(1769) Réflexions sur le théâtre, vol 8 « Réflexions sur le théâtre, vol 8 — RÉFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE HUITIEME. — CHAPITRE I. Réformation de Riccoboni. » pp. 4-27
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(1769) Réflexions sur le théâtre, vol 8 « Réflexions sur le théâtre, vol 8 — RÉFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE HUITIEME. — CHAPITRE I. Réformation de Riccoboni. » pp. 4-27

CHAPITRE I.
Réformation de Riccoboni.

Louis Riccoboni, natif de Modène, fils & père de Comédien, & successivement mari de deux Comédiennes, est un phénomène dans le monde dramatique. Il monta sur le théatre à l’âge de trois ans, débuta à treize, & a été fort bon Acteur pendant quarante. Il fut chargé par le Duc d’Orléans, Régent, de former une troupe de Comédiens Italiens qu’il mena en France, & a composé grand nombre de pieces qui ont eu du succès. Enfin il s’est retiré du théatre à cinquante-trois ans, & est mort en 1753. Il a composé plusieurs autres Ouvrages sur son art qui font honneur à son esprit & à son cœur, & singulierement en 1743 la Réformation du Théatre, dont nous allons donner l’extrait. Cet homme, de son aveu, a toujours agi contre sa conscience, sentant parfaitement l’infamie & le scandale de son métier. Il a toujours voulu le quitter pour faire son salut, mais ne savoit comment briser les liens dont l’habitude, le besoin, les liaisons de famille, le goût du plaisir, le tenoient enchaîné. Il y en a bien d’autres qui ne sentent pas moins leur péché, & n’ont pas le courage de se convertir. Dieu ne fait pas à tout le monde la grace qu’il a fait à celui-ci, quoiqu’une résistance de quarante ans l’en eût rendu bien indigne. Parmi bien de vains efforts qu’il faisoit pour se dégager, il raconte que dans les Ouvrages qu’il a donnés il insinue la nécessité de réformer les abus du théatre, mais que crainte de déplaire, il avoit si bien enveloppé ses idées, que personne ne s’en étoit apperçu, & ne lui en savoit mauvais gré ; qu’enfin il lève le masque, puisque retiré du théatre il peut le faire sans risque ; & propose à découvert la nécessité de la réformation. rIl avoue sincèrement que la vraie réformation seroit de le supprimer tout-à-fait, il convient de tout ce qu’on a écrit contre lui, mais que ne lui appartenant pas de le prendre sur ce ton, & de fronder l’autorité publique, qui le tolère par des raisons qu’il doit respecter, & ne pouvant d’ailleurs espérer qu’on frappe jamais un si grand coup, il se tourne du côté de la réforme, pour diminuer du moins le mal, & tirer quelque bien du spectacle, ce qu’il ne croit pas impossible. Je crois, dit-il en finissant la Préface, que c’est précisément à un homme comme moi qu’il convient d’écrire sur cette matiere, parce que celui qui s’est trouvé au milieu de la contagion & a eu le bonheur de se sauver, est plus eu état qu’un autre d’en faire une description exactes & de fournir les moyens de s’en garantir.

Une piece, pour être bonne dans l’ordre des mœurs, doit être une leçon de vertu & une censure du vice. Telle fut la comédie dans son principe (ou a dû être, car je doute fort que Thespis barbouillé de lie sur son tombereau, s’occupât beaucoup de la réformation des mœurs). Elle doit donc offrir des modèles de vertu, y inviter par la louange & la récompense, & ne mettre le vice sur la scène que pour le faire haïr, & en détourner par le blâme & la punition qu’il mérite. Une bonne comédie doit être un sermon en action, d’où l’on doit revenir plus vertueux. En ce sens Athalie est une piece parfaite ; la vertu y triomphe, l’impiété, la révolte, l’ambition y sont rigoureusement punies. Il y a peu de pieces de ce caractère. Au contraire l’Amphitrion, George Dandin, &c. sont des drames très-mauvais, & il y en a beaucoup de cette espèce, parce que le vice y est couronné, la vertu méprisée & tournée en ridicule. Tout n’est pas à ce point de perfection ou de méchanceté ; la plupart des pieces de théatre sont mi-parties ; il y a des vertus récompensées, des vices punis dans les premiers rôles ; mais dans les seconds rôles toujours quelque vice impuni, même heureux, quelque vertu méprisée ; ce sont ces branches pourries que la réforme doit couper, & le théatre ne présentant rien que de bon, pourroit devenir utile. Tel est l’Avare de Moliere, l’une de ses bonnes pieces ; l’avarice, l’usure, les amours d’un vieillard y sont tournées en ridicule, c’est un bien ; mais un fils qui insulte son père, une fille qui souffre dans sa maison son amant déguisé en valet, cet amant qui flatte les passions de son futur beau-pere pour le tromper, ce sont des rôles scandaleux, qui demeurent impunis, & qui réussissent ; ils font sur l’esprit des jeunes gens les plus funestes impressions ; ils doivent la faire proscrire ou corriger.

