faire une. Point du tout, repliqua Golli, il est très facile de faire une comédie, & moi qui ne m’en suis jamais mêlé, si je voulois en prendre la peine, j’en ferois une de trois oranges, où je suis sûr qu’on verroit courir toute la ville. Les trois oranges sont un vieux conte, comme celui de peau d’âne, dont les nourrisses amusent leurs enfants. Il fut pris au mot, soutint la gageure, fit la piece, & elle eut le plus grand succès ; encouragé par cet essai, il y prit goût, & en a fait depuis beaucoup d’autres ; en effet, que sont dans le fond toutes les comédies, reduites à leur juste valeur, & dépouillées du prestige de la représentation, du clinquant de la décoration & des habits, des graces des actrices, de la musique, de la danse ? Que sont en particulier ces farces Italiennes ? Qu’est-ce qu’Arlequin dans la Lune ; Arlequin Roi des Ogres, la Forêt de Dodone ; le poirier ; les Oies, &c. de vrais contes de vieille, dont on amuse de vieux enfants, & la plupart des spectateurs, des vieux enfants, qui rient d’un conte de vieille ; pour peu qu’on ait l’usage du monde, la conversation aisée, le tâlent plus mince, ou plutôt l’instinct des singes, de contrefaire les gens, l’art de coudre des conversations qu’on fait venir, comme on veut, les comédies naissent sous la plume & sous les levres. Qu’on compte s’il est possible, la multitude d’acteurs, d’auteurs, de pieces qui ont paru depuis un siécle, ou verra si ce métier est fort difficile, les enfants mêmes font quelquefois entr’eux de petites représentations très comiques, & communément copient très-bien, & très-plaisamment leurs maîtres & leurs condisciples, connoissent leurs défauts, & se disent leurs vérités. J’ai vu des écoliers de seconde & de réthorique, après avoir vu représenter quelques pieces, se dire comme cet ancien, & moi aussi je suis peintre, & composer des drames, qui valoient beaucoup, de ceux qu’on donne au public. La plupart des régents Jésuites en donnoient quelques unes, & souvent y mêloient des traits dont les meilleurs comiques se faisoient honneur. Les seminaristes de St. Sulpice, pendant leurs vacances, en composoient, & même en jouoient impromptu, qui valoient bien les canevas Italiens. Il y a sans doute dans ce metier, comme dans tous les autres, un degré de perfection, auquel peu de gens peuvent atteindre ; & en effet, tous les théatres de l’Europe ensemble ont à peine trente auteurs excellents, & peut-être une centaine de bonnes pieces pour le courant & le médiocre ; rien de plus trivial & de plus aisé. C’est se jouer du public, de crier au miracle, l’homme est naturellement imitateur & critique : qu’il prenne un moment la peine d’arranger les idées que la malignité lui suggere, il sera une comédie. Le mécanisme des vers, la distribution des scénes demande quelques réflexions, & forme une difficulté que Moliere a rarement surmontée, puisque la moitié de son théatre est en prose ; enfin, comme le plaisir est la grande affaire, tout ce qui en fait goûter, tout ce qui flatte les passions est assuré de tous les suffrages.

Le Mercure, Août 1770, fait fort peu de cas de la comédie Italienne, de la Bague enchantée du fameux Goldoni, que les Italiens estiment beaucoup ; il paroit par le détail qu’on en donne, que c’est une piéce très-médiocre, prise à droit & à gauche, d’autres piéces. Elle est peu digne de son Auteur.

L’Infant Ferdinand Duc de Parme a fait en faveur du théatre trois établissements brillants & uniques, dont on a donné connoissance à toute l’Europe, par un Programme inféré dans tous les Journaux Mercure Juin 1770. pag. 195. 1°. Quatre prix Academico-dramatiques, un de 100. sequins (1300 liv.) pour une Tragedie, & un de 50 sequins pour l’accessit. Pareil prix de 100 & de 50 sequins pour une Comédie. 2°. Un Tribunal composé de sept Juges en office, pour juger des piéces, & couronner les meilleures. 3°. Une Ecole Dramatique, comme une école militaire, pour former de bons Acteurs, & faire répresenter pendant le cours de l’année, avec le plus d’éclat, les piéces qui auront eu la Couronne, ou l’accessit ; on donne les plus grandes facilités. Ce n’est point la petite économie des Académies & des Journalistes, qui avertissent bien soigneusement d’affranchir les lettres. Ici tout se passe noblement, le Sécretaire recevra tous les paquets sans qu’il en coûte rien. On laisse à l’Auteur le choix du sujet, pourvu que ce soit une action héroïque dans la Tragédie, un sujet de caractère dans la Comédie. On exclut seulement la farce & la bouffonnerie, on admet même le Comique larmoyant, dont la fortune est parmi nous si équivoque, quoiqu’on exige que les trois unités de lieu, de tems, & d’action soient observées. On laisse aux poëtes la liberté de faire autant d’actes qu’ils voudront contre le précepte d’Horace. Neve minor nec sit quinto productior actu. Les Auteurs sont invités de venir à Parme, & sont surs d’être accueillis avec bonté du Royal Mécene.

Voilà qui est digne d’un grand Prince. Rien de plus glorieux au théatre : ces honneurs effacent bien avantageusement l’infamie, attachée à l’état de comédien ; puisque non seulement on y tolére, on y loue, on y recempense, mais encore on y forme des comédiens, on y invite, on couronne les Auteurs. Ces institutions sont plus utiles que les sociétés d’actionnaires établies dans plusieurs villes. Les actionnaires louent des acteurs tous formés, & achetent des pieces ; mais ils n’en forment point, & ne donnent pas des prix. Il y a apparence qu’ils établiront aussi des prix & des Colléges Dramatiques, pour avoir toujours de quoi fournir leur théatre. A l’exemple du Duc de Parme, ce sera une pépiniere féconde, où il croîtra toujours des jeunes arbres, ou si l’on veut un noviciat, moins dévot il est vrai, que ceux des Capucins, mais absolument nécessaire à la grande œuvre qu’ils ont entreprise : je ne désespere pas qu’on ne la mette sur l’état des villes, & que quelque jour on ne bâtisse, aux frais du public, dans les grandes villes, un Collége Royal de comédie, qui réussira mieux que les autres ; tout cela nous annonce que les Canons qui défendent l’assistance à la comédie, & qui excommunient les comédiens, ne sont plus comptés pour rien ; déjà dans le Duché de Parme & de Plaisance ils sont régardés comme la Bulle in Cœna Domini, qui n’y a plus lieu depuis deux ans ; aussi les affaires avec le St. Siége & ces trois établissements, ont paru dans le même tems, le même esprit & la même autorité ont produit les uns & les autres : reste à savoir si Dieu y souscrit.

Le Programme Parmesan avance que les Grecs avoient formé des établissements pour l’instruction des comédiens. Je ne sai où il a pris ce trait d’érudition : les Grecs avoient des prix pour les jeux du théatre, comme pour les jeux olimpiques & autres jeux ; mais ils n’avoient pas d’écoles théatrâles établies, comme à Parme, par autorité publique. Pompée & Auguste, ajoute le Programme, ont cherché pour leur théatre une Divinité tutélaire, & un Génie ; Ferdinand sera seul la Divinité protectrice, & le Génie des theatres d’Italie ; mais le Roi de Sardaigne, le Roi de Naples, le Grand Duc de Toscane ne sont-ils pas les génies & les protecteurs de leurs théatre ? Sans doute, & pourquoi non ? Les suppots de Thalie sont Politheistes, leur Réligion admet la pluralité des Dieux ; ils adorent bien les actrices, ces divinités si bienfaisantes ; on veut adorer plusieurs Génies aussi : chacun le sien, l’Infant Duc ne prétend point de privilege exclusif, cette déification est singuliere ; on n’avoit point fait encore de pareilles apothéoses ; être divinisé pour avoir donné des prix à quelques Drames, & formé une école de comédiens ; c’est acquerir la Divinité à peu de frais : mais je crois que sans prendre un si grand essor, ni vers les Grecs ni vers l’Olimpe ; on peut faire honneur à la France, de ses divers établissements. Tant de prix académiques de tant d’especes : Science, Eloquence, Poésie, Musique, Peinture, Sculpture, Chirurgie, Agriculture, Dessein, & notamment prix Dramatique, établi depuis quelques années, & accordé pour la premiere fois, au sieur du Beloy ; bourgeois de Calais ; & ces innombrables académies ou écoles, pour toutes sortes d’objets, ont bien pu faire naître dans une Cour toute Française, l’idée d’une école dramatique, pour la représentation ; on y joindra bien tôt aussi l’académie de musique, de la danse, de poésie, on en fera une Université théatrâle, avec les quatre facultés, les assemblées de ce corps gravissime de l’amplissime Recteur, des savantissimes Professeurs, des illustrissimes Docteurs, de ces méritissimes Licenciés, Bacheliers, comédiens, formeront une jolie scéne, qu’ouvrira un bedeau avec sa masse ; on n’y oubliera pas les écolieres & les régentes des actrices, qui ne sont pas moins nécessaires que les acteurs, soit qu’on les incorpore dans les classes & les corps des acteurs ; soit qu’on en fasse une université fémelle, séparée avec ses facultés, ses suppots, ses appartenances, ce qui seroit plus décent, mais qui exerceroient moins les uns & les autres, que s’ils prenoient leurs leçons & faisoient ensemble leurs exercices académiques.

