(1772) Réflexions sur le théâtre, vol 9 « Réflexions sur le théâtre, vol 9 — RÉFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE NEUVIEME. — CHAPITRE I. Réformation de Moliere. » pp. 4-28
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(1772) Réflexions sur le théâtre, vol 9 « Réflexions sur le théâtre, vol 9 — RÉFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE NEUVIEME. — CHAPITRE I. Réformation de Moliere. » pp. 4-28

CHAPITRE I.
Réformation de Moliere.

Moliere réformateur ! pourquoi non ? & même réformé. On ne voit guère l’un sans l’autre. Qui ne donne l’exemple prêche assez inutilement. On l’a bien peint en habits d’Auguste Empereur Romain, donnant des loix au monde, couronné de laurier avec les attributs de souverain Pontife, & une pompeuse inscription. Que ne mérite pas le grand Moliere ! Bien-tôt on le verroit couronné de rayons, comme un Saint canonnisé, si les Comédiens connoissoient les Saints, & si à l’exemple de leur idole ils s’embarrassoient de sainteté.

On fait honneur à Moliere de trois sortes de réforme, l’une des mœurs de la Nation, l’autre de la grossiereté du Théatre, & celle du mauvais goût de la Comédie. La plus désirable, la vraie réformation, c’est celle des mœurs. C’est le but, dit-on, de l’institution de la Comédie. Elle s’en pare fastueusement sur le portail de son Hôtel, par cette inscription qui est elle-même un morceau comique, Castigat ridendo mores (elle seroit plus vraie si on avoit mis Corrumpit ridendo mores), comme les vendeurs d’orvietan affichent sur leur Théâtre que leur remède guérit de tous les maux. Je m’en rapporte à tout homme de bonne foi : les mœurs de la nation sont-elles réformées depuis Moliere ? Mais ne portons pas nos regards jusqu’aux Alpes & aux Pirenées, ne sortons pas de la Capitale, ce centre de son empire. Qui peut y avoir plus de crédit que lui ? on n’y jure que par lui, on y prêche tous les jours ses sermons, on les écoute avec une attention toujours nouvelle, on les sçait par cœur, tous les Poëtes mettent leur gloire à l’imiter, c’est leur Apollon, ses farces sont des oracles. L’Académie vient de donner son éloge pour sujet du prix, & de couronner son enthousiaste. Il a même osé tacher d’excuser cette célèbre Compagnie du crime qu’elle commit en ne l’adoptant pas. Acteurs, loges, parterre, tout l’admire jusqu’à l’emportement, & le loue jusqu’au délire. Quels fruits immenses de réformation a dû cueillir ce saint Apôtre ! Qu’on parcoure Paris la lanterne de Diogène à la main depuis Conflans jusqu’à Passy, depuis l’Observatoire jusqu’à la Foire S. Laurens, pour trouver un homme sanctifié par Moliere. Y a-t-il un fripon, un impie, un calomniateur, une courtisanne de moins ? Je dis au contraire que l’irréligion, le vice, l’impudence ont plus que triplé. Voilà la réforme : Ætas parentum pejor avis tulit nos nequiores mox daturos progeniem vitiosiorem.

Le requisitoire de M. de Seguier, Avocat général, contre les écrits impies en 1770, ne fait pas l’éloge des mœurs du siecle, ni de sa religion. Cette secte dangereuse, dit-il, a employé toutes les ressources, & pour étendre la corruption elle a empoisonné les sources publiques ; éloquence, poësie, histoire, romans, jusqu’aux dictionnaires, tout a été infecté, & nos Théatres eux-mêmes, ont renforcé les maximes pernicieuses dont le poison acqueroit un nouveau dégré d’autorité sur l’esprit national, par l’affluence des spectateurs & l’énergie de l’imitation. Enfin la religion compte aujourd’hui presque autant d’ennemis déclarés que la litérature se glorifie d’avoir formé de Philosophes, & le gouvernement doit trembler de tolérer dans son sein une secte d’incrédules qui semble ne chercher qu’à soulever les peuples sous prétexte de les éclairer. Les alarmes de ce grand Magistrat ne sont que trop justes, & le Parlement, en souscrivant à sa requisition, nous apprend à trembler avec lui. N’auroit-il pas dû travailler à tarir cette source empoisonnée qui renforce les maximes du vice, & donne au poison un nouveau dégré d’activité ? L’Assemblée du Clergé qui excitée par le zèle des Magistrats donna peu de temps après son grand avertissement sur l’incrédulité, ne parle pas du Théâtre dans le long détail des sources & des effets de l’irréligion : ne pensons pas que celui qui tenoit la plume fasse plus de grace à la scene. Il a cru sans doute que le réquisitoire étoit un préservatif & un avertissement suffisant qui le dispensoit d’instruire les peuples sur les dangers du spectacle.