Les tragédies des Grecs sont bonnes pour les mœurs, & quoique leur comédie ait souffert bien des variations, il y règne un fonds de vertu. Les Latins en l’adoptant, n’en prirent que le bon. Leurs premieres comédies de Roscius & de Virginius, au rapport de Cicéron & de Pline, étoient irréprochables. Les Atellanes corrompirent tout. C’étoient des pieces de société, représentées par les jeunes gens dans les maisons particulieres, extrêmement libres, elles plurent ; & pour plaire aussi, le théatre public les imita, comme il paroît par le théatre de Térence, sur-tout de Plaute. On y voit pourtant toujours le fonds de la censure du vice, & il en est plusieurs qu’on peut mettre vis-à-vis de la plus modeste comédie du théatre moderne, & l’on verra, à notre honte, combien le Poëte Payen l’emporte sur nous. Nos premiers comiques les ont imités, très-mal pour la partie littéraire, trop bien pour le moral ; ils ont enchéri sur leurs vices. Nos premieres comédies sont plus licencieuses que celles des anciens ; & celles de nos jours, malgré les adoucissemens de la politesse, qui moins par vertu que par dégoût, en a banni les grossieretés, sont peut-être plus dangereuses, parce qu’elles sont plus séduisantes. Le théatre moderne fut dans son commencement le triomphe du libertinage & de l’impiété, & depuis sa correction il est l’école des mauvaises mœurs. Les vues sages des anciens ont été entierement abandonnées.

Il est un vice différent des autres, dont la vue, les objets, le souvenir sont funestes, lors même qu’il est puni ; en allant au supplice il lance ses traits, ses charmes font sur le cœur, avec lequel il est naturellement d’intelligence, une impression vive que rend trop durable & l’image de l’objet qui l’a frappé, & le ton sur lequel il monte le corps & l’ame, le goût qu’il inspire, le langage qu’il apprend, les maximes qu’il insinue. L’amour doit donc absolument être banni de la scène. Que penser de la scène Françoise, où il est le fondement, le mobile, l’ame de tout, toujours présenté dans un jour agréable, excusé, loué, embelli par les graces, les passions, les immodesties des Actrices ? Ce vice dans les comédies Latines étoit bien le même, mais l’objet des amours étoit différent. C’étoit, selon le goût du temps, des Courtisanes ou des esclaves, comme il paroît par le théatre de Plaute & de Térence ; & quoique la galanterie des femmes mariées & des filles de famille fût peut-être aussi commune qu’elle l’est de nos jours, la loi de la bienséance étoit assez écoutée à Rome, pour ne pas les introduire sur la scène. Comme il n’y a plus d’esclaves, que les femmes publiques sont méprisées, & qu’il nous faut pourtant des intrigues, on a franchi les bornes que la décence Romaine respectoit, on a dégradé les femmes mariées & les filles de famille, en leur faisant jouer le rôle des Courtisanes & des esclaves, & on a établi dans toutes les troupes de comédie, comme un rôle essentiel, le rôle d’amoureux & d’amoureuse ; ce qui est un très-grand désordre, & qui achève de corrompre ces deux états, en ôtant le voile, & diminuant la honte de leurs foiblesses secrettes. Il est vrai qu’on met dans la plupart une sorte d’adoucissement, en terminant l’intrigue par un mariage : foible palliatif, ces amours, qu’on appelle honnêtes, ne sont pas moins que les autres de mauvais exemple ; ils sont traités sur la scène sans bienséance, & en dépit des engagemens des parens & de la volonté des tuteurs ; c’est le pivot sur lequel tournent toutes les intrigues.

Comme les intrigues ne peuvent réussir que par l’entremise de quelque personne subalterne, tous les théatres en ont employé. Les Romains avoient des esclaves & des affranchis, toujours prêts à servir leurs passions, souvent les premiers à les corrompre. Les Italiens leur ont substitué des hommes & des femmes d’intrigues, qui ne sont pas rares chez eux, & qui rendent le même mauvais service à la jeunesse. Les François, qui en ont peu, ont mis tout naturellement en jeu les valets & les soubrettes ; & pour mieux jouer leur rôle, les représentent toujours vicieux, avec un empire absolu sur leurs jeunes maîtres, ne sachant que conseiller le mal, & s’employer pour l’exécuter. Ordinairement ils ont leur intrigue aussi ; on voit marcher de front les amours du maître & ceux du valet. Tout cela assorti aux mœurs des nations, les peint parfaitement, quoique tout cela tende des pieges à l’innocence, & seconde la débauche des amans du théatre. La méthode Françoise est la plus pernicieuse, elle rend familieres & domestiques des intrigues qui uniquement confiées à des mains étrangères & infames, en laissent subsister dans les familles honnêtes une juste horreur, l’idée de la difficulté de l’exécution, & la comédie Françoise y apprivoise & la facilite. S’il se trouve des suivantes peu délicates sur l’honeur de leur maîtresse, ce vice par bonheur est assez rare, il est donc extrêmement pernicieux d’en produire des exemples qui ne peuvent qu’inspirer des idées, & aprendre des moyens de corruption aux maîtres & aux domestiques. Ces méthodes si scandaleuses, jointes aux amours soi-disant honnêtes, sont la basé du théatre moderne, & en font l’indécence & le défaut. Il est donc vrai, malgré le préjugé qui croit le théatre moderne irréprochable, qu’il fut d’abord le triomphe de l’impiété & du libertinage, & qu’il est aujourd’hui l’école des mauvaises mœurs. J’avoue qu’il corrige de quelques ridicules ; mais de la même main il présente le remède & le poison tout à la fois au malade. Un caractère admirable pour instruire & pour corriger y est environné des épines d’un amour irrégulier, & absorbé par les intrigues des valets, pour faire briller la corruption à chaque instant.