Ce Programme est un long verbiage assez mal écrit, on y fait une espece de traité de l’art dramatique, dont on donne des regles fort triviales, ce qui n’est ni l’usage des programmes, ni le style des Princes ; il y en a même d’assez peu justes. Qu’est-ce par exemple qu’une action héroïque dans la tragédie ? C’est , dit-on, l’effet d’une ame extraordinairement grande & élevée. Une action, l’effet d’une ame ! Pourquoi cet extraordinaire dans la plupart des tragédies, l’élévation de l’ame est fort ordinaire. Plusieurs dont le fonds n’est qu’un crime, une injuste opression de la vertu. En comparant la tragédie à la comédie, tantôt il met entre elles une égalité de mérite, pour justifier l’égalité de récompense : Melpomene & Thalie sont assez à côté l’une de l’autre  ; tantôt il donne la supériorité à la comédie : Il faut d’avantage au poëte comique, il ne doit ceder en rien au tragique, doit avoir autant de génie, être aussi bon poëte, & de plus, observateur des cœurs & des actions. Il est pourtant vrai que la tragédie est plus difficile, qu’il y a moins de poëtes tragiques que de comiques, & de bonnes tragédies que de bonnes comédies ; sur-tout que la tragédie est de sa nature, plus châtiée, plus décente, moins dangéreuse pour les mœurs ; mais tout sera équitablement balancé par l’aréopage dramatique, il vaut bien mieux que celui de Paris : il est composé des personnes d’un mérite distingué, récommandables par leur érudition, leur probite, leur intelligence, à l’abri de tout soupçon, qui jugeront avec connoissance, & sans partialité  ; au lieu qu’à Paris c’est une troupe de comédiens & de comédiennes, grands Seigneurs & petits maîtres , dit Voltaire, qui s’assemblent pour juger les pieces ; leurs séances sont des vraies scénes comiques, souvent tragiques, pour le pauvre poëte, qui, après avoir long-tems fait sa cour, & essuyé les hauteurs, les caprices, les railleries, les mépris de ce grave sénat, est réfusé avec dédain, & ne peut esperer de succès que par la sollicitation, les présents & l’intrigue, foible garant de la bonté de la piece. Ce tribunal me fait souvenir du Sénat des Dames, établi par Héliogabale, pour juger des modes, des coëffures, des pompons, &c. ainsi se formeront, à Parme comme à Paris, d’excellents citoyens, & acteurs de théatre, très-utiles à la République, à la Réligion & aux mœurs.

C’est évidamment une plume françoise qui a écrit ce programme. Quoiqu’on donne l’ancienneté au théatre Italien, on donne la supériorité au théatre François. On ne cite que des pieces françoises, des acteurs françois ; on ne reçoit d’autorité légitime, que celle de Boileau, comme si un Italien n’avoit pas l’usage de la poëtique de Vida, Italien, qui vaut, en son genre, celle de Boileau ; & dans tous cela, on ne peut méconnoître la vanité nationnale, sur tout en matiere de théatre, où nous nous donnons sans difficulté la palme. Riccoboni n’en convient pas, & dans le détail de ce nombre infini de pieces italiennes, qu’il a fait dans son histoire du théatre Italien, il est bien éloigné de n’en pas trouver beaucoup d’excellentes. Les Espagnols & les Anglois ne seront pas plus faciles sur la prétendue supériorité de notre scéne, ainsi que sur celle de notre musique, de notre danse, de nos opéras, de nos pantomimes, &c. on met à Parme, l’incomparable Moliere, à la tête de tous les comiques de tous les siécles, & de tous les tems ; je ne ferai point de procès sur une si frivole préséance ; mais après Moliere on met Dufreni, Regnard & des Touches : je ne dispute pas leur mérite, mais je doute que tout le monde souscrive à cette distribution exclusive des rangs. Pour les tragédies, on ne nomme que Racine, on oublie Corneille, Voltaire & Crebillon, qui n’en seront pas contents, & on ne parle ni de l’opéra, ni du doucereux Quinault. Le Génie tutélaire de la scéne italienne dédaigne-t il donc le théatre lirique, qu’on ne peut disconvenir être très-brillant, au dela des monts, dont il est venu en France sous les auspices d’un Cardinal Italien ? Le sévere Sénat juge des pieces, croit-il ce poëme indigne de ses jugements ou de ses couronnes ? Peut-être que la loi imposée aux auteurs d’observer les loix de la décence dans les paroles, les actions, les intrigues, a fait exclure des ouvrages qui par leur natures ont remplis d’une morale lubrique, & que la musique & la danse échauffent à l’excès : motifs qui n’auroient rien que de louable ; d’ailleurs quelque chatié que fût un opéra, l’exécution en seroit périlleuse ; les actrices, les danseuses, les chanteuses, les figurantes, en feront nécessairement l’écueil de la vertu.

L’Academie Dramatique de Parme avance un fait qui mérite quelque réflexion. Le Regne de Leon X. est l’époque brillante des Lettres. Quelle protection n’accorda-t-il pas à la majesté tragique ? Et quels furent les efforts du Cardinal Bibiana pous chasser les histrions d’Italie, & y introduire la bonne Comédie ? On croiroit sur ses paroles que Leon X. fut le protecteur du théatre, singulierement de la tragédie, & que sa créature le Cardinal Bibiana fut le réformateur de la comédie. Ce seroit un bien mince éloge pour tous les deux ; mais l’histoire dement tout cela, Ce Pontife de la maison de Médicis, dont on a beaucoup parlé, & en bien & en mal, qui eut en effet tous les défauts de sa maison, ne fut point un protecteur de la majeste tragique, & Bernard Bibiana que quelques-uns nomment Turcati, homme obscur, son domestique, tel que le Cardinal du Bois auprès du Duc d’Orléans Régent, sçut gagner ses bonnes graces, n’a ni chassé, mais plutôt attiré les histrions, ni introduit la bonne comédie, ni ne s’est embarrassé de la bonne, ni de la mauvaise, que pour servir les plaisirs de son Maître, à qui il devoit toute sa fortune. Le Cardinal Mazarini, autre Italien, à qui pour avoir donné quelqu’opera à Louis XIV. & fait venir en France des Comédiens Italiens, on ne prodiguera jamais ce titre que le théatre croit fort glorieux de Protecteur, de Reformateur de la scéne, qu’il n’a employé que pour faire sa cour, qu’il a laissée comme il l’a trouvée, & n’a jamais songé à la reformer. Jean Cardinal de Medicis fils du fameux Laurent fut élévé dans les plaisirs, l’opulence, le luxe & le faste des Medicis, qui l’emportoient sur les plus grands Princes, & par ce moyen parvint à la plus haute fortune. L’esprit de ce jeune homme fut cultivé par les plus habiles hommes de son tems, Calchondile, Politien, qu’on se fit honneur d’entretenir auprès de lui, à grands frais. De là vint le goût du Cardina pour les Lettres & les Savants, auxquels il faisoit un accueil favorable, & bien de libéralités. De là le désir de ramasser des manuscrits, & de donner des éditions des anciens Auteurs ; non par lui-même, il n’étoit ni studieux, ni savant ; mais par des Litterateurs à ses gages. Ce n’étoit, ni les sciences de la Réligion, ni de l’Ecriture, ni les Conciles, ni les Peres, ni des Théologiens ; mais des Litterateurs & des Poëtes : car c’étoit uniquement vers cet objet qu’on avoit tourné son esprit frivole, qui n’aimoit que le plaisir. Un tel homme étoit fait pour aimer le théatre. Bibiana étoit poëte, & avoit fait 20 ans avant l’Exaltation de Léon X. des piéces de théatre, & entr’autres la Calanda, piéce assez bonne pour le tems, qui lui avoit fait un nom dans le monde. Laurent de Médicis le prit pour son Sécretaire, & le fit entrer dans cette partie de l’éducation de son fils. Il en eut le département poëtique. Il se rendit agréable à son éléve, qui en fit son Conclaviste, & son Camerier. Après la mort de Jules II, Bibiana intrigua si bien dans le Conclave, qu’il fit élire Pape le Cardinal de Médicis. Sa récompense suivit de près, & peu de jours après il fut fait Cardinal. Ce fut alors que pour marquer sa réconnoissance il donna à ses frais des Fêtes du goût de son Protecteur. Il ramassa tous les histrions qu’il trouva, & fit joüer devant le Pape sa Calanda, & d’autres piéces avec des belles décorations, des danses, des simphonies qui en faisoient une espece d’opera ; ce qui plut infiniment aux Médicis, & singulierement au Pape.