Du moins Moliere a-t-il réformé les mœurs du Théatre avec le secours de la Bajart, par ses instructions & par ses exemples. Il n’y a plus d’Actrices entretenues, de Comédiens libertins, on ne donne plus de rendez-vous au spectacle, il n’y a plus de débauche au parterre ; il a banni toutes les équivoques, les obscénités, les grossieretés du discours, & rien n’est plus épuré, plus mesuré, plus chaste que les entretiens des loges & des foyers, & de tous les suppôts ou amateurs de la scène. Ce prodige est d’autant plus admirable, que ses pieces sont farcies de ces vilains mots de la populace, qu’il met à tout moment dans la bouche de ses Acteurs ; ce qui seul est d’un très-mauvais exemple. Qu’a-t-il réformé ? les Actrices aussi immodestes, les Danseuses aussi effrontées, les décorations aussi licentieuses. Un étranger, un sourd, qui n’entendroit pas les discours, mais verroit ce qui s’y passe, y trouveroit les mêmes écueils, où son innocence feroit naufrage. Mais le langage est plus poli, les obscénités plus voilées, les termes des halles plus rares. Je crois la différence légère ; mais ce n’est pas à Moliere qu’on doit ce léger adoucissement, c’est au contraire en s’éloignant de ce modelle qu’on s’est un peu civilisé. La langue s’est épurée, elle est chez lui très-peu correcte ; un vernis de politesse s’est répandu, ses personnages n’en ont point du tout. Les grossieretés sont devenues fades & dégoûtantes ; il en avoit pris l’habitude sur les tretaux de province, c’étoit son langage naturel. N’y eût-il que la bassesse, la monotonie des expressions, la trivialité des idées, un siecle plus façonné a dû les proscrire, comme on a abandonné les vertugadins, les gros canons, les chapeaux pointus, les coëffures à triple étage des femmes. Doit-on cette réforme aux Comédiens, chez qui les bouffonneries sont la plus grande partie de ce qu’ils appellent plaisanterie ? Retranchez ces mots des halles, ces quolibets, ces proverbes, ces arlequinades des pieces de Moliere, vous anéantirez la moitié de son théatre. Heureusement ce siecle ne l’a pas consulté pour façonner son langage. Souvent Moliere ne parle pas françois : on diroit qu’il joue en province, & en emprunte le jargon Au reste, ce changement de style est une foible digue à la corruption, ou plutôt par la malignité du cœur humain elle la favorise. Les habits plus lestes, plus élégans, embarrassent moins, & plaisent davantage. Si l’élégance, la finesse, la modestie apparente des expressions, la gaze brillante qui couvre le vice, sauve la honte, attire le spectateur, enfonce le trait, insinue le poison, le crime n’en devient que plus facile & plus piquant. Comme l’habit de Soldat, plus il est aisé & commode, plus il court lestement à l’ennemi.

Pour le goût de la comédie, je crois sans peine que Moliere l’a épuré. Ses pieces de caractère, le Mysantrope, l’Avare, les Femmes savantes, le Tartuffe, sont à lui & des ouvrages de génie dont il avoit peu de modelles, où il a surpassé tous ses prédécesseurs, & la plûpart de ses successeurs, car pour le privilège absolument exclusif, la justice & la vérité n’y souscrivent pas Le Joueur, la Métromanie, & quelques autres, vallent celles de Moliere. Quoiqu’il outre les caractères à dessein pour faire rire le parterre, que ses caractères soient la plûpart des caractères d’imagination, que son Mysantrope ne soit pas un vrai mysantrope, mais un homme de mauvaise humeur, son Tartuffe ne soit pas précisément un hypocrite, mais un scélérat qui se couvre d’un masque de dévotion, comme un voleur qui s’habille en Religieux n’est pas un mauvais Religieux, il est du moins vrai qu’il rend parfaitement les caractères qu’il a imaginés. Il suit bien le second précepte d’Horace, s’il ne s’assujétit pas au premier : Aut famam sequere, aut sibi convenientia fingè. Toute la piece a rapport à ce point, & forme un total de portrait achevé, comme dans un tableau, où le jour, les ombres, les nuances, les accompagnemens se rapportent à bien rendre l’action principale. Tous les rôles, les incidens, les discours, les saillies, le moindre trait, tout semble fait exprès pour représenter le caractère dominant.

C’est une idée d’enthousiaste d’imaginer avec le sieur Chamfort, Panégyriste couronné de Moliere, qu’on peut analyser toutes ses farces, & dans un alambic philosophique en extraire un résultat d’utilité morale qui laisse voir le Philosophe caché derriere le Poëte. Dans plusieurs cette analyse ne donneroit qu’un résultat de corruption, comme Amphitrion, George Dandin, &c. & laisseroit voir le corrupteur scandaleux derriere le Poëte. Dans la plûpart de ses pieces il n’y a pas même pensé, & elles en sont peu susceptibles. De ses édifians corollaires comment distiller ce précieux élixir de ses premieres farces faites en province, & retouchées à Paris dans un temps où la Bejar avoit bien démonté son systême philosophique, je n’ose pas dire chrétien, on n’ose pas même prononcer ce nom en parlant de Moliere. Quelle moralité exprimera-t-on de Pourceaugnac, des Fourberies de Scapin, du Médecin malgré lui, &c. où trop ami du peuple, il fait grimacer ses figures, & ne montre que le Tabarin ? Le vrai résultat, assez peu moral, c’est l’argent qu’il vouloit gagner. N’allez pas le chercher dans tout ce qu’il a fait par ordre de la Cour, pour ses fêtes & son divertissement. La Princesse d’Elide, l’In-promptu de Versailles, la belle morale que la Cour & la ville y ont puisée ! Combien de ses pieces qui ne signifient rien, l’Amour Peintre, l’Amour Médecin, le Sicilien, la Comtesse d’Escarbagnas, Melicerte & l’Amant magnifique ! Il faut avoit de bons yeux pour y trouver de la morale ; le meilleur microscope n’y en feroit pas voir. Tout se borne à cinq ou six pieces qui peuvent présenter ce fruit, mais bien gâté, & défiguré dans une foule d’accessoires, qui font un résultat de vice encore plus grand & plus dangereux, & où le peu de vertu qui s’y trouve ne peut être utile. Sans doute dans toutes les pieces il y a un dessein qu’on peut analiser ; les pieces de la Foire ont les leurs. Les canevas Italiens étoient souvent aussi bien conçus que ceux de Moliere. Mais cette moralité prétendue est une chimère dont on veut faire honneur à un bouffon qui n’a songé qu’à se divertir, & amuser le Roi & le peuple, & à gagner de l’argent, & y faire servir jusqu’à la morale qu’il y enchasse.