L’amour est le plus grand danger du théatre. Il est impossible que les discours des amans, toujours outrés sur la scène, ne confirment le libertin dans son dérangement, ne réveillent l’esprit le plus assoupi, & ne donnent entrée au vice dans la jeunesse la plus innocente. Cette passion, vue de loin dans des personnes qui s’aiment, dont même on n’entend pas les discours, peut faire la plus vive impression. Quel désordre ne causera pas dans l’imagination des spectateurs un jeune homme & une jeune fille, qui avec toute la vivacité que l’art inspire, font parade de leur tendresse, dans un dialogue étudié, où tout est porté à l’excès ? On n’a pas besoin d’apprendre à sentir une passion que la nature n’inspire que trop ; mais on a extrêmement besoin d’apprendre à la réprimer. L’amour le plus pur perd sur le théatre son innocence, en faisant naître des idées corrompues dans le spectateur le plus indifférent. Ce qui est pur sur le papier change de nature en passant dans la bouche des Actrices, & devient criminel quand il est animé par l’exécution théatrale. La morale des spectacles est précisément contraire à ce qu’enseigne la religion, & à ce qu’une mère sage dit à sa fille ; on y prend au premier coup d’œil l’amour le plus vif, on se l’avoue réciproquement sans honte, les Héros même s’en font gloire, & on prend pour s’épouser la même route qu’on prendroit pour le crime, démarches hasardées, fourberie, extravagance, fureur contre la résistance, & on y met même de la résistance, pour donner lieu aux indécences. Le Poëte, au lieu d’en rougir, s’en applaudit, en est admiré, & enfin les coupables sont heureux, au lieu d’en être punis ; d’où l’on conclud que ce n’est point un mal, mais une persécution, & qu’on peut en espérer la récompense, comme d’une vertu persécutée. On se réjouit avec eux de les voir délivrés de leurs traverses, on n’est plus effrayé de ces risques, on espère & on tâche d’obtenir le même prix. L’amour théatral est donc nécessairement une passion criminelle, qui pour instruire devroit être toujours suivie de malheurs. Les anciens qui l’employoient l’offroient toujours sous ce point de vue ; les modernes, qui l’emploient toujours, ne l’y mettent jamais : marque certaine d’une corruption générale. On pourroit même traiter l’amour conjugal, filial, paternel, de la patrie, qui feroient très-bien, & pourroient beaucoup fournir ; mais on ne voit que la passion, on la met par-tout, & on lui sacrifie tout, loix, devoir, nature, gloire, intérêt, famille, & souvent les Princes leur royaume. Elle porte au duel, au meurtre, aux trahisons, conspirations, infidélités, &c. & dans le peuple divisions, dissipations de biens, mépris des parens, luxe, infidélité conjugale, en un mot tous les vices. L’agréable même y manque. Peut-on se réjouir d’une chose si rebattue ? des gens d’esprit peuvent-ils s’occuper d’une matiere si usée & si triviale, depuis long-temps épuisée, où l’on ne peut mettre aucun sel que par la licence & le crime ? toujours même fadeur, quelque rival de commande, quelque entremetteur fourbe, quelque transport de jalousie, quelque lamentation de désespoir, toujours la même chose.

La pudeur est l’appanage, ou plutôt l’essence des femmes ; elle doit être l’ame de toutes leurs actions. C’est pour la conserver, plutôt que pour pour ménager la délicatesse de leur tempéramment, qu’elles sont exclues des exercices & des emplois qui pourroient la blesser. Malheureusement le vice a trouvé le moyen d’éluder les loix, d’altérer la nature, de changer les coutumes ; les femmes ont pris des professions qui font les délices des hommes. La musique & la danse ont été les premiers écueils où leur pudeur a fait naufrage. Dans tous les temps les danseuses & les chanteuses ont été des femmes de mauvaises mœurs, mises au rang des Courtisanes ; que doivent être les Actrices, qui joignent la déclamation à la musique & à la danse ? Il paroît par les grands masques coëssés en femme, que les Acteurs prenoient, qu’ils en jouoient les rôles. Ils le jouoient en Grèce, & parmi nous au commencement. Ce seroit aujourd’hui détruire le théatre que d’en exclure les femmes. Il n’y avoit que les pantomimes & les farces Attellanes où elles ont toujours été. C’étoient alors le théatre de la Foire & les parades des Boulevards. La seule exposition de la personne d’une femme sur un théatre, fût-elle la plus vertueuse & la plus modeste, blesse la pudeur ; que sera-ce d’y exposer des femmes de mauvaise vie, avec toutes les amorces de la volupté ? Si on est forcé de les y laisser, peut-on trop les réformer, & ne les montrer que dans un état modeste ?