Ce ne fut pas le seul spectacle où le Pontife oublia la Sainteté de la Thiare, ce fut une tâche dans un Pontifiat que de grands événemens ont rendu célébre. Nous avons un respect infini pour le S. Siége ; mais nous ne pouvons dissimuler ce que disent tous les historiens ; puisqu’on abuse de son autorité pour justifier le théatre. Avant son Exaltation sa vie étoit assez décente, il évitoit le scandale & l’éclat : n’ayant plus rien à ménager, quand il fut monté sur le St. Siége, il se livra à tous ses penchans, donna dans le plus grand faste, comme son pere ; il ordonna dès le prémier jour qu’on le traitât en grand Prince, & on n’eut garde d’y manquer. Il dépensa cent mille ducats pour la cérémonie de son Couronnement, il acheta septante mille écus Romains une tenture de tapisserie, qu’il fit faire à Bruxelles ; il multiplia à l’infini les Officiers de sa Cour ; son Successeur Adrien VI. réduisit à quatre, les cent inutiles Estafiers qu’il s’étoit donné, & tout le reste de sa maison à proportion ; il s’abandonna à tous les plaisirs. Ses repas étoient d’une longueur excessive, d’une somptuosité, d’une délicatesse la plus recherchée ; toujours environné de Bouffons, & Bouffon lui-même dans ses propos, ce que les flatteurs appelloient de la gayeté, sa vie étoit une sorte de comédie perpetuelle, & il en faisoit jouer souvent dans son Palais, souvent par des jeunes Seigneurs les plus distingués : il ne pouvoit souffrir le sérieux des affaires, sur-tout des affaires ecclésiastiques : aussi l’Eglise reçut elle de son tems la plus profonde plaie qu’elle eût jamais soufferte : l’héresie de Luther, & ses suites, qui durent depuis deux siécles, & vraissemblablement dureront longtems encore. Aucun pontificat n’a été aussi funeste à la Réligion que le sien, comme aucun regne ne lui a été aussi funeste en France que celui de sa petite niéce, Catherine de Médicis. Quelques Papes ont été plus vicieux, comme Alexandre VI, un de ses prédécesseurs, aucun n’a approché de son luxe & de son faste ; ce défaut dont on ne se défend pas, dont on se fait gloire, que le public se fait honneur d’imiter, fut-il exempt de vice grossier, ce qui n’arrive jamais, est plus nuisible au bon gouvernement, que le vice même qu’on cache, qu’on punit dans les autres, & qu’on n’affecte pas d’imiter. Un supérieur comédien est pire qu’un supérieur débeauché ; Léon X eût pu arrêter, & même prévenir cette hérésie malheureuse, qui a bouleversé l’Europe ; il la négligea pour ne s’occuper que de l’élévation de sa famille, de l’éclat de sa Cour & de son plaisir ; & il l’occasionna par le trafic des indulgences, contre son intention sans doute, mais auquel il donna lieu pour amasser de l’argent, dans les embarras où sa prodigalité l’avoit jetté.

On auroit tort de confondre le dépôt de la loi avec les mœurs des premiers Pasteurs ; ce Pape si peu fait pour être Pape, ne s’écarta jamais des vérités de la foi, dans ses décisions, ses Bulles contre Luther sont très-justes ; le cinquieme Concile de Latran, où il présida, & qu’il termina, est reçu de toute l’Eglise, & prescrit les regles les plus sages. Dieu veille sur son Eglise, les portes de l’enfer, ni même les mauvaises mœurs des premiers Pasteurs ne prévaudront point contr’elle. Tous les jours se vérifie la sagesse de cet oracle : Faites ce qu’ils vous disent, mais ne faites pas ce qu’ils font. Jamais ce Pape n’a autorisé le théatre qu’il a se sort aimé, il ne l’a même jamais protégé, encore moins la majesté tragique, puisqu’il n’aimoit que les bouffonneries & les farces. La protection des arts & des sciences dont on fait tant de bruit, est un trait de flatterie, c’est son pere Laurent, qui les protégeoit, & qui étoit en état de les protéger. Le fils trop occupé de ses plaisirs pour s’embarrasser des sciences ; trop dissipateur pour avoir dequoi leur faire de grands biens, pouvoit tout au plus leur faire quelques caresses ; car il avoit le tâlent singulier de courtisan, il étoit caressant, insinuant, plein de grace dans la conversation & dans sa personne, & gagnoit les cœurs. Aimer les plaisirs, les farces, les bouffonneries, protéger les courtisans, les bouffons & les comédiens, est-ce aimer & protéger les sciences ? Le vice est commun dans les Cours, la protection publique du vice y est très-rare. Je ne suis entré dans ce détail que pour faire sentir combien est mal fondé l’apologie du théatre, par l’approbation & l’exemple de Léon X ; jamais il ne l’a approuvé, & s’il l’a aimé, son exemple en est une nouvelle & éclatante condamnation. Le théatre doit être bien mauvais, puisqu’il a contribué à perdre les mœurs du chef de l’Eglise, & a jetté une tache ineffaçable sur la mémoire, & qu’il n’a été aimé que par un homme sans mœurs ; aussi aucun de ses successeurs n’a donné un pareil scandale, même Clément VII, de la même maison de Médicis ; encore moins Léon XI, qui vécut & mourut en saint. Le Cardinal Bibiana donne encore moins de poids à l’apologie ; c’est un poëte comique, un courtisan qui veut plaire à des maîtres entousiasmés du théatre, Richelieu, Mazarin, du Bois, gens d’un autre génie que Bibiana, qui ont aimé & fréquenté le théatre, n’en seront jamais la justification.

Voici quelques anecdotes sur Léon X & sur le Cardinal Bibiana : plusieurs sont prises de Varillas, histoire secrette de la maison de Médicis. Je sai que cet auteur est accusé de manquer d’exactitude, peut-être plus qu’il ne mérite, aussi bien que Maimbourg ; mais c’est celui de ses ouvrages qu’on a le moins critiqué ; au reste il étoit attaché au Clergé de France, qui lui faisoit une pension, & par conséquent à Léon X, à qui le Clergé doit le Concordat & le Concile de Latran. Cet auteur n’est donc pas suspect de partialité, d’ailleurs, y eût-il quelques circonstances de fausses, le fonds de la vie voluptueuse de ce Pape, de son luxe, de ses profusions, de son amour pour le théatre, n’est pas douteux dans l’histoire.