La réforme des mœurs opérée par le Théatre est fort bien rendue dans le livre de l’Histoire de la Prédication. La morale en action, dit-il, frappe plus qu’en récit : lire & voir sont deux choses bien différentes. La représentation théatrale entre par tous les sens, & pénètre jusqu’à l’ame. La Grèce sur ses Théatres voulut former des citoyens vertueux dans le sein même du plaisir. C’est une chimère : l’un détruit l’autre. Ce fut l’objet de la tragédie. Sophocle, Eurypide, étudierent les deux plus puissans ressorts du cœur, la terreur & la pitié, les mirent en œuvre avec cette grandeur & cette simplicité que la nature révelle aux génies qui l’interrogent. Ils effrayerent, ils firent couler des larmes ; mais en ne s’apperçut pas que les loix en fussent mieux observées, & la vertu mieux pratiquée. Dans le même temps les Athéniens pillerent le Temple de Delphes, ils employerent des trésors à embellir les spectacles. Ce fut au même Théatre que se prépara la ciguë qui fit périr Socrate. En faisant passer dans la tragédie l’excellente morale de ce juste, le touchant Eurypide laissa les hommes tels qu’ils étoient. Le sublime Sophocle les montra tels qu’ils devoient être, ne les réforma pas. Le terrible Eschile faisoit mourir les enfans d’effroi, & avorter les femmes ; mais cet empire passager qu’il avoit sur les sens, il ne l’avoit pas sur les mœurs. Les femmes ne furent ni plus chastes ni plus attachées à leur devoir. Les déclamations de Seneque, qu’on a honorées du nom de tragédies, ne sont pas faites pour changer les cœurs. Après un long sommeil la tragédie se réveilla dans toute l’Europe. Chaque nation a ses chefs-d’œuvre, & dispute de la supériorité. Il vaudroit bien mieux nous dire les vices dont elle a purgé la terre, & les vertus qu’elle a fait pratiquer. Voltaire, en introduisant la philosophie sur la scène, l’a rendue plus instructive ; mais après avoir pleuré sur le Héros qui s’immole à son devoir, le spectateur trahit le sien le même jour. Vous qui donnez des larmes au Siege de Calais, sauvez-vous de la faim un malheureux cultivateur qui expire sous la charrue ? Demandez aux Curés & aux Damés de Charité si toute la pitié qu’excite la tragédie a diminué le nombre des pauvres, & si elle diminue les occupations de la Chambre Tournelle.

La comédie a eu aussi la noble ambition de réformer les hommes. Aristophane, Térence, Moliere, y ont employé le sel piquant de la plaisanterie. C’est l’objet de la bonne comédie. Elle peint le ridicule des nations, mais ne donna jamais des mœurs. Ce ne sont ni les Femmes savantes, ni les Précieuses ridicules, ni le Malade imaginaire, qui nuisent ; ce sont les fripons, les libertins, les gens durs, injustes, violens, dont il faudroit purger la terre ; ce sont ces femmes hardies qui par leurs désordres enseignent à leur sexe que la pudeur est ignoble & puérile ; ces brillantes débauchées, à qui l’on pardonneroit peut-être de ruiner les fortunes, si elles ne détruisoient pas les sentimens ; ces Actrices corruptrices de la jeunesse, ces mères étrangères à leur famille, ces marâtres qui dépouillent leurs premiers enfans, ces intrigantes qui trafiquent de leurs charmes pour faire monter l’ignorance & le vice aux grandes places. Ce siecle qui s’agite pour le plaisir comme on s’agite à une bonne table pour réveiller l’appétit, a produit un nouveau genre, le comique larmoyant, qui semble tenir aux mœurs de plus près. Plusieurs, qui traitent ce nouveau drame de sermon, aiment mieux rire avec Moliere que pleurer avec la Chaussée. Mais que l’on pleure ou que l’on rie, les mœurs ne se réforment pas. Mais s’en embarrasse-t-on ? Pourvu que la recette soit bonne, en atteint le vrai but. Corneille prédisoit que l’instruction théatrale seroit salutaire. Les vertus de la postérité n’ont pas justifié la prédiction.

Ce livre a de bonnes choses & de très-mauvaises qui touchent à l’impiété. Il place la prédication des Apôtres, des Pères, des Pasteurs, de niveau avec la Comédie, qui est une espèce de blasphême de la parole divine. Elle ne convertit pas tout le monde, mais elle en a beaucoup econverti dans tout le temps, elle en convertit encore, elle a rendu le monde chrétien, elle maintient la religion, & ce qui reste de vertu. Le Théatre n’a converti personne, & en a perverti une infinité, détruit la religion & les mœurs.

Voici un éloge de Moliere dont on ne devineroit pas l’auteur. Auteur sublime du Mysantrope, vous à qui la nature par une faveur particuliere a confié les secrets des cœurs humains, vous à qui le succès même du Théatre rendoit le poids de l’humiliation plus pesant & plus insupportable, ne seriez-vous pas étonné de la gloire qu’a acquise la scène ? Vous n’auriez pas besoin d’aller chercher au fond des cœurs le tableau des mœurs : il est sur le front, le masque est levé.

Qu’il y a du faux & de la fadeur dans ce verbiage ! Moliere n’est pas sublime, & ne doit pas l’être. Corneille l’est quelquefois, Racine peu, Moliere jamais. Ce n’est pas même son genre. Le ridicule n’est pas sublime, quelque finement qu’on le rende. Moliere a du sel, du naturel, du plaisant. Le sublime ne-peut être ni dans le fond ni dans le caractère de ses pieces. Ce sont des actions bourgeoises, des vices bourgeois, des défauts ridicules. Rien n’en est susceptible, ni dans le langage. Ce sont des conversations très-communes, souvent basses & grossieres, dont le seul mérite est d’être naturelles, vives, naïves, semées de saillies plaisantes, de mots bouffons, qui font rire ; ce sont les fourberies d’un valet, les intrigues d’un jeune homme, les reproches d’un père, la foiblesse d’un malade, &c. Tout cela est-il bien sublime ? Un trait fin, une répartie naturelle peignent le caractère d’un Acteur. Ces coups de maître, si l’on veut, ont leur mérite ; mais Longin ne les mettra pas au rang du sublime. Les harangues de la place Maubert en disent cent fois d’aussi vifs, d’aussi justes, d’aussi plaisans, que Moliere même alloit écouter, qu’il a inserés dans ses pieces, dont il faisoit juge sa servante, & que personne ne traite de sublime. C’est abuser des termes, c’est la fureur de l’enthousiaste de donner toutes les qualités imaginables à son idole.