Je ne pense pas que l’homme naisse bon ou mauvais, & reste toute la vie tel qu’il est né ; le vice & la vertu sont en partie l’ouvrage de l’éducation, des instructions & des exemples. Les hommes seroient vertueux, s’ils étoient bien élevés. L’éducation de la jeunesse est donc pour l’état un objet de la derniere importance ; la nature & la loi en ont chargé les parens, & leur ont remis en cette partie l’autorité du Législateur. Il n’est pourtant que trop ordinaire, dans les villes même les mieux policées, qu’on y fasse des fautes essentielles & irréparables. Jusqu’à l’âge de dix ans les enfans sont communément bien élevés, de dix à quinze l’éducation s’affoiblit ; les parens même commencent à les gâter. De quinze à vingt, maîtres de leurs actions, ils se perdent eux-mêmes. On s’occupe de l’agrément & de l’extérieur plus que du fonds & de l’essentiel, on leur apprend les belles manieres & l’usage du monde. Ils paroissent dans les meilleures compagnies, où on a soin de les présenter ; ils y entendent parler de tout ce qui peut exciter leur curiosité & développer le germe de leurs passions, & dans un âge si susceptible des impressions du vice on commence à le connoître & à se familiariser avec lui. Ces principes de corruption reçoivent une nouvelle force au spectacle, où l’on s’empresse de les mener. Quelle atteinte mortelle ne donnent pas à leur innocence la morale de l’opéra & la licence de la comédie ! Ces images ne s’effacent jamais de leur mémoire ; ils agissent en conséquence quand ils jouissent de leur liberté : leur esprit & leur cœur sont corrompus pour le reste de leurs jours. Les anciens interdisoient aux enfans les contes, les fables, les allégories qui renfermoient la moindre idée impure ; que sera-ce du théatre ? Tout ce qui précède la représentation leur fait penser que ce que l’on va faire est quelque chose de respectable ; la compagnie, la symphonie, la décoration, l’appareil, les frappent vivement. Nous serions étonnés, s’ils nous rendoient compte de ce qui se passe dans leur esprit. Après la piece que leur reste-t-il dans la mémoire ? Ils ne sont pas en état d’en suivre l’intrigue, & de faire réflexion à la morale ; s’ils avouoient la vérité, nous verrions avec douleur qu’ils n’en ont retenu que le mauvais ; ils en rapportent les plus pernicieuses impressions, ils y apprennent toujours trop tôt à connoître & à sentir l’amour ; & quand même il seroit vrai qu’il faut que tôt ou tard ils le connoissent, ce que je suis très-éloigné de croire, il n’y auroit pas moins d’inconvénient & de cruauté de leur donner sur une matiere si délicate des leçons prématurées, infiniment funestes à leur innocence, avant qu’ils sentent quel est son prix, & combien sa perte est affreuse & irréparable. Accoutumés à respecter & imiter leurs parens, ils regardent la comédie comme un bien ; quand les parens les y ménent, quand ils y voient des grands, des gens en place, des vieillards, des gens d’esprit, ils se font de leur goût, de leur attachement, & un devoir & un mérite. La modestie du sexe, l’éducation de la jeunesse, deux objets si importans à la société, rendent donc indispensable la suppression, du moins une entiere réformation du théatre.

Cette réformation ne seroit pas aussi difficile que l’on pense ; on n’a à craindre aucun de ces obstacles qui pourroient embarrasser le gouvernement, ni guerre, ni sédition, ni révolte, ni remontrance, ni procès : le théatre ne tient à rien. Chacun y va ou n’y va pas, en pense, en parle, en écrit comme il lui plaît. Un acte de la volonté du Prince suffiroit pour l’abolir, une simple soustraction de pension l’anéantiroit. Plusieurs Empereurs Romains ont chassé les Comédiens de Rome & de l’Italie. Charlemagne, S. Louis les ont chassés de la France, Philippe-Auguste né leur a rien accordé, Cosme III les bannit de la Toscane. On a cinq ou six fois renvoyé les Italiens, deux ou trois fois supprimé le théatre de la Foire, sans causer le moindre mouvement dans l’Etat. C’est assurément le plus petit objet du monde dans la République qu’une Troupe de Comédiens ; mais c’est un des plus grands dangers pour la religion & les mœurs. Il est vrai que dans ce siecle le goût du spectacle est extrême ; non-seulement on y mène les jeunes gens, mais on les forme dès l’enfance à la déclamation théatrale, comme faisant partie de la bonne éducation, on joue des pieces dans les Collèges, les Séminaires, les Couvents, chez les Seigneurs, chez les Bourgeois, & par une inconséquence de conduite incroyable les mères les plus sévères, qui ne vont ni ne laissent aller leurs filles à la comédie, y assistent & leur laissent voir représenter sur les théatres de société les pieces de Moliere, & même des parades plus licentieuses que la comédie publique, comme si c’étoient les murs, les décorations, les habits, qui méritent leur censure, non les pieces où se trouve le plus grand danger, & qui ont le plus besoin de réforme, pour en faire un divertissement innocent & même instructif. Mais qui demandera cette réforme ? Sera-ce les spectateurs, qui en font leurs délices, & s’en déclarent les apologistes ? Les Comédiens en sont bien éloignés, ils seroient déserter leur théatre, & bien-tôt pour rappeler le monde, ils en viendroient à leur ancienne méthode, & peut-être, pour se dédommager, avec encore plus de licence : ils ne seroient pas même en état de remplacer les pieces supprimées par d’autres plus décentes.