Etant Cardinal, le renversement de la maison l’avoit mis-hors d’état de satisfaire son goût ; mais il trouva des gens qui lui prêterent, il rendit son train plus leste, son équipage de chasse, plus galant ; on faisoit meilleure chere chez lui, qu’en aucun lieu de Rome. Mais ce qui attiroit le plus de gens chez le Cardinal de Médicis, étoit Bibiana son Camerier, qui n’eut jamais son semblable pour entretenir une compagnie, assez bien fait de sa personne, il ne tenoit rien de son vilage ; il avoit un fonds de joie inépuisable, toujours cent nouveaux contes pour faire rire, sans rien dire de bas, d’impie ni-d’impudique ; il lui prenoit quelquefois envie, au milieu du repas, d’apprêter des sausses dont aucun cuisinier ne s’étoit avisé, & réussissoit toujours ; mais le service le plus important qu’il rendoit à son maître, c’est qu’il avoit le secret d’engager les gens à lui prêter de l’argent, sans autre sureté que l’horoscope qu’il avoit fait faire de Cardinal de Médicis, à qui on promettoit de grandes richesses ; mais il y avoit si peu d’apparence, qu’on ne pouvoit assez admirer sa hardiesse, & la crédulité des créanciers. Sa passion dominante étoit la musique, il réussissoit admirablement à chanter & à composer, il avoit chez lui des concerts, & sa maison devint le plus curieux spectacle de Rome.

Le fameux Machiavel avoit singulierement le ralent de railler & de contrefaire tout le monde. C’étoit un Moliere, il plût beaucoup au Cardinal ; un jour qu’il contrefaisoit devant lui les Florentins ennemis de sa maison, le Cardinal lui dit, qu’il réussiroit bien mieux s’il les répresentoit sur un théatre, dans une comédie faite à l’imitation de celles d’Aristophane. Il n’en falut pas davantage pour rendre Machiavel comédien ; il travailla à la Nitia, au Ditia, & à la Mandragola, & à bien d’autres piéces, où il joua la personne la plus distinguée de Florence. Le Cardinal en fut si charmé, que depuis étant Pape il fit transporter à Rome la décoration du théatre & les habits, & y fit venir les Acteurs pour en donner le divertissement à sa Cour. Machiavel en reçut des gratifications extraordinaires du Pape, & fut en faveur auprès de lui jusqu’à ce qu’ayant été soupçonné d’être entré dans quelque conjuration contre les Medicis, il fut disgracie, chassé, & mourut dans la misére. Riccoboni dans son catalogue de comédies Italiennes dit, que la Ditia est prise du Casina de Plaute ; mais que la Mandragola est toute de l’invention de Machiavel. C’est une des bonnes comédies Italiennes ; mais non la meilleure. Roccoboni en cite bien d’autres qui la valent, dit-il, & la surpassent. Il faut convenir que d’avoir fait composer & combler de graces un poëte comique, un homme tel que Machiavel, avoir fait transporter de Florence à Rome un théatre, & des Acteurs pour y donner la comédie, ne sont pas des traits dans la personne d’un Pape qui doivent donner un grand poids à ses exemples, ni le faire appeller le Restaurateur des Lettres, & de la majesté tragique.

Après la mort de Jules II. le fidéle Bibiana fut. Conclaviste des Medicis, & déploya dans le Conclave son talent pour l’intrigue, & son zéle pour son Maître. Il y gagna les Cardinaux, & entr’autres Loderini son plus grand adversaire, en lui promettant le mariage de sa Niéce avec le Neveu des Medicis. Il gagna les Medicins du Conclave, & leur fit déclarer que le Cardinal de Medicis n’avoit pas un mois à vivre, à l’occasion de quelque abcès qui s’étoit percé, & répandoit une odeur empestée. Le Cardinal fut élu à trente-six ans, & bientôt parfaitement guéri, & Bibiana récompensé. Léon X. employa les trésors du Chateau St, Ange à payer ses dettes, & à faire une magnifique cérêmonie pour son Couronnement, comme le triomphe des anciens Romains ; Julien, bâtard de sa maison, y parut d’abord en Chevalier de Rodhes (de Malthe,) portant le guidon de la Réligion, au milieu de la cavalcade, il lui mit sur la tête le Chapeau de Cardinal dévenu vacant par la promotion de Sa Sainteté, & à la fin le nomma à l’Archévêché de Florence, sa Patrie, qui vaquoit. Ainsi les intrigues d’un comédien procurerent la Thiare à un amateur de la comédie ; comme on n’avoit pas alors beaucoup de comédies, le Pape fit répresenter la Penulus de Plaute. La dépense en fut excessive, & les discours & les postures des Acteurs très-libres. Ce spectacle plût beaucoup au peuple Romain. C’est par là qu’on sçut si bien le prendre pour l’empêcher de crier contre les abus, qu’on lui dressa des statues pour les mêmes choses qui leur a voit fait écrire des satires contre d’autres Papes.

Bibiana joua un nouveau role aussi comique, mais qui dégénera en tragédie. A peine fut-il Cardinal, qu’il se fit nommer Général des Troupes du Pape, contre-le Duc d’Urbin ; il étoit peu fait pour commander une armée, Les soldats refusoient d’obéir à un homme de si basse naissance, & si mauvais Capitaine, & ménaçoient de déserter. Il se laissa battre par le Duc, & la guerre alloit finir ; lorsque le Pape au moyen de huit cent mille écus lui débaucha ses Troupes, s’ampara du Duché d’Urbin, & en investit son Neveu, qu’il marîa avantageusement. Bibiana dépouillé de ses lauriers reprit son premier metier ; il fit répresenter à grands frais des comédies dans une salle magnifique du Vatican, où les décorations changeoient à chaque acte, on ne s’y mettoit en peine que d’y faire rire, & cet homme qu’on dit avoir chassé les histrions pour réformer la comédie y faisoit jouer les piéces les plus licencieuses : on invitoit même les enfans des meilleures maisons à monter sur le théatre & y servir d’Acteurs. Le Pape venoit s’y délasser avec sa Cour. Il en donnoit lui-même d’une autre espece, qu’aucun Souverain que je sçache n’a jamais donné. il étoit naturellement railleur, & se divertissoit de tout : le théatre avoit nourri, & beaucoup augmenté en lui ce défaut. Quand il voyoit quelqu’un prévenu de bonne opinion pour lui même, il l’entretenoit dans ses fatuités par des éloges, des applaudissements, des récompenses, jusqu’à ce qu’il fut tombé dans l’extravagance, pour se mieux mocquer de lui. Ainsi fit-il perdre la tête à son sécretaire Tarassoni insatué de la musique, où il n’entendoit rien ; jusqu’à l’établir Surintendant de la musique, & chef de tous les Musiciens de Rome ; & au poëte Burabassi, jusqu’à le faire entre en triomphe dans Rome, monté sur un Elephannt ; & inviter tous les poëtes d’Europe à se rendre à la Fête, & lui mettre la couronne poëtique sur la tête, & donner un grand festin à lui, & à tous les poëtes, dans le Palais du Vatican ; cette farce eut un dénouément tragique, l’Elephant, éffarouché du bruit des acclamations jetta le poëte par terre, & changea les lauriers en ciprès. Les repas du Pape étoient encore une nouvelle comédie. Plusieurs bouffons mangoient à sa table, & payoient leur écot par leurs plaisanteries, par les nouveaux ragouts qu’ils inventoient, & par les tours que leur jouoient les cuisiniers, qui avoient ordre de leur présenter des ragouts, aussi bizarrement que ridiculement composés, pour se mocquer d’eux. C’étoit une véritable vie de théatre.

