(1768) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre douzieme « Réflexions morales, politiques, historiques, et litteraires, sur le théatre. — [Introduction] » pp. -1
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(1768) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre douzieme « Réflexions morales, politiques, historiques, et litteraires, sur le théatre. — [Introduction] » pp. -1

[Introduction]

L’ACADÉMIE de Peinture, de Sculpture & d’Architecture de Toulouse, quiaspire à l’immortalité, vient de créer la charge brillante de son Historiographe, & en a donné le brevet au sieur du Rosoi, auteur de plusieurs piéces de théatre, & d’un abrégé, ou amplification, (car c’est l’un ou l’autre) des annales de Toulouse, par M. Lafaille. Le théatre a de même servi d’échelle pour monter au faste des honneurs littéraires, à Messieurs Racine, Voltaire, Duclos, Marmontel, Historiographes de France & de l’Académie Françoise. Un auteur dramatique, un romancier, comme les trois derniers, est propre à écrire l’histoire, qui dans ses mains, sera un roman & une comédie.

L’Académie de Toulouse a donné, par l’onction de cette charge, une leçon & un exemple aux théatres de la Capitale, qui n’ont point de pareille charge, quoiqu’ils en aient une infinité, dont leur almanac rapporte la liste. Il est vrai qu’il a paru des histoires de l’opéra, du théatre François, du théatre-Italien, du théatre de la Foire ; mais ce ne sont que des auteurs particuliers, qui par zèle, ont transmis à la postérité, une partie des grands événemens de ces fameux Empires. Il faudroit qu’une plume habile, bien brévétée & pensionnée, révétue de l’autorité publique, exerçât au nom de l’Etat, cet important office, & dérobât aux injures du tems, tant de faits intéressans, dignes de l’immortalité. Comment le théatre qui a fourni quatre Historiographes à la Monarchie, a-t-il pu s’oublier-lui-même, & ne pas s’en donner un ?

Il est vrai qu’on a tâché d’y suppléer par des nuées d’almanacs, de calandriers, de journaux, de mercures, d’affiches, de dictionnaires, d’anecdotes, d’anonces, &c. mais ce n’étoient que des recueils de faits dispersés, sans autorité & sans suite ; il faudroit qu’un Annaliste en titre d’office, en fit un corps d’histoire, & pût imprimer le seau de l’Etat à une histoire si intéressante. Les morceaux épars sont des matériaux précieux, il faudroit que l’Architecte de Thalie les mît en ordre, & en formât un édifice régulier. On pourroit même, par de bonnes Lettres-patentes, duement enrégistrées, unir cette nouvelle dignité à la charge d’Historiographe de France, soit pour incorporer les faits du théatre à ceux de la Monarchie, dont le théatre est une partie si essentielle ; soit parce qu’un historien gagé n’est communément qu’un romancier & un dramatique, qui écrit en prose, sans distinguer les scénes ni les actes.

En Egypte, & chez bien d’autres peuples, les Prêtres étoient chargés de tenir un régistre fidele des actions du Prince, & des affaires de l’Etat ; c’étoit le même incovénient, le Sanctuaire n’est point inaccessible à la flatterie, & lui-même s’en repait quelquefois. A la Chine, pour prévénir cet abus de l’histoire, dont les Historiographes du théatre ne se garentissent pas, il y a dans le Palais de l’Empereur, un grand coffre bien fermé, avec une fente ménagée au couvercle, comme les troncs qu’on voit dans nos Eglises, où l’on jette à son gré des aumônes. Chacun est endroit de faire passer en liberté, par cette fente, tous les mémoires qu’il veut, sur la conduite du Prince & sur les affaires publiques ; on ne l’ouvre qu’après la mort de chaque Empereur. L’Historiographe de l’Empire rassemble & lit tous ces écrits, & en compose son histoire. Les théatres seroient bien de mettre un pareil coffre ou tronc, au parterre, où chacun déposeroit librement ses écrits. Je conviens qu’il y auroit beaucoup à élaguer en tout genre, mais d’un choix bien fait & bien tissu, il résulteroit des annales galantes, plus amusantes que celles de la trop galante Ville Dieu.

Les gazettes de Cithere, les mercures, les almanacs, les annonces seroient encore un savant répertoire où ce grand Officier de la Couronne, Historien du théatre, puiseroit & en tireroit de grands secours. Comme certains historiens qui ne font que copier les gazettes : nos petits ouvrages, nos réflexions historiques & politiques ne lui seroient pas inutiles ; mais, dira t on, nous rapportons bien de choses peu honorables au théatre. C’est un inconvénient inévitable à toutes les histoires, anciennes ou modernes, un peu véridiques, & toute histoire doit l’être. Tout n’y est pas glorieux, à ceux qui dans le monde ont joué les plus grands rôles, ni même aux nations les plus illustres, qui paroissent sur la scéne. Dans Quintecurse, dans Titelive, dans Tacite, &c. tout n’est pas digne d’Alexandre, de César, d’Auguste, du nom Romain. Tout dans les annales du théatre n’est pas digne des grands noms de Corneille, de Moliere, de Voltaire, de Baron, de Clairon ; c’est le malheur de l’humanité. Tous les Pontifes, les Monarques, les Ministres, les Généraux d’armée sont-ils des Saints ? Le grand Turenne lui-même, à soixante ans trahit le secret de l’Etat, pour une maîtresse, qui se moquoit de lui. Toutes les Vestales de Rome n’ont pas mérité l’apothéose. Les Vestales de l’opéra, des Italiens, des François n’ont pas plus de droit à se faire ériger des autels ; ceux auxquels leurs amans les ont élevées pendant leur vie, suffisent à leur gloire, & doivent exclure les autres.

Il se trouvera bientôt un Duchesne, un Dom Bouquez qui recuilliront tous les monumens de la nation dramatique, un Eclony, un Fontete qui feront la bibliotheque de ses auteurs ; un Sulliger, un Petau qui en arrangeront la cronologie ; un Sainte Foix qui ramassera les anecdotes des rues de la Capitale, & dans les Provinces chaque théatre particulier aura son Don Vaisset, son du Rosoi pour ses annales. Que d’auteurs vont courir dans la carriere, que les peintres & sculpteurs de Toulouse viennent d’ouvrir ! Quelle idée ne se formera pas dans trois mille ans d’ici, la savante postérité de Moliere & de Voltaire, de l’inépuisable littérature de la scéne ! Elle en sera effrayée, elle y verra le déplorable monument de la folie humaine, qui a perdu, dans la chose la plus frivole & la plus dangereuse, & communément la plus criminelle, les momens prétieux d’une vie qui nous a été donnée pour acquerir une éternité de bonheur.