La comédie doit être un miroir qui mette sous nos yeux nos foiblesses, nos erreurs & nos passions, non pour les favoriser, mais pour les corriger par le ridicule. Celle de nos jours ne fait que nous amuser par des intrigues, encore si ces amours étoient traités chastement, comme ceux de Théagène & Cariclée dans Heliodore, de Clitophon & Lycipe dans Achille Tatius ; elle pourroit du moins corriger cette passion, & enseigner la politesse & les égards respectueux qu’on doit au sexe. Mais ce vice s’y montre toujours à découvert, & on n’en rapporte que des impressions funestes. Encore même avec tous ces ménagemens je la crois inutile & dangereuse pour les mœurs. Quelque air de sagesse qu’on lui donne, elle a toujours trop d’empire sur le cœur pour ne pas faire des blessures mortelles. Si la comédie pouvoit se faire entendre, quels reproches amers ne feroit-elle pas aux Poëtes ? Vous me déshonorez : d’une femme d’honneur vous faites une prostituée qui n’est bonne qu’à corrompre. Vous méritez la punition que vous imposa Platon, vous chassant de sa république, comme perturbateurs de bon gouvernement. Quittez votre profession, prenez-en une plus honnête. De tous les genres de poësie la dramatique est celle qui demande le plus de génie & de talent, de sagesse & de dignité, sans quoi l’on se rend méprisable & pernicieux. Je n’en demande pourtant pas l’entiere suppression, elle peut être utile, si on la réforme. Ce n’est pas avec austérité qu’il faut enseigner la vertu & reprendre le vice ; la dureté rebute & dégoûte. Que la douceur tempère l’amertume des leçons, & plaise pour persuader : le plaisir doit en être l’attrait, & servir à corriger l’amour du plaisir. La comédie délasse des fatigues du travail, & le bon comique, dit Cicéron, est ami de l’innocence. Les plus grands hommes & les plus sages s’en font une honnête récréation sans rien prendre sur leur devoir. Les amateurs du théatre n’ont guère d’autre école. Formons-leur un maître qui leur apprenne des vérités que tout leur laisse ignorer. On y réussiroit en renfermant Thalie dans les bornes de la sagesse. La peinture de leurs désordres les corrigeroit. Les suivantes rusées & intrigantes seroient punies de leurs fourberies, & les valets infidèles de leurs fripponneries ; l’avare & le prodigue y verroient le ridicule & le risque de leurs excès. Tous les vices y trouveroient leur remède ; un vicieux par fiction en instruiroit un véritable. Ranuce Farnese, Duc de Parme, se servit utilement de cet artifice pour corriger un vieux Seigneur de sa Cour, follement épris d’une femme, qui avoit résisté à tous ses avis. Le Prince le fit jouer sur le théatre, il fit faire une comédie d’un vieillard amoureux. On y lut les lettres écrites à sa maîtresse, qu’on avoit trouvé le moyen d’avoir. Il en eut honte, & changea de vie (Ce moyen est bien critique ; au lieu de réussir, il occasionneroit les plus vives querelles. Peu de Comédiens oseroient l’employer ; peu de Seigneurs le souffriroient. L’espérance d’un avantage si équivoque est une foible raison de conserver la comédie). Dans la comédie il y a quelquefois des traits d’une bonne morale, noyés dans une infinité de choses mauvaises. Elle ressemble à un Médecin qui présenteroit aux malades d’une main le poison, de l’autre le remède, leur ordonneroit la diette, leur interdiroit les excès, & leur mèneroit des femmes de mauvaise vie, & les inviteroit à un grand repas. Cette comparaison est prise du Discours 32 de Dion Chrysostome aux Athéniens, où cet éloquent Orateur les exhorte non-seulement à bien recevoir les avis qu’on leur donne pour la réformation des mœurs, & des personnes qui ont assez de zèle & de courage pour les leur donner, mais à bien distinguer les charitables moniteurs qui agissent par de bonnes vues, de ceux qui sont conduits par l’intérêt, la vanité, & qui détruisent par leurs exemples le bien qu’ils pourroient faire par leurs remontrances, comme sont les Comédiens.

Voilà les réflexions de Riccoboni, que nous n’avons fait qu’abréger. Elles sont d’un homme sage, vertueux, éclairé, instruit par une expérience de quarante années, courageux, qui ose connoître & dire la vérité, quoiqu’avec beaucoup de modération. Elles ont eu le sort de tout ce qu’on a écrit contre le théatre, on les a méprisées, on s’est moqué de lui. Depuis vingt-sept ans que son livre a paru, il ne s’est fait aucune uréforme sur le théatre ; pieces, Poëtes, Acteurs, Actrices, tout est également licencieux. Peut-être même la licence n’a-t-elle fait qu’augmenter : preuve certaine que la réformation du théatre n’est qu’une chimère, dont bien des cœurs droits, mais trop faciles, se laissent repaître. Cette chimère vient encore de faire illusion à un homme de mérite d’un état bien différent, que son état même devroit mettre plus en garde. Dans un livre dicté par la sagesse & la vertu, mais où sans doute trop crédule l’esprit a été la dupe de la droiture du cœur. M. l’Abbé de Besplas, dans son Traité du bonheur public, parle beaucoup de la réforme du théatre, qu’il désire extrêmement. Il-rend, comme nous, justice à Riccoboni, dont il voudroit qu’on suivît les règles. Nous examinerons le système de l’Abbé. Les autres Ecrivains, le Mercure, les Journaux, les Almanachs, l’Histoire du Théatre Italien, en ont parlé très-froidement, & se contentent de dire que ses idées singulieres n’ont pas été goûtées du public. L’expérience le dit encore plus.

Riccoboni a fait une espèce d’Index expurgatorius des pieces de théatre, comme on a fait à Rome des livres hérétiques. Sur plus de deux mille pieces qui ont paru depuis Rotrou & Corneille, à la renaissance du théatre, il ne parle que de cinquante-trois des plus connues, des mieux accueillies. Il ne daigne pas même jeter les yeux sur les autres, non plus que sur les vingt-deux volumes d’opéra & les farces innombrables du théatre Italien, de celui de la Foire, des Boulevards, & autres, dont il ne pense pas qu’il soit possible qu’un homme de bien prenne la défense. De ces cinquante-trois pieces il a d’abord mis celles qu’il approuve, seize tragédies & cinq comédies, dont quatre de Moliere, ensuite celles qui ont besoin de correction, & qui corrigées peuvent être jouées ; douze tragédies & 16 comédies, dont deux de Moliere ; enfin celles qu’il croit incapables de correction & qu’il livre aux flammes. Croiroit-on qu’il faille corriger Cinna, Britannicus, les Horaces, & rejeter le Cid, Pompée, Mithridate, Rodogune ? Il entre dans le détail de ce qu’il faut réformer, selon ses idées, comme contraire aux mœurs, de mauvais exemple, pernicieux à la société. Il faut voir ce détail dans le livre ; nous nous bornerons à quelques exemples. Au reste il ne parle pas des pieces des Auteurs vivans, pour ménager leur délicatesse ; mais il est aisé son compas & son équierre à la main d’apprécier leur mérite moral.