Bibiana, qui avoit eté comédien toute sa vie, joua enfin dans un de ces repas le role le plus triste, puisqu’il lui en coûta la vie. Il avoit été envoyé Legat en France, il plût à François I. par son enjouément, & ses plaisanteries ; il en profita pour ménager les intérêts de son Maître ; mais malheureusement il voulut aussi ménager ses propres affaires, il prit des mesures avec le Roi pour se faire élire Pape au prochain Conclave. L’ambition est aveugle, ce projet étoit une chimére, le Pape n’avoit alors que 40 ans, & Bibiana 70. Comment espérer de lui survivre ? Leon en fut informé, se plaignit qu’on lui débauchoit son Legat, & le rapella. Il lui fit un bon accueil à l’ordinaire, il parut avoir tout oublié ; il l’invita à dîner, & voulut le servir de quelque plat excellent. Bibiana s’en défia, & y soupçonna du poison. Il n’osa pourtant pas refuser de l’avaler, espérant de prendre de contrepoison. Il retourne chez lui, & en prend ; mais c’étoit trop tard, il mourut trois heures après. Ces scénes si déplacées, que le goût du théatre & son air contagieux sont souvent donner, par des hommes d’ailleurs estimables, ne doivent porter aucune atteinte à la Réligion. Il y a une différence infinie entre l’homme en place qui fais ses fonctions, & le particulier qui se livre à son plaisir ; entre le Juge qui prononce un Arrêt, & un libertin qui entretient une actrice : entre un Pasteur qui dans un Mandement ordonne une Fête, un jeune, une abstinence, & un voluptueux, ou un petit-maître qui ne vient point à l’Eglise ; entre Léon X. qui parle ex Cathedra contreLuther, & Jean de Medicis qui fait jouer des comédies. Ses égaremens ne justifient pas le spectacle, le spectacle les condamne.

Balzac dans ses Lettres prétend que cette piéce de Machiavel que Leon fit réprésenter Rome est licencieuse & impie, se mocquant des Saints & de la Réligion, ce qu’avec raison il trouve sort mauvais. Hæc indigna homine Christiano qui sanctiores musas colit, & in ludricis quoque meminisse debet honestatis. Je n’ai point veu cette piéce je ne puis en juger ; mais je n’en serois pas surpris. Le théatre se joue de tout. Paul Jove dans la vie de Leon X. dit que la Calanda de Bibiana fut composée à l’honneur de la Duchesse de Mantouë, ce qui engagea le Pape à se trouver à la réprésentation qu’il en fit faire par des jeunes gens de condition, per nobiles comœdos , que le Pape cependant ne la vit qu’à travers une espece de jalousie, que cette piéce, & plusieurs autres de sa façon, étoient plaines desel, de plaisanteries, de galanterie, multò sale, multis facetiis, mollibus acutisque leporibus repertos . Que le Penulus de Plaute fut joué dans la fête que donna Julien, frere de Leon, au peuple Romain qui lui avoit donné le droit de Citoyen, & qu’il le fit avec tant de magnificence, qu’il ne pensa pas que les Romains eussent des spectacles plus magnifiques. Mirabili decore omni picturarum varietate priscâ elegantia, &c. Strada parle expressement de ces jalousies, derriere lesquelles étoit ce Pape. Leo interius esse majestate Pontificis se in conspectum de re, in aula recessu sublatus se in speculum inseruerat. Mais ce n’étoit que dans les spectacles publics des cérémonies, qu’il y avoit ce leger reste de décence ; dans son particulier avec ses gens, & les bouffons, il assistoit à découvert à toutes leurs farces ; mais pourquoi toutes ces précautions & ces mystères si la comédie n’a rien de mauvais : Les théatres particuliers de société sont pires que les théatres particuliers de société sont pires que les théatres publics.

Paul Jove Panegiriste de ce Pape qui convient que sa vie voluptueuse & dissipée avoit terni l’éclat de ses belles qualités, & la gloire de son Pontificat, prétend pour l’excuser, que c’étoit moins la corruption de son cœur naturellement bon, que la facilité de son caractère, & la liberté de la puissance souveraine. Blanda facilesque naturæ potius ac regiæ licentiæ quam depravati animi vitio  ; & surtout les exemples, & les flatteries d’une Cour corrompue, livrée au plaisir, au luxe, & aux spectacles. Mirum in modum incitabant qui Regio luxu vitam in venationibus conviviis spectandis libentissimè traducebant  ; que ses convives & ses favoris étoient des vrais libertins, Facetissimis helluonibus in omni genere popinalium delitiarum eruditissimis. Et festivissimis facetiis salsis & perurbanis scommatibus oblectabantur. Qu’au reste la malignité, l’envie, la calomnie, les hérétiques ont beaucoup éxagéré les défants de ce Pape, ce que je crois sans peine ; mais il n’y en a que trop de certain, pour faire sentir le danger de la fréquentation du théatre, pour les hommes même les plus éminents, & la foiblesse d’une apologie qui voudroit se prévaloir des exemples de ce Pontise. On pourroit rapporter mille autres traits de ce fameux Pape, que les événemens ont si fort donné en spectacle à l’Europe, pour & contre lequel on a tam écrit ; mais ce n’est pas notre objet, nous nous bornons à ce qui a rapport au théatre, & nous concluons, que si on ne peut conserver avec trop de soin le plus profond respect pour le Chef de l’Eglise, on ne doit pas moins malgré les exemples de Léon avoir une véritable horreur du théatre.

Ne quittons pas l’Academie théatrale de Parme, dont le Programme a donné lieu à ce long article, sans parler de son théatre. Selon Misson & tous les Voyageurs, c’est un édifice singulier, il est d’une grandeur extraordinaire ; ni Paris, ni Venise-n’en ont d’aussi vaste ; mais il est si admirablement disposé que quelque bas qu’on y parle, on y est entendu par tout, comme dans ces chambres artificielles, où par la courbure de la voute, le son le plus bas est rendu d’un bout à l’autre, & même quelque haut qu’on éléve la voix, il n’y a point d’écho qui repéte, & qui cause la moindre confusion. Au lieu de loge, ce sont des bancs disposés en amphithéatre autour du parterre, comme dans les théatres Romains. La premiere marche en ést élévée de trois pieds, & au moyen de canaux disposés de tout côté, on peut remplir d’eau à cette hauteur le vaste parterre, on met sur ce lac de petites gondoles dorées dans lesquelles on navige, & on peut faire de petites Naumachies.  La belle illumination de tout côté répandue, forme par la réflexion un très-agrèable spectacle ; ce qui sert d’ailleurs de rafraichissement en Été ; on n’a rien fait encore de pareil à Paris, on s’est borné à éléver le parterre à niveau du théatre pour en faire un sale unique au bal de l’opéra. Il est à la vérité font petit pour en faire un bassin raisonnable, & le transport de l’eau de la Seine qui est éloignée serois difficile ; mais le beau zéle pour le théatre sçait applanir tous les obstacles. Je ne doute pas que la sale de l’opéra n’imite enfin celle du théatre de Parme, elle mérite de voir servir tous les élémens à sa décoration, & ses murailles sont dignes du grand Prince qui daigne loger dans son Palais les divinités qui y étalent leur gloire.

Voici ce qu’en dit Riccoboni, Hist. du théat. Ital. p. 32. La Calandra di Bernardo divitio da Bibiana Cardinale est imprimée de 1523. à Venise, j’en ai un exemplaire, elle doit avoir été réimprimée, l’exemplaire de la Bibliothéque du Vatican est de 1524, elle est écrite en Prose, on beau langage. Le Cardinal Bibiana mourut en 1528, c’est un ouvrage de sa premiere jeunesse, vers l’an 1490 au plus tard, lorsqu’il étoit Sécretaire de Laurent de Medicis, qui se chargea de la conduite du jeune Cardinal Jean son fils, (depuis Pape ;) car il entra de bonneheure dans les grands emplois qui ne lui laisserent pas le tems de s’adonner aux compositions. Bibiana en nous lisant dans son Prologue les raisons qu’il a eues de l’écrire en prose nous apprend, qu’avant lui il y en avoit eu plusieurs écrites en vers Italiens, & même en vers latins. Le catalogue de Lallao le dit aussi, cependant on a donné à la Calandra l’honneur d’être appellée la premiere comédie que nous ayions. Toutes les autres écrites dans le 14. & 15. siécles, sont traitées de farces par quelque Ecrivain Italien. Je ne sçai pourquoi.