2.° Jamais Moliere ne fut embarrassé du poids de son humiliation ; il a au contraire toujours cru se profession très-noble. Il se mit au sortir du College dans une troupe de Comédiens, contre la volonté de ses parens, qui s’en croyoient déshonorés ; il a parcouru plusieurs années la province, pour y jouer des farces ; il a préféré le métier de Tabarin à la place de Secrétaire du Prince de Conti ; il a paru à Paris & à la Cour, écrit & parlé avec impudence, se faisant honneur de ses talens & de ses succès, satyrisant tout l’univers, & il avoit raison, puisqu’il avoit obtenu tout ce qu’il vouloit, la faveur de la Cour, les applaudissemens de la littérature, & sur-tout beaucoup d’argent. Quand il comptoit sa recette, il ne trouvoit point du tout insupportable le poids de son humiliation. Cette idée d’élevation des sentimens dans Moliere, & celle du sublime de ses productions, figureroit mieux dans quelque farce que dans le Traité du Bonheur public.

3.° Il ne seroit point du tout étonné de la gloire que la scène a acquise ; il la lui croyoit bien dûe. Les traits qu’il lance contre ceux qui critiquoient ses pieces & ceux qui firent défendre son Tartuffe, font voir qu’un Comédien ne s’estime pas médiocrement. Le fameux Baron, qui en son genre valoit Moliere, ne vouloit pas recevoir les ordonnances de la pension que le Roi lui donnoit, parce qu’elles portoient, payez à Baron ; il vouloit que l’on mît, payez à Monsieur Baron. Il disoit assez naïvement : La nature a prodigué d’excellens hommes dans tous les genres ; il n’y a eu sur la terre que deux grands hommes, Roscius & moi. Les Poëtes furent toujours montés sur ce ton de présomption. Moliere jouissoit même de toute la gloire dramatique. La scène n’a rien acquis de nouveau ; ce fut son plus beau regne : elle n’a fait depuis que répandre davantage sa corruption. Les Actrices étoient alors aussi courues des Grands, les Comédiens aussi bien reçus des Dames. Si Moliere devoit être étonné de quelque chose, c’est de l’immense progrès que la comédie a fait faire aux désordres publics. Sa prétendue réformation a causé un mal infini. Ses vrais succès sont l’étendue, la hardiesse, ou plutôt l’effronterie du vice. Il a moins gagné du côté de la gloire que du côté de la dépravation. L’Abbé de Besplas peut-il l’ignorer, ou lui faire honneur d’un triomphe qui ne mérite que nos larmes ? Il en convient même sans y penser, car si aujourd’hui le masque est levé, si le vice est sur le front, il a donc bien fait du ravage depuis Moliere.

L’honneur qu’il en veut faire, non à la vertu, l’oseroit-il ? mais à l’élevation, à la pénétration, au génie de Moliere, porte à faux. Il fut toujours nécessaire pour une bonne comédie de caractère d’aller chercher au fond du cœur le tableau des mœurs & le jeu des passions ; l’impudence, quelque grande qu’on la suppose, ne donne qu’une idée vague, superficielle, & souvent équivoque de la corruption des hommes. Les rafinements, les projets, les intrigues, les traits échapés, les saillies, &c. ne sont point écrits sur le front, & demandent beaucoup d’étude, pour en faire un fidèle portrait. L’impudence n’appartient même qu’à certains vices, l’orgueil & l’impureté, elle ne caractèrise point l’avare, le prodigue, le joueur, &c. Enfin ce panégyrique est tres déplacé dans la bouche d’un Docteur de Sorbonne. Lamet & Fromageau, dans leur Dictionnaire sur le mot Comédie, étoient bien éloignés d’élever si haut un corrupteur des mœurs, sur lequel nommément la Sorbonne lança tous ses anathémes. Bossuet n’en fait pas plus le panégyrique, & c’est assurément tendre un piege à l’innocence, que de donner par ses éloges l’envie de lire un Auteur si pernicieux.

L’Académie Françoise ne voulut jamais recevoir ce réformateur, quoiqu’il le méritât par son esprit, & son génie autant que Racine, Campistron, Marivaux, Voltaire, Quinaut, Marmontel, & tous les Poëtes dramatiques qu’elle a reçus avant & après lui. Il étoit si décrié pour les mœurs, ses pieces licentieuses portent des coups si funestes à la religion & à la vertu, qu’elle croyoit se déshonnorer en l’admettant. Il semble qu’aujourd’hui elle veuille lui faire réparation d’honneur, en proposant son éloge pour le sujet du prix qu’elle distribue tous les ans. C’est le recevoir après sa mort, & admettre sa mémoire parmi les quarante. S’il est si digne de ses éloges & de ceux de toute la Republique qu’il faille inviter tout le monde à les lui prodiguer, & récompenser par des couronnes brillantes celui qui aura brulé le plus d’encens sur son autel, il méritoit donc bien d’être inscrit dans les registres de cet illustre Corps. Il le sera d’une maniere plus glorieuse par le jugement authentique qui lui assure les plus flatteuses louanges. A sa reception le Directeur seul, pour répondre à son discours, lui eût fait quelque compliment de stile ; ici c’est la nation entiere, & même les étrangers, que l’Académie invite de la maniere la plus engageante à faire de toutes parts retentir leurs acclamations. Elle couvre de gloire le panégyriste. C’est sans doute réparer l’injustice de près d’un siècle de mépris ; mais est-ce bien observer les loix de l’Académie, & celles de l’édification publique ? Qu’on fasse louer Bossuet, Lamoignon, Massillon, Flechier, &c. quon aille hors de son sein chercher des hommes célèbres, Mabillon, Petau, Casaubon, Bourdaloue, on se fera honneur, on en fera à la religion & à la vertu ; mais faire l’apothéose du corrupteur de la nation, de l’ennemi de la piété, d’un Histrion qui a passé la moitié de sa vie sur les treteaux de la province, & enfin est venu étaler sa bouffonnerie & son libertinage sur le Théatre de la Capitale, & rendre ses derniers soupirs sous le brodequin & le masque, se jouant de la mort & la contrefaisant, dum ludit mortem mords indignata jocantem corripit, c’est bien avilir, c’est bien prostituer des couronnes académiques. Corneille & Racine auroient moins surpris, quoiqu’un dramatique ne puisse décement être offert à l’admiration publique par un arbitre aussi respectable. C’étoient au moins d’honnêtes gens, qui n’ont pas terni leur vie par les infamies du Tabarinage, & fait cent fois rougir la pudeur, pour exciter les ris insensés de la populace. Racine, aussi dangereux par sa séduisante tendresse, ne s’est jamais dégradé par des grossieretés ; il est mort, aussi bien que Corneille, en déplorant par une sincère pénitence ce que l’Académie veut marquer au sceau de l’immortalité par les suffrages de la nation & les siens.