Dans Britannicus, les amours de Junie, de Britannicus & de Néron, défigurent entierement la piece. Je supprimeroit en entier le rôle de Junie. L’action ne seroit pas affoiblie par ces scènes d’amour qui en font disparoître toute la noblesse. Je ne puis souffrir que Néron se cache pour entendre la conversation de son rival. Rien de plus trivial & de moins convenable aux grands sujets.

Dans les Horaces, je ne puis voir sans peine l’amour de Camille pour Cariace. Les violens transports qu’elle fait paroître à l’occasion de la mort de son amant sont indécens dans une fille bien née, blessent également les sentimens qu’on doit à sa patrie, & ceux qu’inspire la bienséance. Le sexe en général y est offensé ; de pareils exemples peuvent faire des impressions dangereuses.

Le Cid a de grandes beautés, mais ce ne sont pas celles dont je voudrois faire usage sur la scène ; je n’adopterois jamais une passion comme celle de Chimène & de Rodrigue, & ne permettrois pas à l’amant de tuer le père de sa maîtresse, ni à la maîtresse d’épouser ensuite son amant. Les chemins par où on passe pour arriver à ces exces, ne sont propres qu’à corrompre le cœur. Je n’admettrai jamais cette piece, quelque correction qu’on y pût faire.

Dans Bérénice, au lieu de la tristesse majestueuse qui fait la beauté de la tragédie, je n’entends dans les plaintes qui échappent à la Reine qu’une fille abandonnée de son amant. Cette action ne peut inspirer que des maximes dangereuses, & apprendre à métaphysiquer sur une passion dont les suites peuvent aisément devenir funestes. Je ne conseillerai jamais de jouer cette piece.

Pour rendre Pompée respectable, il faut en retrancher les amours de César & de Cléopatre, ce qui seroit presque le détruire : d’ailleurs ces amours sont si connus, que quelque précaution qu’on prenne pour les déguiser, on se les rappellera toujours. Il vaut mieux l’abandonner à la lecture du cabinet, & ne la faire paroître sur aucun théatre, quelque correction qu’on y fasse.

Il n’y a que la corruption du siecle qui air pu faire tolérer l’amour de Mithridate. Deux frères amoureux de la fiancée de leur père ! Si l’Auteur de cette tragédie y a fait paroître beaucoup d’esprit & d’imagination, il les a bien mal employés. Au lieu de corriger & d’instruire, il ne présente que de mauvais exemples, & il donne de mortelles atteintes aux bonnes mœurs & à la bien-séance, Cette tragédie ne peut en aucune façon être conservée.

Dans Rodogune, la méchanceté de Cléopatre, qui fait le motif de l’action ; ne vient que de sa haine & de sa basse jalousie. Celle de Rodogune n’est pas moins détestable, lorsqu’elle veut faire assassiner sa rivale par ses deux fils, & ne promet sa main qu’à celui qui lui obéira : action affreuse, dont l’idée est insoutenable. Je déteste le tableau qui pendant la piece met sans cesse devant les yeux l’héroïsme manqué & la foiblesse des deux frères rivaux.

Qui s’attendroit à voir dans l’événement le plus grand, le plus mémorable, les conquêtes d’Alexandre, les deux misérables passions d’amour d’Alexandre & de Porus, qui défigurent le caractère héroïque de l’un & de l’autre, & qui n’aboutissent qu’à nous insinuer que dans les plus grands hommes, au milieu de leurs plus belles actions, l’amour non-seulement est excusable, mais nécessaire ? maxime insoutenable & pernicieuse, qui doit faire proscrire cette tragédie.

Dans Bajazet, le lieu de la scène un serrail, l’action unique l’amour de deux femmes, suffiroient pour la faire rejeter. Des intrigues de cette nature ne peuvent jamais être admises. Roxane, quoique femme & favorite du Grand Seigneur, le trahit, & travaille à faire monter son amant sur le trône, pour l’épouser. On trouve à chaque instant les expressions les plus vives & les plus touchantes ; elles sont l’ame de la piece, & ne peuvent faire sur les spectateurs que des impressions de mollesse & de corruption. Elle n’est point susceptible de correction.

Depuis Moliere le vrai style de la comédie ne s’est nulle part si bien conservé que dans les Plaideurs. Malheureusement il y a de l’amour traité de façon à faire de mauvaises impressions. Pour y réussir, on trompe le père de la fille, on lui fait signer un contrat de mariage, lui laissant croire que c’est un papier de procédure. Jamais on ne justifiera du côté des mœurs une pareille fripponnerie, quelque adresse qu’y emploie Racine, quelque divertissante qu’elle soit. La réformation ne peut adopter cette piece.

En voilà assez pour faire connoître le goût & le système de Riccoboni. Je ne parle pas des drames des autres Auteurs, Rotrou, Quinaut, Lagrange, &c. J’ai préféré Corneille & Racine, ces deux chefs de la poësie dramatique. Est-il possible qu’un Comédien leur admirateur déclaré, ne conserve que cinq pieces de Racine & sept de Corneille, & deux on trois en les corrigeant ? Qu’il y a donc loin des talens à la vertu, de l’admiration à l’édification, des applaudissemens des hommes aux jugemens des gens de bien ! Que sera-ce du jugement de Dieu, qui les condamne toutes avec leurs Auteurs & leurs Acteurs pendant l’éternité ?