Il en parle encore p. 142. & répéte les mêmes choses, & y ajoûte. Le frontispice de 1523, porte la Calandra comedia nobilissima è ridiculose, (c’est-à-dire, plaisante) composta per Reverendissimo Cardinale de Sta. Maria in porticu. (de Bibiana) les deux dernieres éditions que nous ayons de 1558 & 1559 porte da Bibiana Cardinale, noavimenta ristempata, è correcta. Il en conclut que cette piéce n’a été imprimée qu’après sa mort, & il est vrai qu’il n’en reste aucune édition antérieure ; il cite quelque Lettre du Comte Baldessari, qui mande que la piéce a été réprésentée à la Cour d’Urbin, & nommée familierement Bibiana, sans lui donner le titre de Cardinal ; d’où il conclud qu’il n’étoit pas Cardinal encore. Mais tout cela est fort inutile, & ne sauve pas l’indécence.

Ne quittons pas le théatre Italien, sans parler d’un phénomene qui y parut à la fin du 16. siècle, & au commencement du 17.Isabelle Andreini, de Padouë sur la plus célebre comédienne de son tems. C’étoit la Chammer, la Le Couvreur, la Daugaille d’Italie. Ce trésor étoit trop précieux pour ne pas en faire présent à la France. Après avoir brillé au-delà des Monts, elle vint faire les délices de Paris & de la Cour, & s’en retourna dans sa Patrie ; lorsqu’étant arrivée à Lyon, elle y tomba malade & y mourut, d’une fausse couche en 1609. âgée de 42 ans. Elle étoit belle, elle plût beaucoup au Roi, à la Reine, & à la Cour. Rien là de surprenant, Marie de Medicis étoit Italienne, Henri IV. étoit galant, & les Seigneurs sont en possession ancienne & paisible, d’étre attachés au char des Actrices. Isabelle savoit plusieurs langues, & faisoit sort bien des vers Italiens & Français. Elle en fit pour leurs Majestés, & pour tous les Seigneurs & Dames de la Cour. Son mari dit, Baile, Dict. critiq. Son fils, dit Joli, jaloux de la gloire de sa mere, en a donné au public un recueil considérable après sa mort, avec une ample collection des ouvrages faits à son honneur, il en pleuvoir sur le Parnasse, on y trouve encore une pastorale en vers Italiens intitulée Mirtilla, que son éditeur assure très-belle, Bellissima Mirtilla favola boccaressia. Elle dédia une partie de ses poësies, presque toutes galantes au Cardinal Aldobrandini neveu de Clement VIII alors regnant, qu’elle célebra. Ce Cardinal, dit-on, couronné de la main d’une Actrice poëte, n’est pas un événement ordinaire. Auberi, dans son histoire des Cardinaux, n’en fait pourtant pas mention & on en trouve peu d’exemples ; on croit bien que ces brillantes dédicaces ne sont pas oubliées dans le Récueil de ses œuvres. Une Actrice poëte étoit alors une merveille ; peut être aujourd’hui le seroit-elle moins, depuis que la Favart & la Riccoboni ont fait gemir la presse, & couler l’hipocrene en leur faveur. Mais aucune que je sache n’est parvenue aux honneurs que reçut Andreini. L’academie des Intenti à Paris crut s’illustrer en s’agrégeant, cette Muse, & comme tous les Academiciens d’Italie se donnent un nom de guerre, elle s’appella Andreini Academica accessa. On voit aussi en Italie des filles professant dans l’Université, enseigner la Philosophie, le Droit, la Medecine. En France la loi salique reçuë dans l’empire des Lettres comme dans le Royaume ne laisse pas tomber les lauriers poétiques en quenouille. Il n’y a que l’Académie des Jeux Floraux à Toulouse, fondée par Clemence Isaure, qui se pique assez de galanterie, pour donner des prix aux femmes, & les admettre au nombre des maîtresses, quand elles en ont remporté trois ; sans pourtant les incorporer dans l’Académie.

Andreini son mari, Acteur avec elle dans la même Troupe de Gelosi, & poëte comme elle, jouoit fort bien les rôles d’amoureux & de Rodomon, ou Capitan, & il a composé beaucoup d’ouvrages dans le même gout. Il la regretta beaucoup. Son livre est plein de lamentations sur la mort de la chere moitié, & de marques de la plus vive tendresse. Petrarque n’en a pas tant fait pour sa chere Laure. C’est bien fait à un mari. Le sujet de ses regrets, phénomene le plus rare sur l’horison du théatre ; c’est, dit-il, qu’elle fut toujours vertueuse & fidéle, & même très-dévote. Moliere n’en eut pas apparament dit autant de la sienne. Le bon Andreini composa & fit graver sur la tombe d’Isabelle, une grande épitaphe où il fait une honorable mention de ses vertus : il faut l’en croire ; magnâ virtute præditâ & honestatis ornamentum  ; espece de galimathias. Maritalis pudicinæ decus, ore facunda, mente fœcunda, religione pia, multis amica. Le Clergé de Lyon consentit de l’enterrer dans l’Eglise, & d’y laisser mettre cette épitaphe ; mais Bayle a tort d’en conclure la tolérance de l’Eglise pour les comédiens. Cette foiblesse personnelle d’un Curé est sans conséquence, contre la loi générale ; comme le remarque judicieusement l’abbé Joli dans sa critique de Bayle. Peut être même le bon Curé ne connoissoit pas la profession de cette étrangere, qui passoit, & mourut assez subitement dans sa Paroisse ; mais voici un éloge singulier qu’en fit en latin, Hericius puteanus ; elle est si belle qu’il faudroit avoir les yeux d’Argus pour la voir, elle parle si bien qu’il faudroit les oreilles de Midas pour l’entendre. Autant que son discours orne son visage, autant son visage orne son discours. Argus esse mavis ut videas, & Midas ut audias, tantum enim sermonem vultus, quam vultum sermo commendat. Cette puerile antithése & ce jeu de mots, un visage qui orne le discours, un discours qui orne le visage, & sur-tout ces oreilles d’âne pour goûter la beauté du discours d’Isabelle, sont d’un ridicule complet. Ce n’est pas la premiere sottise qu’une Actrice a fait dire, & ce ne sera pas sans doute la derniere. Encore heureux si elles n’en faisoient faire de plus déplorables, que celles qu’elles sont dire.

Voyages d’Italie de Barreti. Ces voyages étoient écrits d’abord en Anglois, par un Italien qui possédait parfaitement cette langue, & a très-bien écrit de l’aveu des Anglois, & traduit ensuite en François, sont une justification de la Réligion, des usages, des mœurs des Italiens, contre les calomnier des Auteurs Anglois, dont il semble que la Réligion ait éteint la probité, par les couleurs odieuses & fausses qu’ils s’étudient par tout de donner à tout ce qui appartient à la Réligion Catholique. Outre ces objets religieux, Barreti fait l’apologie de bien des usages que les Anglois blâment, ou par humeur, ou par ignorance. Il traite en particulier des théatres Italiens, le seul objet qui nous occupe. Il en fait l’histoire ; il donne une notice des piéces, il fait connoître le caractère des auteurs, des acteurs, des actrices, das bâtimens, des décorations, habits, danse, musique. Cet ouvrage doit être joint à l’histoire du théatre Italien de France, donné depuis peu, & à celle de Riccoboni, bien plus ancienne : on verra le théatre Italien très-Francisé, en s’établissant à Paris, il ne différe guere du théatre François. Les noms des acteurs presque tous Italiens ; plus de liberté dans la composition, plus de tabarinage, de farce, reste de son ancienne futilité, & licence, sont les seuls traits qui mettent entr’eux quelque différence.