L’Académie de Rouen a fait naître cette idée. En 1767 elle proposa pour sujet de son prix l’Eloge de Corneille. C’est un trait de patriotisme : Corneille étoit de Rouen, & bien supérieur à Moliere, d’ailleurs réglé dans ses mœurs, & il mourut bon Chrétien. Le programme parle ainsi : Il faut bien développer le caractère de son génie poëtique & tragique, ainsi que l’influence qu’il a eue sur notre Théatre, sur notre poësie en général, peut-être sur nos mœurs (si cela est, il ne les a certainement pas réformées), & sur notre maniere de penser, enfin sur l’esprit qui a regné dans le beau siecle de Louis XIV, sur les hommes supérieurs même dans les genres de pur agrément. Ils influent plus qu’on ne pense sur les mœurs de leur siecle (Moliere y a plus influé que lui, mais ce n’est pas en bien). Aucun génie n’a plus élevé les ames que Corneille. (Cette exclusion ne seroit pas pardonnable aux Gascons.) C’est de tous nos Poëtes classiques le plus goûte des étrangers. Cet éloge est ridicule. Jamais Corneille ne sera un livre classique, je ne dis pas au Collège, où personne ne s’est avisé de le donner à la jeunesse ; mais même au Théatre, à cinq ou six pieces près qu’on joue quelque fois, les Comédiens même ne savent pas le nom de ses ouvrages. Moliere & Racine le seroient plutôt que lui ; mais ils ne le seront pas tandis qu’on aura quelque zèle pour l’innocence & pour la vertu. Ces grands mots, goûté des étrangers, bien appréciés, veulent dire que quelque amateur en a orné son cabinet, quelque plagiaire en a pillé des scènes, quelque savans l’a lu, comme il a lu Sophocle ; mais on ne représente ses tragédies sur aucun Théatre étranger. Le Cid, comme un phénomène qui frappa par sa nouveauté, & intéressa par sa persécution, fut traduit en plusieurs langues : Fontenelle ne dit pas qu’il fut représenté. L’enthousiasme a passé ; personne ne s’est plus avisé de le traduire & de le jouer hors de la France, & ce n’est plus même en France que magni nominis umbrâ, qu’on encense par habitude.

Dans une éloge de Corneille qui concourut pour le prix, composé par l’Abbé de Langeac on trouve ces mots, que je prie d’entendre sans tire. Il est un de ces génies heureux destinés par la providence dont ils paroissent l’ouvrage chéri (un Poëte dramatique ouvrage chéri de la providence ! n’est-ce pas une impiété dans un Ecclésiastique) destiné pour ramener l’homme à sa dignité originelle. (Le Théâtre va de pair avec la rédemption du Verbe, il a rétabli l’état d’innocence, ne diroit-on pas mieux qu’il l’en feroit déchoir ? Voici du délire : Ecoute, toi qui te prépares à courrir la carriere de Corneille, si la simplicité des mœurs, la force d’être insensible aux ridicules que t’attirera le mépris ou l’ignorance des petites choses, l’austérité de la vertu, l’impatience de toute domination, le dédain de l’or, l’opiniâtreté au travail, sont des affections inséparables de ton jeune cœur, si un pouvoir impérieux te tient enfermé seul avec la gloire & la vertu, si un respect soudain s’empare de tous tes sens, & les prosterne devant ses effigies sacrées, releve-toi, adore Corneille, quand le feu de ton génie s’emparera de ton ame, quand dans le délire de l’extase tes sens seront fermés à tout autre sentiment qu’à celui de l’admiration, quand tous les objets anéantis autour de toi, tu ne verras plus, tu n’entendras plus, ne respirant qu’à peine, les yeux fixés au ciel, & cherchant le temple de mémoire, le nom de Corneille au dessus de celui des Homeres & des Sophocles, écrie toi, j’ai du génie ; Corneille, adopte moi pour ton fils, c’est moi qui suis ta postérité, digne rejetton d’une si noble tige, je laisserai mon nom comme le tien, la gloire de mes descendans, & l’honneur de ma patrie au-dessus des Monarques les plus vantés, &c. Une Académie en corps a eu le courage de faire concourir pour le prix de pareilles absurdités, un ouvrage périodique (Mercure novembre 1768) de les publier, d’en faire honneur à leur Auteur ! S. Foix, Essais sur Paris, Tom. 4. a bien dit. Je croirai la décadence de notre nation prochaine, si les hommes de quarante ans ne regardoient pas Corneille comme le plus grand génie qui eut jamais été. Cette exclusion, cette préférence, cette supériorité sont générales & sans bornes. Ainsi Platon, Aristote, Descartes, Neuton, Archimede, Cassini, Clairaut, d’Alambert, Homere, Virgile, Milton, Voltaire, Demosthene, Ciceron, Bourdaloue, Daguesseau, Varron, Mabillon, Saumaise, Petau, Chrisostome, Jerôme, Augustin, Bossuet, bon ! ce sont des enfans auprès de Corneille, C’est le plus grand génie qui ait jamais été. Il faut n’avoit pas quarante ans pour en douter, & en avoir passé quatre-vingt pour le croire.