Voici les règlemens qu’il propose. 1.° Aucun Acteur ne sera reçu qui ne soit homme d’honneur, connu & avoué de sa famille, dont il rapportera des certificats en forme. Il se soumettra à tous les règlemens. S’il se dérange, & qu’on soit obligé de le congédier, il sortira sans récompense. 2.° L’amour fera exclus de toutes les pieces, à moins qu’il n’y soit puni & représenté avec horreur, comme les passions brutales de la haine & de la vengeance. 3.° On examinera les anciennes pieces, & on ne retiendra que celles qui ont ce caractère, ou qui du moins pourront être corrigées, & devenir propres à corriger les mœurs, faire aimer la vertu, & inspirer une bonne morale. 4.° Il n’y aura point de femme dans la troupe qui ne soit mariée & ne vive avec son mari. Au moindre scandale elle sera congédiée avec demi-pension, qui même sera supprimée, si elle se conduit mal après sa sortie. Si le dérangement est grand, elle sera chassée sans pension. 5.° Aucune femme ne dansera sur le théatre, même les Actrices. 6.° Toute piece nouvelle subira quatre examens ; l’un de la police, pour juger si elle contient quelque chose contre les loix ; l’autre des Théologiens, pour voir s’il n’y a rien contre la religion ; un troisieme des Poëtes, pour la partie littéraire ; un quatrieme des Comédiens, pour l’exécution théatrale. On examinera sévèrement les plaisanteries, les équivoques. L’Auteur sera tenu de se conformer à toutes ces notes. Alors elle sera remise au Conseil, qui seul peut la recevoir. 7.° Toute la recette entrera dans la caisse, & à la fin de l’année ce qui restera, tous les frais payés, sera employé en œuvres de piété. 8.° On ne donnera aucune sorte de spectacle les jours de fête & dimanche, ni en carême. Je ne parle point de l’opéra, il est impossible d’y mettre la réforme ; c’est au Magistrat chargé de la police à y veiller. La maladie est bien grande ; si l’on veut y appliquer des remèdes proportionnés, je crains bien que le malade ne périsse dans l’opération.

Voici d’autres règlemens. On bâtira, aux dépens du public, un théatre le double plus grand, les deux sexes y seront placés séparément, cinq range de loges qui feront tout le tour, l’un à rez-de-chaussée, comme le parterre ; le premier pour la noblesse, le second pour la bourgeoisie, les deux autres pour le peuple. Le parterre sera élevé en amphithéatre depuis l’orchestre jusqu’au fonds de la salle. Personne ne montera sur le théatre que les Acteurs, ni n’entrera dans l’orchestre que les Symphonistes. Au-tour du théatre sera un bâtiment où logeront tous les Acteurs & Actrices, & les Comédiens retirés ; une salle pour le Conseil, & des boutiques pour les artisans nécessaires. On placera dans des Communautés avec une pension convenable les Acteurs & les Actrices qui se retireront, ou bien ils auront, comme auparavant, leur logement à l’Hôtel, avec une pension qu’on règlera. Tous les Comédiens du royaume seront soumis à la réforme, & suivront les mêmes règlemens que ceux de Paris. On leur fournira des copies de toutes les pieces qui y sont reçues. On formera à l’Hôtel une espèce de noviciat de douze garçons & douze filles. Un ancien Comédien & une ancienne Comédienne seront chargés de les gouverner & de les former dans des logemens séparés, & leur donner des principes de religion & de vertu, & on leur fera apprendre un métier pour leur servir de ressource, en cas ils ne fussent pas admis ou fussent renvoyés. Le public doit fournir les fonds nécessaires à ces dépenses, & acheter les habits & décorations jusqu’à ce que la caisse de la recette puisse y pourvoir.

Bannir l’amour & les danseuses, c’est détruire le théatre François ; on n’y va que pour les femmes, on ne goûte qu’elles. Enfermer les Comédiens dans un Couvent, les faire vivre en communauté, leur donner des novices, leur faire observer des règlemens austères & pratiquer la vertu, y assujétir tous les Comédiens du royaume, & en faire un corps d’honnêtes gens, c’est instituer une congrégation de Capucins pour jouer la comédie, c’est, dit Riccoboni, la république de Platon, qui depuis tant de siecles que l’a proposée le plus grand Philosophe, n’a pu encore être adoptée du moindre village. Il faut métamorphoser des hommes, & paîtrir d’une pâte nouvelle des Acteurs & des spectateurs. Les gens de bien sont pleins de confiance. Celui-ci ne désespère pas de réussit. D’abord, il est vrai, l’affluence ne sera pas grande ; il y aura des vuides dans la caisse, que le gouvernement remplira. Mais il y aura toujours quelques sages qui goûteront le nouveau théatre ; ils en gagneront d’autres, & peu à peu la salle, quoique deux fois plus grande, aura peine à suffire. Pour ceux qui ne goûteront pas ces bonnes choses, je suis réduit à les plaindre de ce qu’ils n’ont pas la force de secouer le joug des mauvaises habitudes. L’approbation des sages nous dédommagera de leur désertion, & comme tout dans l’Etat doit se mouvoir par la même impulsion, l’éducation publique & particuliere s’arrangera sur ce plan de vertu. Et si les hommes d’aujourd’hui abandonnent la scène, une nouvelle génération s’en accommodera. Les principes de religion qu’auront reçu nos petits neveux, ne leur permettrons pas d’en souhaiter d’autre, ils se féliciteront de la trouver parfaite ; & quand ils voudront jeter les yeux sur les pieces de l’ancien théatre, loin de les regretter, ils auront peine à comprendre que leurs ayeux en aient pu souffrir la licence. Attendons, & comptons sur la postérité. Il semble aussi que c’est éteindre le feu du génie dans l’Auteur & dans l’Acteur, de bannir l’amour, qui fut toujours leur unique Apollon. J’ai trop bonne opinion des Poëtes (sur-tout de théatre), pour le croire ; ils sont trop éclairés, trop honnêtes gens, trop chastes (par exemple, Carolet, Vadé, S. Foix), pour ne pas rougir des exemples de leurs prédécesseurs & avoir la foiblesse de les suivre. Ils connoissent trop bien l’antiquité, qui rejetoit l’amour, pour ne pas se faire une loi de l’imiter. Pour les Danseuses, on ne peut les tolérer, la modestie leur est impossible, elles sont pires que les Actrices, & la comédie la plus libre est mille fois moins dangereuse que la danse des femmes sur le théatre. J’admire la vertu, la bonté, la droiture de cet homme de bien, je suis étonné de sa crédulité. Je laisse au temps à réaliser ses projets ; mais le passé répond de l’avenir. Ne le quittons point sans avoir rapporté deux de ses idées justes & importantes sur la comparaison des anciens & des nouveaux théatres, & sur l’impression des passions que font nécessairement tous les spectacles.