C’est de la Grece & de l’Asie que la comédie est venue, & delà elle s’est repandue dans les Gaules & les Espagnes. C’est à Rome que les spectacles ont été portés à un plus grand excès de somptuosité & de licence. Ce goût frivole a si bien pris dans cette nation livrée au plaisir, qu’il s’y est soutenu à travers les miseres & la barbarie des siécles d’ignorance. Les étonnantes révolutions, & les affreuses dévastations qui ont tant de fois changé la face de ce beau pays, & malgré tous les anathêmes de l’Eglise, à laquelle pourtant il est, & doit être, & par intérêt & par réligion, plus soumis que tout autre ; mais la volupté en est la divinité dominante : aussi est ce le seul pays chrétien où la prostitution publique soit ouvertement tolérée par les loix & les magistrats ; car quoique Paris & Londres ne soient pas moins corrompus que Naples, Venise, & peut être dans le fond le soient encore d’avantage, les loix n’y ont pas encore déchiré le voile de la pudeur, jusqu’à protéger les lieux infâmes. A la renaissance des Lettres, Thalie qui n’y étoit couverte que de haillons & de vices, commança sous les Médicis à se parer d’habits superbes, & les premieres pieces réguliéres qui ont paru en Europe, ont été jouées en Italie, pour les Médicis. C’est delà qu’elle vint en France ; deux Reines Italiennes, & un Ministre Italien ont fait passer les alpes aux troupes Italiennes. Catherine & Marie de Médicis & Mazarin ont porté dans le sein de la France ce germe de corruption, qui n’y a que trop fermenté, malgré cinq ou six expulsions hors du Royaume, & s’y est enfin établi à demeure : aussi les Italiens sont les meilleurs pantomimes, les meilleurs danseurs de cordes, les plus inépuisables tabarins ; jusqu’à pouvoir se passer de piéces composées, & jouer des impromptus sur des simples canevas, à quoi aucune autre nation n’a si bien réussi : tâlent au reste d’un fort petit prix.

Les personnages Italiens qui reviennent à toutes les comédies, représentent quelque ville ou quelque canton particulier : Brigelle un Ferrarois, Pantalon un Venitien, le Docteur un Bolonois, Scaramouche un Florentin, Polichinel un Plaisantin, Spavienta un Napolitain, Giastgurla un Paysan de la Pouille, Garomina un Romain, Arlequin, le plus fameux de tous, un Balourd de Bergame, comme si en France on faisoit une troupe composée ; Karkadec, Breton ; Gargauville, Normand ; Trotinac, Gascon ; Soriniere, Angevin, &c. D’une autre troupe de plusieurs nations, un Casatinski, Polonois ; un Trosmardot, Moscovite ; un Moustapha, Turc ; un Broutebrok, Anglois ; un Watimemberg, Allemand, &c. En conservant à chacun son caractère, ses habits, ses usages, son style, son dialect, les faisant converser sur quelque avanture galante, & y mêlant, comme de raison, des Silvies, des Colombines, des Fretillons, les émaillant de Lazzis, de chansons, d’obscénités, de danses, on auroit des comédies toutes faites, & une source intarissable de farces ; c’est à quoi les Italiens ont réussi à merveille, & je m’étonne qu’on n’ose pas encore s’aviser en France de suivre ces exemples, au lieu de ces farces : Ergaste, Arnolphe, Valere, Lucile, Isabelle, &c. qui ne signifient rien, & ne présentent aucun caractère. Les comédiens Italiens jouent ordinairement masqués, ils rendent mieux par-là, le caractère de l’acteur, & y trouvent un plaisir plus piquant. Les deux caractères réunis de la Palui & de son rôle, s’aident mutuellement, rendent plus saillants & plus plaisants les traits des personnages ; ils se mocquent en même tems du défaut qu’on joue, & de leurs compatriotes. Riccoboni pretend que l’usage des masques vient des anciens Attellanes qu’on jouoient à Rome, toujours en masques ; c’étoient des vraies farces, dont le goût s’est conservé. Les farces Italiennes ne sont que des Attellanes, cette origine est très-vraissemblable ; mais d’ailleurs il est vrai que toutes les pieces de théatre se jouoient en masque à Rome, comme nous l’avons dit ailleurs, & que l’usage en étant établi, s’est perpétué en Italie.

Les deux idées qui regnent le plus en Italie, sont l’idée de l’antiquité & celle de la Réligion ; toutes les deux sont fondées. Rome fut la maîtresse du monde, elle est aujourd’hui le centre du christianisme. Tout est plein en Italie, de monuments antiques & de pratiques réligieuses ; il n’est pas surprenant que ce peuple qui en est justement flatté, en repande par-tout l’empreinte : qui peut n’être pas flatté d’une si glorieuse préférance ! Jamais plus puissant empire que celui des Cesars ; jamais autorité plus sacrée que celle de la chaire de Saint Pierre ; mais l’application qu’on en fait à tout, est ridicule. Toutes les pieces régulieres sont aussi appellées comédies Antiques, & jusqu’au palfrenier, aux canons, aux mules du Pape, tous sont appellés Apostoliques. Le théatre est dévot, aussi bien que les lieux publics. Chaqu’un porte le nom de quelque, Saint, chaque loge d’actrice, ou de courtisanne, est ornée de quelque image. Chaque régistre commence par une croix, & par l’invocation de quelque Saint. Les farces les plus libres, sont des mystêres, des oratorio, d’actioni sacré. Telle étoit la coutume de nos dévots ayeux. Les comédiens étoient des confreres de la passion, les pieces des mystères &c. cet assemblage seroit risible, s’il n’étoit une indécence & une profanation.

Pour réussir constamment chez les Italiens, il faut un esprit supérieur, outre les tâlents nécessaires à l’acteur ; on a besoin d’un génie créateur, pour trouver sur le champ, sans le répéter, une infinité de choses ingénieuses & plaisantes, convenables à la piece, & assorties au caractère. Tels ont été Dominique, Arlequin, Pantalon, & quelques-uns de leurs successeurs ; ce qui est fort rare, & ne peut se trouver que dans les grandes villes, tout le reste n’est bon que pour la populace ; aussi tâche-t-on d’y suppléer par des danses, des chansons, des décorations, ou si l’on est réduit à des pieces sérieuses & régulieres, l’habitude qu’on a du reste, unie à la noblesse & à la finesse du jeu, & les auteurs qui travaillent pour eux n’ont qu’un succés passager & médiocre ; soit que regardant le génie comme un avilissement de la scéne, ils ne travaillent que foiblement leurs pieces ; soit que voulant conserver l’air de licencé & de tabarinage, propre aux Italiens, ils se licentient ; il y a très peu de bonnes pieces, tout le reste, malgré l’immense recueil de Cherardi & de ses continuateurs, à quelques farces près, tombées bien tôt dans l’oubli, qui se souvient des noms de deux cents auteurs qui ont écrit pour les Italiens, il n’y a guere qu’Apostolo-Zeno & l’Abbé Metastasio, qui aient mérité l’attention du public. Les ariettes, les vaudevilles qui ont eu quelque cours, sont un genre de mérite emprunté, qui peut enrichir toute sorte de théatre, les graces, la coquetterie des acteurs, des danseuses, des figurantes, qui achalandent un théatre, ne sont pas un mérite dramatique, & sont un très-grand démérite pour la Réligîon & les mœurs. Pour les opéras comiques, le théatre de la foire, branche des Italiens, c’est un amas d’obscénités, en France comme en Italie ; les libertins se repaissent de leur licence, le peuple de leur grossiereté, on en chante les jolis airs ; mais les honnêtes gens, les gens d’esprit les méprisent ; il est vrai que comme ils sont en petit nombre, & que la foule porte de l’argent, on se passe de leur suffrage quand la caisse du receveur est bien remplie.

Apostole Zeno rendit service au théatre Italien, non du côté des mœurs, il le laissa comme il l’avoit trouvé ; mais dans la partie litteraire, il reforma la scéne Italienne, comme Corneille avoit réformé le théatre François, en le soumettant aux bonnes regles ; introduisant le goût & l’imitation des anciens, la majesté des tragédies & la finesse des comédies Grecques, Romaines, & Françaises, qu’on ne connoissoit guere avant lui ; il y fit usage des chœurs, de la musique & de la danse, mais il les amenoit à propos, les lioit naturellement à ses piéces & fit comprendre qu’elles ne devoient être qu’accessoires ; & certainement depuis son regne les théatres innombrables de Venise, la Patrie, ne sont pas devenus plus chastes ; ainsi il reforma encore deux théatres en Italie, l’un régulier selon les idées de Zeno puisées dans l’antiquité, l’autre libre selon le caprîce des auteurs & des acteurs qui continua selon l’usage. Tels sont en France les deux théatres François & Italien dont chacun a son domaine à part, ou plûtôt sur le même théatre, telles sont la partie reguliere de la grande piéce, & la partie libre de la petite piéce, qui la suit : depuis que les tragédies Françaises ont été traduites en Italien, le goût s’est répandu, leurs poëtes ont admiré se limité Corneille, Racine, Crebillon & Voltaire, & fait répresenter ces pieces traduites ; mais le peuple est trop gai pour trouver du plaisir à pleurer & à craindre, & sera long tems fidéle à Pantalon & à Arlequin. Goldoni & quelques autres imitateurs de Moliere, dit-on, ont cependant pris, & sont écouter, le ton de la bonne comédie, ce qui prépare quelque révolution théatrale, & Goldoni est extrêmement gay & fécond, même plus que Moliere, il est vrai que son langage n’est point pur, il mêle aisement les dialectes Italiens, le Venitien, le Toscan, le Napolitan. Le langage de Moliere n’est pas plus chatié, il se ressent des pirenées où il a long-tems vécu avec sa Troupe, & dont il a conservé le jargon avec sa maîtresse gascone.