Que restera-t-il donc à Moliere, qui dans son genre vaut bien Corneille ? N’en soyez pas inquiet, les titres ne manquent pas au Théatre ; il en a de toutes especes & pour tout le monde. Ceux de Moliere ne seront pas aussi boursoufflés. Aussi n’est-il pas dans le haut tragique, & il est juste que tout soit mis à l’unisson. Mais ils n’en valent pas moins ; ce ne sont pas des titres avoués par les loix. M. de Chamfort est embarrassé de concilier l’Académie avec elle-même, & avec le gouvernement éclésiastique & civil, & de justifier l’indécence qui priva des honneurs littéraires un de nos plus célébres écrivains, un citoyen vertueux des droits de citoyen & à la vie & à la mort, car il est vrai que Moliere a vécu dans l’infamie légale, & Corneille en homme d’honneur, qu’il est mort sans aucune marque de religion, qu’il a été privé de la sépulture éclésiastique, & Corneille en bon Chrétien. L’Académie n’a daigné penser à Moliere qu’un siecle après sa mort, & les deux Corneilles y ont été reçus. Elle a fait même à Pierre l’honneur de critiquer ses pieces avec des ménagemens & une attention qui en fait l’éloge. M. de Chamfort se tire de ce mauvais pas en homme sage & en Gascon. Il dit en homme sage, qu’il ne s’engage pas dans cette décision épineuse, de peur d’être contredit. Il le seroit en effet de bien du monde. Il avance finement en Gascon que Moliere est si grand que cette question lui devient étrangère. Il ne dit que trop vrai, Loix, Canons, Église, Police, Religion, Vertu, Académie, tout est étranger à Moliere, Moliere est étranger à tout. N’a-t-on pas senti combien, en méprisant ce qu’il y a de plus grand & de plus respectable, le Héros & le Panégyriste deviennent petits & méprisables ?

Voici le jugement de deux hommes qui valens bien Moliere, & dans le moral, & dans la littérature, Bossuet & Fenelon. Quoi, disoit Bossuet avec indignation, sur la Comédie n. 3. Il faudra que nous passions pour honnêtes les impiétés & les imfamies dont sont pleines les comédies de Moliere, des pieces où la vertu & la piété sont toujours ridicules, ta corruption toujours excusée & toujours plaisante, la pudeur toujours offensée & toujours en crainte d’être violée par l’image des objets les plus dangereux, auxquels on ne donne que l’envelope la plus mince, &c. Je ne puis pardonner, dit Fenelon, (Lettre à l’Académie) à cet Auteur (à Moliere), d’avoir donné un tour gracieux au vice, & une autorité ridicule & odieuse à la vertu. Platon & les autres législateurs de l’antiquité payenne n’auroient jamais admis dans leur république un tel jeu sur les mœurs. M. de Champfort ne trouvera pas mauvais que la balance penche en faveur de ces grands hommes, & qu’on ne regarde pas comme un grand Philosophe celui qui donne des leçons pernicieuses aux mœurs, un Auteur dont les ouvrages sont pleins d’impiétés & d’infamies, où la vertu est toujours ridicule, la corruption excusée, la pudeur toujours offensée. Nous en conclurons sans balancer, que l’Académie Françoise, dans le temps que ces deux grands hommes en étoient les oracles, n’auroit pas donné pour sujet du prix l’éloge d’un Auteur que ses ouvrages doivent faire détester de tous les gens de bien.

Les suppôts du Thêatre tiennent le même langage. Après avoir fait un pompeux éloge de la morale de Moliere, Fagan, dans son Apologie du Théatre, ajoute : Il y a des exceptions à faire, le Roi a dû établir des Censeurs pour examiner les pieces avant de les représenter, afin qu’elles soient plus châtiées que celles de Moliere. Son Amphitrion, son École des Femmes, ne devroient pas avoir & n’auroient pas aujourd’hui l’approbation des Censeurs. Cependant par une contradiction sensible, il s’efforce d’excuser George-Dandin, qui fut le triomphe de l’adultère, & le Festin de Pierre, qui est une vraie impiété, & qui a été nommément condamné par la Sorbonne. Il passe sous silence le Tartuffe, piece infame, pour laquelle Moliere a tant combatu. Clement dans ses Lettres, S. Foix dans son Théatre, en conviennent. Les pieces de Moliere sont heureuses d’être admises au Théatre, elles ne paroîtroient pas aujourd’hui, la Police est bien plus sévère.

On a mis à la fin du Théatre de Moliere un recueil des jugemens que différens Auteurs en ont porté, & qui tous font le plus grand éloge de ses talens. Mais ces extraits sont tronqués, & on a eu l’infidélité de supprimer ce qu’on a pensé de sa morale, pour ne pas alarmer le lecteur & le spectateur. Il faut y suppléer & remplir ce vuide. En voici deux importans, Baillet & Baile. Baile, Jugement des Savans, art. 1420. des Poëtes, dit. Moliere est un des plus dangereux ennemis que le monde ait sucité à l’Eglise, d’autant plus redoutable qu’il fait encore après sa mort le même ravage qu’il avoit fait de son vivant. Il a réformé les défauts de la vie civile, & ce qu’on appelle train du monde, mais non pas les mœurs des Chrétiens. Le Mysantrope fut sa piece la plus célèbre ; mais la plus scandaleuse, la plus hardie est le Tartuffe. Il a voulu comprendre dans la juridiction du Théatre le droit qu’a l’Eglise de reprendre les hypocrites. On voit par la maniere dont il a confondu les choses, qu’il est un franc novice dans la dévotion, dont il ne connoît peut-être que le nom. Il avoit entrepris au-dessus de ses forces. Eût-il été innocent jusqualors, il eût cessé de l’être, dès qu’il eut la présomption de croire que Dieu ait voulu se servir de lui pour corriger un vice répandu dans toute l’Eglise, dont la réformation n’est peut-être pas réservée à un Concile.