On répond à l’autorité des anciens Pères de l’Eglise qui ont condamné le théatre, que celui de leur temps, idolâtre, licencieux, emporté, méritoit leurs anathèmes ; mais que le nôtre bien différent, peut mériter des éloges. Les nouveaux Docteurs ne pensent pas de même, ils ne sont pas moins décidés que les premiers, & tout ce qu’ont dit les premiers s’applique aisément au nôtre. Je dis plus, l’ancien théatre subsiste encore ; le nôtre en est le rejeton & la copie. Sans doute le spectacle ne fait pas partie de notre religion, nous n’adorons pas les Décesses du Paganisme ; mais on représente leurs aventures, on en fait les mêmes éloges, on leur adresse les mêmes prieres, mêmes Prêtres, mêmes cérémonies. Si un Payen revenoit au monde & alloit à l’opéra, il croiroit être à Rome. La licence, la corruption des mœurs y sont les mêmes dans les Acteurs, les spectateurs & les pieces. La forme extérieure, la grandeur, la magnificence des bâtimens, l’appareil, la richesse des décorations & des habits sont différens. Les Auteurs ont beaucoup travaillé pour décrire les antiquités, & y ont laissé bien de l’obscurité & de l’incertitude ; ils se seroient épargné bien des travaux, s’ils avoient bien examiné les usages modernes. Tout se ressemble, les hommes, les objets, les moyens de se satisfaire. Ils auroient trouvé à chaque pas des traces, des restes de l’antiquité, qui les auroient plus surement conduits à la vérité. Il ne faut qu’étudier les vivans, pour bien connoître les morts.

Nous avons en petit ce que nos pères avoient en grand, mais diversifié selon le génie des peuples : courses de taureaux en Espagne, & de chevaux à Rome, combats des bêtes en Angleterre, gladiateurs en Allemagne, lutteurs athlètes en Toscane, sur-tout des théatres par-tout, moins vastes à la vérité, mais en plus grand nombre, plus amusans, plus diversifiés, & des représentations incomparablement plus fréquentés qu’à Athènes & à Rome. Sans être soutenu par l’autorité publique, le théatre s’est rétabli de lui-même par le goût du plaisir. Il n’en est que plus affermi & plus déréglé ; il est plus commode, plus insinuant, plus analogue à nos goûts. L’ancien Acteur étoit défiguré par le cothurne, & ce masque énorme qui enveloppoit toute la tête, & grossissoit les voix pour être entendu des milliers d’hommes dans une étendue immense ; rien n’étoit naturel. Nos petits théatres sont commodes, nous n’y sommes pas exposés au grand air, on voit, on entend facilement ; l’Acteur agit & parle naturellement, & peint tous les sentimens par le ton, le geste & le visage ; tout y fait une sensation bien plus vive. Il est donc encore plus importans de le réformer.

Tout spectacle excite quelque passion ; le théatre les embrasse toutes, envie, haine, crainte, tristesse, vengeance, ambition, sur-tout l’amour qu’on excite & qu’on met par-tout. La même piece en excite ordinairement plusieurs, selon la disposition du spectateur, & la perfection de l’art est de les exciter vivement ; & il est faux que jamais il en corrige, ni veuille en corriger aucune. Les corrige-t-on en les excitans ? éteint-on le feu en le soufflant ? La religion & la vertu n’approuvèrent jamais qu’on fît sentir à l’ame de si violens mouvemens ; cela seul a dû faire interdire le théatre. Il est trop dangereux de troubler la paix de l’ame & de l’accoutumer aux agitations de la passion, c’est la familiariser avec le vice ; du moins ces ébranlemens violens sont trop fatigans & trop peu agréables pour beaucoup plaire & beaucoup durer. C’est un orage qui passe ; tout se calme peu à peu, & deux ou trois heures après en est revenu à soi-même. Par malheur il n’en est pas ainsi de l’amour ; cette passion trop agréable, si séduisante, si naturelle, si homogene, si intimement unie à l’humanité, fait sur le cœur une impression rapide, & sur-tout permanente, qui va toujours croissant. Il faut au cœur corrompu un mauvais caractère, pour se livrer à la haine, à la vengeance, aux soupçons. Pour aimer, il suffit d’être homme. Ce n’est donc qu’en la bannissant sans réserve qu’on peut espérer de rendre le théatre tolérable. Voilà en abrégé le Livre de cet homme sage & vertueux, qui est un vrai phénomène sur le théatre, mais qui mérite tous nos éloges, quoique ses projets ne soient point exécutés.