Les Italiens, comme les Suedois, qui dans les Etats du Royaume, outre l’ordre des nobles, & celui des bourgeois, admettent encore l’ordre des paysans, aussi-bien que le Clergé ; les Italiens, dis-je, reçoivent dans les Etats dramatiques les Oratorio qui sont comme le Clergé ; les tragédies qui répresentent la noblesse, les comédiens qui sont la bourgeoisie, & enfin les piéces campagnardes, qui répondent à l’ordre des païsans : elles sont sous divisées en deux especes, les Pastorales & les Rustiques. Dans les premieres les Bergers sont polis, ingénieux, élégans, comme dans l’Aminte & le Pastor-fido. Ils sont pleins de Concetti, de tours épigrammatiques, comme dans les églogues de Fontenelle. Ils poussent de beaux sentimens, ils content joliment des fleurettes comme les celadons de l’Astrée sur le bord du lignon. Ce sont des petits-maîtres dans la seconde espéce ; le gros Colas, la bonne Mathurine parlent à la franquette, dans leur patois & leur naïveté naturelle. Nous avons comme eux des, Pastorales toujours galantes, jolies, tendres, élégantes ; mais nous n’avons pas des Rustiques. Nous nous contentons de faire quelque fois venir sur le théatre quelque gros paysan, comme on fait venir des gros valets avec le stile selon la grossiereté de village, qui font rire un moment, pourvû qu’ils ne se montrent pas trop souvent, & qu’ils ne soient qu’accessoires à la piéce dont le fond doit toujours rouler sur des bourgeois ; mais ce qui paroit très-plat à bien de gens ; car, s’ils ne sont bien amenés à propos, & ne présentent une naïveté fine & agréable, qu’est-ce que quelques mots estropiés d’un patois de campagne qu’on n’entend guere ? Tout cela n’est que pour la populace, qui en rit aux éclats. Pour l’opera venu d’Italie en France avec la bénédiction du dévot Cardinal Mazarin, qui ne sçait que le spectacle des Dieux, & des démons, des magiciens & des prodiges, est une affaire de la derniere importance, chez les deux Nations ? Ils différent en bien de choses, la musique, les machines, les avantures, le stile se ressentent, comme dans tout le reste, des caractères des peuples ; mais ils sont très-semblables pour les mœurs des acteurs & des actrices ; pour le danger évident de la corruption des spectateurs, & la fureur de s’y aller plonger, dans l’ivresse de la volupté ; en quoi l’Italie & la France n’ont rien à se réprocher l’une & l’autre.

Apostolo-Zeno, étoit si grand amateur du théatre qu’il y a passé sa vie, il a composé jusqu’à dix gros volumes de pièces. On en a choisi, & traduit huit ou neuf en François. Il fut long-tems le poëte dramatique en titre de l’Empereur Charles VI. avec des bonnes pensions, & s’en fit beaucoup aimer ; il éléva dans son art le fameux Abbé Metastasio, qui lui a succedé, ou plutôt l’a debusqué, & effacé par des talens un pathétique, un stile, une élégance, qui ont rendu l’éléve fort supérieur à son maître. Il a ramassé à grands frais toute les pieces qui paroissoient en France, en Angleterre, en Italie, &c. &, en a laissé plus de quatre mille composées dans l’espace d’un siécle. Il fit à sa mort une sorte de conversion, voulut par dévotion être enterré chez les Dominiquains de Venise, & leur laissa sa bibliothéque théatrale ; sans doute afin que tous ses ouvrages, si utiles pour les mœurs, ne tombassent pas en des mains profanes : tous, ces graves écrits ne sont-ils pas bien placès dans un Couvent ? Il avoit plus de science que de génie. Elles eurent d’abord quelque succès, elles sont depuis absolument tombées, si ce n’est dans les Colleges où on les donne pour modéles, parce qu’elles sont fidélement calquées sur les anciens, & que les regles d’Aristote, y sont religieusement observées, comme dans celles de l’Abbé d’Aubignac, & n’en sont pas moins froides.

Cet amateur célébre, ou plutôt cet homme éperdument amoureux entousiasmé du théatre, étoit un noble & riche Vénitien, qui lui consacra ses biens, ses travaux, & sa vie ; il avoit d’ailleurs de bonnes qualités, étoit un homme aimable dans la societé par la douceur & la droiture de son cacactère, un profond antiquaire, qui a déchiffré des médailles, des inscriptions, & fait une foule de dissertations sur Vossius, & autres antiquaires, comme lui, un savant litterateur, qui a fondé des Accadémies, établi un Journal litteraire Italien, comme l’Abbé de Fontaines, & la poussé jusqu’à 30. vol. quoiqu’avec moins d’esprit & de précision ; surtout moins de critique & de succès que cet habile Aristarque. Il est mort en 1750. Un habile historien qui a beaucoup écrit sur l’histoire, & a eu une bonne pension, & le titre d’historiographe de l’Empereur dont il n’a jamais fait les fonctions, n’ayant jamais rien écrit sur la vie de ce Prince. Grand écrivain de lettres, il étoit en rélation avec tous les Savants de l’Europe ; & on a fait de ses lettres un vaste recueil en plusieurs volumes, où il y a fort bonnes choses. Il savoit une infinité d’anecdotes de toute espece, surtout litteraires ; il en a fait une compilation immense, où l’on trouve du goût, & du choix, il en montre aussi dans la Jiornati di litterati ; il est utile pour connoître les Livres de sa Nation, dont la plupart sont inconnus en France, il est parlé au long de ces hommes célébres dans le Dict. de l’Abbé l’Avocat, que le Dict. Janseniste, & même celui d’une Societé de Gens de Lettres ; qui leur est supérieur, ont impitoyablement copié, sans dire mot. Ils ont tout pris sans rien changer du Journal de Trevoux, Avril 1758. L’Avocat le cite de bonne foi : les autres gardent le silence. Cet Ecrivain fécond faisoit chaque année deux drames, malgré ses immenses occupations, comme Andre Tiraqueau faisoit chaque année un livre ; il brille ; sur-tout par la force, & le naturel, par les expressions les sentimens & les images, par l’invention des desseins, des caractères, & des situations théatrales ; supérieur en ce point à son Disciple Metastasio. Mais son stile inegal & froid n’a pas la grace, l’élegance, & la douceur, qui ont fait à son Eléve un plus grand nombre de Partisans, & une réputation plus éclatante que celle de son Maître. La poësie de Metastasio est comme celle de Quinault, si coulante & si harmonieuse qu’elle chantoit, pour ainsi dire, toute seule ; les musiciens qui ont une peine infinie de trouver de sons mélodieux pour les termes durs & dissonants ; ont si peu peine à chanter Metastasio, qu’ils se laissent aller à l’unisson des expressions de Metastasio. C’est à cette poësie si chantante que la musique Italienne est rédevable de sa beauté & de sa prééminance sur celle des autres Nations, s’il en faut croire Rousseau & Barreti, &c. & il est certain que, soit que l’on compose un air sur des paroles, ou des paroles sur un air ; ces deux choses sont si liées, si analogues, qu’elles influent beaucoup l’une sur l’autre.