Baile, République des Lettres, avril 1684. On dit que Moliere a corrigé lui seul plus de défauts à la Cour & à la ville que tous les Prédicateurs ensemble. Il faut une étrange prévention pour croire que les vices qu’il a corrigés fussent autre chose que les manieres d’agir & de converser dans le monde ; il faut être bon jusqu’à l’excès pour s’imaginer qu’il ait travaillé pour la discipline de l’Eglise & la réforme des mœurs. Tous ces grands défauts, à la correction desquels on veut qu’il se soit appliqué, ne sont pas tant des qualités vicieuses ou criminelles, que quelques faux goûts, quelque sot entêtement, quelque affectation ridicule, qu’il a repris à propos dans les précieuses, les prudes, & ceux qui outrent les modes, qui s’érigent en Marquis, qui parlent incessament de leur noblesse, qui ont toujours quelque poësie de leur façon à montrer. Voilà des désordres dont les comédies de Moliere ont un peu arrêté le cours, car pour la galanterie, les fourberies, l’envie, l’avarice, la vanité, & autres crimes semblables, il ne faut pas croire qu’elles leur ayent fait grand mal. Au contraire rien de plus propre pour inspirer de la coqueterie que ces sortes de pieces, parce qu’on y tourne perpétuellement en ridicule les soins que prennent les pères & les mères de s’opposer aux engagemens & amourettes de leurs enfans. La galanterie n’est pas la seule science qu’on apprend à l’école de Moliere ; on y apprend aussi les maximes ordinaires du libertinage, contre les véritables sentimens de la religion, quoi qu’en veuillent dire les ennemis de la bigotterie, & nous pouvons assurer que son Tartuffe est une des moins dangereuses pour nous mener à l’irréligion, dont les sentimens sont répandus d’une maniere si fine & si cachée dans la plûpart de ses autres pieces, qu’on peut assurer qu’il est infiniment plus difficile de s’en défendre que de celle où il joue pêle-mêle bigots & dévots, le masque levé, &c. Voilà un témoignage qu’on ne peut récuser, mais que sans doute l’Académie Françoise ne couronnera pas.

Qu’on vienne nous dire que Moliere est un grand Philosophe. Je ne sçais laquelle partie de la Philosophie & de quelle école de Philosophie on le fait. Il figureroit mal dans la Phisique avec Descartes & Newton. Dans la morale & la metaphisique, Socrate, Platon, Loke, Malebranche n’en voudroient pas. Les stoïciens les péripaticiens ne l’admettroient pas. Ce sera donc parmi les épicuriens & les cyniques que nous le placeront. Mais ce n’est rien de tout cela ; le mot de Philosophe signifie aujourd’hui toute autre chose. C’est un esprit fort qui se joue de tout, un homme sans religion qui ne croit rien, qui ne respecte rien, qui affiche, s’il l’ose, du moins qui insinue adroitement ses principes & sa liberté de penser, un libertin sans mœurs, qui sous un ombre de décence & de probité se livre à ses plaisirs. J’avoue en ce sens que Moliere est un Philosophe, & un Philosophe très dangereux, & que son Théatre est une véritable école de philosophie qui a formé une infinité de disciples. Voilà son plus grand mérite, qui lui donne plus de partisans, & en fait des enthousiastes.

Le privilège exclusif de réformer les mœurs attribué à Moliere, est une injustice dont les autres Théatres ont à se plaindre. Tous attaquent les mêmes vices, jouent les mêmes ridicules, & employent les mêmes armes de la plaisanterie, & souvent plus vivement que lui. Les financiers, les usuriers, les petits-maîtres, les fourbes, les amoureux, les femmes infidèles, ne sont pas plus épargnés à l’Opera comique que sur la scène de Moliere. Les farces Italiennes plus nombreuses, plus fréquemment représentées, vallent la plûpart des siennes. Celles de l’ancien Théatre lui en ont souvent fourni la matiere. Les Actrices Françoises sont aussi traitables que les Italiennes. Pourquoi donc refuser à Gherardi, & à cent autres l’honneur de la reformation ? L’influence de la comédie n’est pas plus attaché à Pourceaugnac qu’au Devin ou Coq de village. On pourroit faire de tous ces drames anciens & nouveaux, aussi bien que de tous ceux de Moliere, des analyses & des résultats de morale à la Chamfort. Toutes les Troupes de Thalie ont également travaillé à établir les règles de la vertu, & doivent participer au beau titre de réformatrices.

Il est des gens de mauvaise humeur qui croient bien plus rare la sainteté théatrale. Réflexions sur la Littérature, chap. 8. Ce livre, annoncé dans le Mercure de novembre 1765, en veut fort au Théatre de la Foire, & il faut convenir que les règlemens faits pour l’Opéra comique, & ensuite sa suppression, font peu l’éloge de ses vertus. Le prélude même l’annonce, & le donne pour motif de sa sévérité. 1.° Les Actrices & les Danseuses ne laisseront entrer dans leurs loges que les personnes nécessaires (tout y entroit auparavant, leur toilette étoit un lieu public, & le premier spectacle). 2.° Elles ne pourront rester sur le théatre & dans les coulisses que pour jouer leur rôle, & se retireront d’abord après (c’étoit auparavant le rendez-vous où se passoient d’autres scenes). 3.° Les Acteurs & Danseurs qui viendront ivres, payeront six livres d’amende la premiere fois, & seront chasses la seconde, &c. Il y a moins de grossiereté à l’Hôtel de la Comédie, & cet Ecrivain n’a pas tort de dire : Vous abandonnez un théatre noble pour venir à des treteaux, parce que vous êtes sans mœurs. La même raison peupla le Théatre de Moliere. Le danger pour les mœurs n’y est pas moins grand. Mali mores quasi herba iniqua succrescunt uberrimè, disoit Plaute, en parlant de l’état & des effets du Théatre de Rome ; il le diroit de ceux de Paris.

Le défaut des mœurs est une des sources de leur décadence. La haine du vice, le respect pour la vertu, l’amour de l’ordre y brilleroient inutilement. Cet épais Financier que les larmes de la nation n’ont jamais pu émouvoir, craint une scene qui démasque ses profusions & sa chimerique importance. Ce Seigneur, faux libéral, qui prend sur ses gens ce qu’il distribue à ses flateurs, au sortir d’un dîné remarquable par les folies de la dissipation & du luxe, rencontre un pauvre sans être touché de ses maux, est indigné qu’on ait eu la hardiesse de l’offrir à ses yeux. La jeunesse, effrayante par ses excès & la bassesse des sentimens, qui ne fait rougir de ses petitesses ni de ses désordres, ne peut pas plus supporter la pedanterie de la scene que celle des gens de bien qu’elle fuit. Une Courtisanne & une ariette, que faut-il de plus à qui n’a que des sens, &c. ? Vous qui frédonnez un air nouveau dans les fonctions les plus sérieuses, une scene, une action indécente vous convient mieux. Allez grossir la foule de la frivolité qui vous appelle. Des Grands sans dignité, & sans consistance sont trop heureux de cacher leur superbe néant ; ne les attendez qu’aux intermèdes bouffons. Adonis surannés, vieux débauchés, veterans de la fatuité, qui ne connoissez de charmes que ceux des Phrinés & des Laïs, suivez ce char impudement fastueux. Le plus grossier amusement vous suffit. Amateurs stupides du spectacle, que la foule y entraîne machinalement, faut-il s’étonner que le Temple du faux goût soit si rempli ? Le ton des mœurs générales gagne jusqu’à ceux qui devroient être le moins susceptibles de corruption. Melpomene & Thalie sont méconnoissables ; comment conserveroient-elles leurs charmes ? Au lieu de ridicule, on ne voit dans la société que de sombres vices qui demandent des châtimens. Par-tout l’humanité blessée, la sagesse éteinte, les devoirs oubliés ; c’est un abyme d’infamie. Le siecle d’Horace permettoit la gaieté de la satyre ; les désordres étoient moins sérieux. Celui de Juvenal exigeoit la véhémence. Un Médecin qui dans la crise d’une contagion publique offriroit un remede contre les vapeurs, tel le Pantomime qui fait rire. Nous serions trop heureux de le mériter ; nos besoins ne sont plus de son ressort. Thalie ne fait justice que des ridicules, sur lesquels la législation ne prononce rien. Avec des mœurs la république aura des magistrats, des citoyens, des hommes ; sans les mœurs on n’aura que des scélérats.

Du moins ce grand Moliere, ce Philosophe qui n’a que trop formé de Philosophes, auroit dû réformer tous les théatres, & les mettre au point de décence qu’on veut nous faire admirer. C’est là son empire, tout l’y adore, son nom y retentit jusqu’aux nues, il n’y a de bon comique que chez lui, on n’est bien instruit qu’à son école. Favart & sa Femme n’admiroient pas cette belle réforme sur le Théatre Italien, dont ils ont donné l’histoire. Dans une Préface bien écrite, qui est à la tête de leurs œuvres, ils parlent avec une sincerité qui n’en fait pas l’éloge, quoiqu’ils y aient été attachés toute leur vie, & qu’ils aient composé pour lui bien de jolies pieces. En entrant dans la carriere, dit-on, Favart trouva l’opéra comique en train de s’épurer pour le goût, & pour les mœurs. Il y avoit encore bien de l’ouvrage à faire, & Favart a plus contribué que personne à y attacher la décence, si nécessaire à tous les amusemens publics, qui ne peuvent qu’y gagner, quoi qu’en disent les libertins. Ce n’est que faute d’esprit qu’on ne sait rien voiler, qu’on voile mal, qu’on descend aux équivoques beaucoup plus méprisables que les nudités gauloises don notre délicatesse rougit. Voilà donc la décence que Favart a introduite, il a bani les grossieretés. C’est quelque chose ; mais la gaze légère, la politesse fine & délicate, qui laisse entrevoir d’une maniere plus piquante ce qu’il faudroit cacher absolument, est-ce de la décence, & le crime ainsi assaisonné n’en est-il pas bien plus agréable & plus dangereux ? Un vernis de modestie est un nouvel attrait, les coquettes les plus aggueries s’en parent, & animent d’autant plus le feu de l’amour, au lieu qu’une grossiere courtisanne dégoûte par ses nudités mêmes en la faisant mépriser. Le discours est comme la personne : le langage des hales qui dit les choses par leurs noms, choque les honnêtes gens ; un langage poli qui pare les idées licentieuses de termes honnêtes, lance des traits d’autant plus séduisans, qu’ils ont une apparence de vertu. Tel est le Théatre de Favart & de sa femme, qui n’est ni moins adroit à ourdir cette gaze légère, ni moins facile à s’en contenter. Le stile ingénieux, léger, aisé, agréable, est le ton du monde, & aujourd’hui le ton du vice. Cette écorce de pudeur, ce fard de retenue n’en rend que plus redoutables les leçons de péché. C’est à quoi se réduit toute la réforme, qu’on ne doit pas à Moliere, puisque ses pieces n’ont pas même les gazes de Favart.

Phocion dans ses Entretiens, traduits du grec en 1763, Entr. 3. dit : Malheur à la nation insensée qui place à coté des grands hommes, de l’homme utile à sa patrie, celui qui ne contribue qu’au plaisir frivole, Comédiens, Danseurs, Moliere, &c. Est-il fort intéressant pour Athenes, qu’on rende parfaitement sur la scene Priam, Ulisse, Philoctete, tandis que personne ne sait être citoyen dans la place publique, ni magistrat dans l’aréopage ? Je désespere de la République, si elle distribue ces récompenses de la vertu aux talens des vicieux. Ce grand personnage n’auroit pas donné l’éloge de Moliere pour sujet du prix, ni mis Fenelon à coté de Moliere ; il ne feroit pas dans les papiers publics l’éloge de toutes les Actrices : Elle a signalé sur la scène les talens les plus parfaits, l’Europe la nomme la premiere Actrice, les gens de lettres l’ont reconnue pour leur Juge, ceux qui ont le bonheur de la connoître la regardent comme la femme la plus aimable & l’amie la plus intéressante. C’est le portrait de la Dangeville, de la Clairon, la Silvia, la Chammêlé, la le Couvreur, &c. comme dans les romans les Héroïnes sont toutes parfaites, & pour l’instruction de la jeunesse c’est le refrain de toutes ses chansons.